Commençons par un bref rappel historique. Le 8-12-1991, l'URSS cesse officiellement d'exister. L'Ukraine, ancienne république socialiste soviétique, acquiert le statut d'Etat indépendant. Le 5-12-1994, est signé à Budapest, par l'Ukraine, la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, les USA et la GB, un Mémorandum sur les garanties de sécurité des anciennes républiques soviétiques et la non-prolifération des armes nucléaires. L'Ukraine abandonne son arsenal d'armes de ce type et les remet à la Russie; en échange, son intégrité territoriale est garantie par ce dernier pays, ainsi que par les USA et la GB. Il y a donc eu une reconnaissance internationale et par conséquent russe des frontières de l'Ukraine, telles qu'elles furent établies en 1991.
Au sein de ce pays qui, auparavant n'avait connu l'indépendance que de 1917 à 1920, de vives tensions apparaissent entre une partie occidentale, désirant se rapprocher de Bruxelles, et une part orientale, voulant conserver des liens privilégiés avec la Russie. En 1998, est créé la Rada (parlement) de Crimée; cette région russophone à l'exception des Tatars, bénéficia ensuite, au sein de l'Ukraine, d'un régime d'autonomie interne. En 2004, l'élection présidentielle voit la victoire du candidat pro-russe, mais celle-ci est contestée par des manifestations de rue. Le scrutin est annulé par la Cour suprême du pays et une nouvelle élection est organisée à la fin de l'année. Elle voit la victoire du candidat pro-occidental.
Dès cette époque, les USA suivent de très près ce qui se passe dans le pays. L'influent géopoliticien US Z. Brzezinski écrit, dans son ouvrage, intitulé le vrai choix: « L’extension de l’orbite euro-atlantique rend impérative l’inclusion des nouveaux Etats indépendants ex-soviétiques, et en particulier l’Ukraine". (https://www.monde-diplomatique.fr/2005/01/CHAUVIER/11836)
A Kiev, le 21 février 2004, faisant miroiter les perspectives d’adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, la secrétaire d'Etat Mme Albright annonce que «le sauvetage de la démocratie en Ukraine doit faire partie du même agenda que sa promotion au Proche-Orient». De sorte, assure-t-elle, qu'en cas d’élections frauduleuses, non seulement l’Ukraine serait sanctionnée, mais ses dirigeants seraient privés «de leurs propres comptes bancaires et de privilèges de visa». Les médias occidentaux se mobilisèrent pour cette cause, louable si toutefois l'on s'en tient à cela, tout en restant discrets sur le rôle d’encadrement de la vie politique ukrainienne par un vaste réseau d’institutions et de fondations américaines.
Mais, au sein du pays, la fracture est-ouest demeure et en 2010, l'élection présidentielle voit la victoire du candidat favorable à un rapprochement avec Moscou (V. Ianoukovytch). En novembre 2013, celui-ci décide de ne pas signer un accord d'association avec l'Union européenne préalablement négocié et relance un "dialogue actif" avec Moscou. Ce revirement inattendu entraîne d'importantes manifestations à Kiev (occupation de la place Maïdan), suivies de contre-manifestations dans le sud et l'est du pays (régions désormais désignées sous le vocable de "Novorossiya" par ceux qui n'hésitent plus à s'affirmer comme sécessionnistes). La situation dégénère en affrontements armés dans les oblasts (régions administratives) russophones de Donetzk et de Louhansk, lesquelles s'érigent en "républiques populaires" (Elles avaient été rattachées à l'Ukraine lors de la création de la République Soviétique Socialiste d'Ukraine en 1919). La Rada de Crimée proclame l'indépendance de cette région le 11-03-2014. Un referendum fait suite le 16-03, à la suite duquel la Crimée est rattachée à la Russie. Les résultats de cette consultation ne seront évidemment reconnus ni par l'Ukraine, ni par l'Occident puisqu'ils contreviennent au Mémorandum signé à Budapest en 1994. En Ukraine même, le pro-occidental P. Porochenko est élu président. En septembre 2014 est signé le protocole de Minsk, suivi en février 2015, des accords de Minsk, paraphés par L'Ukraine, la Russie, l'Allemagne ainsi que par la France. Un cessez-le-feu est décidé concernant les 2 oblasts formant ce qui est connu sous le nom de Donbass et une réforme constitutionnelle en Ukraine aurait à accorder un régime d'autonomie interne au Donbass. Enfin l'usage de la langue russe y serait officiellement reconnu. Cet accord, conclu sous l'égide de l'OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe), ne sera jamais appliqué et les violences ne cessèrent pas (les estimations varient entre 13 000 et 22 000 morts au Donbass entre 2014 et 2022). Le président russe, V. Poutine, prend finalement prétexte de cela pour reconnaître officiellement les 2 républiques sécessionnistes, le 21.02.2022, et lancer une "opération militaire spéciale" sur le territoire ukrainien, 2 jours plus tard.
Les 2 et 24 mars 2022, deux votes de l'Assemblée générale de l'ONU condamnent, par une majorité de 140 pays sur 193, l'intervention militaire de la Russie. Toutefois, seuls les Etats-membres de l'OTAN, le Japon et l'Australie, pays occidentalisés, fournissent par la suite une assistance militaire à l'Ukraine et adoptent des sanctions économiques contre la Russie. On note l'absence de soutien à la résolution de l'ONU de la part de Sénégal, qui préside actuellement l'Organisation de l'Unité africaine, organisation qui, suite à l'éviction de la France du continent africain, est désormais préservée des ingérences occidentales. Et qui, de fait, ne considère pas comme illégitime la coopération avec d'autres Etats souverains, comme par exemple la Russie (https://www.youtube.com/watch?v=gQzVnxQ9o_s), notamment à partir de la 37e minute.
Dans ce qui est très rapidement devenu une véritable guerre opposant deux Etats, quel est l'enjeu? Est-elle l'épicentre d'un affrontement planétaire entre «démocratie et autocratie», comme le proclame à l'envi le président US Joseph Biden, thème répété encore et encore par les commentateurs et les politiciens occidentaux? Ou permet-elle enfin à l'Occident de manifester ouvertement son irritation et de régler son compte à un pays de culture européenne, si docile envers le monde anglo-saxon durant la première décennie de son histoire post-soviétique, mais si indocile ensuite et devant être puni pour cela? Pourtant, l'Ukraine peut difficilement être considérée comme un parangon de vertu démocratique alors qu'au classement mondial de la liberté de la presse, le rapport de Reporters sans frontières 2021 la classe au 97e rang. Quant à la corruption, l'ONG Transparency International, classe en 2021 l'Ukraine 122e sur 180 pays étudiés. C'est certes mieux que la Russie (136e), mais on est loin des standards de l'UE. On notera que selon le think tank californien Oakland Institute, qui s'est spécialisé dans l'étude des multinationales agricoles, le premier détenteur de terres agricoles en Ukraine est Kernel, propriété d’un citoyen ukrainien mais déclarée au Luxembourg, avec environ 570 500 hectares ; suivi par UkrLandFarming (570 000 hectares) liée aux fonds d'investissements US Blackrock et Vanguard, la société d’investissement privée états-unienne NCH Capital (430 000 hectares), MHP (370 000 hectares), et Astarta (250 000 hectares). Les autres principaux acteurs comprennent le conglomérat saoudien Continental Farmers Group avec 195 000 hectares (Saudi Agricultural and Livestock Investment Company, société appartenant au fonds souverain d’investissement d’Arabie saoudite, en est l’actionnaire majoritaire), et la société agricole française AgroGénération avec 120 000 hectares. On comprend ainsi mieux la sollicitude occidentale envers l'Ukraine, peut-être la victime d'un autocrate, mais surtout une source d'enrichissement pour de grands fonds d'investissement grâce à l'exploitation du "tchernozium", la fameuse terre noire d'Ukraine.
Les USA, si vertueux en théorie, n'ont du reste jamais ménagé leur soutien à nombre de dictatures durant la Guerre Froide, au nom de la lutte contre le communisme, puis, faisant fi du droit international, se sont lancés par la suite dans plusieurs aventures militaires au nom de la lutte contre le terrorisme dit islamiste, quitte à soutenir des Etats qui instrumentalisent ce terrorisme (en particulier les pétro-monarchies du Golfe). La France, en bonne suiviste de l'ordre anglo-saxon, a fait mine de combattre le terrorisme dans le Sahel tout en l'ayant soutenu peu ou prou en Syrie.
La vision simpliste et manichéenne développée du président US n'a pas rencontré l'assentiment du directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, M. Ghebreyesus, qui regrette que le choryphée cherchant à imposer l'ordre néolibéral à la planète entière, n'accorde pas une importance égale à chaque être humain. L'indignation de M. Biden en particulier, et des dirigeants occidentaux en général, est en effet très sélective. Les malheurs des Ukrainiens suscitent de la compassion et de la solidarité; sur les chaînes d'info continues, les éditions spéciales traitant de ce sujet succèdent aux éditions spéciales. Et pourtant, il y a, à l'heure actuelle, un vingtaine de conflits à travers le monde, dont celui mené par l'Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis contre le Yémen (400 000 morts à ce jour), où par ailleurs excellent les armes françaises, les russes d'ailleurs également, sans que personne n'y trouve à redire.
Le vice-président du think tank Quincy Institute for Responsable Statecraft souligne, de retour du Forum de Doha (26-27 mars 2022), où se sont côtoyés plus de deux mille responsables politiques, journalistes et intellectuels venus des cinq continents, que les pays du Sud «compatissent à la détresse du peuple ukrainien et considèrent la Russie comme l’agresseur. Mais les exigences de l’Occident, qui leur demande de faire des sacrifices coûteux en coupant leurs liens économiques avec la Russie sous prétexte de maintenir un “ordre fondé sur le droit”, ont suscité une réaction allergique, car l’ordre invoqué a permis jusque-là aux États-Unis de violer le droit international en toute impunité ».
Le positionnement de la théocratie saoudienne, un allié privilégié de l'Occident, est tout-à-fait singulier. Ryad refuse de s’enrôler dans la campagne antirusse et appelle à des négociations entre les deux parties sur la crise ukrainienne. Pourquoi une telle modération? Rappelons qu'en 2016, a été créé l’OPEP +, qui associe Moscou aux négociations sur le niveau de production de pétrole. Cette coordination a été fructueuse pour les 2 parties, Ryad la considérant même comme « stratégique ». De fait, la monarchie a récemment refusé d'augmenter ses exportations de pétrole suite à une demande occidentale et ce, bien que M. Biden se fût auparavant contenté d'une simple condamnation verbale de la guerre au Yémen et que l'affaire Khashoggi ait été définitivement enterrée. Cette posture américaine, couplée à la politique erratique menée contre l'Iran et le piteux retrait d'Afghanistan, a fini par faire perdre toute crédibilité aux USA sur la scène proche-orientale. Dès lors, l'Arabie Saoudite peut s'offrir le luxe d'être opportuniste, de profiter de la hausse des cours du brut engendrée par les sanctions occidentales contre la Russie sans craindre les foudres US. De plus, les observateurs ont noté la participation au mois d’août 2021 du vice-ministre de la défense saoudien au Salon des armements à Moscou et la signature d’un accord de coopération militaire entre les deux pays, laquelle se complète d'une coopération pour le développement du nucléaire civil. Plus largement, la Russie est devenue un interlocuteur incontournable dans toutes les crises régionales du Moyen-Orient, étant la seule puissance à entretenir des relations suivies avec l’ensemble des acteurs, même quand ils sont en froid, voire en guerre les uns avec les autres: ainsi la Russie a-t-elle des relations avec l'Iran et Israël, la Turquie et les groupes kurdes, la Syrie et l'Irak, 2 pays qui ont été aux prises avec Daech, apparu curieusement après les interventions militaires US.
La presse saoudienne est devenue très critique vis-à-vis des États-Unis. Comme l’écrit l’influent quotidien Al-Riyadh : « L’ancien ordre mondial qui a émergé après la seconde guerre mondiale était bipolaire, puis il est devenu unipolaire après l’effondrement de l’Union soviétique. On assiste aujourd’hui à l’amorce d’une mutation vers un système multipolaire. » Et, visant les Occidentaux, il ajoute : « La position de certains pays sur cette guerre (l'actuel conflit ukrainien) ne cherche pas à défendre les principes de liberté et de démocratie, mais leurs intérêts liés au maintien de l’ordre mondial existant». (https://www.monde-diplomatique.fr/2022/05/GRESH/64659).
Une telle analyse est largement reprise au Proche-Orient. Il est considéré par le plus grand nombre, que la Russie ne porte pas seule la responsabilité de la guerre, celle-ci étant avant tout un affrontement entre grandes puissances pour l’hégémonie mondiale dont l’enjeu n’est en rien le respect du droit international mais la maitrise des flux énergétiques (affaire North-Stream II), le maintien du $ comme monnaie de réserve servant au commerce mondial ainsi que de l'extraterritorialité du droit US dans les affaires commerciales. Écrivant dans le quotidien officieux du gouvernement égyptien, lui aussi allié aux États-Unis, Al-Ahram, un éditorialiste évoque « une confrontation entre les États-Unis et les pays occidentaux d’une part, et les pays qui rejettent leur hégémonie d’autre part. Les États-Unis cherchent à redessiner l’ordre mondial après s’être rendu compte que, dans sa forme actuelle, il sert de moins en moins leurs intérêts, mais renforce plutôt la Chine à leurs dépens. Ils sont terrifiés par la fin imminente de leur domination sur le monde, et ils sont conscients que le conflit actuel en Ukraine est la dernière chance de préserver cette position".
En outre, les médias arabes dénoncent le double langage des Occidentaux. Ils aiment déblatérer sur la démocratie, les libertés, les crimes de guerre, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais leur maître US a, avec leur complicité, bombardé la Serbie et la Libye, envahi l’Afghanistan et l’Irak, voire soutenu le terrorisme en Syrie. Sont-ils ainsi les mieux qualifiés pour se réclamer du droit international ? N’ont-ils pas utilisé des armes à sous-munitions, des bombes au phosphore, des projectiles à uranium appauvri et même des armes chimiques à Falloujah en Irak ? Les crimes innombrables de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak ont été largement documentés mais ils n'ont jamais abouti à la moindre inculpation.
La Palestine, occupée totalement depuis des décennies alors que l’Ukraine ne l’est que partiellement depuis quelques semaines, reste une plaie vive en méditerranée orientale. Mais elle ne suscite aucune solidarité des gouvernements occidentaux, qui continuent à offrir un blanc-seing à Israël. « Il n’est pas inutile de rappeler, note un journaliste, les chants scandés lors des manifestations, les déclarations pleines de rage qui, au fil des années et des décennies, ont imploré sans résultat à aider le peuple palestinien bombardé à Gaza ou vivant sous la menace d’incursions, de meurtres, d’assassinats, de saisies de terres et de démolitions de maisons en Cisjordanie, une zone que toutes les résolutions internationales considèrent comme des territoires occupés ». La prestation du président V. Zelensky devant la Knesset, dressant un parallèle entre la situation de son pays et celle d’Israël « menacé de destruction », a été commenté très défavorablement dans les capitales arabes. Il n'a d'ailleurs pas obtenu le soutien qu'il attendait de Tel-Aviv, l'Etat hébreu, voulant conserver de bonnes relations avec Moscou, se méfie instinctivement des déclarations extrémistes. Ni les Emirats arabes unis, ni l'Egypte, ni même le très pro-occidental Maroc n'ont voté de sanctions à l'encontre de la Russie. L'Algérie reste le partenaire principal de la Russie en Méditerranée occidentale et compte d'avantage profiter de la hause du prix du gaz que d'en augmenter les exportations vers l'Europe pour remplacer les exportations russes. Dans un contexte de tension avec le voisin marocain, les autorités algériennes n’entendent pas s’aliéner la Russie, qui est leur principal fournisseur d’armement. Cette prévention d’ordre géopolitique vaut aussi pour l’Égypte, puissance gazière en développement (elle figure au seizième rang mondial avec 2 000 milliards de mètres cubes de réserves), mais qui dépend à 90 % de la Russie mais aussi de l’Ukraine pour ses importations de céréales.
D'une manière générale, en Afrique, l'image de la Russie est positive, elle reste perçue comme étant l'héritière de l'URSS, laquelle avait soutenu les mouvements de décolonisation. Des liens forts, autant économiques que militaires ont été établis entre la Russie et l'Algérie, mais aussi la Mauritanie, l'Ethiopie, Madagascar, l'Egypte et, depuis l'éviction des Français, le Mali et la Centrafrique.
Quant à la Libye, pays coupé en deux avec une faction soutenue militairement par la Russie, ses champs pétrolifères sont régulièrement à l’arrêt en raison de combats ou de grèves, et l’absence de toute solution politique à la guerre civile empêche une normalisation du secteur. L'Europe ne peut compter sur ce pays pour son approvisionnement en gaz et hydrocarbures. Enfin, la situation géographique éloignée d’autres producteurs comme le Nigeria ou l’Angola, doublée d’une vétusté plus ou moins importante de leurs installations, les empêche de figurer au rang de remplaçants fiables de la Russie.
L’accord avec l’Iran sur le nucléaire en échange de la levée des sanctions décrétées unilatéralement par les USA, pourrait permettre à Téhéran d’exporter plus de brut et de gaz naturel, mais la République islamique ne veut évidemment pas être en contradiction avec son partenaire russe avec qui elle intervient militairement en Syrie. De son côté, Moscou suspend son acceptation de cet accord à la garantie que ses relations commerciales avec Téhéran ne seront pas affectées par les sanctions occidentales à son encontre. De quoi pousser les Occidentaux, jusque-là fort peu pressés de conclure mais soudainement attentifs au bien-être du peuple iranien, à dénoncer les risques d’un « effondrement de l’accord ». Mais l'Iran suivra la politique de la Russie, puisque cette dernière lui assure un rôle géopolitique non négligeable. Plutôt que de se rabibocher avec l'Occident, Téhéran préférera également traiter avec la Chine, ce qui lui permettra de contourner le $.
On notera aussi l'absence de toute condamnation de la Russie de la part de l'Inde qui, fort de ses 1,4 milliard d'habitants, est devenu un partenaire privilégié de la Russie. Il y a fort à parier que les USA n'oseront traiter l'Inde comme ils l'ont fait avec l'Iran et n'appliqueront aucune sanction à son égard. De fait, non seulement l’abstention indienne lors du vote à l'ONU est passée sans provoquer le moindre remous, mais les dirigeants américains firent preuve d’une rare indulgence. « Nous savons que l’Inde a des relations avec la Russie qui ne sont pas identiques aux nôtres. C’est OK », a déclaré le porte-parole du département d’État Edward Price. Pourtant, en 2018 déjà, le premier ministre Narendra Modi signa un accord pour la fourniture d’un système de défense antimissiles S-400 hypersophistiqué dont les livraisons ont commencé l’an dernier, sans que Washington, d’habitude si prompt à imposer aux autres les embargos qu’il décide, ne bronche. Les USA pensent que l'Inde peut les aider à contenir la Chine. Mais c'est oublier qu'il existe une entente entre les pays asiatiques liés par leur adhésion à l'OCS (organisation de coopération de Shangaï). Aucun de ces pays ne veut de relation conflictuelle avec la Russie.
Un monde multipolaire émerge tout doucement du chaos créé par les USA au sortir de la Guerre Froide. Ceux-ci avaient alors considéré qu'il leur fallait diviser pour régner. Ce qui pouvait leur permettre de mettre en place le concept de "full spectrum dominance", leur assurant une domination ou du moins un contrôle sur les affaires du monde. La nouvelle donne qui se met en place offre une marge de manœuvre élargie aux nations non-occidentales. Mais le drapeau de la révolte contre l’Occident et son désordre ne constituent pas (encore ?) une feuille de route pour un monde qui serait régi par le droit international plutôt que par le droit du plus fort. On peut considérer comme sensée la thèse selon laquelle l'Otan, qui avait été conçue au départ pour faire face au danger que représentait le Pacte de Varsovie, est responsable des tensions de l'après-guerre froide. Celles-ci sont principalement le fruit de la politique de sanctions, décidées unilatéralement par les USA au lieu de chercher une solution par la négociation lorsqu'apparaît une situation conflictuelle. Les Européens suivent béatement, alors que la politique US est le plus souvent totalement erratique. De fait, le monde unipolaire, mis en place à partir de 1991, a conduit à la poursuite des tensions et à la guerre malgré la disparition du Pacte de Varsovie. Et maintenant, le but avoué de l'aide militaire à l'Ukraine est moins d'aider ce pays, que de mettre la Russie à genoux, ce qui explique la subite montée des tensions au Donbass à partir du 16.02.2022. La Russie est tombée dans le panneau, ce que n'auraient certainement jamais fait les dirigeants chinois. D'ailleurs ce conflit ne ralentira pas le basculement à venir de l'axe du monde vers l'Asie. Ce mouvement entraînera la Russie, ne le voudrait-elle pas qu'elle y serait contrainte du fait de la politique des sanctions qui l'oblige à trouver de nouveaux clients et à élaborer de nouvelles stratégies. Pour de nombreux observateurs et économistes, l'avenir du monde s'écrira de plus en plus à Pékin (nouvel ordre monétaire), voire à Moscou, dont l'échec de la tentative, entre 2000 et 2005, d'un rapprochement avec l'Europe qui, sur le plan économique, eût été salutaire pour celle-ci, a été provoqué par l'extension de l'OTAN. Washington n'aura néanmoins d'autre choix que celui d'abandonner son rêve d'un monde unipolaire obéissant à ses lois.
Quelle que soit l'issue de la guerre, elle provoquera l'affaiblissement de l'Europe si celle-ci reste dans le sillage des USA. Si elle poursuit sa politique de sanctions à l'encontre de la Russie, elle ruinera son économie, aucun pays n'ayant accepté de lui fournir plus de matières premières et l'idée de remplacer le gaz russe par du gaz de schiste US est comique. La Russie a remporté une première victoire sur le front monétaire, en dédollarisant la vente de matières premières. On oublie en outre qu'en juin 2021, le président V. Zelensky a signé avec la Chine un « accord stratégique de coopération », consacrant le rôle pivot de son pays dans les projets eurasiatiques des nouvelles routes de la soie. Il n’est donc pas question pour Pékin d’abandonner Kiev, qui constitue un pont entre l’Asie et l’Europe, ni Moscou. Les USA ont eu le front de demander à la Chine de lâcher la Russie, l'un des conseillers de leur président affirmant crânement que "si la Chine tend une bouée de sauvetage à Moscou, elle devra en payer les conséquences". A cela, la Chine a répondu, par la voix de son ministre des affaires étrangères: " Lorsque les États-Unis ont conduit cinq vagues d’expansion de l’OTAN vers l’est jusqu’aux portes de la Russie et déployé des armes stratégiques offensives avancées en violation de ses assurances à la Russie, ont-ils jamais pensé aux conséquences d’acculer au mur un grand pays?" (https://www.monde-diplomatique.fr/2022/04/BULARD/64541)
En réalité, la Chine a besoin de montrer que sa stratégie fondée sur les trois « non » — non-alliance, non-ingérence et non-confrontation avec un tiers — est ce qu'il y a de plus efficace pour assurer à l'ensemble des nations du monde un développement équitable. Ce qui est à l'extrême opposé de la politique de confrontation permanente menée par Washington.