PHILOUSOPHE
Comment exprimer l’indicible ?
L’indicible désigne ce que l’on ne peut exprimer, parce que son intensité dépasse toute possibilité d’expression : tout ce qu’on éprouve ne peut pas s’énoncer parfaitement par des moyens vocaux, écrits, musicaux, graphiques ou gestuels.
Tout ce qui est intense, étrange, extraordinaire ou indescriptible, n’est pas traduisible avec les outils d’expression dont nous disposons, ces langages nous permettant de nous exprimer, des systèmes de signes, qui permettent de communiquer, mais qui sont limités, lorsqu’ils développent des idées, décrivent des situations ou des événements, ou font connaitre des sentiments, des connaissances ou des informations.
Parce qu’ils représentent les choses, sont signe de quelque chose, mais ne sont pas les choses. Ils ont donc, non seulement des limites en eux, mais aussi dans l’utilisation que nous pouvons en faire. C’est pourquoi toute expression est complexe, difficile, sujette à confusion et à erreur, jusqu’à atteindre l’inexprimable.
Exprimer l’indicible, ce qui est au-delà des mots, est d’abord un oxymore, l’alliance de deux mots de sens contradictoires. Le dire, qui constitue le mot indicible est de qui désigne : « émettre les éléments signifiants d'une langue ». Un mot, comme tout signe, renvoie toujours à autre chose que lui-même : pour être compris, il doit s’inscrire dans une convention. Un mot peut désigner plusieurs choses : une table peut être de multiplication, des matières, d’orientation, d’harmonie et même un meuble.
De plus les mots sont toujours généraux, tandis que les choses que nous voulons décrire et les sentiments ou les idées que nous voulons exprimer, sont singuliers. Lorsque je dis « je suis en colère », je ne suis pas certain de parvenir à exprimer la singularité de mon sentiment, ni que cela correspond à ce que mon interlocuteur entend par « colère ». Il se produit toujours un décalage, parce que tout est interprété, que sa matérialité (le mot, mais aussi le geste, le dessin, ou l'écriture), est différente de l'abstraction de la pensée. Mais nous voudrions que ce que nous exprimons soit compris exactement comme ce que nous ressentons.
Bergson (dans Le Rire) ajoute encore une difficulté : « Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? [ ] Le plus souvent, nous [ ] ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, [ ] parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, [ ] nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. » Ainsi l’amour a-t-il du mal à se dire, et quand il se dit, ce qu’on en dit ne correspond que lointainement à ce que l’on vit vraiment. Selon Bergson, le langage est incapable de rendre compte de la réalité telle qu'elle est. En disant « je t’aime », je qualifie une relation singulière par nature, par un mot général, que d’autres utilisent pour des sentiments forcément différents. La généralité des mots n’épouse pas la singularité des éléments qui composent le réel.
Ainsi, même des ressentis, des sentiments éprouvés, envers les autres ou à propos des événements qui se produisent dans le monde, même ceux qui n’ont pas un caractère abominable, inhumain ou cruel seraient tout autant indicibles !
Mais je pense que ce sont pourtant bien ces types d’événements qui font l’objet de la question posée pour le sujet de ce soir. Comme elle ne s’adresse pas, non plus, aux interdits auxquels tous les langages sont confrontés, ceux qui considèrent qu’il n’est pas légitime ou permis de tout dire. (L’interdit qui frappe, dans des traditions religieuses, le nom ou l’image de Dieu, comme le bannissement certains mots identifiés au sacré ou au malin)
L’indicible, ce n’est pas ce qu’il n’est pas permis d’exprimer : c’est ce qu’aucun mot et aucun langage, ne nous semble apte à désigner véritablement, authentiquement, ce que nous ressentons ou avons à l'esprit. L’indicible n’est pas réductible à ce que propose et permet la langue.
Les survivants d’une tentative d’assassinat individuel, d’un attentat meurtrier touchant un groupe, d’une guerre ou d’un holocauste, souvent, ne parviennent ni à dire tout ce qui devrait être dit, ni même à évoquer leur expérience. Ce sont des sentiments qui sont inexprimables. Ils sont trop extraordinaires pour pouvoir être dit ou décrit, au-delà de tout langage, indicibles.
Seul l’art, sous toutes ses formes, est-il peut-être la forme de langage permettant d’accéder aux émotions mêlées que nous ressentons et de les transmettre, permettant à l’indicible de s’exprimer.
Une simple chanson populaire (Nuit et brouillard ou Potemkine de Jean Ferrat, Göttingen de Barbara, des chansons du Rwandais Corneille), des films (La Liste de Schindler de Steven Spielberg ou Le Pianiste de Roman Polanski) , des tableaux (Guernica de Picasso ou Le Cri de Munch) sont des œuvres qui nous touchent au-delà de leur simple expression. Elles surmontent les obstacles des limites du langage, parce qu’ils questionnent, critiquent et finalement clarifient la réalité en se situant hors des limites des conventions de toute transmission. Ces œuvres donnent à l’indicible la capacité de s’exprimer à travers elles.
La poésie est l’exemple, du dépassement des limites conventionnelles de la langue. L’inexprimable, l’ineffable, ne conduit pas le poète à se taire, à se résoudre à l’indicible : il parle, dit, mais d’une telle manière spécifique et avec une telle perfection, que son expérience inexprimable devient la nôtre. Il utilise les ambiguïtés et les quiproquos du langage qui échappent à la fois à la syntaxe et à la logique, en défiant les normes admises par le langage de tous.
Alors, par le détour de tous les arts, l’indicible est obligé et oblige, pour pouvoir s’exprimer, à utiliser un moyen d’expression autre que le dire conventionnel ou les formes d’art de simple imitation de la réalité.
L’art peut faire que l’indicible ne soit pas un inexprimable, un au-delà ou un en deçà de tout langage. Il est une mise en scène de l’indicible, et s’étend de l’enchantement de l’existence à la tragédie :
l’indicible s’exprime, rien que par son absence.
Qu’il s’agisse de la singularité absolue des êtres humains, de l’altérité radicale de la mort ou de l’absolu de l’amour, l’expression artistique invente des figures où l’indicible prend forme.
L’indicible n’est alors plus l’impuissance de dire, mais parce qu’il parvient à s’exprime par le témoignage d’une rupture. Comme lorsque Hannah Arendt évoque « La terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal » nous comprenons qu’elle désigne, sans les dire, toute l’étendue des événements concernés.
Stravinski disait que la musique est « impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc… la musique est au-delà des significations et descriptions verbales. » C’est un ″moyen d’expression″, qui conserve une part d’indicible, d’inexprimable, même lorsque certains insistent pour leur donner une signification précise. (Par exemple : Pierre et le Loup, ou Fantasia de Disney). Le compositeur ne ″transmet″ pas, mais ″suggère″ ou ″évoque″. La musique ne délivre pas un message, un sens précis, mais ″suscite″ des impressions et des émotions en usant de moyens spécifiques (sons, rythmes, silences…), au-delà de l’expression d’un récit, d’un discours rationnel.
Jankélévitch, en ce sens : « La musique, à la différence du langage, n’est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots : aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l’homme à lui-même. ».
D’ailleurs, même lorsque l’art se veut figuratif, il ne donne pas à voir le réel, il donne à voir la manière dont un ou des esprits se l’approprient : il subsiste encore une liberté d’interprétation, qui peut tout à fait dépasser ses intentions, en révélant une part d’indicible, d’« ineffable » qui s’y exprime.
Tout art contient une dimension, que ni l’artiste, ni celui qui reçoit l’œuvre, ne peuvent vraiment contrôler. Il faut donc se garder de dire que l’art nous « dit ». Il suscite, évoque, suggère, de manière inexprimée, l’inexprimable qui s’y exprime.
Nous avons presque tous, fait l'expérience de l'ineffable, de l'indicible, de cette impossibilité de dire ce qu'on a à l'esprit : "Je ne sais pas comment le dire, je ne trouve pas les mots, je n'arrive pas vraiment à dire avec précision ce que je veux dire…" Une impossibilité pour moi qui n'implique pas que c’est impossible à d’autres. Les mots font souvent écran entre nous et les choses, de telle sorte qu'à moins d'être un artiste ou un poète, on ne peut pas exprimer tout ce qui se passe en nous, toutes les richesses et les nuances vécues que nous apercevons en nous. Et ce n’est pas forcement compris après avoir été énoncé !
Nous avons alors le sentiment de ne pas pouvoir rendre justice à la réalité, de ne pas épuiser pleinement le sens des mots. L’incapacité de traduire parfaitement sa pensée, la certitude de la pauvreté de tout langage, toujours en deçà de la chose peut nous faire renoncer à exprimer cet indicible. Et même si certains langages permettent d’évoquer ce qui le dépasse, comment s’y retrouver dans l’infinité des dicibles
Or l’indicible est aussi nécessaire que le langage articulé, que le dicible, parce qu’il nous est nécessaire que tout ce qui est exprimé clairement ou non, visible ou invisible, ne soit pas absolument transparent. C’est pourquoi il est inscrit dans tout langage, dans tout ce que nous devons apprivoiser pour vivre. Parce que c’est grâce à ce qui est indicible dans des événements, heureux ou tragiques, de l’amour à la mort, ces mystères par définition inaccessibles à la raison humaine, qui se trouvent pourtant au cœur de nos existences, que l’humanité a progressé en cherchant des moyens d’exprimer l’indicible, en les résolvant.
Le propre de ce qui est dit indicible, est d’exister dans la réalité hors d’un système signifiant, hors des conventions, de ce qui en permettrait une compréhension aisée. Si son expression et sa compréhension ne sont pas possibles, il n’empêche que sa représentation subjective est bien présente dans la réalité.
La relation que nous entretenons, chacun, avec l’inconnu, l’inacceptable, le mystère ou la transcendance ne saurait être saisie par tous, de manière conforme à la conscience que nous en avons, qui est absolument unique, ce qui exclut que l’autre puisse y accéder immédiatement. Elle est particulière, en fonction de notre culture, de nos croyances mystiques ou laïques, et du moment de notre histoire.
Même le dicible se heurte à transmission difficile à cause des limites des outils de pensée et de communication dont nous disposons. Il nous oblige, c’est habituel, à mettre en œuvre nos ressources d’adaptation, à trouver des chemins de traverse, des déplacements de sens entre les mots et les choses, afin de transmettre nos pensées, qu’il s’agisse de morale, de droit ou de philosophie.
Cela fait que l’indicible, s’exprime d’abord par le silence. Il est tu, caché, mais désigne, par son absence, ce qui n’est pas exprimable.
Ce n’est pas un non-dit, qui lui, conserve un lien entre les mots disponibles et les choses. L’indicible désigne la rupture du lien évident entre l’événement et le langage, mais reste inséparable de la représentation de l’événement. Cette césure est d’ailleurs même nécessaire dans certains contextes historiques, politiques ou sociaux, dans lesquels il s’exprime néanmoins, sans nécessiter son énonciation.
Il montre l’espace incertain entre la possibilité d’expression qui caractérise l’humain, et son « actualisation » par tout langage. Il y insère une instance nouvelle qui n’a pas besoin d’un recoupement parfait entre une expression et le ressenti de ce qui est ou a été vécu. Mais il nous renseigne néanmoins sur la réalité, en dehors des normes, plus ou moins floues de l’espace social de la communication.
Rajoutons le rôle de l’empathie, cette faculté, cette aptitude humaine fondamentale, ce mécanisme intérieur psychologique, par lequel un individu peut comprendre les sentiments, le ressenti et les émotions d'une autre personne, mais sans forcément les ressentir soi-même, en retour. L’empathie permet de reconstituer en soi l'univers d'autrui, les connotations du sens évident d’une situation, d’un événement, autant sur le plan affectif qu'intellectuel, Elle nous permet de nous projeter dans ce qui est perçu et ainsi d’étendre notre vision des choses à un point de vue plus étendu, plutôt que de rester limité à notre vision des choses.
L'empathie se serait développée parce que « se mettre à la place de l'autre » pour connaitre comment d’autres pensent, voient le monde, les événements, a constitué un facteur de survie, essentiel à la survie de notre espèce.
Et c’est peut-être cette capacité humaine qui contribue à favoriser que l’indicible puisse s’exprimer sans s’énoncer, mais en attirant l’attention. L’indicible se dérobe aux langages, mais il s’y affiche sans s’exprimer, en s’inscrivant incidemment dans le cœur de l’énonciation.
Alors l’indicible ne nécessite pas sa manifestation pour s’exprimer !
N.Hanar
La fidélité
La semaine dernière, il a été question d'exemplarité, une manière d'être qui permet de placer le projecteur sur d'autres vertus éminentes, comme par exemple la fidélité. Non que celle-ci soit systématiquement exemplaire, d'ailleurs, ce qui est systématisé arbore rarement un caractère d'exemplarité. Du reste, dans la société consummériste occidentale, où tout n'est pas seulement systématisé, mais est standardisé, ce terme de fidélité fait immédiatement penser aux programmes de fidélité, tel qu'il est développé par les grandes enseignes commerciales. Il s'agit, en l'espèce, de faire adopter un comportement de type canin aux clients. Par l'effet d'un conditionnement mental bien étudié, tout est pesé au trebuchet pour que celui-ci reste fidèle à sa marque de la même manière qu'un chien est fidèle à son maître.
On saisit dès-à-présent qu'il est abusif de parler de fidélité, s'agissant du chien ou du client d'une marque. Bien des maîtres ne sont pas fidèles à leur chien, et les grandes enseignes n'ont de la considération pour leurs clients que si ceux-ci acceptent toujours davantage d'être réceptifs à leurs messages publicitaires. L'un est fidèle par instinct, l'autre l'est du fait d'un conditionnement mental subliminalement accepté. Par l'acte d'achat, il se perçoit naïvement comme un individu manifestant de manière la plus aboutie sa personnalité et ne conçoit pas qu'il ne s'agit que du simulacre d'un acte qui aurait été fait en toute connaissance de cause.
Or, la fidélité implique la réciprocité dans l'échange, la confiance entre des partenaires qui s'apprécient et se respectent ainsi que l'engagement de l'un envers l'autre; lequel peut parfois aller jusqu'au dévouement. S'il ne s'est pas créé un lien de sympathie entre 2 ou plusieurs personnes, aucune manifestation de fidélité entre elles ne peut voir le jour. Car elle est l'expression d'un sentiment et non d'un comportement moral. Elle n'est en conséquence la traduction d'aucune obligation à laquelle on ne saurait déroger, puisque le fait d'être fidèle n'est jamais perçu comme une contrainte. Bien au contraire, comme l'être humain peut difficilement vivre seul, il est bien content et se sent soulagé lorsqu'il y a quelqu'un, dans son entourage, sur lequel il puisse compter et ce, quelles que soient les circonstances. Il s'agit donc d'une relation entre égaux, qui aboutit à la solidarité. En cela la fidélité se distingue de la loyauté, où seul celui a fait acte d'allégeance ressent l'obligation d'être loyal. Le suzerain n'attend pas de son vassal qu'il lui soit fidèle ou lui manifeste de la solidarité, de cela il s'en moque bien. Mais il attend de sa part de la loyauté et donc de l'obéissance. Il considère qu'il s'agit pour le vassal d'un devoir, encore que celui-ci peut éprouver un désir de fidélité envers son suzerain s'il a reconnu en celui-ci une source d'autorité.
La notion de fidélité ne s'applique pas que dans les relations avec autrui. On perçoit intuitivement qu'il est préférable, tout au long de son existence, de rester fidèle à soi-même. Cela évite l'éparpillement de sa pensée dans de vains égarements et rend inutile la recherche de secours dans des chimères que l'on a accepté de prendre pour des réalités. On peut être opportuniste si on y trouve momentanément un intérêt mais ensuite, il vaut mieux ne pas s'en cacher, car l'hypocrisie n'est jamais une vertu. Il en résulte la duplicité et la finauderie, lesquels mènent à l'aveuglement et à l'enfouissement de leur personnalité dans des jeux sociaux ineptes ceux qui s'en remettent à de tels comportements.
Bien évidemment, on évolue, au cours de sa vie. Lorsqu'on est jeune, on a une vue plus analytique des choses et on a tendance à raisonner par induction. Lorsqu'on est devenu un vieux barbon(-ne), on a mûri, parfois aussi positivement qu'un grand vin. L'expérience aidant, la pensée s'est affinée et l'on est davantage porté vers des raisonnements synthétiques et déductifs. Dans le premier cas, on constate l'effet qui nous afflige ou nous enthousiasme et, si l'on n'est pas trop sot et un peu curieux, on en cherche les causes. Dans le deuxième cas, on englobe effets et causes dans une totalité sans trop se préoccuper du magma émotionnel qui en résulte car on a fini par comprendre que rien de positif ne peut émerger de l'agitation qu'en général l'émotion génère. Du reste, de l'interaction entre les effets et les causes, on ne sait finalement ce qui prédomine et détermine la réflexion. Le mieux est sans doute de se cantonner dans un prudent scepticisme, lequel ne doit être confondu avec l'indifférence, l'effacement ou le renoncement.
Il arrive que l'on change d'avis, on a eu l'exemple historique presque caricatural de B. Mussolini, passé du socialisme révolutionnaire en théoricien du fascisme. Aussi, quoiqu'il advienne, il convient toujours de déterminer et de définir avec précision, les raisons qui ont fait évoluer ce qui ne fut qu'une opinion infondée en conviction véritable et donc inébranlable. Ce à quoi, il faut, de manière pemanente, être fidèle, est l'exigence de clarté et de lucidité. Cela doit être vu comme une nécessité, comme un impératif catégorique. De la sorte, ne sera-t-on jamais le jouet de manipulateurs de mauvais aloi. Il est alors plaisant de naviguer dans la pensée sans craindre de se fourvoyer et de sombrer, soit dans le dogmatisme et l'intégrisme, soit dans le relativisme, voire le nihilisme. Ce n'est qu'en ayant de telles exigences, que l'on peut énoncer avec aisance ses jugements et faire état de ses certitudes. Ainsi reste-t-on fidèle à soi-même, quand bien même l'on change d'avis, et reste-t-on fidèle tout autant dans ses relations avec autrui, si toutefois, ceux-ci ont adopté la même démarche.
Trop souvent, on réduit la fidélité à la vie de couple. Lorsqu'on est en proie à cette émulsion émotionnelle que l'on nomme amour, on finit toujours par redouter la trahison de l'autre, les humains étant, par nature, insatisfaits. On y répond en général par la jalousie, laquelle finit immanquablement par provoquer l'éclatement du couple. Il (ou elle) n'était pas digne de ma confiance, entend-on alors dire. Et pourtant, chacun des deux avait crû à l'existence de l'âme sœur et à la délicieuse extase découlant de l'harmonieuse complémentarité générée par cette rencontre. Mais un objet de croyance ne fait jamais une vérité. Qu'est d'ailleurs l'âme sœur ? Est-ce un mythe qui, comme toute fiction à laquelle on accorde crédit, conduit à mordre soi-même à l'hameçon qu'on a lancé ? Ou plus prosaïquement, n'est-ce qu'un besoin que chacun ressentirait au plus profond de lui-même pour se convaincre de la nécessité de sa propre existence ? Des générations d'écrivains et de psychologues ont noirci des milliers de pages pour essayer d'y voir clair. Pourtant, tout ce qui se rattache aux émotions s'immerge dans un indescriptible maquis existentiel, qu'il vaut mieux prendre tel quel, sans trop chercher à l'influer, puisque c'est ce qui forme l'essence de la condition humaine.
Ce qui nous amène à la question de la constance avec soi-même, de la fidélité à l'idéalité que, durant ses jeunes années, l'on a pensé pouvoir extraire de la terne réalité. Mais la si douce idéalité s'érode avec les années et il n'en reste, l'âge venu, que les sédiments acérés dont les plus optimistes espèrent néanmoins qu'ils formeront l'armature permettant à de nouvelles utopies de jaillir et de s'épanouir. Chaque génération, au moment de l'exubérance juvénile, croit être en mesure de refaire le monde. Quelques décennies plus tard, le vent de la jacquerie et de l'agitation s'étant dissipé, un sage conservatisme en a pris la relève. La seule ambition qui reste, c'est d'empêcher que se défasse le monde tel qu'on l'a connu et auquel, nolens volens, il a fallu s'adapter. Le temps transforme tout enthousiaste en grognard. Pourtant, chacun reste persuadé qu'il n'a pas changé, qu'il est resté fidèle à ce qu'il fut, mais que c'est la société qui a changé. Finalement, c'est comme pour la passion amoureuse, c'est toujours l'autre qui a été infidèle.
N'importe quel historien de n'importe quelle époque sait que le monde a été, est et restera instable. L'Histoire, telle qu'elle s'établit et se relate, est principalement l'histoire des conflits qui parsème son cours. De sorte que celui qui a voulu rester fidèle à ses utopies et a cherché à les transformer en ambition, finit toujours par se casser les dents sur le réel, puisque celui-ci représente précisément ce qui résiste à l'utopie.
Ainsi, quelle a été l'utopie des « boomers » ? On ne saurait la définir, tant elle s'est rapidement engluée dans un marasme conceptuel affligeant, bien qu'elle eût la prétention de solder une fois pour toutes les comptes du passé et d'en finir avec les conformismes, générateurs, selon eux, de scléroses civilisationnelles et donc de conflits. Leur horizon et celui de leurs successeurs s'est enlisé en un véritable affaissement conceptuel, dont l'ultime contorsion conceptuelle semble être les ratiocinantes élucubrations wokistes.
Il n'est en réalité jamais sot de garder une tradition. Celle-ci, lorsqu'elle est apparue, est une innovation qui a fait sens et qui, du fait de cette caractéristique, s'est perpétuée. Bien sûr, il ne faut pas engourdir l'esprit avec des rigidités, mais les traditions, par les rites qu'elles mettent en valeur, expriment un lien avec les générations passées, une fidélité envers ce qu'elles furent car c'est autant de la trame qui se tisse entre les générations que de l'entremêlement des croyances que s'écrit l'histoire d'une civilisation.
Les « boomers » ont voulu réduire le monde à leur univers minuscule qui se limitait à un obsédant consummérisme. Et ce, alors même que leur slogan initial fut le refus de la société de consommation. On brûle souvent ce qu'on a d'abord adoré ! Toutefois, un groupe social qui rejette tout rite, qui rejette jusqu'à l'idée même de rite, secrète des pathologies. Lorsqu'une pathologie prétend à l'universalisme, elle devient dangereuse. Le nomadisme sexuel des années dites de la «libération sexuelle » devait remédier à la supposée insatisfaction résultant d'un respect des traditions. Ce genre de pratiques n'a généré que l'atomisation relationnelle, la coupure avec toute exigence éthique et a organisé ce H. Marcuse avait nommé la « désublimation répressive », dans son ouvrage, « l'homme unidimensionnel ». Lorsque plus rien ne fait sens, il ne reste que la repression par le conditionnement mental. « Jouir sans entrave » a été l'expression d'une perversion absolue. La petite part des jouisseurs qui est parvenue au sommet de la hiérarchie sociale, a déconstruit les Etats pour surendetter les sociétés afin de les asservir aux marchés financiers. La main invisible du marché est devenue, dans le monde occidental, le poing bien visible pérénisant la financiarisation de l'économie.
Faire l'éloge de la fidélité contribue à constituer le filtre à partir duquel peut s'opérer une clarification de l'esprit. Elle donne à cela un fondement assuré puisqu'elle permet de définir ce à quoi précisément il est raisonnable de rester fidèle. Elle trouve sa légitimité dans ce qui a été décisif dans l'Histoire et qui a fait sens, en nourrissant l'espoir qu'il était possible d'aller vers un mieux-être. Le conflit perpétuel au sein de l'espèce humaine n'est peut-être pas une fatalité, quoique la voie soit étroite pour s'en extraire. Combien de Martin Luther-King, de Mikhail Gorbatchev, d'Yitzhak Rabin, qui ont échoué, pour un Nelson Mandela, qui, en payant le prix fort, a réussi à renverser la table ? Cela nous montre que, de manière constante et en s'appuyant sur l'expérience du passé, il est nécessaire de rester à la recherche de ce qui permet la désincarcération de l'esprit, de ce qui empêche la fragmentation de la pensée et l'entraîne vers des insignifiances, elles-mêmes sources d'aigreur et des frustrations. Toutes choses qui permettent à des manipulateurs de faire perdurer les conflits.
A quoi devrait-on rester fidèle ? Assurément aux idées d'émancipation et de progrès telles qu'elles ont été débroussaillées par les grandes consciences du passé et approfondies par la suite. Mais également à un certain conservatisme, à des principes moraux solides et à des vertus qui ont fait sens. Ainsi se met en place ce qui permet une continuité dans l'évolution du processus historique.
Le conservatisme ne tend vers aucune régression si l'on prend régulièrement le soin de définir ce qui mérite d'être conservé et d'abandonner ce qui, à l'usage, est devenu convenu ou obsolète.
Etre fidèle aux anciens ne signifie pas qu'on veut les imiter servilement, cela permet simplement de définir ce à quoi on veut rester relié. L'Histoire, telle qu'elle s'écrit jour après jour, doit être le récit de ce qui s'organise en vue de la réalisation d'un projet commun où chacun a sa partition à jouer. C'est ce qui permet de jeter aux oubliettes la caporalisation des mentalités recherchée par les stratèges du consummérisme et autres imposteurs. Ceux-ci ne cherchent l'uniformité et la fragmentation des liens sociaux que pour mieux asservir les populations. La fidélité exprime un attachement aux gens qui partagent les mêmes ambitions que soi-même et la persévérance dans l'action entreprise. Passée régulièrement au filtre de la raison, elle n'est jamais un enfermement dans le passé, autrement dit une aliénation. Ainsi ne cesse-t-on de se créer soi-même tout en réactualisant, à l'aide d'éclairages constamment renouvelés, un passé qui de la sorte, ne sera jamais, ni muséifié, ni mythifié.
Jean Luc
Les rites et les rituels sont-ils nécessaires à la vie ?
Les rites désignent l’ensemble des règles en usage dans une société ou dans une communauté, fixant l’organisation et le déroulement d’un culte religieux, d'une cérémonie, d’une pratique initiatique, de la célébration de traditions, ou de festivités commémoratives.
Les rites sont codifiés, et jouent un rôle important dans le renforcement de l'ordre social ou communautaire, participent à la cohésion du groupe concerné, en particulier lorsqu’ils sont consentis, au point de s’imposer au plus grand nombre, dont les membres se retrouvent alors sur un pied d‘égalité.
Comme les rites se réfèrent, en général, à un passé marquant déjà l’unité d’un groupe, ils aident les individus à surmonter les éventuels doutes, incertitudes et crises pouvant résulter des changements qui surviennent sans cesse dans leur environnement et dans leurs vies.
Les rituels, ce sont les manières, les façons dont les rites se produisent. Ce sont les formes, les pratiques, les cérémonials, tout autant codifiées, selon lesquels les rites se réalisent et nous apparaissent.
Il nous est demandé si ces rites et rituels sont nécessaires à la vie.
Se dit nécessaire, ce dont l'existence est la seule qui rende possible quelque chose dont on ne peut se passer. Si les rites et les rituels peuvent avoir une utilité, pour des pouvoirs par exemple, ou, nous le verrons pour ceux qui les contestent, ou ceux qui les ignorent, pourrait-on concevoir une vie se déroulant sans aucun rite ou rituel.
Sont-ils des moyens nécessaires, des besoins, permettant aux humains ou aux sociétés d’atteindre ce qu’ils recherchent, une vie cohérente, acceptable ou même bonne ? Leur nécessité pourrait-elle relever de besoins naturels (ce qui suppose qu'il existe une nature humaine, des caractères innés, communs à tous), ou sont-ils des besoins « sociaux et culturels ». Représentent-ils vraiment quelque chose qui ne peut pas ne pas être, une nécessité dans le cadre de la survie de l’individu ou de celle d’une société ou de tout type de communauté.
La capacité humaine de réaliser sa vie, l’expression des moyens permettant de concrétiser cette aptitude, relève selon Spinoza, dans l'Éthique, de l'idée ancienne que "le désir est l'essence de l'homme ».
Il s'exprime chez Spinoza par le conatus, l'effort de persévérer dans son être, chez Nietzsche par la Volonté de puissance, le vouloir vivre chez Schopenhauer, et l’élan vital par Bergson, etc….
Hegel fera remarquer que ce désir, essentiel, est un mouvement de réalisation de soi qui ne peut s'effectuer que par la médiation incessante d'une nécessaire altérité qui lui offre en miroir le spectacle de sa propre distance à soi, permettant ainsi la conscience de soi.
Ainsi, pour être ce qu’il est et construire sa vie, l’humain a une condition et une histoire, une histoire individuelle qui prend place dans une histoire collective, toutes deux nécessaires à la constitution de l’individu. Il y aurait donc nécessité de l’apprentissage des divers aspects de la vie sociale des individus dont les rites et rituels font grandement partie, mais aussi de rituels individuels permettant la construction de la conscience de soi.
Ce qui justifie la nécessité des rites et des rituels, l’ensemble des règles (rites) et des pratiques qui en résultent (rituels), en usage dans une société ou dans une communauté, fixant l’organisation et le déroulement des cultes, des cérémonies initiatiques, de la célébration de traditions, permettant à chaque conscience d’y trouver ou non, sa propre place.
Mais il ne faut surtout pas se focaliser uniquement sur les rites religieux, stéréotypés, prescrits et plus ou moins immuables qui s’imposent à nombre de personnes.
Les rites sont surtout des événements qui règlent la conduite des individus, en tant que ressources, répertoires de comportements, qui donnent sens à certains phénomènes tout en exprimant la possibilité de résistance à certaines injonctions.
Dès lors, le rite n’est pas réductible à une simple reproduction de figures culturelles existantes : il est réapproprié, voire (ré) inventé par les individus, qui en transforment les rituels, les réinventent en permanence, tout en les laissant toujours bien présents et autant signifiants.
Ce qui rend certains rites et rituels nécessaire à sa vie par la sécurité et la sérénité de l’existence avec autrui qu’ils instaurent.
Le rite est un « moment-clé », à fonction séparatrice, qui valorise le passage d’une personne d’un statut à un autre : l’appartenance à une communauté, le passage vers l’âge adulte, à un mariage précédé de l’enterrement de la vie de célibat, ou un départ à la retraite, mais dont les rituels véhiculent des sens divers.
Quelques exemples seulement parmi un grand nombre possible :
-Le rite de l’appartenance à une communauté dès la naissance, se fait par des rituels religieux qui vont de l’aspersion d’eau à l’ablation du prépuce, mais aussi par des « baptêmes républicains » visant aussi à marquer la naissance et à offrir au nouveau-né un parrain et une marraine.
L’importance de ces rites est autant de marquer l’appartenance à une communauté que de signifier la construction d’une famille et d’acquérir des statuts de mère et de père.
-Les rites de passage à l’âge d’adulte, comme la Communion, la Bar-mitsvah, se traduisent, selon les sociétés et les époques, par différents rituels symboliques renouvelant l’appartenance à un groupe et la censée soumission aux commandements d’un Être Suprême. Ils peuvent être festifs et s’inscrire dans un rituel religieux ou participer à un rituel de conformité à la société de consommation. Ils sont aussi parfois aventureux, voire périlleux, mais marquent toujours une transition ans la vie sociale d'une personne.
-Les rites de préparation au mariage et donc de la séparation avec la famille s’affichent dans l’espace public sous la forme de cortèges voyants et bruyants. Ils sont souvent précédés par des jeux et des déguisements représentés en public. Le déguisement anticipe le changement d’une personne, qui pourtant va rester la même, mais qui pourra se préparer à se redécouvrir à travers un autre.
- Les rites funéraires font l’objet de rituels extrêmement différents selon les usages, les croyances et les civilisations. Il n’y a pas de modèle unique de pratiques funéraires. D’autant que dans nos civilisations on constate une aspiration des familles à contribuer à l’élaboration du rituel des obsèques, ainsi qu’à négocier leur place, ainsi que celles de gens extérieurs à la famille, dans le rituel.
Ainsi, si les rites sont nécessaires en tant que marqueurs d’un passage, utiles pour valoriser, ou consolider un statut social, en étant soit un signe identitaire, soit l’expression d’une allégeance. Les rites donnent une visibilité à un statut, à l’identité d’un individu et à celle d’un groupe, les différents rituels par lesquels ils s’expriment, sont sans cesse renouvelés, ce qui leur permet de perdurer.
L’éventuelle nécessité des rites pourrait provenir de leur fonction de permettre des passages dans l’histoire dans individus en leur donnant du sens, ce qui permis par leurs rituels « d’application » qui n’ont donc pas de forme intangible, faisant l’objet d’adaptations, d’aménagements, de renouvellements et d’inventions.
Cependant, parce qu’il y a toujours un « mais », d’abord les rites marquent des passages de non-retour dans le parcours de vie et ensuite séparent les individus entre ceux qui les ont subis et ceux qui ne les ont pas subis, et même entre ceux qui ont consenti à y être associés et ceux à qui ils ont été imposés.
Ce qui peut faire de ce qui devrait rassembler quelques groupes humains, un formidable diviseur en de multiples communautés.
Les rites sont ces « moments clés » en usage dans une société ou dans une communauté, pour signifier une séparation temporelle, historique ou matérielle entre deux moments de leur histoire ou de celle des individus.. Ils sont souvent liés à d’anciennes croyances magiques, à des changements de saisons ou de cycles astrologiques, et repris en grande partie par les cérémonies et les « fêtes » religieuses, ne permettant plus de distinguer le sacré du profane..
Les rites s’extériorisent, se montrent, à l’aide des rituels, des actes, des paroles, codifiés de façon stricte, exécutés de manière régulière, souvent même machinale, sans y penser.
Or, le sens commun fait parfois un usage abusif des termes « rite », « rituels », en nommant rituels des habitudes, des manies ou des comportements qui n’ont aucun rapport avec un rite quelconque.
Par exemple (Wikipédia) : « Mon rituel matinal consiste à lire le journal pendant que je bois mon café ».
Bien que cette routine concerne des aspects de la vie quotidienne, dans le cadre de situations banales, qui se traduisent en répétitions, parfois obsessionnelles, ce ne peuvent être dit des rituels, que si ces comportements sont érigés en rites auxquels ils se réfèrent après les avoir créés, ce qui est le cas dans des états totalitaires.
La confusion habitudes/rituels, permet de masquer les problèmes, lorsque les rituels deviennent des rites qui génèrent les rituels qui sont à l’origine des rites, et deviennent ainsi nécessaires à la survie en société.
D’autant que, comme le souligne le coureur cycliste et philosophe Guillaume Martin, « toute activité répétée, quotidienne, finit par vous métamorphoser, une métamorphose évidente dans le sport, car elle prend une dimension physique. L’entraînement crée une mémoire corporelle par habituation du corps à des mouvements qui ne sont pas naturels ». Ce qui est pareil pour l’activité intellectuelle
Mais rendre absolument nécessaires des rites ou des rituels, complètement détachés, dans leur expression, de l’objet des rites qui les ont fait exister, soumettent à des attitudes mécaniques, et anesthésient la pensée.
Ils créent comme une seconde nature qui peut mettre en danger et mener à la perte de contrôle sur soi [ ] sans qu’il n’y ait plus d’articulation ente un individuel indépendant et un collectif assujétissant.
La vertu du pianiste est de bien jouer. Pour cela, il a besoin d’exercices quotidiens, de suivre des habitudes dès la prime jeunesse. La vertu du scientifique est de substituer aux explications magiques, des explications fondées sur l’observation des faits, avec une pratique fondée sur des structures normatives qui ressemblent à des rituels. La vertu du philosophe est de rechercher les raisons des choses avec curiosité, de réfléchir avec justesse sur le sens de la vie humaine, d’exercer sa critique en se montrant ouvert d'esprit, mais en doutant des idées qui peuvent le séduire, tout en s'informant sur la marche du monde.
Mais tous doivent aussi être guidés par des maîtres, une éducation qui inclut des rites et des rituels, pour pouvoir faire le meilleur usage possible de leurs facultés intellectuelles et de leur raison. Ils doivent, eux-même, contracter des habitudes choisies rationnellement, parce qu’elles les tiennent à l’écart des excès, de la soif de puissance ou de la débauche, mais aussi des manques, comme l’exclusion ou la négligence.
Alors, que l’on adhère ou rejette les rites et les rituels, qu’on les trouve inutiles, nécessaires ou superflus, ils fournissent la base des identités personnelles, par adhésion ou rejet, réitération ou déconstruction », tant qu’ils ne s’opposent pas à l’apprentissage de l’autonomie, permettant de se rendre disponible pour ce qui s’élabore concrètement dans le présent.
N.Hanar
Faut-il être égoïste pour vivre heureux?
« Vivre heureux », consiste à trouver le bonheur. Mais c’est quoi le bonheur?
Parfois, il se définit par ce qu’il n’est pas : « Le bonheur n'est ni la satiété (la satisfaction de tous nos penchants), ni la félicité (une joie permanente), ni la béatitude (une joie éternelle), écrit Comte Sponville. Ce ne serait, selon les dictionnaires, qu’un « état émotionnel agréable, équilibré et durable dans lequel se trouve quelqu'un qui estime être parvenu à la satisfaction des aspirations et désirs qu'il juge importants.
Nous serions donc heureux lors de la correspondance d’une situation avec ce que nous considérons comme un idéal que l’on s’est forgé. Ce qui revient à: “Est heureux qui croit l’être, même si c’est parfois seulement entre deux emmerdements.”
Vivre heureux correspondrait donc à une existence au cours de laquelle, il est ressenti que la vie mérite d’être vécue, par la perception de la satisfaction de l’un ou l’autre de nos désirs, l’un ou l’autre de nos espoirs, et peu importe que cette émotion soit passagère, intermittente ou permanente.
Il y a donc de multiples circonstances qui permettent ce ressenti, et elles ne sont pas les mêmes pour tous!
Cela peut aller de la réussite personnelle sociale à la participation à l’amélioration collective de la vie en société. Cela peut correspondre à pouvoir s’offrir tout ce que l’on désire, ou au simple confort de disposer de l’essentiel, comme de posséder ce qui ne s'achète pas, (l'amour, l'amitié, la sérénité), l’essentiel étant de ressentir bien-être, épanouissement, de se sentir bien avec soi-même, pour avoir le sentiment d’avoir trouvé son bonheur. Chacun trouve en lui sa façon d'accéder à cette impression.
Notre sujet nous demande si l’aspiration, partagée par le plus grand nombre, à vivre heureux, est un objectif nécessairement égoïste.
La notion d’égoïsme, est généralement connotée négativement. L’égoïste, est «celui qui, par son attitude ou sa conduite, ne se préoccupe que de son intérêt ou de son plaisir propre au détriment ou au mépris de celui du reste du monde en général, ou d'autrui en particulier.
Ce serait donc une résolution centrée sur soi, ne s’intéressant qu’à soi. Je pense que cette définition est, à tort, extrêmement limitative. Elle omet totalement que même l’altruiste, qui agit au profit d’autrui, de la société, voire de l’humanité toute entière, parvient finalement, en agissant ainsi, à sa propre satisfaction.
Parce que l’égoïsme n’est ni entièrement l'égocentrisme, qui est la tendance à ramener tout à soi-même, et à se sentir le centre du monde, ni le narcissisme, la fixation affective limitée à soi-même de ceux qui pensent être meilleurs que les autres, uniques, ou spéciaux, qui surestiment leur propre valeur et sous-estiment les autres. L’égoïste ne se coupe pas des autres, et peut trouver autant de satisfaction à se préoccuper de son intérêt propre, comme à rendre service, à aider quelqu’un qui en a besoin, ou à participer à l’essor de la société: tout dépend de l’idéal à atteindre (ce qu’est le bonheur !) qu’il estime à même de le rendre heureux.
Celui qui vit heureux en s’inquiétant de l’autre ne se sacrifie pas à leur profit, ne s’oublie pas en chemin, alors que la définition de l’égoïsme qui nous est proposée nécessite le mépris envers autrui.
Un égoïsme égocentrique fait que, « face au moi, le monde ne fait pas le poids. (selon Charles Pépin dans Philomag). Aucun crime, aucun génocide n’arrive au talon de mes tracas. Plus il est mesquin, plus l’égoïsme est immense. « Il n’est pas contraire à la raison, précise Hume, de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon petit doigt », lorsque l’égoïste cantonne, le monde à son petit univers.»
Mais pour autant, celui-là, vit-il heureux?
Un égoïsme méprisant, qui traite autrui comme le moyen de son plaisir, ou un égoïsme de protection destiné à ne pas souffrir de ce qu’autrui pourrait me faire, est-ce que cela peut faire vivre heureux ? «Sous ses airs de prudence, l’égoïsme n’est qu’un réflexe, une réponse panique à la prescience du pire.» (1)
« L’égoïsme est une illusion d’optique, un bas-relief grossissant ce qui me concerne, au point d’en recouvrir le reste». Mais aussi: «L’égoïsme, c’est le bonsaï qui cache la forêt dont, en la cachant, il avère la présence.» « L’égoïsme tente vainement de prendre ses désirs pour des réalités » Ou serait le bonheur de dans cette vision de l’égoïsme ?
Seul un « individualisme altruiste » (selon Camus) permet de franchir sans dommages le seuil de l’intérêt qu’un individu n’accorde ordinairement qu’à lui-même. C’est l’amour de soi qui permet d’aimer plus que soi-même, d’être à autrui sans réduire le don à l’échange, de souffrir sans souffrir de souffrir. Un égoïsme généreux qui enchaîne la vie à la vie.
Peut-être l'égoïsme n’est-il traditionnellement considéré comme un défaut blâmable, et opposé à l'altruisme, que sous l'influence d’une intention de normalisation, par la soumission à des normes sociétales, qui se veulent définitives: le bonheur de tous, défini par les pouvoirs, serait préférable au bonheur de chacun, considéré alors comme égoïste s’il n’acquiesce pas aux préceptes en vigueur et s’obstine à définir lui-même ce qui lui permet de vivre heureux!
Comme si, affirmer le moi, correspondait forcément à une aliénation narcissique. Nos sociétés sont sous la coupe d’une pensée dominante qui impose un « impératif altruiste » impersonnel, qui fait que l’ego se noie dans l’image inexistante d’une société virtuelle et qui l’oblige à s’identifier à des images et des champs consensuels qui ne lui appartiennent pas.
L’Ancien Testament raconte l’histoire d’Abraham, appelé par Dieu à sacrifier Isaac, son fils unique.
Abraham ne sait pas comment son acte qui s’oppose aux règles de la société dans laquelle il vit, sera compris, mais (selon Derrida), il s'est dégagé de toute obligation liée aux rapports sociaux, économiques, symboliques et culturels. Sa décision ne dépend d'aucune communauté, une position libre, dont il n’avait discuté avec personne, pas même avec Dieu. Ainsi, ce don absolu, inconditionnel, et libre, peut être considéré comme totalement égoïste, au mépris de la vie de son fils, ne se préoccupant que du respect personnel de sa croyance. Mais il peut aussi être analysé comme altruiste, afin de montrer à toute l’humanité que l’obéissance à Dieu, jusque dans la souffrance et dans la mort, est la meilleure des choses pour l’unité de la société et une vie heureuse dans la paix pour toute l’humanité.
Sacrifier n’est donc pas que la disposition égoïste à privilégier ses propres sentiments et préférences, c’est également agir au profit des autres, au service du bien commun. Ce sont des actions qui montrent à tous, comment il convient de se comporter, ce qui en fait un modèle destiné à rétablir l’unité de la société, soumise à une morale bien déterminée, en permettant son évolution, sans rester tributaire des événements mais, tout au contraire, en parvenant à les maîtriser.
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Hobbes, par exemple, sera à l’origine de ce « contrat social, qui mènera à la démocratie, démontrant que l’homme, étant animé par son souci égoïste de conservation, accepte de remettre tous ses pouvoirs à un souverain, qui assurera ainsi la paix collective.
Freud écrira que l'estime que l'on peut avoir d'autrui est corrélative à l'estime de soi : " L’homme qui ne se valorise pas lui-même, ne peut valoriser personne ni quoi que ce soit."
L’amour, et même l'amitié qui passe pour plus désintéressée, sont au fond des valeurs profondément personnelles et égoïstes. " On retire une joie profondément personnelle et égoïste de la simple existence de ceux que l’on aime. C'est notre propre bonheur personnel et égoïste que l'on recherche, mérite et recueille par l'amour. Un amour «altruiste» et «désintéressé» est une contradiction dans les termes - cela signifie que l'on est indifférent à ce que l’on valorise" dit Ayn Rand, (1905-1982) qui, dans son essai La Vertu de l’égoïsme, écrit que la seule référence éthique valable, c’est l’ego : rien « ne pourra jamais tuer cette chose en l’homme qui sait dire je ».
Parce qu’il peut y avoir une valeur utilitariste de l’égoïsme lorsqu’il contribue au bonheur du plus grand nombre. Pour John Smart Mill, chacun a les plaisirs qu'il mérite, qui fondent aussi le bonheur qu'il ambitionne:« II vaut mieux être un homme insatisfait qu'un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait. Et si l'imbécile ou le porc sont d'un avis différent, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de la question: le leur. L'autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés ».
Maintenant le bonheur nous est imposé à rechercher, par une pensée dominante qui nous envahi avec un réel culte du bonheur, une dictature du bonheur.
C'est une idéologie qui pousse à tout évaluer sous l'angle du plaisir et du désagrément, tels qu’ils sont socialement définis, une assignation qui rejette dans l'opprobre ou le malaise et la thérapie ceux qui n'y souscrivent pas.
“Les effets pervers de cette étrange dictature du bonheur, c'est le malheur de n'être jamais assez heureux. Aux riches, on propose que l'argent ne fait pas le bonheur et qu'il est des joies simples auxquelles ils n'ont pas droit. Aux pauvres, on vend une vision si inaccessible de la plénitude qu'ils en deviennent imperméables aux joies simples ailleurs vantées." (cf L'Euphorie perpétuelle de Pascal Bruckner)
Quand un individu donne sous une forme quelconque de soi à autrui, librement, par passion affective, il ne ferait que céder à un besoin naturel, propre à soi : il y a là un simple mode de manifestation de l’égoïsme se satisfaisant.
Mais quand l’individu donne de soi à autrui, sous la contrainte de la morale dogmatique, ce serait encore de l’égoïsme, car l’individu croit toujours se satisfaire et agir au mieux de son intérêt.
Le bonheur est un idéal de bien-être qui n’est pas forcément un objectif égoïste. S’il s’agit d’un désir a priori centré sur soi, il peut également être altruiste.
Aspirer au bonheur dans un souci de soi est légitime étant donné la condition humaine. Nous sommes jetés au monde face à l’angoisse de l’inconnu. Ce désir de bonheur peut être si fort qu’il peut soit écarter la considération d’autrui qui sera considéré comme un moyen ou une entrave soit, au contraire comme une existence plus précieuse que la nôtre, lorsqu’il s’agit de ceux que l’on aime.
Mais en voulant leur imposer notre propre conception de la vie heureuse, en pensant qu’ils ne savent pas ce qui est bien pour eux et qu’on s’arroge le droit de déterminer leur bonheur.il s’agit cependant d’une forme d’égoïsme, dans le sens où on ne laisse pas autrui décider sa vie comme il l’entend.
C’est tout le danger d’une idée de ce que devrait être un bonheur commun, bien que la quête d’un bonheur personnel parait difficilement réalisable dans une société sans morale commune qui ferait preuve de civilité, d’entraide et de sacrifice.
La quête du bonheur semble être certainement égoïste, or ce n’est pas la quête du bonheur en soi qui est égoïste, mais la façon de l’engager. On peut penser à une vie heureuse commune en faisant preuve d’éthique et de solidarité, dans l’espoir d’une humanité meilleure.
Peut-on vivre heureux hors d’un groupe social avec un attachement excessif porté à soi-même et à ses intérêts, qualifié d’égoïsme, au mépris des intérêts des autres?
N.Hanar
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NOTES
1-Un principe d’égoïsme (positif) : nous sommes capables de fermer les yeux sur une injustice subie par les autres quand un accroissement de satisfaction personnelle en résulte.
« Pour Schopenhauer, le principe d’égoïsme est actif, premier, tandis que le principe de justice est réactif et se manifeste avec retard »
Pour Arthur Schopenhauer, « La volonté, à tous les degrés de sa manifestation, du bas jusqu’en haut, manque totalement d’une fin dernière, désire toujours, le désir étant tout son être ; désir que ne termine aucun objet atteint […], et qui pour s’arrêter a besoin d’un obstacle, lancé qu’il est par lui-même dans l’infini. »
Un principe de justice (positif, actif) : chacun renonce à commettre ou à accepter l’injustice, même s’il résulte de celle-ci un surcroît de satisfaction pour lui-même.
Un principe d’égoïsme (négatif, réactif) : chacun tente d’accroître sa satisfaction personnelle tant que cela n’a pas de conséquences injustes pour les autres.
N’avons-nous pas intérêt à vivre dans une société juste ? Voilà ce qu’ont compris les capucins – qui ne sont peut-être pas plus naïfs que les autres, mais qui voient plus loin.
N.Hanar
LES INTERVENTIONS AU CAFE PHILO
Vouloir, est-ce pouvoir ?
Ce sujet interroge l’expression «vouloir c’est pouvoir», un proverbe, un livre de développement personnel par Raymond Hull, qui prétend qu’il est toujours possible de réussir à faire quoi que ce soit, quand on le veut vraiment. Ce qui mènerait à réussir à obtenir ce que l’on désire faire ou posséder, serait la détermination d’une volonté résolue à faire énergiquement œuvre de ténacité et d’acharnement. Se projeter ainsi vers un but, suffirait pour obtenir ce que l’on désire (un objet ou un événement, combler un manque ou une attente particulière ….), et c’est ce que questionne notre sujet : «Vouloir, est-ce pouvoir?
L’acte de vouloir (une intention que la philosophie appelle « volition »), «suppose un désir, mais ne s’y réduit pas», écrit Comte Sponville. Les manifestations des désirs se produisent en nous, pour des motifs complexes et parfois instinctifs, sans que notre volonté n’y prenne part originellement: ils surviennent en nous, mais d’abord sans nous, sans conscience de notre rapport intime à eux.
Ce n’est que lorsque notre esprit a pu prendre suffisamment de recul pour parvenir à les analyser, à en accepter les conséquences, positives ou possiblement négatives, que notre volonté entre en jeu. Elle ne le fait donc qu’après coup, lorsque notre réflexion, a pu porter un jugement sur notre possibilité d’atteindre ou non l’objet de notre désir, et engage, ou non, notre volonté d’agir. Ce ne sont donc pas nos désirs, mais notre confiance en la possibilité de parvenir à les satisfaire, ou la méfiance quant à un hypothétique résultat, qui déterminera l’action ou l’inaction de notre volonté. Effacer cette médiation de notre esprit en prétendant : vouloir, c’est pouvoir, c’est nier l’existence de notre intelligence. C’est probablement pourquoi les apôtres du développement personnel, l’utilisent abondamment !
Parce que, comme le pensaient déjà les Stoïciens, il y a ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Et aussi ce qui est humainement possible ou ne l’est pas. Parce que la réalité nous impose des limites, comme les lois de la physique et notre condition humaine.
Nous ne sommes pas en mesure de faire tout ce que nous désirons. Alors, lorsque notre volonté succède à un enchaînement de pensées, de réflexions, de projections, d’évaluations, qui tendent à faire de notre pouvoir d’agir un: « j’y vais ou j’y vais pas », notre question identifie vouloir et pouvoir :
-vouloir, contient la faculté de se déterminer, de trancher en toute liberté, et, en fonction de motifs réfléchis, de faire ou de ne pas faire quelque chose ou même de laisser faire, comme le suggérait un conseiller de Jacques Chirac: « Il n’est pas de grand problème qu'une absence de solution, ne finisse par résoudre» (Henri Queuille). La volonté est ainsi le pouvoir de faire quelque chose, d’exercer une action, qui ne sera ni impossible, ni interdite. Alors, vouloir, c’est bien pouvoir, parce que pouvoir nécessite de vouloir.
Ce pouvoir de…faire, est aussi un pouvoir sur….soi, qui pose les conditions : d’en avoir l'autorisation, la possibilité morale, culturelle, physique, ou encore l'audace: « une volonté qui n'agit pas n'est plus une volition, ni même tout à fait une volonté : c'est un projet, un vœu, ou une lâcheté ». (Comte Sponville).
La volonté, ce n’est donc pas que le pouvoir de faire ou de ne pas faire quelque chose, et pouvoir, à l'échelle individuelle, ne signifie pas qu’avoir la possibilité de faire. Leur association intime correspond à un acte réfléchi, qui requière la maîtrise de soi, qui ne s’improvise pas, qui demande de l’entraînement et de la persévérance, et qui peut conclure à faire (« Vouloir, c’est pouvoir!») ou à s’interroger (« Vouloir, est-ce pouvoir ? ») et soit à agir avec témérité, ou à s’incliner si l’objectif ne parait pas vraiment réalisable.
C’est en sortant du cas général des définitions de vouloir et de pouvoir, pour les placer dans leurs conditions d’existence particulières, qu’advient la découverte des nuances, de la complexité, des particularités, et des différences. Les phénomènes qui se produisent dans le monde réel, sont le fait de la mise en interaction de plusieurs éléments dont les performances sont autres que la simple addition de celles de leurs divers éléments. En réfléchissant rien qu’un peu, nous en prenons conscience.
Alors, le vouloir et la capacité de pouvoir agir qui l’accompagne, peuvent ainsi être une capacité d’ouverture vers l’inconnu, d’oser s’y aventurer, de ne pas voir l’autre bêtement et conflictuellement comme différent, et ne pas se trouver soumis à des comportements et des idées préconçues. On ne choisit pas notre destinée mais on choisit notre destination, écrivait Angelita.
La volonté de prendre le pouvoir sur soi nous projette vers l'avenir, un pouvoir qui s'oppose à subir la résolution et qui opère une action réfléchie dans le monde.
Parenthèse - Dans ce raisonnement, il convient, une fois encore, de différencier LE désir et LES désirs. Le désir constitue la nature profonde de l’humain, ce que Spinoza, reprenant Aristote, désigne par« l'unique force motrice qui nous traverse, qui nous constitue, qui nous anime ». Un désir sans objet précis qui est [notre être même], le support qui anime la démarche de vivre et de créer, qui s’efforce de nous faire persévérer dans notre être ». Schopenhauer le nommera même « Volonté » (Le monde comme volonté et comme représentation). Alors que LES désirs sont multiples, ont de nombreux objets, et se présentent comme des tensions vers des buts à atteindre, considérés comme des sources de satisfaction, de plaisir ou des accès au bonheur, sans pour autant correspondre à une donnée de notre essence.
Le désir et les désirs correspondent donc à deux concepts différents : le désir, la force qui nous anime, l’élan de toute vie pour, dont on ne peut se libérer, qui n’a pas d’objet, alors que les désirs sont indénombrables.
Le désir nous fait agir, mais notre propre volonté n’agit que sur les désirs, et nous pouvons y accéder ou résister à la tentation, comme nous pouvons vouloir nous plier ou résister aux préjugés et aux idées séparatrices, sexistes ou communautaristes! C’est pour cela que nous ne pourrions pas, ne pas nous demander si « vouloir est ce pouvoir ? ».
Mais ce n’est pas si simple !
La volonté ne peut pas toujours être comprise comme la faculté d'exercer un libre choix gouverné par la raison, comme le pouvoir de déterminer une action d'après des « normes » ou des principes moraux, qui nous seraient personnels. Tout ce que l’on veut, est-ce le fruit du pouvoir de notre liberté d'arbitrage, entre, par exemple, nos désirs au présent et nos intentions pour l’avenir, ou même la manifestation d’une capacité de choisir par nous-même sans coercition particulière. Ce que je veux et ce que je peux, est-ce que ça ne dépend que de moi ?
Ce que nous sommes ou pensons être est quand même déterminé, et parfois même conditionné, par la culture et les conditions d’existence du lieu, du moment, de l’histoire et de la culture qui nous entoure, ainsi que des informations, médias ou livres auxquels nous avons accès. (En plus : les biais de confirmation).
Par exemple, Christopher Lasch, (historien et sociologue américain, 1932 - 1994 dans La Culture du narcissisme), a étudié l’évolution de la société capitaliste, à partir de 1979, et en a conclu qu’elle a affecté durablement « le type d’individus que cette société produisait ». Ce n’est plus la « personnalité autoritaire » qui domine, celle qui outrepasse les intérêts individuels, celle qui s’exprime par «la Patrie ou le Grand Soir, la famille autoritaire, le moralisme antisexuel, la censure littéraire, la morale du travail», mais l’«homme psychologique», affligé d’un « narcissisme » structurel, qui permet l’ascendant de la décomposition de la famille, et de la remise en cause des valeurs traditionnelles. Ce qu’il veut et peut n’est pas identique, pour un même individu, au cours d’une même vie.
Aujourd’hui, la volonté politique [d’un vivre ensemble], laisse la place à des affects, à contenus égoïstes ou communautaristes, qui ne se tournent plus vers la compréhension de l’autre, que par l’enjeu de s’en protéger en cultivant sa confiance en soi.
Ce qui fait que les « vieilles habitudes de soumission à l’autorité », à la domination paternaliste, ont seulement pris de nouvelles formes, qui soumettent les individus à s’adapter, sans leur faire perdre tout sentiment d’enracinement dans une tradition familiale ou sociale. Comme, de plus, ces milieux culturels, sont traversés d’injonctions contradictoires, et que le Moi, assiégé, est devenu, « défensif », obsédé par l’enjeu de la survie face à un monde qui lui apparaît comme une menace, l’individu moderne ne sait même plus ce qu’il veut voir advenir: il sait seulement ce qu’il ne veut pas voir advenir: et il ne peut rien faire.
Si toute action est entravée socialement et moralement, si tout trajectoire s’explique par un déterminisme social et des limites corporelles, peut-être que, comme le dit Jean Baudrillard : « L’antidote au mondial [à son pouvoir et son influence], est du côté du singulier ». Alors, « si je veux, je peux », pourrait redevenir le symbole de la liberté humaine, qui s’exprimerait par : « Je veux-je veux….. » quoi qu’il advienne.
Cette liberté qui consiste à pouvoir réaliser tous les désirs et fantasmes, tout ce que l’on veut, sans contraintes et sans s'occuper des conséquences, est-ce réellement une liberté qu'il est possible d'exercer? Or nos capacités physiques sont limitées, comme voler ou courir plus vite qu'une gazelle (ou un mari). La vie en société n’est possible que parce qu’elle est régulée par le droit permettant à chacun de pouvoir jouir de la même liberté que les autres, dans un cadre moral et légal centré sur le respect de l'autre tout en accordant le maximum d'autonomie à chacun.
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », (déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), et ainsi nous sommes libres sans le vouloir.
En affirmant qu' "Etre libre ce n'est pas pouvoir ce que l'on veut mais vouloir ce que l'on peut", Sartre dit qu'être libre ne consiste pas, pour l’individu, à avoir la possibilité de faire tout ce qu'il désire, comme bon lui semble, mais bien d'agir et d'exercer sa liberté de manière réfléchie dans un cadre défini par différentes limites auxquelles il lui faut se soumettre.
Mais est-ce bien l’individu, chaque humain en particulier, qui veut ce qu’il veut ?
Lorsqu’on éprouve un sentiment amoureux, on ne choisit pas d’être amoureux, (on dit bien « tomber amoureux), c’est hors du pouvoir de notre volonté, qui ne pourra, au mieux, qu’être un instrument de contrôle de notre comportement ! On ne peut pas ne pas le vouloir, mais on peut vouloir se contrôler.
La volonté, est le surgissement dans l'existence, de la capacité humaine à maîtriser les impulsions et à s'orienter par un choix réfléchi, vers la reconnaissance de la morale et du droit comme fin de l'action, sans qu’aucune force extérieure ne nous y contraigne"
Or, « faire preuve de volonté », ou « avoir de la volonté » implique ténacité, détermination, résolution, persistance et constance, dans une « succession » d'actions poursuivant un même objectif. Il s'agit donc d'une certaine « force du caractère », autrement dit d’un pouvoir qui censé s’exercer.
Or la volonté est souvent, confrontée, dans son exercice, à l'existence de dilemmes et d’obstacles.
D'abord, parce que nous avons tendance à vouloir ignorer que notre environnement, ancien et actuel, conditionne plus ou moins, tant nos désirs que nos décisions à « l’insu de notre plein gré ». Ensuite parce que persistent en nous des « idées force » dominantes, ou même des pulsions et instincts archaïques. Et puis du fait de notre rôle social qui fait qu’on peut vouloir dormir mais qu'on « veut » d'abord finir un travail, et qu’on s’endort malgré tout. Ni ce que l’on veut, ni ce que l’on peut, ne nous appartient pas en totalité.
Descartes préconisait de « changer mes désirs [plutôt] que l'ordre du monde », c'est-à-dire à ne pas désirer l'impossible et à réformer ses propres habitudes, plutôt que de vouloir bouleverser le cours des événements, sur lequel nous n'avons pas vraiment de pouvoir. (1)
Dans « Une brève histoire de l’humanité », Yuval Noah Harari pose ce qui est, pour lui, la question primordiale: « Que voulons-nous vouloir ? » Tout dépend de ce que nous voulons devenir et de ce que nous voulons vouloir. L’homme peut tout, le meilleur comme le pire, et détient une liberté totale, qu’aucune entité ne contrôle. Si l’on s’en tient à « vouloir, c’est pouvoir », nous donnerons le plus souvent dans le pire plutôt que dans le meilleur : « À force de s’habituer à l’inhabituel, nous finissons par accepter l’inacceptable. » écrit-il.
Mais si nous interrogeons ce proverbe, en nous demandant si « vouloir, c’est pouvoir? », nous faisons en sorte qu'une pensée, qu'une idée, qu'un affect, qu’une vision de la réalité, qu’une action de notre volonté, deviennent communs, avec autrui, et dans ce processus dynamique, que différents niveaux de sens circulent simultanément qu’il s’agisse du vouloir et du pouvoir.
N.Hanar
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NOTES
1-Descartes - « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content: car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux.
Le rêve existe-t-il encore ?
Il ne s’agit pas, dans cette question, de ce phénomène psychique universel, qui n’a lieu, au sens propre, pendant le sommeil. En dormant, nous avons conscience d’images, de scénarii, qui traversent notre esprit, sans, sur le moment, être conscient que l'on rêve, une hallucination qui résiste jusqu’à quelques instants après notre réveil. (Descartes : « je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors. »
Ce phénomène est universel tout en manifestant chez chacun, un caractère étrange, singulier, mais unique.
Ce qui fait que la question de savoir si ces rêves que l’on fait en dormant ont un sens, pour le rêveur, s’est toujours posée, en devenant une évidence pour beaucoup.
Il y a plus de 22 siècles, l’Onirocriticon d'Artémidore d'Éphèse, était un recueil donnant l’interprétation de plus de trois mille rêves, selon d’encore plus anciennes traditions, recueillies auprès de mages et de devins. Renommé au Moyen-Âge la « Clé des songes », cette volonté d’interprétation est devenue depuis, le titre de nombreux ouvrages, prétendant expliquer le sens caché des rêves, qui, le plus souvent, prétendent à une valeur divinatoire quant à l’avenir du rêveur, à l’instar des horoscopes.
Ce qui avait fait dire à Coluche: « Si ton futur dépend de tes rêves. Ne perds pas de temps, va te coucher.
Notre époque a vu Freud changer ce point de vue, en recherchant plutôt la fonction du rêve qui serait "la réalisation de désirs inconscients, le relâchement de la censure, qui s'expriment parfois dans le rêve d'une manière indirecte", ou les hypothèses neuroscientifiques, qui voient dans le rêve un outil de régulation des émotions, chargé de remettre à niveau les fondements psychologiques d'un individu.
Or, si le rêve qui fait l’objet de notre sujet, est une construction de l'imagination à l'état de veille, une représentation, plus ou moins idéale ou chimérique, de ce qu'on veut réaliser, de ce qu'on désire, en laissant aller librement son imagination, en construisant une histoire, il se pourrait bien que nous n’en ayons l’idée, ou même la capacité, parce que nous rêvons en dormant.
Par exemple, si je rêve de chevaux ailés, peu importe si cela a un sens !
Mais mon esprit accepte que ces chevaux ailés m’apparaissent comme réels et non comme illusoires, et ainsi ajoute à ma conscience, ce qui peut lui être désigné comme réel. Ces chevaux existent bien dans le contexte de mon rêve.
Pour Bertrand Russell, l’affirmation : « Les licornes existent », est fausse, au motif que nous ne rencontrons pas de licornes dans les rues. Mais c’est aussi une pensée vraie, si l’on regarde des films d’animations ou si on lit des contes : ce que nous pensons est vrai ou faux l’est à l’intérieur d’un certain champ de sens. Dans le champ de sens cinématographique, ou littéraire, les licornes existent, ont une présence, font l’objet d’une expérience de pensée, sans avoir à être en dehors de cela. C’est aussi ce qui permet les croyances, et les différentes perspectives du monde! D’autant que la réalité elle-même, reçoit d’autres déferlements d’images artistiques, publicitaires, ainsi que des fictions de violences, d’amour ou d’érotisme qui sont autant de rêves préfabriqués supposés possibles dans la réalité. Même les informations se doivent d’être spectacle.
Ainsi, nous ne percevons pas la réalité uniquement à travers nos cinq sens. Dire que seul existe ce qui est matériel, expérimentable ou culturel, ce qui se trouve quelque part, repérable dans le temps ou dans l'espace, aboutit à un rapport au réel limité, et même illusoire.
D’ailleurs, l’étymologie d’exister, (latin ex-sistere) ramène à ce qui nait, qui sort d’un ailleurs, et se « tient au dehors ». Même si longtemps cette étymologie a permis de faire entrer dans l’existence des instances extérieures à l’humain, métaphysiques ou divines, c’est aussi ce qui permet d’intégrer à la pensée, par l’effet et la conscience du rêve endormi, toutes les formes d’altérités et de possibles, et ainsi, une action sur le réel.
Certains, ont évoqué, lors du choix du sujet de « rêves prémonitoires », qui se sont réalisés. Je pense que c’est justement parce qu’ils ont été rêvés ensommeillés, qu’ils ont permis, au réveil, de donner l’idée d’agir de manière à ce qu’ils deviennent effectifs.
« J'ai fait le rêve qu'un jour, cette nation se lèvera et vivra la vrai signification de sa croyance : "Nous tenons ces vérités comme allant de soi, que les hommes naissent égaux". J'ai fait le rêve qu'un jour, sur les collines de terre rouge de la Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d'esclaves pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité. J'ai fait le rêve qu'un jour, mes quatre enfants vivront dans une nation où ils ne seront pas jugés pour la couleur de leur peau, mais pour leur caractère ».
Martin Luther King.
« C'est justement la possibilité de réaliser un rêve qui rend la vie intéressante ». écrivit Paulo Coelho.
Pourquoi, aujourd’hui, se poser la question : « le rêve existe-t-il encore ? », donc si une construction de l'imagination à l'état de veille, destinée à échapper au réel, à satisfaire un désir, est encore d’actualité ?
Bien entendu, le fait de laisser aller librement son imagination, peut engendrer une idée chimérique, un idéal absolument inatteignable. Ou n’être qu’une consolation, lorsqu’on ne peut atteindre ce que l’on voudrait réaliser effectivement, et éviter de se sentir médiocre ou insatisfait.
Alfred de Vigny, écrivait dans son « Journal », (en 1851) à propos de la poésie et du rêve d’évasion : « C'est le rêve qui est ma vie réelle, et la vie en est la distraction ».
En fait, nous rêvons (presque) tous, d’un monde de paix, d'un projet, d'un désir, d’une autre manière de vivre, d’un amour, voire d’un objet matériel, de châteaux en Espagne, d'îles lointaines, de bonheur, de fraternité, etc..
Mais nous savons bien que le monde ne se réduit ni à la manière dont on se le représente, ni à nos rêves.
Rêver, c'est exercer la liberté de l'esprit, pour se cogner avec conscience à la réalité des sociétés, qui, par une espèce de «mensonge», refusent de voir le monde tel qu'il est et cultivent l'illusion.
Ces mensonges sociaux (liberté, égalité, fraternité, par exemple !), sont des fictions à objet moral, des fables des récits allégoriques, des mythes, qui traitent des valeurs morales de façon à les instituer, mais qui habillent néanmoins la vérité. Cependant, rêver permet de se confronter à soi, de s’ouvrir, de se projeter sans confisquer ses affects, sans boucher une source qui veut jaillir.
« Rêver permet de vivre ce moment (sa vie) avec les leçons de son passé et les rêves de son futur ». Coelho.
Ce qui pose la question de vivre la vie dont on rêve ou de rêver la vie que l’on vit. Proust y répond ainsi : « Il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre, ce soit encore la rêver ».
Par les rêves éveillés, rien ne nous empêche de faire « comme si », sans vivre dans l’illusion, parce que: « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n'en rêve votre philosophie ». écrivait Shakespeare
L'imaginaire et le réel ne se contredisent pas. Si la réalité est bien ce qui est présent, ce qui résiste au désir, l'imagination nous présente ce qui est absent, en permettant de produire, de créer.
« C'est justement la possibilité de réaliser un rêve qui rend la vie intéressante ». Coelho
Alors, tout rêveur, est-il un utopiste ou un créateur potentiel ?
L'utopiste croit à un plan imaginaire, de gouvernement, de vivre ensemble, ou de bien être possible, pour une société future idéale, qui réaliserait le bonheur de chacun. Ce n’est pas un idéaliste qui oriente sa pensée, son action, sa vie, d'après un idéal, sans tenir compte de la réalité, ce qu’on fait les marxistes.
On ne devrait pas les confondre, parce que l'utopie est une fiction politique, qui n'aurait plus qu'à être réalisée pour faire le bonheur de tous. Comme chez Platon, dont la « République » ne se trouve « en aucun lieu de la terre », comme chez Thomas More dont la « cité imaginaire » ne se situe «nulle part».
Peut-être Marx et Engels ne rêvaient-ils que d’une cité imaginaire, et non d’une cité à réaliser réellement, dont la réalisation a amené au totalitarisme.
Parce que la finalité de l'utopie est une critique de la société telle qu'elle est, un exercice stimulant, une critique de ce qui est, au profit de ce qui pourrait être. Ce n’est pas un rêve, mais surtout ce qui doit nous faire penser.
Paul Ricœur : « L’effet que produit la lecture d’une utopie est la remise en question de ce qui existe au présent : elle fait que le monde actuel paraît étrange. Nous sommes ordinairement tentés d’affirmer que nous ne pouvons pas mener une autre vie que celle que nous menons actuellement. Mais l’utopie introduit un sens du doute qui fait voler l’évidence en éclats... L’ordre qui était tenu pour allant de soi apparaît soudain étrange et contingent. Telle est la valeur essentielle des utopies.
A une époque où tout est bloqué par des systèmes qui ont échoué mais qui ne peuvent être vaincus... l’utopie est notre ressource. Elle peut être une échappatoire, mais elle est aussi l’arme de la critique. » L’utopie agit comme le doute cartésien ou comme l’étonnement qui préside à la naissance de la philosophie. Mais elle le fait dans un récit, grâce à l’imaginaire, sans toujours nous dire si elle veut ou non être réalisée. Elle nous apprend à penser en inventant, à revenir au réel après l’avoir un instant quitté, pour finalement mieux l’interroger. »
Le rêve, est, au contraire, directement créateur. Les sociétés dans lesquelles nous vivons construisent, par la culture, l’éducation, la manière dont nous percevons le monde, les contraintes, les obligations qui limitent notre liberté, nos instincts, notre perception de l’autre. Lorsque ce poids devient trop lourd, déplaisant, injuste, parce que nous réfléchissons, nous rêvons alors possible de changer la morale et les relations humaines, le monde tel qu’il est. Nous pouvons, à notre tour, construire un récit qui se situe dans les limites du possible, mais qui manifeste surtout une différence par rapport à la réalité jugée cruelle ou tragique. Rêver existe encore parce que nous en avons besoin, du fait de notre finitude, de notre condition humaine, la perspective intolérable du vieillissement et du trépas.
Est-ce que seul ce qui est présent, mérite d’occuper la pensée. Le rêve nous permet d’accéder à l’absence : ce qui n’est pas là mais qui n’est pas rien. Socrate l'avait déjà constaté, au terme d'une vie pourtant consacrée à la recherche de la sagesse : « tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien, » avait-il fini par conclure.
C’est «l’absence » qui permet de s’écarter de l’évidence de jugements sur le monde, sur les événements, sur le seul « présent », qui ne se ferait qu’à partir des seules certitudes qui aveuglent et égarent, renforcent nos préjugés et nos a priori, limitant nos commentaires aux apparences, de sorte que l'on finit par être soi-même absent du monde et de ses évolutions. (1)
Non seulement le rêve, existe encore, mais il est nécessaire afin d’élargir et de dé-limiter notre pensée!
Ceux qui attendent le Godot de Beckett, (l’homme qui ne viendra jamais), mettent bien en évidence, l’absurdité de vies qui se confinent, se murent, dans l’attente, ainsi que le ridicule de cette attente, par la scène de la ceinture destinée à la pendaison, qui se casse après avoir fait tomber le pantalon!
Il ne faut pas raisonner, comme nous avons tendance à le faire, à partir de couples d'opposés comme l'absence et la présence, le dedans et le dehors, par ce que le réel, ce qui est présent, ne se limite pas à ces comparaisons. Le rêve, est ce qui donne sens à une absence en y installant un récit, des projets, des hypothèses. Ainsi il altère la présence mais ne s'y oppose pas comme quelque chose d'extérieur, mais se trouvant à son intérieur même, il crée, sinon toujours une autre réalité, au moins une perception différente de celle qui est vécue. (2)
Ainsi, la réalité ne se limite pas à la présence de ce qui est observable, matériel, expérimentable, mais intègre ce qui en est absent, et permet à l’esprit d’intégrer une pensée du changement, sans l’enfermer dans la finitude. Le perçu ne constitue plus la totalité de la réalité, qui n’est plus réductible à ce que j’en perçois, mais s’enrichit de tout un perçu potentiel. Elle est vue différemment, même si elle reste le meilleur des mondes impossibles.
Sartre développe dans l’Etre et le Néant que l’homme se doit d’être libre. Mais être libre, « ce n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit-ce qui n’aurait point de sens- mais SE choisir dans le monde, quel qu’il soit ». Sinon ce serait Camus : « l'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde.
Mais, attention, se choisir, s’aider de la nécessité du rêve, ce n’est pas tomber, comme nous le faisons , dans le tout-à-l’égo.
Le silence déraisonnable du monde, est aussi l’une des caractéristiques du divin. Moïse reçoit les tables de la loi et ensuite il les brise. Son Dieu doit rester silence afin que ses lois puissent devenir celle des hommes. Lorsque des religieux ont estimé nécessaire, par différents moyens, de faire dire la parole de Dieu par des hommes, fils, apôtres, ou prophète, les lois divines ont cessé de s’appliquer dans le monde.
C’est le silence divin qui donne à l’homme la possibilité de rêver le sens, d’interpréter, de construire et de déconstruire.
C’est pourquoi, à l’origine de bien des religions, le nom de Dieu ne peut être prononcé et son image est interdite. Le silence divin crée un espace où apparaît notre liberté.
Le rêve a ceci de commun avec le virtuel, qu’ils sont deux manières d'être différentes, sans être opposées. Comme le rêve et la réalité : si l'arbre est virtuellement présent dans la graine, ce n'est pas en opposition au réel, il n’est simplement pas encore actuel, mais à l’état latent, potentiel. Il ne lui manque que l'existence, qui se produira, ou non, de manière souvent imprévisible, répondant à une multiplicité de paramètres.
Je porte virtuellement en moi le salaud, la brute, le sage, l’amoureux, le savant, l’artiste, l’imbécile, le passionné, le croyant, le philosophe ou le fanatique etc. Ce virtuel, comme le rêve est ce "hors-là" dont parle Michel Serres. L'imagination, la mémoire, la connaissance, nous ont fait quitter le "là" bien avant l'informatisation et les réseaux numériques. Ce qui ne les empêche ni d'exister, ni de produire des effets.
Exister, qu’est-ce que ça veut dire ? Ex-sistere c’est bien ce qui nait, qui sort d’un ailleurs, et se « tient au dehors ». Ce qui est l’extérieur existe comme une force centrifuge qui pousserait vers le dedans tout ce qui remue en moi, images, rêveries, projets, fantasmes, désirs, obsessions. « Ce qui n’ex-siste pas in-siste. Insiste pour exister », dit Michel Tournier.
« Exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même ». Henri Bergson –dans « L'Évolution créatrice »
Ce qui est hors de notre contrôle, nous transforme, comme ce que nous ressentons devant un tableau, une musique, un impossible rêvé, qui ne correspondent pas à la tradition culturelle à laquelle nous sommes habitués. Nous pouvons prendre le risque d’y perdre notre harmonie intérieure au profit d’un déséquilibre qui pourtant ouvrira d’autres perspectives.
Rêver sa vie est ce qui permet aussi de la vivre en informant, consolidant le vécu, sans avoir toujours le nez plaqué contre la réalité. Rêver est cet écart qui nous permet de saisir d’où vient notre goût pour telle ou telle chose ou notre préférence pour tel ou tel choix de vie. Sinon, nous ne nous verrions pas vivre et peut-être même ne saurions-nous même pas que nous sommes vivants.
Nous avons la capacité de nous projeter dans l’avenir, de nous créer un personnage, en partie composé par ce dont on rêve, en ne nous conformant pas aux attentes de notre environnement.
Le réel, auquel nous n’avons pas accès, est beaucoup plus vaste que la réalité qui nous entoure, dont nous savons, de plus, qu’elle est éphémère.
Si le rêve n’existait plus, nous n’existerions plus.
N.Hanar
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NOTES
1) Le vide - Le vide peut être considéré comme le lieu où il n’y a rien, qui n’est pas (encore) occupé, qui est potentiellement fécond. Quand il y a quelque chose, plutôt que rien, l’espace, l’esprit, l’action, ne doivent pas être limités à l’interprétation, empêchant la création.
Supposons plutôt que tout soit plein. Plus rien n’est à faire ! Il faut qu’il n’y ait rien pour laisser la place au devenir, au mouvement, à l’élan. C’est pourquoi les Kabbalistes pensent que Dieu est celui qui a créé du vide et non celui qui crée à partir de rien. C’est pourquoi Lao-Tseu : « l’argile est employé à façonner des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage », et « il n’est de chambre ou ne soient percées portes et fenêtres, car c’est le vide encore, qui permet l’habitat ».
Le silence est inhumain, mais il ME parle disait Saint-Exupéry .[ ] Quelque chose rayonne en silence. Ce qui embellit le désert, dit le petit prince, c'est qu'il cache un puits quelque part ».
2) Comme l’écrit Patrice (en 2017) « l’absence laisse des traces » L’absence est l’inexistence spatio-temporelle, la non-présence à tel endroit et tel moment, du monde, d’un être, etc…Mais dès que l’absence est pensée, nommée et ressentie, elle se révèle comme trace de présence, car une trace est la marque présente, le signe actuel d’une absence ».
La réalité en effet est multi référentielle, a de multiples « champs de sens » (Markus Gabriel), et la « présence » verbale d’un sens renvoie à l’absence de tous les autres. Par exemple, dire d’une tache de café sur la nappe qu’elle est belle (référentiel esthétique), renvoie à l’absence de sa saleté… »
L’absence est une trace mémorielle - Pour Ricœur (Temps et Récit - Mémoire, Histoire et Oubli), la mémoire est une trace de la réalité, c’est-à-dire la « présence » signifiante d’une réalité absente, son sens. [Or] la mémoire est infidèle, voire fictionnelle, et les faits sont interprétés : une narration est toujours sélective, elle est bien la « présence » mémorielle d’une réalité absente (par ex. actes glorieux), et en même temps l’absence de la réalité « oubliée » (par ex. actes honteux) ».
N.Hanar
Qu’est-ce que l’âme ?
La notion d’âme a d’abord constitué une réponse à la question: « qu’est-ce qui fait de l’humain un être qui se distingue des autres éléments de la nature?». C’est l’idée d’un supposé dualisme, par lequel l'humain serait composé d'un corps et d'une âme, (anima, psyché), qui a longtemps permis d’expliquer cette différence, l’âme étant alors ce qui anime un corps uniquement matière, et lui permet de se mouvoir, de sentir et de ressentir.
Au même titre que l’animal, qui peut également sentir et ressentir (le même mot latin anima, a donné le terme « animal »), mais qui n’est pas capable pour autant de penser ou de raisonner abstraitement.
Parce que c’est bien le corps, par ses fenêtres ouvertes sur le monde extérieur, qui communique, parle, écoute, regarde, sent et ressent. C’est l’esprit, attribut exclusif de seuls les humains, qui permet la pensée, la réflexion. Il est anonyme, universel, et constitue une réponse à ce qu’est l’humain, qui suffit aux matérialistes, mais non toutes les explications des comportements humains.
Ce n’est pas seulement parce qu’aujourd’hui, nous n’imaginons plus réduire le corps à un objet uniquement mécanique, que je voudrais montrer que la notion d’âme conserve une actualité. Encore faut-il qu’elle ne soit pas confondue, comme cela se fait souvent, avec l’esprit. Je la vois plutôt comme ce qui permet la différenciation de l’individu d’avec un ordre du monde considéré comme incontournable, lorsqu’il manifeste sa singularité, voire sa liberté. Parce que la pensée, considérée comme la seule ouverture sur la réalité, peut laisser certains, prisonniers de leur entourage, de leur culture, de leur époque, de leurs habitudes. Alors, ils ne disent, ne voient, n’entendent et ne sentent que ce que le conformisme social commande. Ils ne parlent pas, mais sont parlés, ils écoutent, mais n’entendent que ce qui leur convient, car leur esprit clos, replié sur lui-même, immunisé contre toute contamination, est fermé à la complexité du monde.
C’est ce que souligne, il me semble, l'allégorie de la Caverne, qui met en scène des hommes enchaînés et immobilisés dans une « demeure souterraine », en forme de caverne. Dans ce lieu de l'enfermement et de l'ignorance, qu’ils occupent depuis leur naissance, ils n'ont jamais vu directement le soleil, source métaphorique de toute lumière. Ils ne voient, par un feu allumé derrière eux, que les ombres de ce qui est projeté contre le mur. Ce ne sont que des apparences qui leur font croire qu’il s’agit de la vérité, alors qu'ils restent ignorants de la lumière, de la liberté, du savoir et du réel.
On peut très bien interpréter le texte de Platon comme une réflexion sur les préjugés et le conditionnement des esprits, qui invite à rejeter toutes formes d'idées reçues et à se montrer vigilants sur ce qui est parfois imposé comme étant la vérité. Les prisonniers de la caverne représenteraient ceux qui préfèrent ne pas s'interroger ni remettre en cause un savoir ou un ordre établi.
Lorsque Platon nous dit que Socrate considère le monde sensible comme la prison de l'âme, il dissocie l’âme et du corps, ce « tombeau » qui circonscrit la pensée aux exigences corporelles (d’autant que l’espérance de vie était courte, de l’ordre de 25 ans). Disjoindre âme et corps est ce qui permet de rendre de la liberté aux humains, afin de permettre à la pensée de s’échapper du monde visible, donc de son inscription dans un lieu, avec ses contemporains. L’âme, séparée du corps, n’est alors plus soumise et prisonnière de l’ordre du monde, et peut accéder, aussi, à la connaissance de sa complexité. (1)
Celui qui se défait de ses chaînes est vraiment lui-même. Or, «être vraiment», c’est être soi-même, et ce qui fait la singularité de chaque individu peut être appelée « âme », parce que «nul, ne peut ressentir à ma place, ni tout à fait comme moi» (Comte Sponville), ni, ainsi, penser et agir comme moi. C’est cette âme » qu’un humain peut perdre, et c’est la singularité qui permet de dire qu’un lieu ou une œuvre, peut avoir une âme.
Ces deux entités séparée, corps et âme, qui se rejoignent en un «corps animé», est une vision qui néanmoins possède, pour nous, beaucoup plus qu’un intérêt historique, c’est pourquoi il faut y revenir.
On ne voit pas l’âme, on ne sait pas où elle est, on ne peut ni la décrire, ni en faire un sujet d’expérience, mais sans elle, nous ne serions « animés » que comme les bêtes, ou que par notre esprit. Alors il avait fallu la matérialiser, la situer, voire la peser et déterminer sa provenance, du fait de l’importance qui lui avait été attribuée! Encore en 1907, le médecin américain Duncan MacDougall pesait six patients moribonds avant et après leur mort, pour en déduire, qu’au moment de la mort, l'âme s'échapperait du corps humain, l’allégeant du poids de 21 grammes. (Bien qu’un seul des six mourants ait montré cette différence de poids !).
L’âme a d’abord été considérée, au temps d’Homère et des présocratiques, comme une chose matérielle, un composé naturel d’atomes, qui anime et meut les corps, relevant de l’ordre du monde, ne laissant pas donc de place à la liberté et à l’indépendance humaine. Le cosmos des grecs anciens, était clos, hiérarchisé, un ordre qui assignait une place immuable à chacun. Ainsi il y avait des citoyens, des hommes, des étrangers, des métèques, des femmes et des esclaves. Tous nécessaires à l’ordre de la cité, qui ne fonctionne bien que si chacun reste à sa place, à son rang. Ce qui montre la dimension « révolutionnaire » dont on souffert Socrate/Platon, pour qui le philosophe est celui qui prend le risque de partager la complexité à laquelle il a pu accéder. Libéré de ses chaînes, il retournera dans la caverne, auprès de ses semblables, pour leur apporter sa connaissance. Au risque que ces derniers le reçoivent très mal, refusent de le croire, ou veulent le tuer. (2)
Descartes, quant à lui, entendait “démontrer la distinction réelle de l’âme et du corps”, conçus comme deux substances, l’une matérielle, régie par la mécanique, soumise à des contraintes naturelles, l’autre, sans substance matérielle, pensante et libre, parce que sa nature est de penser. Se demandant comment pouvait se réaliser l’union, la coexistence en chacun de nous, d’une âme et d’un corps, Descartes postule l’existence d’une glande pinéale. Depuis l’hypophyse, à la base du cerveau, la glande pinéale, un petit truc en forme de pomme de pin situé au milieu du cerveau, qui recevrait toutes les informations corporelles et les transmettrait à l’âme. La liberté humaine consiste alors à changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde.
La différentiation totale de l’âme, sublime et immortelle, et du corps périssable, la plus marquante, sera celle développée par le christianisme. Pascal soutient que la matière n’étant pas capable de penser, il faut introduire un principe non matériel pour comprendre l’existence de la pensée. L’âme immatérielle offre une solution au problème. Le corps ne pense pas, c’est l’âme qui le fait.
Mais si certains y voient la volonté du christianisme de dénigrer le corps et ses plaisirs, il s’agit pour d’autres de l’idée de libérer de l’esclavage des peuples soumis soit à des tyrans soit à des plaisirs qui ne laissent pas de place à la liberté. Comme l’ont fait Moïse, Jésus, voire Marx, qui voulaient, avant tout, libérer les hommes d’une forme d’esclavage, une soumission à un certain ordre du monde, (et ne cesseraient de se retourner dans leurs tombes, s’ils pouvaient voir ce qui est advenu de leurs pensées.(
Si l’on en reste à l’idée que l’âme seule est ce qui produit la présence de vie et de mouvement dans un être, expliquant la capacité d'un être à penser, qu’elle est, ce qui distingue les êtres pensant de l’inerte, de l’inanimé, elle a ainsi pu être considérée par certains comme ce qui peut rendre immortel: le corps humain meurt et se désagrège, mais son âme subsisterait. Pour d’autres, la fonction de l’âme, séparée du corps, a eu pour conséquences ou pour une volonté d’organisation sociale, la domination masculine sur les femmes !
Ce qui fait que la notion d’âme séparée, est historiquement et anthropologiquement importante. Elle a surtout servi à maintenir l’idée d’un ordre du monde que ce soit celui du cosmos des grecs anciens, celui de la domination d’un ou plusieurs dieux sur l’humain, ou des pouvoirs de ceux qui se veulent des dominants.
Peut-être est-ce Kant, qui, lors du siècle des Lumières, amena un changement de perspective en considérant l’âme individuelle comme le minimum d’unité qu’il faut postuler chez autrui afin de le tenir pour une personne capable d’agir et de répondre à la première personne et, à ce titre, d’apparaître digne de respect. Ce qui devait mettre fin à cette notion d’ordre du monde.
Remarquons que dans cette idée, le texte biblique, dit que l'Homme ne possède pas une âme, il est une âme.
Ne pas pouvoir nommer Dieu, rendre son nom imprononçable, (il n’y a pas de voyelles dans la thora originelle), ne même pas pouvoir représenter son visage, le rend in-appropriable. Il est Autre, forcément reconnu comme autre. C’est la reconnaissance de l’autre, en général, qui est recherchée ainsi par le Texte. L’âme induit le respect, qui permet d’entrer en résonnance avec ce qui est autre.
C’est ainsi que l’on peut sortir du préjugé, des masques, de tout ce qui recouvre cet autre qui est en-face de soi. S’il est antipathique, coléreux, différent, ce sont ses attributs, que l’on peut choisir d’enlever afin de découvrir ce qu’il est, même s’il s’inflige lui-même des caractéristiques qu’il estime nécessaire afin de « trouver sa place » dans une société ou de manifester ce qu’il pense sincèrement être, prisonnier de son propre personnage. Ce n’est que son écorce. (3)
Aujourd’hui, la tendance est d’évacuer cette notion d’âme, sauf dans des croyances ou par une foi obéissante à l’ordre du divin. Avec l’avènement de la pensée scientifique, l’idée d’une localisation du l’âme ou d’un siège de la conscience, est abandonnée et l’âme se confond, de manière impropre, avec l’esprit,
La notion d’âme n’est plus utilisée en science, ni en philosophie. Les textes anciens sur l’âme sont surtout réinterprétés pour en tirer encore une utilité, laissant les rapports âme/pensée/esprit dans la confusion.
Par exemple, la morale, ou plutôt LES morales, sont produites par des ensembles d’individus, selon l’époque et le lieu de leur existence, et certaines, comme celle des humanistes des Lumières, se veulent universelles (Kant). Il s’agit d’un rapport au monde qui s’approprie l’autre, alors censé se soumettre à une morale, donc à un « ordre du monde » particulier, pré-défini.
L’éthique, instaure un autre rapport au monde, qui consiste à faire le vide en soi, se retirer, se défaire de soi-même pour envisager l’autre, considérer son visage comme le soulignait Lévinas, afin d’agir et d’être en lien avec l’événement et non plus avec un soi qui ne considèrerait que ce que l’autre devrait être. Une dimension essentielle de l’éthique, fondée sur l’impossible appropriation de l’autre, que Levinas appelle la caresse… et qui à laisse l’autre la possibilité d’être, d’exister en tant « qu’âme ».
Si l’autre présente tous les symptômes de cette société malade qu’est la nôtre : entre femmes battues, personnes alcooliques, droguées, «bloquées» dans leur vie par ce qu’elles ont vécu, qui un viol, qui un inceste, etc., des personnes dans une misère matérielle insurmontable, handicapées n’ayant plus la force de « s’en sortir », de retrouver « du souffle », (l’âme en latin), l’attitude éthique consiste à les amener à « se souvenir qu’elles ont un futur».
Pour de nombreux scientifiques, (peut-être de moins en moins), comme pour des matérialistes résolus, l’affirmation que seul existe le corps, et que toute notre vie émotionnelle lui est réductible, ne fait aucun doute. Et pourtant nous avons du mal à accepter le discours disant que nos rêves, nos émotions, nos pensées ne sont rien d’autre qu’une affaire de connexions synaptiques et d’hormones, car cela ne parvient pas à restituer la richesse de notre vécu … La description scientifique du cerveau ne nous semble pas suffisante pour expliquer, à elle seule, la manière dont nous donnons un sens à notre vie.
Affirmer qu’il n’y a que de la matière, c’est finalement ne pas dire grand-chose. Comprendre l’explication des processus physiologiques qui sont derrière nos actes mentaux, doit laisser une place à des descriptions complémentaires, à quelque chose comme un « je ne sais quoi » qui s’y ajoute. Peut-on, selon Marcel Gauchet, remplacer le “je pense donc je suis” par un “je suis mon corps”», qui serait, à lui seul, le gardien du passé, selon Proust, ou l’acteur de nos désirs inconscients, avec Freud. Parce que, malgré ce que la biologie et la neurobiologie savent décrire, nous ne nous sentons jamais obligés d’y adhérer pleinement.
Nous avons toujours le sentiment que ce qui fait de nous des humains n’est pas réductible à la seule action du cerveau (ou du système digestif). Mais nous ne pensons plus cette âme comme interface entre le naturel et le surnaturel, le divin, ou le transcendant. Il subsiste dans le langage courant, la poésie et la littérature, la notion d’âme, comme « un supplément d’âme », un plus, un « je ne sais quoi », qui incarne un ressenti, une idée, une pensée originale, dans les dires, les objets du monde, et les raisons de nos actions.
Pour Simone Weil, ce qui nous distingue des instincts naturels et des animaux, afin de répondre aux besoins de survie, de reproduction et aux conflits de la meute, c’est l’aptitude à distinguer ce qui nous fait du bien de ce qui nous fait du mal : «Il y a dans tous les êtres humains sans exception, depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, en dépit de tous les crimes commis, soufferts ou observés, un « je ne sais quoi» qui s'attend avant tout à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est ce « je ne sais quoi » avant tout qui est sacré.»
Nous n’en sommes plus à une « âme », qui avait permis aux sociétés humaines de créer une séparation entre les différents éléments qui composent l’humain, séparation expliquée en son temps, par un «dehors», qu’il soit divin ou relatif à un ordre du monde.
Ce « je ne sais quoi » est-il une bonne réponse aux questions que se posent les humains?
Jankélévitch revendiquait le “je ne sais quoi” et le “presque rien”, qui seraient ce qui fait la différence entre un comportement, moral et un autre, qui respecteraient tous les deux la loi, ou entre une oeuvre d’art et une autre qui respecteraient toutes deux les formes de l’art: un quelque chose d’impalpable mais fondamental: un “je ne sais quoi” qui ferait la différence entre un chef d'œuvre et une œuvre laborieuse, entre un comportement injuste ou moral, sans que nous sachions pourquoi. Il faut bien donner un nom à ce qui est impalpable, l’âme explique « tout ce surplus qu'on ne peut pas expliquer par la raison, dit Jankélévitch. »
Jean François Kahn écrit, énervé contre l’usage fait du mot « âme »: « Pourquoi et comment la vie et le mouvement? L'âme ! Ce qui fait la différence entre l'animal et l'homme ? L'âme ! Ce qui nous extrait du règne de la matière ? L'âme ! Ce qui nous rend immortels malgré l'apparence de la mort corporelle ? L'âme ! Ce qui fonde la morale, explique la pensée, induit la sensibilité ou la passion ? L'âme ! Réponse à tout. Rien de plus pratique [ ] Un trou, une béance à combler ? L'âme ! [ ] Le nom que l'on peut donner à n'importe quel « je ne sais quoi ». Inutile de s'en priver : ainsi Platon en imaginait trois et Aristote cinq. Une âme par processus. [ ] C'était très valorisant: on avait une « âme ». Et on était les seuls, dans la nature, à en avoir une. Supériorité entre les créatures, qu'on en vint à refuser aux Indiens d'Amérique, aux Noirs et même aux femmes. Trop d'utilisations possibles dénaturent le produit d'appel. En tant que joker, l'âme est biseautée ».
Pourtant, lorsqu’on dit de certains lieux qu’ils n’ont pas d’âme, on sous-entend quelque chose, un « je ne sais quoi », autre chose que ce qui peut être cerné, décrit, par nos référentiels. Ainsi s’ouvre un autre espace, une dimension qu'on ne saurait précisément définir, ce qui donne « un supplément d'âme », à un lieu qui « manque d’âme », à un homme qui a des « états d’âme »ou qui y « perd son âme. » Une maison, une œuvre d'art ou un simple objet peuvent avoir alors une âme: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme - Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?», écrivait Lamartine
Cette âme-là est peut-être le fondement de l'identité, de ce qui fait de chacun de nous un être unique: lorsqu'on meurt, on «rend l'âme», même si on ne sait pas à qui. L'âme se différencie par-là de l'esprit qui est le même en chacun de nous, incarnant une idée, une pensée originale et désignant, non ce par quoi nous sommes universels, et montrant, au contraire, ce par quoi nous sommes uniques.
Les progrès des sciences et de la médecine, l’essor et les diktats de la société de consommation ont vu, de nos jours, triompher le corps. Soigné, entretenu, dévoilé, désiré, glorifié, il occupe désormais toute la place. Or évoquer l’âme nous dégage de l’horizon imposé par le corps, borné par le fait de vivre et de mourir [ ] et ouvre un autre espace, où librement se mouvoir». (Philomag n°31). Ainsi on sous-entend que notre identité ne peut pas être cernée, étant ce qui peut faire apparaître autre chose. L’âme pensée ainsi ouvre une autre vision de l’humain, d'où il peut tirer cette énergie, cette volonté, ce « conatus », qui permet de résister aux choses futiles, sans importance, que l’on veut lui imposer.
Alors, expression d'un « moi » profond, manière d'exprimer un « inexprimable », infusé d'un sens auquel on était provisoirement incapable de donner sens, ce mot qui ne recouvre peut-être aucune réalité, se révèle d'une richesse et d'une utilité formidable. Pour signifier qu'il manque à la société une dimension qu'on ne saurait précisément définir (latente, implicite ou en devenir), on dira qu'elle a besoin «d'un supplément d'âme», à un lieu qu’il « manque d’âme », qu’un homme a des « états d’âme »ou qu’il y « perd son âme ».
Le contexte actuel dans son ensemble, réseaux, informations, médias, conspire à cette perte: ils influent sur notre façon de comprendre ce qui survient et sur notre manière d'agir, face à un réel extérieur trafiqué, voire désigné par un nouvel « ordre du monde » censé être incontournable.
C’est alors ne pas pouvoir être plus que à sa place dans un ordre du monde pré-organisé, et c'est cet enfermement (coupé du vrai, coupé du monde, coupé de tout) qui peut nous rendre « sans états d'âme », sans seulement espérer remettre en cause un ordre du monde, sans agir ou s'interroger sur sa pertinence, son éventuel caractère moral ou immoral, sans pouvoir alors agir de manière éthique.
L'expérience ainsi ne se vit plus dans sa réalité, mais par rapport une fin qui ne nous appartient pas. On préjuge de la suite de l'événement, que l'on ne vit plus tel qu'il est, mais par rapport au sens hypothétique qu'on lui assigne, au lieu de penser ce qui arrive, afin de vivre mieux.
L'âme s'oppose par-là à l'esprit qui est le même en chacun de nous, qui désigne ce par quoi nous sommes universels, en montrant, au contraire, ce par quoi nous sommes uniques». Cette idée-là de l’âme est bien le fondement de l'identité, de ce qui fait de chacun de nous un être unique. Toujours individuelle, toujours singulière, l’âme est ce qui manifeste notre manière d'habiter le monde.
N.Hanar
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NOTES
1-Aristote, accentuera cette idée de séparation, mais sans coupure: « l’âme n’est pas dans l’espace à la manière d’un corps : [ ] elle ne s’y trouve que grâce à l’organisme dont elle a pris possession ».
2-Pour Épictète, l’enseignement du stoïcisme, “vivre en accord avec la Nature”, nécessite de ne jamais séparer théorie philosophique et pratique de la philosophie.
Pour les stoïciens, l’âme humaine est matérielle et l’on n’y trouve aucune partie irrationnelle à dompter, dont viendraient les passions, impulsions excessives causées par de mauvais jugements sur les choses. Cela signifie aussi que nous en sommes entièrement responsables. L’enseignement d’Épictète est ainsi divisé en trois disciplines qui correspondent à la maîtrise des trois actes de l’âme (désir, impulsion, assentiment), suivant trois objectifs distincts : ne pas être malheureux en échouant dans ses désirs, ne pas être vicieux en tendant vers de mauvaises actions, ne pas se laisser troubler par des représentations puissantes en jugeant bien en toutes circonstances, le sage ne connaissant aucun manquement.
3-Lévinas ajoute, qu’il s’agit d’une complicité pour rien, d’une fraternité, d’une proximité qui ne se peut que comme ouverture de soi, comme imprudente exposition à l’autre, passivité sans réserve, jusqu’à la substitution et ainsi à la fraternité.
Clément Rosset (dans L’objet singulier, p. 59, à propos de l’objet musical). « C’est une banalité que de remarquer que la musique, à la différence des autres arts, n’est pas représentative, elle n’imite rien… Elle est ainsi création de réel à l’état sauvage sans commentaires ni réplique… Moment de jouissance total sans raison de jouissance… Il n’y a ni message ni récepteur, et celui qui l’entend est perdu dans une béance anonyme,( ] dépourvue de toute couleur ou de toute saveur particulière… ». Elle fait du lien.
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(D’après le dossier de Philomag n° 31, en 2012, Comte Sponville, des sujets traités au café philo et J.F. Kahn, Dictionnaire incorrect)
Le concept d’égalité élimine-t-il les différences ?
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. » (Art.1 - Déclaration de droits de l’homme et du citoyen). Ainsi, sans restrictions, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » : ni hiérarchie, ni privilèges devant la loi, tous doivent être traités de manière identique.
Ce qui sera repris dans notre constitution de 1958 : « La France [ ] assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. D’où notre devise : Liberté, égalité, fraternité», par laquelle l’égalité devient la condition de la liberté
Le concept d'égalité correspond donc à une valeur juridique et constitutionnelle. (1)
Ce n'est pas parce que les hommes sont égaux qu'ils ont les mêmes droits. C'est parce qu'ils ont les mêmes droits qu'ils sont égaux. (Comte Sponville)
L’égalité n’a de sens que lorsqu’elle est relative à une référence : le droit, en l’occurence.
Une égalité de poids, de taille, ne peut exister que par rapport à la référence à une même mesure.
Le signe « = », en mathématiques, indique une identité absolue entre des éléments, une équivalence totale, chaque élément pouvant être substitué à l’autre. Or cette substitution n’est valable qu’en mathématiques.
Même si deux individus mesurent tous deux 1.80m, et qu’ils manifestent une égalité par rapport à une seule ou même plusieurs références, ils ne seront ni identiques, ni substituables.
En dehors de la référence au droit la règle veut que les humains, considérés comme individus, soient parfaitement inégaux, et ce qui va les caractériser, c’est justement leurs différences.
Corriger ces inégalités, les éliminer ou au moins les réduire, en éliminant les différences, ne se trouve pas que dans des écrits de science-fiction ou des idéologies utopiques ou raciales.
Le christianisme avait développé l’idée d’une égalité de nature entre les hommes parce que tous les hommes sont créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Tous ont péché par Adam, tous sont rachetés par le Christ, et tous sont appelés à être sauvés, par une conduite morale en conformité avec des préceptes religieux.
C’est l’introduction de la notion de devoir qui accompagne le droit. Lorsque nous avons le droit à…., nous n’avons pas tous les droits de….
La pensée des Lumières, revendiquera à son tour l’égalité, cette fois laïque, devant la loi et les devoirs. Quelles que soient les circonstances sociales, familiales, etc., tous les citoyens ont les mêmes droits et aussi les mêmes devoirs. Chacun est libre et ainsi n’obéit qu’à soi-même, puisque nous sommes tous différents, mais se doit de respecter les droits des autres. Comme le veulent les impératifs Kantiens.
Or, cette égalité en droits et en dignité met sur le même plan Eichmann et mère Teresa, le bourreau et la victime. Ce sont les différences qui nous inscrivent dans le monde et ce concept d’égalité, même en droit, ne peut pas être juste s’il essaie de les éliminer. Il peut même se révéler une dangereuse utopie s’il est considéré comme un absolu. Le droit change toujours, tout change toujours, et c’est heureux : les inégalités, qui constituent les différences, sont mouvement, distance, la vie humaine en somme.
Ce qui oblige à se poser la question : qui fait les lois, et que contiennent-elles comme volonté, comme projet.
« L’égalité devant la loi, selon Marx, maintient toutes les inégalités réelles, qui trouvent leur expression maximum dans la propriété privée [ou le profit] de quelques-uns seulement.
Ainsi, nous comprenons que le concept d’égalité est avant tout ce qui nous permet de mesurer les différences. Comment ferions-nous autrement, par exemple, lorsqu’on parle de l’égalité de salaire, de l’égal respect dû à chacun, de l’égalité des chances ?
Mais soyons attentifs à cette passion de l’égalité qui s’installe, parce qu’elle devient source de frictions, lorsqu’elle se veut nivellement, ou qu’elle stimule l’envie, lorsqu’elle est habilement utilisé par le consumérisme. Chacun alors compare son jardin et sa voiture à ceux du voisin, et se demande sans cesse pourquoi, ouvrier ou patron, on ne jouit pas des mêmes biens matériels, quel que soit son mérite ou son implication dans la vie de la cité. L’ambition principale n’est plus de se battre pour l’égalité des droits, mais de consommer toujours plus. Le cas de la Chine est instructif : les gens peuvent très bien y supporter de n’avoir ni institutions démocratiques, ni protection sociale, ni système de santé, ni retraite, du moment qu’on leur donne accès à la consommation et aux loisirs.
En fait, nous assistons au quotidien, à des contestations de ce que « dit le droit », lorsque des « différends » sont jugés par des tribunaux, qu’il s’agisse de problèmes de voisinages, d’indemnisations lors de catastrophes aériennes, d’expropriations, de divorces etc….
A force de tout mesurer à l’aulne de l’égalité, lorsqu’elle est censée « éliminer les différences, il se forme une conscience négative de cette égalité. On s’inquiète plutôt du creusement constant des inégalités, on ressent que ces dernières augmentent.
La notion qui nous permettrait d’agir en accord avec nos convictions nous apparait être celle d’équité, plus à même de permettre les épanouissements, d’accepter les différences, les volontés et les désirs individuels.
L'équité désigne une forme de juste traitement dans l'appréciation de ce qui est dû à chacun, fondée sur la reconnaissance des droits de chacun, mais sans qu'elle soit nécessairement conforme aux lois en vigueur. L’équité adapte les conséquences de la Loi (souvent générale) aux circonstances et à la singularité des situations et des personnes. La notion d'équité appelle celle d'impartialité et de justice, tandis que la notion d'égalité se rapproche d’une utopique égalité de traitement.
L’équité est une forme de justice qui prend plutôt en considération l'esprit de la loi que la lettre, pour en tempérer les effets ou la faire évoluer si, comme dit Aristote, "la loi se montre insuffisante en raison de son caractère général". Elle peut dont s'opposer à la loi lorsque celle-ci présente des lacunes ou s'avère inadaptée, voire injuste. C'est une "juste mesure", un équilibre, qui permet de rendre acceptable une forme d'inégalité lorsque l'égalité ne serait pas acceptable. Parce qu’elle tient compte au mieux des différences, que l’égalité peut ignorer, ou vouloir éliminer.
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Je me suis demandé pourquoi ce sujet avait été choisi par ce café philo, questionnant le fait que les différences, caractéristique de l’humain, puissent être éliminées par le concept d’égalité, pourtant fondateur du droit et de la constitution de notre société.
J’ai pensé que cela pouvait provenir, de manière plus ou moins non-consciente, des événements qui se produisent en ce moment, dans nos rues. Je vais donc les utiliser, ce que j’essaie d’habitude d’éviter, afin de tenter de porter le débat, voire de l’élever, si c’est encore possible, non sur des oppositions contre des personnes (un dirigeant en particulier), mais entre des projets, relevant de visions de la société.
Certains rejettent la réforme des retraites, qu’ils trouvent injuste. Ce sont ceux, entre autres, qui ont commencé à travailler tôt qui y perdraient, tout comme les femmes ou ceux en fin de carrière, ou ceux qui bénéficiaient de régimes spéciaux, etc…..
D’autres la considèrent juste. Relever l’âge de la retraite à 64 ans pour tous, sans distinction, permet d’appeler tous les individus, quelle que soit leur situation personnelle, à participer à l’effort collectif pour assurer la pérennité du système par répartition face au vieillissement de la population. Ce qui ne paraît juste, qu’en faisant abstraction des cas particuliers. Sinon, ce serait favoriser une génération, en refusant de faire de quelconques sacrifices au profit de la suivante.
Ce serait vraiment mettre en place une « égalité » en éliminant les différences provoquées par l’existence.
Ce serait faire, en l’ayant incomplètement compris, ce que John Rawls propose dans son livre Théorie de la justice (1971) en mettant la pensée sous ce qu’il appelle un « voile d’ignorance », par lequel chacun doit tenter d’ignorer « sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social », s’il est homme ou femme, malade ou en bonne santé, afin que sa réflexion sur ce qui est juste et injuste soit universelle, au lieu de se résoudre dans une défense plus ou moins avouée de ses intérêts particuliers.
Ainsi, selon Rawls, « le fait d’imposer des désavantages à un petit nombre peut être compensé par une plus grande somme d’avantages dont jouiraient les autres ». Une logique qui revient à accepter de léser les plus défavorisés, les plus fatigués, les personnes aux carrières fragmentées, les plus de 50 ans fragilisés, au nom du bien commun. Supprimer, ou ne pas tenir compte des différences, au nom du bien commun, serait alors source d’inégalités, que Rawls ne juge admissibles que si elles profitent aux plus défavorisés. Mais il est clair que cette réforme a ses gagnants et ses perdants, qui, eux, ne gagnent rien à la réforme.
Alors, est-ce bien le bien commun, qui rabote les différences, en vue du « plus grand bonheur du plus grand nombre », qui doit malgré tout, servir de critère décisif, parce qu’il représenterait le seul fondement valable de toute organisation sociale et politique, nécessaire à la vie, au bonheur et à l’épanouissement individuel et collectif ?
Le problème, c'est que la notion de bien commun est aussi utilisée comme justification du discours de validation sinon d'une idéologie, au moins d’une vision unilatérale du monde, tout comme est utilisée celle qui justifie la priorité de la prise en considération des cas individuels. Les deux attitudes qui s’opposent, le font en utilisant un assemblage, plus ou moins orienté, des opinions les plus courues et les plus séduisantes du moment. Comment pourrait-il en être autrement puisque nous souhaitons une société composée d'une juxtaposition d'identités, une société démocratique (liberté d’opinions), laïque (liberté de culte), multiculturelle, qui devrait rassembler, l'intégralité des désirs, des opinions, des croyances et des comportements humains ? La démocratie ne vit que de fragmentation culturelle et de division politique.
Or, peut-on vraiment compter sur la sagesse des peuples qui peut être manipulée par des opportunistes, ou par l’émotion et transformer le ressenti d’un instant T, en une décision irréversible. (Brexit).
Le jeu des élections libres, des opinions, est subverti par l’influence de la médiasphère et des intérêts privés. Sur les plateformes médiatiques, la télévision, internet, les réseaux sociaux, Twitter, il n’y a pratiquement plus d’informations, mais des spots publicitaires de propagande, transmis par des économistes, des politiques, des « experts » qui façonnent l’opinion publique à grand renfort d’appels souvent irrationnels, au détriment de la raison. Connaissance et raison sont en danger, parce que cette tendance nous coupe de la vie réelle. Nous en sommes à un point ou les gens répètent de plus en plus des slogans qu’ils n’ont ni conçus, ni pensés, adoptent des attitudes grégaires selon le parti qu’ils ont choisi, sans tenter de comprendre les idéologies qui se cachent derrière ce qu’ils se mettent à défendre. Le danger de ne plus penser par soi-même guette toujours.
C’est le règne du matraquage copié de la publicité, et de la séduction par les « biais de confirmation » qui sont déjà à l’origine des mouvements ‘Woke ».
Contre cela, peut-être faut-il utiliser la notion que Rawls appelle, le « voile d’ignorance », », par lequel chacun doit tenter d’ignorer « sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social », s’il est homme ou femme, malade ou en bonne santé, afin qu’il instaure une réflexion sur ce qui est juste et injuste, au lieu de se résoudre dans une défense plus ou moins avouée de ce qu’il ressent. D’autant que notre place dans la société peut changer et que rien ne nous préserve de nous retrouver dans le camp des biens ou des moins bien lotis. Nous ne sommes pas détachés de notre inscription dans une histoire, dans une société, dans une idéologie, dans des identités de classe ou de genre.
Ces inégalités qui font les différences qui nous individualisent ne doivent pas s’éliminer dans une égalité par l’opinion !
Certes, limiter la vitesse autorisée sur les routes ou augmenter le prix du paquet de cigarettes peut s’accepter. Mais, n’y a-t-il pas, pourtant, des droits inviolables, des différences, qui sont au-dessus de tout calcul égalitaire? La justice n’est-elle pas une valeur distincte et supérieure au bien-être collectif ou aux sentiments individuels? Cette justice qui consiste à « rendre à chacun son dû », comme le disait déjà le jurisconsulte romain Ulpien (IIIe siècle apr. J.-C.), dans les pas d’Aristote.
Peut-être est-ce l’idée de justice qui pourrait devenir la « structure de base » de toute société, une structure qui ne présuppose aucune idée de comment des individus « abstraits » devraient agir de manière égale?
La justice exige que nous faisions ce qu’il faut afin d’être en mesure d’évaluer les événements, de faire le tri entre les opinions.
Rawls n’est pas un égalitariste radical. Il ne pense pas qu’il soit possible ni légitime d’éradiquer toutes les différences au nom d’une égalité des résultats : instituer une égalité réelle découragerait les individus de développer leurs talents, puisqu’ils sauront que tous auront au final la même chose. Par ailleurs, ceux qui en ont moins au départ ne verraient pas leur sort s’améliorer réellement. Comment faire alors pour sauver l’exigence d’équité tout en faisant place à la reconnaissance des aptitudes différenciées et aux inégalités qu’elles ne peuvent manquer de produire ? Eh bien, il faudrait que les seules inégalités acceptées, soient précisément celles qui bénéficient aux plus défavorisés, et contribuent à « maximiser » leur situation.
L’inégalité doit profiter aux plus faibles.
Mais, sans pour autant, éliminer les différences. Les attributs et les talents des individus, même s’ils sont le fruit des circonstances, doivent être considérés comme leur appartenant en propre. L’individu est le seul propriétaire de lui-même, de ses biens comme de son propre corps.
Sinon, c’est mettre en question le principe de l’inviolabilité des personnes et de l’autonomie individuelle, et permettre que l’état et des groupes de pression, prennent des décisions qui en feront des propriétaires partiels de chacun.
Nous devons rester libres en raison, en pensée, inégaux par nos différences, sans nous soumettre à une égalité d’opinion, qui mènerait, comme le chemin en est déjà pris, à une égalité irraisonnée, susceptible d’éliminer les différences, les aptitudes, et les possibilités réelles de vivre.
« Mais que suis-je donc ? écrivait Descartes : Une chose qui pense. Qu’est-ce que cela ? C’est bien une chose qui doute, qui connaît, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent »
Parce que : »Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules, disait Hannah Arendt
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NOTES
1- Notion et concept - La notion de quelque chose, c’est l’idée, la représentation que l’on s’en fait.
Lorsqu’on rattache, à cette « représentation que l’on s’en fait », les connaissances que nous avons qui s’y rattachent, les diverses autres perceptions que l’on en a eu ou que d’autres ont pu en avoir, nous créons un concept
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N.Hanar
LA DEMOCRATIE DU PEOPLE.
La démocratie, ou gouvernement du peuple par le peuple, est née dans la Grèce antique. Cela s'oppose à l'aristocratie, pouvoir d'un seul, ou la théocratie, pouvoir fondé sur des lois supposées d'origine divine ou encore à l'oligarchie, le gouvernement d'un petit nombre.
Le principe de la démocratie repose sur l'égalité non pas naturelle, mais politique des citoyens. "Nous ne naissons pas égaux, écrit Hannah Arendt, nous devenons égaux en tant que membres d'un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux". La démocratie est donc le fruit d'une volonté. Elle suppose ensuite, pour s'exercer, un cadre au sein duquel la souveraineté du peuple puisse s'exprimer (des institutions) et elle suppose évidemment la définition d'une entité au nom de laquelle les décisions prises sont mises en œuvre (le peuple français par ex.) Dès lors, ce que décide la majorité qui s'exprime au sein de ce groupe n'est ni bon, ni mauvais, ni juste, ni injuste, ni moral, ni immoral, c'est, tout simplement, l'expression de ce souhaite une majorité de ses membres.
Comment définir ce qui forme un peuple ? Un peuple est composé d'une multitude de singularités; ce qui lui permet de prendre corps et qui le soude en un tout homogène est le bien commun. Le bien commun relève d'une définition politique. Son sous-bassement est une pulsion communautaire qui, lorsque se fondant sur un récit commun, une culture de référence, un socle historique commun, forme l'identité d'un pays. Le bien commun diffère de l'intérêt général, en ce que celui-ci se limite à des considérations économiques.
Qu'est-ce que l'identité? R. Enthoven en donne la définition suivante: c'est ce qui demeure au sein de ce qui devient. Il s'agit donc de se connaître nous-mêmes en tant que "demos", en tant que peuple, par l'histoire qui nous a fait, avec ses pages sombres et ses pages glorieuses, par l'ambition collective qui nous anime, ou qui devrait nous animer. Il est donc particulièrement vain de se complaire dans l'autodénigrement par des lois mémorielles qui ne font qu'induire un esprit de servilité. Certains faits, certes moralement condamnables, ne doivent pas être jetés en pâture à une émotion artificiellement provoquée par un battage médiatique, car c'est aux historiens d'en faire, avec lucidité, l'analyse.
Evidemment, l'identité est à échelle variable, peut concerner le village ou le quartier, la ville la région, le pays. Du temps de la guerre froide et du système bipolaire qu'il avait entraîné, on pouvait même se définir comme membre du monde libre par opposition au monde communiste totalitaire.
A la fin du communisme, certains avaient considérés que toute la planète devait être vue comme un vaste marché. Les libéraux des années 1980, avec Thatcher et Reagan, n'étaient encore que des héritiers d'Adam Smith et de l'école utilitariste anglaise. Pour eux, ce qui importait était de réduire le rôle des Etats (l'Etat est le problème, non la solution, disait-on alors). Une nouvelle étape a été franchie depuis, puisque par la mondialisation, ou globalisation en anglais, ce sont quasiment les milieux économico-financiers qui sont en train de mettre les Etats à leur service.
C'est particulièrement patent dans l'Europe de Bruxelles, un ectoplasme post-historique qui se veut sans frontière et promis à une extension infinie (l'Europe étant une idée et non un territoire, selon BHL), où l'on a fait en sorte que ce sont les marchés financiers qui assurent le financement des budgets publics. Marchés financiers qui sont ainsi devenus une sphère autonome, qui n'est plus régulée par aucune puissance publique.
Autrefois les Bourses assuraient le financement des entreprises, à l'heure actuelle 90 % des ordres de Bourse concernent des produits dérivés (spéculatifs). De fait la rentabilité financière du capital a pris le pas sur la fonction productive qui était sa raison d'être ! La mondialisation n'est pas que financière, elle est aussi technologique, culturelle (homogénéisation de la culture), sociale, par l'adoption, dès qu'un pays sort de sous-développement, d'un mode de vie calqué sur l'individualisme et le consumérisme.
L'homme, la personne humaine n'est vu que comme un agent économique, sommé de se soumettre au despotisme de la raison utilitaire; la libre confrontation des intérêts de chacun se régule d'elle-même, est-il affirmé. L'essence du politique, à savoir la sauvegarde d'un bien commun, a disparu. Il n'y a plus ni de sens commun ni de croyance en un destin collectif; seuls les intérêts particuliers sont reconnus et la mission de la puissance publique se résume à garantir les multiples droits individuels que fait naître "l'épanouissement naturel" du marché.
De sorte que le politique a disparu, mais pas le personnel politique. A quoi peut-il encore servir? Car soit les pays s'adaptent à la nouvelle donne et ils goûtent aux joies de la "mondialisation heureuse " (Attali), soit ils se cantonnent dans ce qu'un Barroso appelle des "rigidités" qui ne sont que le signe du maintien d'"attitudes réactionnaires" et c'est l'austérité assurée suivie d'une récession programmée qui s'impose.
LE politique a disparu car les grands perdants de la mondialisation sont évidemment les Etats. Auparavant, l'Etat national constituait le cadre de gestion politique, social et fiscal des entreprises, mais maintenant que les systèmes productifs nationaux ont éclaté, ils ne sont plus que des segments d'un système mondialisé centré sur lui-même; l'Etat ne pouvant évidemment se disperser de façon transnationale. Les innovations technologiques intervenues dans le domaine des transactions financières et la montée en puissance d'une nouvelle classe transnationale rendent totalement vaines l'élaboration d'une politique économique au niveau d'une nation, terme d'ailleurs devenu barbare dans la novlangue créée pour accompagner ces mutations. Mutations dans lesquelles L'Europe a un rôle de pionnière. Son principe, qui repose, répétons-le, sur l'idée qu'elle est une idée et non un territoire (BHL) ne consistait pas tant à créer une nouvelle souveraineté, à l'échelle européenne cette fois, que de dynamiter le principe même de souveraineté pour laisser, en la quasi-absence de toute instance régulatrice efficace, le champ libre aux marchés. Pour la 1ère fois dans l'histoire de l'Humanité, on a vu des Etats se dessaisir volontairement de leur souveraineté politique au profit de juridictions internationales, de leur souveraineté financière au profit des banques et des marchés financiers et de leur souveraineté budgétaire au profit d'une commission, la Commission européenne en l'occurrence.
Les politiciens sont donc devenus ce qu'un éditorialiste britannique, Neal Lawson a qualifié "d'assistants de l'économie globale". Certes ces assistants affirment encore, la main sur le cœur, que la mondialisation favorise la convergence des économies, l'enrichissement de tous et la réduction des inégalités. Bien sûr, il n'en est rien, l'effet en a été la création d'une petite élite, une ploutocratie mondiale apatride: c'est ainsi que 10 % de la population mondiale contrôle 85 % des richesses mondiales.
Mais il subsiste un personnel politique...Que faire pour les faire exister lorsqu'il n'y a plus de programme politique, puisqu'il n'y a plus de choix politique?
Frédéric Lordon écrit: "La substitution insistante du terme gouvernance à celui de gouvernement est bien là pour dire le projet général de dégouvernementalisation du monde, cad de sa dépolitisation".
Eh bien, il s'agira pour l'homme politique de savoir se vendre, il lui faudra savoir se rendre intéressant, de ne plus faire don de sa personne, mais de son image. Il faudra que chaque électeur puisse se reconnaître dans le candidat, que celui-ci soit transparent; on devra tout savoir de lui car ainsi on peut cultiver la proximité. Sa présence doit rassurer, il aura donc un discours aussi lisse que possible où la novlangue gommera tout ce qui pourrait paraître anxiogène. Son omniprésence médiatique saura le faire passer pour une personne accessible. Au besoin il usera de la technique du "story-telling" chère aux Anglo-saxons. Durant le temps des campagnes électorales, bien sûr, on le verra alors monter sur ses ergots. Mais comme dans le Tartuffe de Molière, on pourrait s'exclamer : "que d'affectation et de forfanterie". Mais il ne fait que s'adapter à l'air du temps, celui de la téléréalité, où la rage obscène de tout rendre public de son existence, fait oublier le vide abyssal de cette existence. Chaque politicien sait bien qu'à chaque élection, l'électeur a tout oublié et rien appris. Aucune idée forte n'émergera mais nous aurons une collection d'images d'hommes politiques peopelisée plus séduisantes les unes que les autres. Aucun contenu, mais il est espéré par les publicitaires que l'emballage du moment provoquera un emballement aussi soudain qu'éphémère. Quand les résultats ne concrétisent pas les anaphores si bruyamment affirmées, par exemple lors d'une dernière campagne présidentielle, quand l’arrivée du Messie (la croissance tant attendue), héros de la crèche entre l’âne et la bourrique, est remise aux calendes grecques, la difficulté est alors de faire patienter le client. Histoires drôles et jeux de mots, sorties amusantes sous la pluie, looping en scooter, maîtresse dans le placard, le candidat à la présidence normale a su maîtriser l’art de la diversion distrayante.
Le seul programme commun à tous ces politiciens est finalement la création de l’homme nouveau", ce qu'avait déjà pressenti Marcuse dans son essai, l'homme unidimensionnel, paru en 1964. L'idée de cet ouvrage est que la société contemporaine secrète une uniformisation par le biais d'une marchandisation de tous les aspects de l'existence de plus en plus envahissante. Cette uniformisation se faisant par la manipulation des besoins au nom d'un faux intérêt général.
Cet arasement des esprits engendre la nouvelle bien-pensance, qui est le conformisme de ceux que Chateaubriand nommait les "héros de la domesticité". Nous ne sommes plus à l'époque de Machiavel, qui se désolait de la coupure entre la "pensée du palais" et celle de la "place publique". Mais il ne faut toutefois pas faire peuple, cela serait certes trop vulgaire et lorsqu'on le consulte il peut encore se tromper, comme on l'a vu en 2005, lors du referendum, mais il faut faire faire people; c'est le rêve qui doit dissiper la pensée et non plus la contrainte comme dans une vulgaire dictature. Mais même vendre du rêve ne s'improvise pas: "L'ambition dont on n'a pas les talents est criminelle", affirme Chateaubriand .L'Europe de Bruxelles finalement en est restée à la vieille idée de F. Guizot, l'auteur du fameux "Enrichissez-vous" qui consistait à faire de l'infrastructure économique le fondement de toute chose. Mais "on ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance" disait-on en 1968. A fortiori lorsque la croissance s'est évanouie; les tristes sires de Bruxelles auraient pu cultiver une image glamour pour faire passer leur idée d'une Europe enfin sortie de l'Histoire. Mais "Il en est des amours comme des empires. Que cesse l'idée sur laquelle ils reposent et ils s'effondrent avec elle", Kundera.
Le politicien actuel, plus préoccupé de sa cote de popularité que par l'originalité de sa pensée n'a-t-il pas été décrit par Nietzsche dans Zarathoustra:
Je leur parlerai de ce qu'il y a de plus méprisable au monde, je veux dire du "Dernier Homme".
Et Zarathoustra parla au peuple en ces termes
« Il est temps que l'homme se fixe un but. Il est temps que l'homme plante le germe de son espérance suprême.
Son sol est encore assez riche pour cela. Mais ce sol, un jour, pauvre et débile, ne pourra plus donner naissance à un grand arbre.
Hélas! le temps approche où l'Homme ne lancera plus par-delà l'humanité la flèche de son désir, où la corde de son arc aura désappris de vibrer.
Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. Je vous le dis, vous avez encore du chaos en vous.
Hélas ! Le temps vient où l'homme deviendra incapable d'enfanter une étoile dansante. Hélas ! Ce qui vient, c'est l'époque de l'homme méprisable entre tous, qui ne saura même plus se mépriser lui-même
Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme:
« Qu'est-ce qu'aimer? Qu'est-ce que créer? Qu'est-ce que désirer? Qu'est-ce qu'une étoile? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l'œil.
La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes en clignant de l'œil.
Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de la chaleur. On aimera encore son prochain et l'on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur.
La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; on n'a qu'à prendre garde où l'on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes !
Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables; beaucoup de poison pour finir, afin d'avoir une mort agréable.
On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin que cette distraction ne devienne jamais fatigante.
On ne deviendra plus ni riche ni pauvre; c'est trop pénible. Qui voudra encore gouverner? Qui donc voudra obéir? L'un et l'autre trop pénibles.
Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose pour tous, seront égaux; quiconque sera d'un sentiment différent entrera volontairement à l'asile des fous.
Jadis tout le monde était fou », diront les plus malins, en clignant de l'œil.
On sera malin, on saura tout ce qui s'est passé jadis; ainsi l'on aura de quoi se gausser sans fin. On se chamaillera encore, mais on se réconcilie bien vite, de peur de se gâter la digestion.
On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit; mais on révérera la santé.
"Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l'œil."
Jean Luc
Café Philo du 27 août 2014
Présenté par Pierre Nicolas
L'amour se nourrit de la connaissance et non de la possession.
Le sentiment d'affection et d'attachement concerne toute l'humanité.
A différents niveaux, à tous propos, tout le monde parle d'amour mais je suis persuadé que la majeure partie de l'humanité n'a jamais connu véritablement l'amour.
D'abord le mot amour est polysémique, les anglo-saxons emploient to love et to like.
En français on peut aimer le saucisson ou le « stabat mater » de Pergolèse.
Bien entendu nous allons nous concentrer sur l'amour entre les êtres humains.
Cet amour se nourrit de la connaissance de l'autre qui permet de se rapprocher, d'affirmer ses sentiments puis de les pérenniser.
Mais entre parenthèses, la connaissance de l'autre peut aussi permettre de s'en servir, de l'exploiter ou de le dominer. Mais restons optimistes.
Il est intéressant de remarquer que la connaissance progressive, l'idéalisation de l'objet du désir est un phénomène que Stendhal a nommé la cristallisation qu'il évoque dans son ouvrage paru en 1822 intitulé : de l'Amour.
Dans tous les domaines de la vie sociale, on ne peut se passer de la connaissance de l'autre et de l'approfondir.
Mais se contenter de quelques remarques, d'observations succinctes suffisantes pour des relations médiocres et superficielles ne peut constituer la base de véritables relations amoureuses.
On est passé d'un puritanisme contraignant et désuet à un relâchement tel qu'une incertaine satisfaction charnelle (parfois ne concernant qu'un seul partenaire) et résultant d'une pulsion non maîtrisée élimine l'épanouissement de tout sentiment. Paradoxalement, cette relation instinctive peut entraîner bien des frustrations.
Par ailleurs, après la révélation d'un sentiment partagé, s'affiche un désir qui entraîne souvent une crispation, un besoin de possession, de domination car la fragilité de la relation se décèle rapidement.
La fidélité devient une contrainte alors qu'elle devrait permettre d'affiner, d'approfondir la liaison.
Le désir de possession qui est inévitable spontanément doit s'effacer car une véritable liaison amoureuse doit être librement consentie et équilibrée.
Le désir de possession, aussi naturel soit il révèle la faiblesse de celui ou celle qui le manifeste.
Sur un plan plus général, en observant les affirmations péremptoires, les gesticulations inconsidérées de certains interlocuteurs, je peux dire qu'il faut plus craindre les faibles que les forts qui n'ont pas besoin de s'affirmer à nos dépends.
A propos du sujet qui nous préoccupe, la relative domination masculine qui persiste encore aujourd'hui et qui résulte de traditions désuètes est inculquée depuis la nuit des temps à des êtres qui en définitive craignant la gent féminine qui a appris à se défendre par la ruse.
Se croyant les plus subtils, les membres du sexe fort se font souvent manipuler.
Je pense que la liste de nos relations amoureuses ne doit être un tableau de chasse. En toute circonstance, c'est la qualité qui doit prévaloir sur la quantité.
Toutes ces réflexions sont souvent contradictoires car en matière de comportement humain la logique n'est pas souveraine. Se révèlent en permanence, la complexité, l'imprévisibilité des comportements humains et plus particulièrement en matière de relations amoureuses.
J'ai eu la chance de visiter le nord du continent indien plein de contrastes, de merveilles et d'horreurs à tel point qu'on a l'impression en le parcourant de n'avoir pratiquement rien appris de l'humanité.
Contemplant pendant près d'une journée le TAJ MAHAL, une des sept merveilles du monde construit en marbre incrusté de pierres précieuses, on est sidéré à la pensée qu'un empereur des Indes, Shah Jahan, d'origine mongol, possédant un harem a fait édifier cette merveille en hommage à son épouse préférée Muntaz Mahal, décédée après l'accouchement de son quatorzième enfant.
Pour affiner ce décor, à cent mètres derrière ce magnifique palais flottaient dans la rivière une dizaine de cadavres.
Exclure totalement le désir de possession est peut être difficile, mais il faut se convaincre qu'il faut préférer l'harmonie à la domination.
Une relation amoureuse doit s'affirmer quotidiennement. De petits gestes, inspirés par la délicatesse sont plus importants que des célébrations ostentatoires qui laissent souvent soupçonner un besoin de se faire pardonner.
Bien entendu, comme dans tout ce qui concerne les relations humaines, le niveau de culture générale contribue largement à la compréhension de l'autre à condition que cette culture ne soit pas une accumulation d'abstractions mais animée d'humanisme. La culture est ce qui reste quand on a tout oublié.
Les ruptures proviennent souvent de la méconnaissance de l'autre.
Elles doivent se vivre le plus sereinement possible, car on a souvent refusé de voir les réalités.
Il m'est souvent arrivé de plaisanter en parlant de service après vente. Quand une femme m'a supporté, je lui dois certains égards et au-delà de la plaisanterie, cela facilite souvent la vie d'après.
Je conclus donc en affirmant que l'amour se nourrit de la connaissance et non de la possession.
Peut-il y avoir une guerre juste ?
Depuis le début de la philosophie, les « grandes consciences » se sont interrogées afin de savoir quel pourrait être ou quel devrait être le juste accord du monde et s’il devait être troublé, par quelle action ce juste accord pourrait être recréé.
Pour les Grecs anciens, Polémos, le dieu de la guerre, était le père de toute chose. Le conflit, et donc la guerre, est inhérent à l’espèce humaine. Il y a des dominants et des dominés ; pour ces derniers, la liberté doit pouvoir se conquérir, et si l’on meurt au combat, ce sera une mort honorable. Pour les dominants, il s’agira de garder la prééminence et pour cela, tout faire pour que le rapport de force leur demeure favorable. Le monde est donc par essence, belligène.
Les cités grecques luttèrent avec vaillance contre de nombreux ennemis, mais se combattirent aussi entre elles, tant et si bien qu’elles finirent toutes par être vaincues et furent contraintes d’accepter l’autorité du vainqueur, cad de Rome. Pour les Romains, la «pax romana » allait de soi. On considérait qu’on était parvenu à un équilibre que plus rien ne devrait à l'avenir, perturber. Si toutefois un conflit allait encore s’avérer nécessaire, son but serait évidemment de restaurer l’ordre du monde, cad l’ordre tel que Rome avait su le créer et le maintenir jusque là. Cette thèse sera défendue notamment par Cicéron et sera reprise plus tard par St-Augustin, pour qui l’ordre divin était premier, ce qui venait le troubler méritait châtiment, car l’on s’attaquait ce faisant à la notion de bien ( dans le sens de ce qui est bon). Combattre le mal par la violence était légitime, aux yeux de l’évêque d’Hippone qui écrira : « la liberté n’est rien si elle ne repose pas sur la puissance ».
Ces 2 approches allaient être synthétisées par les expressions «jus in bello », le droit dans la guerre et « jus ad bellum », le droit à la guerre. Dans la 1ere approche, on considère que celle-ci est naturelle, consubstantielle au genre humain ; mais il semble toutefois nécessaire de codifier autant que faire se peut la conduite d’une guerre pour éviter des débordements trop épouvantables (Convention de Genève, Déclaration universelle des droits de l’homme). Dans le 2e cas, le « jus ad bellum », le droit à la guerre, on
considère que la paix est l’état normal des sociétés, toutefois il s’agit de déterminer à partir de quand un comportement hostile peut être interprété comme étant agressif et justifie d’y mettre fin par l’emploi de la force.
Il peut sembler paradoxal d’associer dans une même idée la force et le droit, l’un reposant sur la domination, l’autre sur la négociation, mais on se souviendra du constat de Pascal : " Le droit sans la force n'est que faiblesse. La force sans le droit est tyrannique".
Ce qui veut dire que ceux qui considèrent que la paix est l’état naturel des sociétés humaines, il ne leur fallait cependant pas être naïf. C’est la fameuse formule qu'on entendait à Rome : si vis pacem, para bellum, ou encore celle de Churchill, accepter le déshonneur pour éviter la guerre, conduit à subir le déshonneur et la guerre. Ainsi, lorsque guerre il y a, c’est qu’elle est inévitable parce que l’honneur a été bafoué.
Une synthèse entre ces 2 conceptions sera faite par un philosophe hollandais du 17e siècle, Hugo Grotius, par ailleurs concepteur des formules jus in bello et jus ad bellum. La guerre ne sera plus considérée comme un but en soi voulu par 2 Etats en conflit (« la guerre est un différend entre 2 souverains qu’on vide par la voie des armes » ) l’Encyclopédie de Diderot, mais comme un moyen pour réaliser la justice, pour combattre ce qui heurte la conscience morale. Qu’est-ce alors qu’une guerre juste pour cet auteur ?
Il faut qu’elle soit déclarée par une autorité légitime, doit avoir une juste cause, un but préalablement défini qui soit moralement acceptable et ne peut être autorisée que parce que tous les moyens pacifiques ont été épuisés pour résoudre le conflit. Naturellement, cette guerre doit être menée en fonction de normes de conduite acceptée par les belligérants (droit des prisonniers, des civils). L'usage de la force doit être proportionnel à l’injustice subie.
Pour Grotius, contrairement à St-Augustin, l’homme, sans le secours de Dieu, est parfaitement capable de distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Grotius aurait pu faire sienne la formule de Raymond Aron : être pessimiste dans le constat mais optimiste dans l’action. En effet, la violence dans le monde est un fait, ce qui peut alimenter le pessimisme, voire le fatalisme. Mais comme l’a souligné Nietzsche, il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations, de sorte que l’on puisse espérer, suite à des interprétations positives, la réalisation d’une action qui rétablisse des valeurs et des normes civilisées. « Il faut accepter de perdre ses illusions mais il faut savoir garder ses idéaux ». Kennedy.
Alors, feront savoir certains esprits malins, puisque la guerre est le fait des Etats, il n’y aura de guerres que tant qu’il y aura des Etats. " Le nationalisme, c’est la guerre ", s’était écrié Mitterrand devant le Conseil de l’Europe, pour promouvoir une Europe sans nations, ou post-nationale, porteuses de valeurs que ses concepteurs voudraient universelles et donc pacifiques. Créons des grands ensembles regroupant plusieurs nations, des grands ensembles de plus en plus grands et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, telle était l’utopie de ceux qui avaient cru à la fable de la Fin de l’Histoire. Un grand esprit européen, Emmanuel Kant, n’avait-il pas déjà écrit en son temps un traité intitulé « Vers la paix perpétuelle » ? Y a-t-il lui-même cru, alors qu'il a écrit par ailleurs, que « le bois dont est fait l’homme est si tordu qu’on ne voit pas comment on pourrait en équarrir quelque chose de droit ». En fait de paix perpétuelle, c’était l’enseigne d’une auberge de Koenigsberg arborant un cimetière : on peut donc en déduire que la paix perpétuelle n’existe finalement que dans ces endroits-là. Car, tant qu’il y a de la vie, il y a des conflits, et peut-être l’espoir de pouvoir les résoudre un jour sans agressivité.
Ne nous berçons pas d’illusions : L’Etat de droit est certes quelque chose d’éminemment positif. Affirmer, comme l’a fait Kant, que les alliances que nouent les Etats de droit reposent de fait sur un principe moral assurant la qualité morale de ces accords n’est pas nécessairement en contradiction avec la vision grecque des choses. L’humanité aura toujours à se débattre dans un horizon fait de fureur, de guerres et de dévastation, car c’est dans sa nature. Ainsi la fin de la guerre froide n’a pas débouché sur un monde pacifié. Une nouvelle hydre est apparue : le terrorisme, qui bouleverse toute la polémologie traditionnelle car il se moque bien de savoir s’il a en face de lui un Etat de droit ou une dictature. La guerre contre les terroristes est toujours juste car qu’est-ce qu’un terroriste ? C’est celui qui ne reconnaît aucune valeur à quelque traité que ce soit. La question est alors de savoir si et jusqu’à quel point, on peut déroger aux règles de la guerre précédemment codifiées. Face à un ennemi qui ne reconnaît aucune règle et dont le seul but est la destruction, il semble pertinent d’admettre que toutes les méthodes soient envisageables à condition toutefois que cela ne soit pas fait de manière opaque. Le droit à l’information doit toujours primer.
Un petit cocorico : dans les années 1990 est apparu le droit d’ingérence : sur proposition de la France, le Conseil de sécurité des Nations unies peut s’attribuer ce droit lorsqu’il constate des violations graves des droits de l’homme. Il s’agit donc du droit de décider de la guerre, exercé non plus par un Etat, mais par un organisme non pas post-étatique comme prétend l’être l'Europe de Bruxelles , mais représentant la communauté des Etats. Cela s’est fait par étapes : ont d’abord été proclamés le principe de libre accès aux victimes de catastrophes, puis celui que les violations massives des droits de l’homme par un gouvernement, violations suffisamment graves pour constituer une menace pour la paix. Par diverses résolutions, le Conseil de sécurité a d’abord décidé l’accompagnement armé des secours puis a autorisé l’intervention militaire multinationale pour stopper ce qui a au préalable été qualifié de crimes contre l’humanité ; on a assisté alors à l’émergence du concept de « guerres humanitaires ». Il faut bien voir que ce n’est pas une idéologie en tant que telle qui est sanctionnée, mais les comportements qui la mette en œuvre dès lors que ceux-ci deviennent ce qu’on peut qualifier de délirant.
Dans le cas extrême d’un génocide où le meurtre de masse devient une fin en soi, le recours à la guerre, qui elle n’est jamais une fin en soi mais un moyen de parvenir à un certain résultat (cf la continuation de la politique par d’autres moyens de Clausewitz) est toujours justifiée.
D’une manière générale, une attention particulière doit s’imposer envers tout régime politique ou politico-religieux, qui se fonde sur une croyance en des valeurs absolues au triomphe desquelles toutes les transgressions sont justifiées par leurs thuriféraires. D’où vient le besoin de croire ? Nulle philosophie n’a jamais su répondre à une telle question. La croyance reste une opinion malgré son statut de certitude pour celui qui y adhère. Toutefois, il ne s’agit pas de rejeter le besoin de croire, mais de considérer que la réflexion doit avoir pour but non de justifier ou de nier la croyance, mais de savoir en quoi la croyance peut être porteuse de sens et donc, pour leurs zélateurs, de vérité.
En tout état de cause, l’histoire de l’humanité nous montre que l’homme est naturellement porté à la guerre. L’approche de l’Antiquité grecque semble exacte. Toute nation se doit donc d’être toujours prête à la faire, car il est conforme à la justice de se défendre contre un agresseur. Cela n’empêche pas de rechercher la définition et la promotion de valeurs universelles, les seules qui, philosophiquement parlant, peuvent être porteuses non de vérité, mais de sens.
Jean Luc
Peut-il y avoir une guerre juste ?
3 septembre 2014
Théorie chrétienne de la « guerre juste »
Que la guerre, mal injuste, puisse être un bien juste, voilà un paradoxe que la pensée chrétienne a prétendu résoudre. Sa tentative de conciliation entre guerre et justice a de profondes racines gréco-romaines :
Les mondes grec et romain sont dominés par l’absolutisme de la Loi politique, sorte d’essentialisme juridique, qui prétend rassembler les citoyens et ordonner leurs relations autour du Droit, considéré comme le Vrai et le Bien absolus. C’est ainsi que Platon et surtout Aristote cherchent à rendre moins sauvages les relations entre les Cités grecques, par la modération de leur ardeur guerrière, au nom de leur commun respect du Droit ; en revanche, la guerre à outrance est toujours envisagée contre les Barbares. Développant cet effort de modération, Cicéron précise les conditions juridiques de la guerre juste : En particulier, dernier recours, juste cause et déclaration formelle.
Le Christianisme substitue à l’absolutisme de la Loi politique celui de la Loi divine, sorte d’essentialisme religieux, qui considère la volonté de Dieu comme le Vrai et le Bien absolus :
Suivant la doctrine évangélique, qui proclame « heureux » les doux et les pacifiques, les premiers chrétiens refusent en général le service armé, pour se consacrer à la prière, et s’attirent ainsi le reproche, de la part du philosophe romain Celse, de profiter de la « pax romana ». À partir de l’an 313, le Christianisme étant devenu religion officielle de Rome, les chrétiens se mettent à accepter le service militaire, mais seulement en vue du Bien et de la défense de la religion…
Ensuite, la théorie de la « guerre juste » est élaborée au cours du Moyen-âge, principalement par Augustin d’Hippone et Thomas d’Aquin : La guerre est un mal nécessaire, étant donné que le monde et l’être humain sont sous l’empire de Satan et du péché originel. D’abord considérée comme une punition de faute, puis comme un jugement de Dieu, sorte d’ordalie collective, la guerre juste, c’est-à-dire non fautive, voit ses conditions divines précisées : En particulier, autorité légitime, juste cause et bonne intention, sans haine. Fondée ainsi sur le « bon droit » absolu qu’est le droit divin, la guerre juste est simplement une « guerre sainte ». Cependant, cette théorie n’est guère qu’une pétition de principe : Comme pour les justes guerres bibliques, une guerre est juste quand elle est ordonnée par Dieu. Mais comment sait-on qu’une guerre est ordonnée par Dieu ? Une guerre est ordonnée par Dieu quand elle est juste, bien sûr…
Le « bon droit » absolu échoue à maîtriser la sauvagerie guerrière
L’absolutisme du « bon droit », de la Loi ou de Dieu, s’est constamment révélé comme une fausse bonne idée pour tenter de contenir la sauvagerie de la guerre.
Les Grecs et les Romains se sont respectivement fait la guerre entre eux, sans aucune modération : Au cours de la Guerre du Péloponnèse, Sparte a massacré 3000 prisonniers à la bataille d’Aigos Potamos ; les troupes de l’Empereur Théodose ont massacré la population romaine de Thessalonique (7 à 10 000 personnes).
Les Chrétiens ne sont pas en reste, ils se sont fait la guerre sans modération ni justice : Au cours de la Croisade contre les Albigeois, l’armée catholique et royale a massacré la population cathare de Béziers (10 à 15 000 personnes) ; pendant les guerres de religion, les catholiques ont massacré les prisonniers protestants à la bataille de Moncontour (8000 tués au total).
Bien sûr, la barbarie guerrière a atteint des sommets lors des dernières grandes guerres européennes, au cœur d’une Europe gréco-romano-chrétienne, censée représenter le meilleur de la Civilisation : L’absolutisme idéologique est venu se surajouter aux précédents.
Certes, même s’il est possible de massacrer sans idéal absolu, on massacre d’autant plus volontiers que l’on a bonne conscience d’avoir absolument raison.
Modernité : Guerre arrachée à sa justification par le « bon droit » absolu ?
Dans l’effort moderne pour ne pas justifier la guerre par un « bon droit » divin, Kant fait figure de précurseur (Doctrine du Droit). Mais tout en reconnaissant la licite défense du « bon droit », son Subjectivisme transcendantal le conduit à un rejet radical de toute guerre, au nom de la Raison et du Devoir catégorique : « Il ne doit pas y avoir de guerre ». Il fonde ainsi une rigoriste « objection de conscience » universelle sur un autre absolutisme, rationnel cette fois, qui apparaît comme un excès inhumain, angélique. Et il imagine un genre de Fédération des Nations, prémonitoire, faisant régner un état juridique de paix internationale, dans l’émulation commerciale (Projet de Paix Perpétuelle).
À l’époque contemporaine, et à la suite des deux guerres mondiales, le Droit international s’est organisé hors de tout absolutisme, juridique, divin ou rationnel. Dans une vision réaliste de la « guerre justifiée », c’est-à-dire limitée et régulée (Michael Walzer – « Guerres justes et injustes », 1999), la charte des Nations Unies considère le fléau de la guerre comme un droit des États souverains, mais encadré par des conventions internationales. Et alors, le « bon droit » se voit essentiellement restreint à la légitime défense et à l’intervention autorisée par le Conseil de Sécurité.
Pourtant, la justification actuelle de la guerre par le Droit international, tout en étant relative et pragmatique, reste contestable et contestée. Toujours subjective et manichéenne, et encore trop faible, car sans État ni Police planétaires, cette justification se révèle trop souvent inopérante : Pour un belligérant, sa guerre est toujours juste, jusqu’au fanatisme ; les idéaux humanitaire et de protection peuvent être dangereux, comme par exemple d’appeler à « arrêter les djihadistes » en Irak (Pape François).
Pour résumer l’histoire occidentale de la maîtrise de la violence guerrière, on constate le long et persistant échec de l’absolutisme, légal, transcendant et transcendantal, mais aussi le caractère encore très incomplet, et donc imparfait, du récent relativisme pragmatique de la « Communauté internationale ».
Peut-être aussi, en général, a-t-on intérêt à s’armer d’un peu d’absolutisme pour faire la « guerre », quitte à relativiser dès que l’on veut faire la paix ?
Patrice
La beauté aide-t-elle à la fin de vie ?
Associer la beauté à la fin de vie, donc à la mort, peut sembler paradoxal. Et pourtant, si pour le croyant, la mort est un appel vers l’éternité, est-il insensé d’affirmer que la beauté pourrait être perçue, elle aussi, comme un appel à l’éternité ? Certes l’existence de toute chose et de tout être, en tant que cela est, ne nous dit rien, en soi ne signifie rien. De plus, nous évoluons dans un monde à qui est bien indifférent le fait que nous soyons ou pas. Pourquoi alors vouloir y chercher l’idée d’un absolu, d’une transcendance, c’est-à-dire d’une altérité absolument parfaite, non soumise au temps et donc éternelle, naturellement inconnaissable par la raison, mais que nous pourrions toutefois appréhender par l’intuition ? Cependant, n’est-ce pas une solution de facilité que de benoîtement se contenter d’une vue matérialiste des choses ? Car si tout était placé sous le signe de l’insignifiance, quelle serait la raison d’être de la conscience ? Celle-ci doit-elle se cantonner à la connaissance et refuser toute recherche de sens ? La connaissance instruit, nous conduit à un savoir mais n’enseigne rien, n’enseigne en tous cas aucune vérité qui permette un jugement juste et une action sûre. En 30 siècle d’histoire, n’a-t-on jamais découvert de vérité qui vaille ? « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont », a écrit Nietzsche. La connaissance se fonde sur le phénomène ; il s’agit de savoir à quelle loi de la nature répond ce qui se donne à voir . Mais en complément, ce qui se donne à voir est parfois plaisant et l’on se fait fort de pouvoir apprécier ce sentiment de plaisir ; par la recherche esthétique, on cherche à recréer ce sentiment où l’on sélectionne ce que l’on veut faire voir ; par l’éthique enfin, on sélectionne ce que l’on faire prévaloir. Mais on ne peut faire dépendre l’esthétique et l’éthique, si nécessaires à une vie épanouie, de la seule raison.
Il est toutefois bien évident que l’on ne peut faire l’impasse sur la raison, le « logos » grec qui a donné le terme de logique, indispensable instrument pour appréhender la complexité du monde. Mais réaffirmons qu’on ne peut réduire le champ de la conscience à la seule faculté de raisonner ; c’est peu enthousiasmant et parfois même pesant. A contrario, la perception du beau traduit cette légèreté de l’esprit grâce à laquelle nous éprouvons et nous goûtons ce qui nous charme et ce qui nous enthousiasme. Ce terme enthousiasme dérive du grec ancien et signifie, ce qui nous transporte vers les dieux. On entend parfois dire que le monde est absurde, que la vie est absurde. Oui, mais ce qui est absurde est laid, moche, fade, peu ragoûtant. Que l’enthousiasmante et exaltante beauté soit, cela ne nous incite-t-il pas à être pénétré de l’idée d’une finalité, d’une nécessité que le monde soit et que l’homme, cad une conscience, y soit ? Et ceci dans le but de le contempler, de s’y sentir à son aise et de le recréer à son image, d’en réaliser une représentation artistique mais aussi de chercher à créer au sein des communautés humaines l’harmonie que sait parfois créer la nature(regardons n’importe quel visage humain ou face animale ou même la simple feuille d’un arbre : nous y trouverons toujours des formes symétriques). Ce qui est beau naturellement cherche à être imité et recréé par les artistes qui, se saisissant du concept du beau, le retravaille tel un démiurge. Et la finalité dans tout ceci ? Pour les Grecs anciens, l’art de gouverner la Cité, cité ici au sens antique du terme-la polis- grecque , consistait en la recherche de lois permettant de recréer l’ordre et l’harmonie qui sont ceux du cosmos-le cosmos étant ce qui représente chez les Héllènes l’ordre parfait et donc fondamentalement beau et par là, bon. Ils considéraient que le beau est l’image, le reflet du bien et qu’en conséquence celui-ci existe nécessairement. Le beau et le bien sont unis. L’un est une expression de l’autre et rend la raison agréable. Au 20e siècle sont apparus des régimes se prétendant entièrement rationnels, les régimes totalitaires, mais livrés à la seule raison ils ont démontré que celle-ci n’est rien sans esthétique et sans l’éthique dont l’esthétique semble être l’enveloppe. Par l’acceptation de la beauté se crée le besoin d’un dessein, d’un but et donc une finalité qui nous permet de sortir du sentiment de l’absurde (faire de belles choses, organiser une société harmonieuse et équilibrée).
La beauté est un signe qui indique que le monde n’est pas un chaos, ce qu’il était peut-être à l’origine, si tant est qu’il ait une origine. Le monde repose sur un principe d’ordre et de logique, semble en cela conçu, au sein même du chaos initial, par une force agissante, par un principe, un premier moteur, pour reprendre l’expression d’Aristote, qui confère l’intelligibilité aux choses et aux phénomènes. La cause de ce principe est inconnue et inconnaissable ; tout au plus peut-on admettre que la conscience humaine n’est pas la totalité de la conscience. Un monde logique mais sans cause connaissable(d’où vient-il ?) et sans finalité apparente (ou va-t-il ?) peut laisser l’homme désemparé. D’où la nécessité pour lui de chercher des messages hors du champ rationnel. Parmi ceux-ci est la beauté et l’émotion qu’elle fait naître. Si nous acceptons l’ image que la beauté est une manifestation d’un monde des idées transcendantal, lequel monde qui serait au-delà de la réalité physique et qui serait simplement la conscience en tant qu’elle est , hypothèse notamment émise par Platon , le plaisir voire le bonheur que l’on ressent au spectacle qu’offre ce qui est beau peut être considéré, en adoptant une vue optimiste du maintien de la conscience après la mort du corps, comme une préfiguration de ce que pourrait être l’éternité.
« Oh temps, suspends ton vol », s’était exclamé le poète Lamartine durant un moment d’extase. Avait-il eu le pressentiment que son moment de bonheur, de par l’abolition de la perception du temps qu’il implorait, préfigurait une joie qui ne serait plus fugace, qui serait intemporelle, ce que seule la mort est censée donner à l’âme du croyant.
Vu ainsi, l’âme est la part d’immortalité que nous portons en nous . L’émotion artistique, en tant qu’elle suspend –momentanément- le temps , serait de cette immortalité l’avant-propos radical.
La beauté se vit, elle ne s’explique pas. Tout comme la mort, elle s’impose à l’homme ; il ne peut fuir ni l’une, ni l’autre. La mort impose la négation de soi, la beauté suggère l’oubli momentané de soi. Le devenir n’est plus : définitivement aboli dans le premier cas, simplement suspendu dans le second. La mort impose de penser la finitude, le terme, l’achèvement de la vie ; ce qui devrait nous obliger ou du moins nous inciter à donner une finalité à cette existence qui subit la contrainte du temps. La beauté au contraire, se présente sous les traits d’une finalité dont la magie est, temporairement du moins, d’abolir ce qui est ressenti comme la fuite du temps. Saisis par la beauté d’un spectacle, naturel ou artitisque, nous nous ouvrons à une passivité, à un retrait du monde que rien ne semble pouvoir troubler, alors que la mort impose une résignation que rien ne saurait altérer. L’un est le tout du néant et l’autre est le tout de l’être. Mais il n’est pas faux de dire que l’un et l’autre sont à la fois le tout de l’être et le tout du néant. En effet, si l’on considère comme fondée l’idée que la mort, a priori le tout de néant, ouvre la voie à un au-delà de soi, cet au-delà ne saurait être une simple continuation de l’existence menée jusque là. « Etre et penser sont la même chose », avait établi Parménide au VIe siècle avant JC, qui fut l’un des pionniers de la pensée métaphysique. Ce qui est évident, on ne peut pas penser si l’on n’est pas. De plus, la pensée a nécessairement un objet, la pensée est toujours la pensée DE quelque chose. Mais, immergée dans l’au-delà, l’âme n’aurait plus à définir de projets concrets, n’aurait plus à s’engager pour façonner un avenir ; cela ne se conçoit que si l’on est acteur et sujet d’une histoire, d’un devenir qu’il s’agit alors de définir et de réaliser. Après la mort, s’il y a pensée, cette pensée, alors, simplement est. Elle se contemple et contemple le ciel des idées, le monde intelligible cher à Platon, lequel est source du monde sensible, le monde du devenir, le monde lié au temps. Serait alors pérennisé l’état mental que nous connaissons lorsque la beauté nous submerge, nous envahit, et nous permet durant un bref instant de ressentir d’être hors du temps.
Et donc, si l’on considère la beauté comme le tout de l’être et si la fin de vie transfigure la mort en attente de l’éternité, alors la beauté peut se percevoir comme le prélude à la mort. La beauté est le lien entre l’apparence et l’intériorité, la mort doit se concevoir comme l’intériorité débarrassée de l’apparence. Bien évidemment, il ne s’agit pas, durant la vie, de fuir un monde souvent décrit comme factice par les mystiques. La beauté est une faveur qui nous est réservée à certains instants , est une grâce offerte par les dieux. L’autopsie de ces instants où une magie semble opérer révèle que la pensée rationnelle est évacuée au profit d’un temps densifié par cette grâce qui nous est accordée. Serait-ce une fugitive vision de ce qui suit la vie ? La mort est l’abolition du temps, abolition rendue nécessaire pour connaître la félicité résultant de l’union réalisée avec le monde intelligible, avec, répétons-le, les principes qui confèrent l’intelligibilité aux choses et aux phénomènes.
Certes il ne s’agit là que de pures spéculations métaphysiques. Mais il faut bien avoir la modestie d’admettre que tout ne dépend pas de notre volonté et de nos raisonnements. On ne choisit pas d’être ému par ce qui est beau comme on ne chosit pas de mourir. L’un et l’autre enseignent l’oubli de soi mais finalement non la négation de soi. La rationalité ne peut pas être considérée comme l’unique horizon de l’humanité. Si l’Etre, le cosmos grec, ordonné et harmonieux, a engendré la conscience, c’est que la conscience est la finalité de l’Etre. Mais s’il devait en être ainsi, quel est alors cet Etre énigmatique ? L’illusion n’est-elle pas de croire qu’il suffit de mourir pour le savoir ?
Avec sagesse, disons que la mort nous enseigne non la résignation mais l’acceptation d’une nécessité. Nul autre que Victor Hugo l’a magnifiquement écrit :
« Le vieillard qui remonte vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants.
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens.
Mais dans l’oeil du vieillard, on voit de la lumière ».
Jean Luc
L’eugénisme
· Définition
Terme forgé en 1883 à partir de racines grecques disant « bonne race » par le cousin de Charles Darwin, Francis Galton.
=> Désigne la science des conditions favorables à la reproduction humaine.
- Terme généralement utilisé pour désigner le mouvement sociopolitique, idéologique soutenant la pratique de l’eugénique.
- Objet historique (Sutton en 1950, Kevles en 1985, Gayon en 1985 aussi)=> âge d’or entre 1907 et 1945 et aussi sujet toujours actuel de questionnement moral.
Seule une description de ce que fut l’eugénisme permet d’éclairer les débats contemporains.
· Racines
Volonté de contrôler reproduction humaine est aussi vieille que l’espèce humaine. Dans la République, Platon parle déjà de mesures eugéniques qu’une société idéale devrait prendre.
- fin du XVIIIème/ début du XIXème avec Condorcet et Cabanis : premiers appels à des mesures eugéniques rationnellement fondées mais mot pas encore nommé.
- Galton distingue eugénique positive (vise à favoriser la reproduction des individus les plus doués) et eugénique négative qui cherche à limiter la reproduction des individus tarés, socialement inadaptés. Insiste sur eugénique positive.
Projet s’appuie sur conviction que traits physiques et mentaux sont héréditaires.
=> A remettre en contexte dans démarche de santé publique à la fin du XIXème siècle. Ca permet de comprendre pourquoi ces mesures de contrôle social sont perçues comme nécessaires et urgentes.
- Industrialisation rapide a conduit au rassemblement de beaucoup de pop aux alentours des villes avec des conditions d’hygiène déplorables (tuberculose, syphilis, alcoolisme font des ravages). Contraste croissant entre baisse de natalité chez classes moyennes et aisées et grand nombre d’enfants souvent en mauvaise santé de la classe ouvrière.
S’ajoute à cela, liée à l’industrialisation, immigration importante de pop qui ont des coutumes de plus en plus différentes des pays d’accueil.
- Enfin, idée très répandue que société est atteinte de dégénérescence physique et morale, liées aux maladies qui touchent les membres et affectent la descendance. Tendance dégénérative est considérée comme responsable du nombre croissant des affectations nerveuses et des « faibles d’esprit ». Concept de dégénérescence pas nouveau mais va trouver dans les nouvelles théories justifications : société humaine a aboli sélection naturelle qui éliminait individus inadaptés.
· Age d’or de l’eugénisme (1907-1945)
1907 : année où sont prises les premières mesures de stérilisation forcée des malades mentaux dans l’Indiana (USA) et 1945 où la libération des camps d’extermination nazis devait faire de l’eugénisme un objet de phobie idéologique.
Distinction des idées eugéniques, sociétés et revues eugéniques, travaux de recherche à visées eugéniques et mesures eugéniques.
- Idées furent pendant la première moitié du XXème siècle largement diffusées, discutées mais aussi approuvées. Champs de discussion vastes : contrôle des naissances à l’euthanasie des individus tarés ou socialement inadaptés. Idées soutenues par associations et revues eugéniques. Grands noms de la science y participent, principaux généticiens anglais et américains : Thomas H. Morgan, Hermann J. Muller, John B. S. Haldane.
=> Tous membres de sociétés mais ces dernières étaient plus bruyantes qu’actives. Influence mineure des asso sur recherches et société, même si majoration dans les croyances historiques.
- Travaux scientifiques rassemblent un ensemble de recherches très diverses allant de travaux génétiques sur les groupes sanguins à des recherches d’anthropologie.
Deux séries de travaux considérées comme eugéniques : établissement de généalogies (de génies ou de dégénérés) et la caractérisation des gènes responsables de la dégénérescence, de la faiblesse d’esprit. Valeur scientifique des travaux pas unanimement acceptée.
- Mesures eugéniques apparaissent urgentes et de bon sens mais seulement 2 catégories de mesures furent appliquées : stérilisation des malades mentaux et contrôle de l’immigration, notamment aux USA avec la loi Reed-Johnson de 1924 qui s’appuyait des fondements eugéniques.
Stérilisations furent réalisées dans de nombreux pays à la suite de l’adoption d’une règlementation (USA, pays scandinaves, Suisse) ou comme simple mesure médicale. Ampleur des mesures variables selon les pays. Allemagne Nazie seule à avoir entamé une politique eugénique positive, de sélection des meilleurs reproducteurs (Lebensbron).
- Pas d’histoire de l’eugénisme mais autant d’histoires que de pays. En France, seules mesures eugéniques furent des mesures favorisant la natalité qui accompagnèrent le développement de la puériculture (+ certificat prénuptial sous Vichy ?). Importance variable des mesures eugéniques dans les différents pays s’explique par le poids des traditions religieuses ou scientifiques des pays. Ex du catholicisme qui refuse mesures eugéniques car reproduction réservée à Dieu.
· Retour de l’eugénisme est-il possible ? Sous quelle forme ?
Eugénisme est un objet historiquement complexe, recouvrant des projets différents. Aujourd’hui, encore plus hétérogène et mal défini.
Deux significations : signification étroite => projet est eugéniste s’il vise à empêcher la dégradation du patrimoine génétique humain.
Signification large => projet eugéniste vise à contrôler la reproduction humaine pour l’améliorer.
Dans son acceptation étroite, il est clair que les projets actuels des biologistes ne sont pas eugénistes car ils ne visent pas à améliorer le stock génétique humain. Diagnostic génétique prénatal ont pour seul but d’empêcher la naissance d’individus anormaux. Même les expériences de thérapie génique germinale, visant à remplacer les copies défectueuses des gênes par des copies normales n’auront pas pour but, si elles sont réalisées un jour, d’améliorer le patrimoine génétique de l’humanité mais simplement d’éviter que chaque génération ne doive à nouveau faire face à l’élimination d’embryons atteints de déficits.
Acceptation large : toutes les recherches actuelles sur la procréation ont une visée eugéniste mais réalisations pas contraignantes pour individus. Diagnostic prénatal est demandé par les parents non imposé par la société. Progrès de la biologie posent cependant un problème qui dépasse le cadre de l’eugénisme : celui du normal et de l’anormal, de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, des embryons qui peuvent être gardés et de ceux qui ne le peuvent pas. Décisions « eugéniques » uniquement conséquence de choix antérieurs.
Terme « eugénisme » souvent utilisé dans un 3ème sens : est considérée comme eugéniste toute modification, grâce au génie génétique, du « patrimoine » génétique humain, même dans un but thérapeutique. Adversaires de ce nouveau concept pensent que toute intervention conduirait inévitablement à une dérive vers la modification de l’espèce. Opposants à l’intervention de l’homme sur son propre génome semblent accepter comme évidente que l’humanité sait dans quel sens elle souhaite modifier l’homme (sens forcément mauvais) et comment parvenir à ses fins.
Ce qui a autorisé l’essor de l’eugénisme au début du XXème siècle est la rencontre de 3 idéologies :
1. L’idée que l’homme doit prendre en main, en s’appuyant sur la science, son propre devenir et doit commencer pour cela par s’étudier.
2. Des théories biologiques déterministes (théorie de Weismann, génétique de Mendel et de Morgan) et donc contraignantes.
3. Sentiment d’une dégénérescence qui rend l’action nécessaire et urgente.
Cette analyse permet de comprendre pourquoi eugénisme n’est plus une menace aujourd’hui mais à quelles conditions il pourrait le redevenir. Nous avons acquis la conscience que la prise en main du destin de l’humanité doit être faite avec prudence et un sens des responsabilités pour les générations futures. => Un gêne n’est pas bon ou mauvais en soi mais son effet dépend des autres gênes et de l’environnement.
Ce qui a le plus compté pour rendre possible pendant la première moitié du XXème siècle l’acceptation de mesures contraignantes, violant la liberté individuelle et les droits de l’homme au nom d’un bien supérieur, c’est un sentiment de peur et d’urgence. A l’humanité de lutter pour que la peur ne soit jamais le moteur de ses actes politiques !
Anne-Sophie
L’homme équitable prend-il moins que son dû ?
Café philo du 2 avril 2014
Je vais commencer par une petite histoire.
Il était une fois un marchand équitable qui voulait acheter du café à un petit producteur perdu au fond d’un pays en voie de développement. Sur le marché international, donc au prix légal, cette qualité de café se vendait à 100 € la tonne. Le marchand était plus soucieux d’autrui et du développement durable que de faire grossir son compte en banque. Il souhaitait assurer de bonnes conditions de vie au petit producteur mais aussi l’encourager dans cette forme de production respectueuse de la nature. Alors, il lui proposa d’acheter ce café à 200 € la tonne. Le marchand reçu donc moins que son dû car pour 200 €, il acheta seulement une tonne de café. En échange, il se senti fier d’avoir accompli une bonne action en faisant bénéficier le petit producteur d’une justice supérieure.
* * * * * * *
Dans le texte qui va suivre, je ferai plusieurs fois référence à l’ouvrage paru en 2013 de Ruwen Ogien qui est directeur de recherches au CNRS dans les domaines de la philosophie morale et des sciences sociales.
En ces temps de crises économiques à répétition. En ces temps où les matières premières commencent à être comptées. En ces temps où la population mondiale augmente aussi vite que la croissance des inégalités. En ces temps prochains où nous risquons de manquer de ressources essentielles telles que l’eau ou les produits alimentaires. En ces temps de pénuries annoncées, qu’est-ce que l’équité ?
Dans son livre, L’État nous rend-il meilleur ? Ruwen Ogien se réfère à plusieurs sources pour attester que les inégalités avaient tendance à diminuer mais que depuis ces trois dernières décennies la rapidité d’enrichissement des uns et la paupérisation des autres sont considérés comme des problèmes ‟sociaux” majeurs.
Nous en sommes arrivés à ce paradoxe : par la titrisation, la pauvreté est devenue une valeur marchande. L’équité consisterait-elle à rendre tout le monde égal au point de vue matériel ? Et pour cela faut-il enrichir les pauvres ou appauvrir les riches ?
Faut-il voir l’équité comme un problème moral, politique, ou économique ?
• Ruwen Ogien se positionne clairement en donnant pour titre à un chapitre de son livre : les inégalités économiques n’ont aucun sens moral.
Le mérite ou le talent justifient-ils ces écarts de richesse. Celui qui a la chance de travailler a-t-il le droit de manger pendant que celui qui est au chômage meurt de faim ? Le chômeur est-il personnellement responsable de sa situation ? Le Conseil d’État vient de permettre à un patron de vendre son entreprise, qui est viable, au risque d’entrainer tout ou partie de ses employés vers le licenciement et le chômage. Le droit de propriété l’emporte sur le droit au travail. Où est le mérite ?
Les règles morales doivent-elles être considérées comme absolues ou relatives ? Proudhon affirmait que la propriété c’est le vol. S’agit-il d’appliquer des règles générales à des situations particulières ? L’équité peut-elle être envisagée comme une éthique de situation ? Pour le théologien Joseph Fletcher, la moralité d’un acte dépend de l’état du système au moment où il est accompli.
• L’équité utilisée comme fondement de la politique devrait s’orienter vers plus de justice sociale et de redistribution des fortunes. C’est le sens de l’impôt qui permet de redistribuer les richesses à travers, entre autre, une politique sociale. Nous naissons avec des talents différents et inégalement répartis mais aussi avec des patrimoines déjà distribués par la naissance. Le talent ne vaut rien par lui-même. Il faut que l’environnement puisse permettre son épanouissement. Les transferts de richesse sont-ils justes ? Si les biens sont acquis sans vol, sans fraude, sans extorsion, n’est-il pas légitime d’en faire profiter sa descendance ? A contrario, lorsqu’un individu n’a aucun talent, aucune compétence à faire valoir et qu’il n’arrive pas à sortir du lot de la multitude des demandeurs d’emploi, cela en fait-il un sous-produit de l’humanité ?
•Permettre aux plus pauvres de vivre grâce à la charité des plus riches pourrait correspondre à l’équité économique. Les revenus issus des échanges producteurs de richesse et volontairement consentis doivent-ils servir à faire vivre ceux qui n’ont jamais pris de risque ou qui ne se sont jamais engagés dans une action ?
Dans L’État nous rend-il meilleur ? Ruwen Ogien pose cette question : La propriété de soi-même et du produit de son travail sont-ils des droits fondamentaux et doivent-ils être défendus ?
Alors, qu’est-ce que l’équité ?
Dans Wikipédia, l’équité, du latin aequitas, désigne une forme d’égalité ou de juste traitement. Elle appelle des notions de justice naturelle et d’éthique, dans l’appréciation par tous et chacun de ce qui est dû à chacun, au-delà des seules règles du droit en vigueur. Elle se rapproche de la discrimination positive ou de l’égalité des chances.
Dans la Grèce Antique, l’égalité pouvait être appréhendée soit comme une égalité arithmétique, le gâteau se partage alors en parts égales, soit en égalité géométrique et comme certains ont besoin d’en avoir plus que d’autres, le gâteau se partage selon les critères déterminés par le groupe (au mérite, selon les besoins, en respectant la hiérarchie, selon les préférences, etc.). Ces répartitions arithmétiques ou géométriques ne sont pas souvent justes. Étant donné que certaines égalités sont plus justes que d’autres, l’égalité qui correspond à la justice, c’est l’équité.
Que veut nous dire Aristote lorsqu’il pose cet oxymore : l’homme équitable prend moins que son dû.
Dans Éthique à Nicomaque, et plus particulièrement dans le livre V intitulé de la justice, le philosophe définit, à travers des exemples contradictoires, le juste et l’injuste. Le juste est conforme à la loi et égal alors que l’injuste est contraire à la loi et inégal. Aristote recense plusieurs formes de juste : le juste correctif si des dommages ont été créés, le juste distributif s’il y a des richesses communes à partager, le juste rectificatif entre un gain et une perte : plus de bien et moins de mal étant toujours du gain. Pour Aristote, le juste est une sorte de moyen et il présente le juge, dont la mission est de restaurer l’égalité, comme une forme de justice vivante.
Dans sa démonstration, le philosophe établit qu’il n’est pas possible de subir volontairement l’injustice. Voici un extrait du chapitre 12 : Si c’est le distributeur de parts qui commet l’injustice, et non celui qui reçoit la part la plus forte, alors, quand un homme, sciemment et volontairement, assigne à un autre une part plus grande qu’à lui-même, cet homme commet personnellement un acte injuste envers lui-même, ce que font précisément, semble-t-il, les gens honnêtes, puisque l’homme équitable est enclin à prendre moins que son dû. [….] L’homme dont nous parlons, en effet, ne subit rien de contraire à sa propre volonté par conséquent, il ne subit pas d’injustice, du fait tout au moins qu’il s’est attribué la plus petite part ; mais le cas échéant, il support seulement un dommage. […] Fin de citation.
Si les termes de justice et d’équité sont proches, ils ne sont pas identiques. L’équitable se rapproche de bon et il est supérieur à une certaine justice. Je reprends un autre extrait : L’équitable tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu’il y a des cas d’espèces pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. […] Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité.
[…] Il en résulte nettement aussi la nature de l‘homme équitable : celui qui a tendance à choisir et à accomplir les actions équitables et ne s’en tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu’il ait la loi de son côté […] et cette disposition est l’équité, qui est une forme spéciale de la justice et non pas une disposition entièrement distincte. Fin de citation.
Il en résulte ainsi que subir soi-même l’injustice permet d’épargner autrui et de rétablir une autre forme de justice, l’équité.
L’homme équitable prend moins que son dû. Cette assertion sous-entend que la répartition des richesses ne serait pas équitable car l’homme qui respecte l’équité est celui qui prend moins que la part sensée lui revenir.
Alors ? Quelle part doit revenir à chacun ? Le fruit de son travail ou la redistribution des richesses ?
La solution ne réside pas dans le sacrifice du particulier pour le général. Les inégalités ne résultent pas forcément des choix personnels et nous ne pouvons prétendre, par exemple que tous les chômeurs sont des paresseux. Les justifications morales des inégalités économiques et sociales ne doivent pas permettre d’oublier les causes de ces injustices.
Lorsque nous raisonnons sur les inégalités, nous avons trop tendance à généraliser, à catégoriser en oubliant que derrière les paravents des concepts se cachent des multitudes de vies humaines. Enfermer les hommes et les femmes dans des généralités revient à se créer des mécanismes de défense qui permettent d’occulter des réalités susceptibles de nous affecter. Généraliser autorise la déculpabilisation envers ses responsabilités face aux inégalités.
L’État ne peut pas tout faire. Par contre, chacun d’entre nous peut, de temps en temps, se comporter en individu honnête et prendre moins que ce qui lui est dû.
Pascale BAZIREAU
Retour vers l’accueil
Qu’est-ce que la femme ?
La civilisation occidentale contemporaine met en exergue des journées consacrées à telle ou telle cause, par exemple celle du 08 mars, dédiée à ce qu’on appelait jadis le beau-sexe. Mais parallèlement à cela, il apprécie tout autant ce qui favorise l’indistinction. Car il est advenu que le libre-échangisme de droite conflue maintenant avec le sans-frontiérisme de gauche pour décréter que l’individu doit avant tout être lui-même, sans attache, sans appartenance et finalement sans identité. Une singulière théorie est venue couronner tout ceci ; la théorie dite « du genre »,qui agite considérablement en ce moment les plumiers des gazetiers. Selon cette théorie, on est avant tout un être humain avant d’être secondairement et accessoirement un homme ou une femme. Cet être, « neutre » de nature, serait, dans sa vie érotique, hétéro ou homosexuel. Un discours cohérent et plus en relation avec la nature réelle de l’être humain dirait plutôt qu’il y a des hommes et des femmes, qui participent d’une humanité commune, dont une très large majorité est hétérosexuelle, tandis qu’une minorité est homosexuelle.
Appartenir au genre humain, c’est y apparaître en tant qu’homme ou en tant que femme. J.-J. Rousseau, dans l’ Emile : « En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme : elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés ; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de l’autre, la figure est semblable.
En tout ce qui tient au sexe, la femme et l’homme ont partout des rapports et partout des différences : la difficulté de les comparer vient de celle de déterminer dans la constitution de l’un et de l’autre ce qui est du sexe et ce qui n’en est pas. Par l’anatomie comparée, et même à la seule inspection, l’on trouve entre eux des différences générales qui paraissent ne point tenir au sexe ; elles y tiennent pourtant, mais par des liaisons que nous sommes hors d’état d’apercevoir : nous ne savons jusqu’où ces liaisons peuvent s’étendre ; la seule chose que nous savons avec certitude est que tout ce qu’ils ont de commun est de l’espèce, et que tout ce qu’ils ont de différent est du sexe. Sous ce double point de vue, nous trouvons entre eux tant de rapports et tant d’oppositions, que c’est peut-être une des merveilles de la nature d’avoir pu faire deux êtres si semblables en les constituant si différemment...
En ce qu’ils ont de commun ils sont égaux ; en ce qu’ils ont de différent ils ne sont pas comparables».
On a depuis, progressé dans la connaissance du genre humain. Il demeure cependant incontestable que nul individu ne devrait pouvoir se prévaloir d’une quelconque supériorité en raison de son sexe. Cela reste hélas encore le cas dans un certain nombre de contrées ! L‘homme et la femme sont certes dissemblables, mais leur humanité est commune. La différence de sexe ne se limite évidemment pas à la seule sphère corporelle ; des centaines d’enquêtes faites ces dernières décennies permettent de l’établir. En chaque personne, qu’elle soit femme ou homme, ne font qu’un le corps ET l’esprit. Il serait inutile de détailler le résultat de ces enquêtes, indiquons simplement la conclusion qu’en a tirée par exemple Lise Eliot, spécialiste universitaire américaine de neurosciences, dans son ouvrage « Cerveau bleu, cerveau rose. Les neurones ont-ils un sexe ? » : « Garçons et filles sont différents. Ils ont des centres d’intérêt différents, des seuils sensoriels différents, des capacités de concentration différentes, des aptitudes intellectuelles différentes ».
On peut anecdotiquement donner quelques exemples : il a été établi que les femmes possèdent un odorat plus fin, mais que la vue des hommes est plus pénétrante. Les hommes surclassent les femmes dans la reconnaissance des visages, mais les femmes surclassent les hommes dans la reconnaissance des expressions. En ce qui concerne le toucher, les femmes possèdent jusqu’à 10 fois plus de récepteurs cutanés que les hommes.
Naturellement le comportement relationnel de la femme diffère de celui de l’homme. Jean-Paul Mialet, dans : Sex-aequo : le quiproquo des sexes écrit : « La femme aime le désir qu’elle provoque chez les hommes, mais ne trouve de plaisir que chez l’homme qu’elle se choisit. L’homme aime le plaisir qu’il prend avec une femme, mais il est curieux de toutes ».La psychologue canadienne Suzan Pinker analyse, dans : Le sexe fort n’est pas celui qu’on croit : « On observe chez les femmes une attirance quasi-magnétique pour la compétition et la réussite masculine, et ce, partout dans le monde ». En effet, les amours d’une jeune et jolie secrétaire avec son patron sont d’une consternante banalité, quand bien même celui-ci serait même un vieux barbon égrillard. Suite à différentes enquêtes faites dans les entreprises, il a été constaté : « les femmes cadres décrivent les hommes cadres comme des cadres, alors que les hommes cadres décrivent les femmes cadres comme des femmes ». Même à notre époque de relative égalité professionnelle, l’attirance traditionnelle des femmes pour les attributs du pouvoir est loin d’avoir disparu. L’ouvrage Sexus Politicus, panthéon de la lubricité dans le monde politique, est singulièrement croustillant. On y apprend par exemple, que Mitterrand se vantait du « cheptel » qui, durant sa longue carrière, s’était jeté à ses pieds. En a-t-il été de même pour Margareth Thatcher, Hillary Clinton, Angela Merkel, Christine Lagarde ou Martine Aubry ? On peut en douter..
C’est que le plus souvent, l’homme se contente de l’apparence physique pour séduire une femme. Celle-ci au contraire prêtera davantage attention au physique certes, mais aussi à l’apparence générale, à l’allure, au maintien, au charme, à la position sociale, à l’humour, à l’intérêt de la conversation. Le désir d’un homme peut être sucité par une paire de fesses, de seins, de jambes. Il est rare que celui d’une femme le soit par un détail anatomique !
Michel Schneider, dans la Confusion des Sexes , note : « En règle générale, pour les hommes, amour veut dire sexe, pour les femmes, sexe veut dire amour ».
D’autres enquêtes montrent encore que les hommes sont plus sensibles à l’infidélité sexuelle, alors que les femmes craignent plus l’infidélité amoureuse qui serait une menace immédiate pour leur vie de couple. Car en effet, et c’est là le point primordial, l’investissement que représente pour l’homme et la femme la création d’une progéniture, n’est pas du tout le même pour l’un ou pour l’autre. Ce qui signifie pour l’homme une simple giclée, pour reprendre le terme employé par de Gaule lors d’un conseil des ministres, signifie pour la femme l’expérience de la maternité et donc de la grossesse, de l’accouchement qui jusqu’il y a à peu, pouvait être risqué, et enfin le soin apporté aux enfants en bas-âge. Outre ces considérations purement objectives, le ressenti est également totalement différent. Une auteure, Edmée Mottini-Coulon écrit dans son Essai d’Ontologie Spécifiquement Féminine : « La relation de la femme avec l’être en gestation s’établit selon une modalité spécifique que l’homme ne partage pas ici. Autrui n’est pas donné de l’extérieur, mais à l’intérieur de soi ». Lorsque la fécondité n’était pas maîtrisée, il était donc vital pour la femme d’avoir un compagnon fiable, elle ne pouvait s’engager à la légère et il lui fallait d’abord sélectionner le mâle qui assurerait le plus de garantie de survie à sa descendance.
En a-t-il toujours été ainsi ? Cette infériorité de fait de la femme, due à sa recherche de sécurité, est-elle naturelle ou culturelle ? Friedrich Engels, dans son ouvrage, l’Origine de la Famille, pose l’hypothèse d’un matriarcat originel de type polygame et communiste. « Ménage communiste signifie prédominance de la femme dans la maison, de même que reconnaissance exclusive d’une propre mère, connaître avec certitude le vrai père étant impossible, signifie haute estime des femmes, c’est-à-dire de la mère ». Evidemment, tout allait changer avec l’invention de la propriété, qui supposait aussi sa transmissibilité. Celle-ci étant une création toute masculine, elle allait donc signer la fin du matriarcat et la création d’un statut de mineure pour la femme. La femme transmettait la vie, mais l’homme transmettait la propriété. L’apparition des religions monothéistes, dont la figure d’un père céleste tout puissant allait être la marque de fabrique, ne pouvait de surcroît aller dans le sens d’une amélioration de la condition féminine.
En tout état de cause, on voit bien qu’il est difficile de parler de la femme en faisant abstraction de l’homme. Il convient en conséquence de se méfier de la théorie déjà mentionnée dite « du genre », qui considère que l’être humain, réduit à l’individu asexué, doit se construire tout seul, et ce, en faisant abstraction de toute donnée naturelle. Souverainement, affirment ces théoriciens, l’individu pourrait décider de par lui-même ce qu’il voudrait être. Ces fantasmes ne sont-elles pas l’ultime avatar des logorrhées de mai 68, où l’on avait pensé cerner l’ennemi, celui-ci se voyant affublé du nom de « phallo-logo-centrisme » (le terme est de Derrida). Le mâle dominateur, usait de sa raison pour trouver toutes les bonnes raisons pour maintenir en état de sujétion son entourage proche ou lointain. Il n’aurait, agissant ainsi, fait que poursuivre l’œuvre de la nature. Celle-ci étant déterministe, donc aliénante, elle devait être rectifiée par une pensée visant l’émancipation. Mais l’être humain ne peut penser que parce que la nature l’a bien voulu. La manière dont se forme la pensée ne relève pas du libre arbitre « Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent ». Spinoza, dans Lettre à Schuler.
La possibilité de penser résulte de l’évolution naturelle de l’espèce humaine. La pensée reste dans l’ignorance de ce qui l’a fait naître, refuser ce constat revient à confondre la liberté et le caprice. L’être humain dispose d’une relative liberté de penser parce qu’ « on » l’a bien voulu. Le « on »représentant au choix, Dieu, la nature, le destin ou le hasard. La différence de sexe est une donnée biologique, résultant également de l’évolution naturelle des espèces, dont l’espèce humaine. La nier au motif que le comportement lié au sexe ne serait qu’une construction sociale est donc loufoque. Cette donnée biologique est l’une des bases naturelles sur lesquelles s’édifie la culture, ce qui ne veut pas dire que ce sous-bassement détermine entièrement la culture.
Dire, comme S. de Beauvoir, qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient, est vide de sens. Cela signifierait que ce que l’on devient est entièrement un acquis et ne doit rien à l’inné. Or, il semble évident que l’on est influencé autant par les données biologiques, que par un héritage culturel ou une appartenance à un univers civilisationnel. Toute culture suppose d’abord l’acceptation de ce qui est, avant d’envisager une évolution, suppose de connaître les conditions qui nous permettent d’être. Il y a, hélas, des systèmes qui infantilisent la femme, qui en font un être soumis et servile, et ce pour toute leur existence. Mais on comprendra aisément qu’il ne peut y avoir de « libération », si en même temps, on postule l’effacement des sexes. Supprimer le lien hiérarchique ne veut en rien dire supprimer la différence, ne veut pas dire nier l’altérité sexuelle pour arriver à une égalité purement théorique. La philosophe S. Agacinski s’est éloignée des thèses de S. de Beauvoir, car elle avait compris que la liberté exaltée par l’existentialiste « se payait du prix d’un reniement absurde de la nature, de la maternité et du corps féminin en général ». A quoi bon une « libération » de la femme, si celle-ci doit la rendre identique à l’homme, si le but est le nivellement des comportements ? Si 2 sexes existent, c’est que leurs dispositions naturelles ne sont pas interchangeables, ce qui ne veut évidemment pas dire que leur dignité ne soit pas égale.
Il faut simplement admettre que dans la différence sexuelle, il n’y a rien qui place l’un des 2 sexes dans une position intrinsèquement supérieure ou inférieure par rapport à l’autre. Plutôt que d’instaurer une bien inutile « journée de la femme », ne serait-il alors pas plus judicieux d’instaurer une journée contre l’oppression sexiste? Cela éviterait de donner à cette journée l’apparence de ce que Nietzsche appelait une « sécrétion de moraline », ce qui semble être la marque de distinction de l’extrême fadeur que véhiculent les thèses du politiquement correct.
Revenons un instant à la question de la maternité. Antoinette Fouque, que le public féminin de cette assemblée doit bien connaître, s’agissant de la fondatrice du MLF, décrit ainsi la féminitude, si toutefois l’on peut qualifier ainsi l’essence des femmes, leur être véritable : « Les femmes ont une génitalité qui s’incarne dans le corps, chez l’homme, la paternité, la capacité de créer, est extérieure au corps. C’est pour cela que la création, depuis Platon, est cérébrale, passe par le cerveau ». Mais elle ne considère pas pour autant que le logocentrisme, produit de cette activité cérébrale, soit la panacée de l’activité humaine. Il y a simplement, dit-elle, une conception du monde dite « androcentrique », conception cherchant à privilégier le point de vue masculin, dont la pensée grecque comme les constructions monothéistes, sont les illustrations majeures, et une conception dite« gynocentrique », qui dualise moins l’être et l’apparence, le monde sensible et le monde intelligible, la chair et l’esprit (« l’homme est la gloire de Dieu et la femme est la gloire de l’homme » ), dira St-Paul. La femme n’a pas besoin des oeuvres de l’esprit pour se créer, elle crée son univers au travers du besoin de la fécondation et de la création de liens affectifs et sociaux, et non par la recherche du pouvoir ou de la confrontation. Le prix Nobel de littérature Saramago écrira, lapidaire :« Une femme qui exerce le pouvoir, que celui-ci soit économique ou politique, cessera d’être une femme ».
Dès lors, l’on peut dire qu’il existe des aspirations psychiquement sexuées. L’on prête aux femmes le fait d’être moins égoïstes que les hommes, d’être plus favorables au compromis, d’accorder plus de place à la qualité de la vie affective. Aux hommes Mars, aux femmes, Venus, dit-on. Aux uns, l’art de la guerre et de la politique, mais aussi l’art de la pensée conceptuelle abstraite, bref le besoin de s’affirmer, de dominer et de créer, aux autres, le propre serait de privilégier les liens affectifs et de se méfier des grandes constructions politico-intellectuelles souvent sources de conflits, car elles connaissent le prix de la vie.
« La femme est l’avenir de l’homme » avait écrit Aragon, alors que les milieux dits progressistes croyaient que l’ultime prouesse du génie humain allait être la réalisation de la société sans classe. Laquelle société mettrait tout naturellement un terme aux conditions sociales patriarcales, qui infériorisaient les femmes, notamment en leur faisant goûter aux délices de l’opium du peuple. Cet horizon s’étant dissipé dans les chimères, l’antique patriarcat n’ayant été supplanté que par un totalitarisme tout autant machiste, il est vain de se tourner vers des théories cherchant à promouvoir l’idée qu’il puisse exister un sujet, tant masculin que féminin, totalement autonome, membre d’un univers ayant pu couper tout lien avec la nature et où l’indifférenciation sexuelle pourrait alors assurer son épanouissement. Mais toute société a besoin de ce que Levi-Strauss appelait un ordre symbolique. Revendiquer un droit à la différence ou à l’indifférence n’a aucune pertinence s’il n’aboutit à rien d’autre qu’à constater l’insignifiance de toute valeur, qu’à ériger le relativisme au rang d’absolu. Nier ou au contraire affirmer l’identité sexuelle dans ces conditions risque de donner raison à Malraux qui avait considéré que la femme serait « l’ultime opium de l’Occident ».
Jean Luc
Pour aborder un thème comme : Qu’est-ce que la femme ?
Deleuze et Guattari développent le devenir-enfant, le devenir-femme, le devenir-animal, le devenir-imperceptible. Si le mouvement est immédiatement convoqué par le devenir, « devenir est advenir », c’est surtout à une augmentation de la puissance de vie qu’il renvoie. Autrement dit, devenir, c’est « l’être en train de se faire », non comme une « autoproduction de l’être », mais comme mouvement. Devenir contient donc tous les possibles y compris l’impossible.
Pour saisir le concept de devenir il faut remonter à Foucault qui opère une rupture décisive en n’attribuant pas la naissance d’une chose, d’un corps, ou d’une institution à son utilité. C’est au contraire par une succession de processus d’assujettissement que cette chose, cette institution ou ce corps prennent forme et apparaissent. Ce qu’il convient dès lors d’éclairer, c’est le coup de force qui les a engendrés, coup de force qui casse tous les systèmes d’usage prévalant jusque-là. La naissance d’une institution est donc irréductible à sa fonction. Une prison ne naît pas d’un « besoin » de répression, une école d’un « besoin » d’éducation. Un équipement particulier n’est d’aucune utilité en dehors de sa fonction d’instrument de codage, de confinement, de limitation et d’éradication de l’énergie sociale libre.
Il n’y a pas de sujet du besoin. Le besoin détermine l’utilité et conditionne la production de l’objet, de l’institution, du corps destiné à le satisfaire. Ainsi le besoin de formation de la main-d’œuvre va-t-il produire la scolarité obligatoire, par exemple. Le sujet ainsi défini n’est pas cause mais conséquence du besoin susceptible de combler le manque assouvi par l’objet ou l’institution. À travers ce nouveau type de catégorisation (l’enfant, le handicapé, le fou par exemple) est défini celui qui a besoin d’être scolarisé, soigné, de manière spécifique.
Autrement dit, on produit, dans le même mouvement, une fonction, une utilité sociale « répondant » aux « besoins » particuliers ainsi produits et un mode d’individuation spécifique.
Pourquoi alors le devenir-femme ?
En fonction de ces nouveaux partages apparaissent alors des identités à présent fixées, territorialisées qui prévalent et imposent ces identités:« femmes toutes mains », « femmes au foyer » etc.….
Ainsi ont été redistribués les rôles entre hommes et femmes à l’avènement du capitalisme. Les femmes au foyer ainsi, construisent leur vie « par défaut » eu égard aux normes sociales en vigueur, et assurent et légitiment, sous forme de disciplines, pour suivre Foucault, le « coup de force » qui leur a donné naissance. Ainsi sont intriquées de manière serrée et irréversible identité et assignation, identité et conformisation, identité et territorialisation. Chaque chose à sa place et les vaches seront bien gardées. Par le biais de cette normalisation, l’identité de chacun(e) se doit de conforter et de se conformer à ce que le rôle et le statut qui en découlent imposent. Les scénarios sont déjà rédigés et les partitions entièrement composées, il suffit à chacun(e) de s’y couler.
Dans ces conditions, l’identité ainsi attribuée résulte d’une forme de marquage des instances de pouvoir et de savoir et nullement de « racines » culturelles, ou d’une quelconque arène pré-individuelle préexistante, ajoutent Deleuze et Guattari. Ce faisant, ils analysent les institutions bien davantage comme ce qu’ils appellent une « antiproduction » : loin d’avoir pour objectif de fonctionner, elles sont au contraire entièrement dévolues au contrôle des énergies sociales libres qui sont le propre de la production du désir au fondement de toute création, comme de toute transformation sociale et politique. Ou, pour le dire en d’autres termes, les institutions captent et détournent cette énergie de vie, de création, de production et d’invention sociales en en prélevant le quantum minimum pour assurer la pérennisation du fonctionnement social, tout en veillant scrupuleusement à la couper des virtualités de transformation dont elle est porteuse. Dans l’analyse de Deleuze et de Guattari, le désir est directement et immédiatement connecté au social et au politique, c’est en ce sens qu’il constitue toujours une force de subversion de ces ordres.
Consentir à l’identité qui m’est attribuée, assignée, c’est (y) obéir, (y) donner mon assentiment.
L’argumentation de Deleuze et Guattari gagne en puissance lorsqu’ils décrivent le mode opératoire de ces forces, en l’occurrence par rapport à la question du genre. Lorsqu’ils écrivent L’anti-œdipe. Capitalisme et schizophrénie en 1972, ils montrent en particulier comment l’organisation du capitalisme, de même que celle de toutes les institutions sociales, visent à prélever les forces de vie des flux libres du désir, tout en en garrottant et en en ligaturant les énergies créatrices et subversives afin de les contenir pour préserver l’existence du système, les rapports de force et les relations en termes de genre qui en forment le soubassement. En ce sens, l’œdipe, dont la triangulation permet l’assignation du désir au domaine privé, hétérosexuel et familial, en constitue un des principaux piliers et façonne les hiérarchies, notamment en termes de genre, comme le font également les autres instances sociales. Il revient aux féministes d’avoir, les premières, récusé le patriarcat et l’androcentrisme fondant l’oppression des femmes dans tous les domaines de la vie privée et de la vie publique.
Alors on est homme ou femme, si l’on n’est ni l’un ni l’autre on est travesti.
Le normal, c’est l’homme blanc, moyen, hétérosexuel quelconque : en d’autres termes, ces forces assignent des places et des rôles socialement définis par rapport à l’emblème ( Deleuze et Guattari parlent d’« étalon ») majoritaire. Et la place et le rôle des femmes sont ainsi définis en fonction de cette figure majoritaire. Les femmes elles-mêmes peuvent également se positionner et se définir contre-dépendantes de l’homme blanc, mâle et hétérosexuel, lorsqu’elles jouent à la maman ou à la putain par exemple.
De la même manière, à chaque instant, sont récusées et pourchassées des identités équivoques ou ambiguës, des postures inconvenantes ou inappropriées. « Elle n’a pas la tête de l’emploi », « Trop poli pour être honnête », autant d’exemples où la tyrannie de l’« étalon » majoritaire conforme et façonne les corps et les âmes. En ce sens, c’est la conformité qui bride et détourne au profit du système dominant les flux de création et de subversion propres au désir.
La question urgente que pose Deleuze et Guattari est dès lors la suivante : comment échapper aux enkystements et aux stérilisations majoritaires, identitaires et statutaires ; tu n’es plus un(e) enfant, ne fais pas le garçon manqué. Les femmes, dans une telle conception, ne sont-elles pas indéfiniment référées à un « manque à être », ici encore à rapprocher de l’étalon homme adulte, blanc, hétérosexuel ?
Il s’agit de savoir comment « l’homme » a constitué un étalon par rapport auquel les hommes forment nécessairement (analytiquement) une majorité. De même que la majorité dans la cité suppose un droit de vote, et ne s’établit pas seulement pour ceux qui possèdent ce droit, mais s’exerce sur ceux et surtout sur celles qui ne l’ont pas, quel que soit leur nombre. C’est en ce sens que les femmes, les enfants, et aussi les animaux et les végétaux, les molécules sont minoritaires.
C’est donc le système majoritaire ou les « arborescences » hiérarchisantes qui le constituent qui « font » des femmes, quel qu’en soit le nombre, une minorité qui constitue, selon Deleuze et Guattari, un « ensemble » ou un « état ». Lorsqu’ils parlent ici de minorité, Deleuze et Guattari n’affirment en aucune façon que les femmes soient numériquement minoritaires. Ce qu’ils pointent au contraire, c’est le fait que la constitution de l’homme transforme tout non-homme en minorité. C’est le rapport entre majorité et minorités qui édifie alors des « machines duelles » qui forment une « opposition distinctive duelle » : mâle-(femelle) ; adulte-(enfant) ; blanc-(noir, jaune ou rouge) ; raisonnable-(animal) où un « point central a la propriété d’organiser des distributions binaires dans les machines duelles, de se reproduire dans le terme principal de l’opposition, en même temps que l’opposition tout entière résonne en lui ». Ce système binaire fondé sur l’opposition entre éléments par définition inégaux (la position des femmes se définit par référence à l’étalon homme, de même celle de l’enfant à l’égard de l’adulte, comme aussi celle de l’animal par rapport à l’homme doté de raison), contribue à dessiner un système arborescent où chaque point est relié au point dominant auquel il correspond — homme, adulte, humain —.
Dans un tel système, on ne peut être à la fois homme et femme ; en d’autres termes on est ou bien homme ou bien femme ; ou bien enfant ou bien adulte ; ou bien blanc ou bien noir, et ainsi à l’infini.
Le féminisme a, de ce point de vue, apporté sa précieuse moisson d’intelligence pratique et analytique et Deleuze et Guattari rendent hommage à ce nécessaire moment dans la résistance à l’ordre centré sur l’homme adulte, blanc et hétérosexuel. Mais le fait d’être une femme ne fait pas échapper aux enfermements pour autant : nous sommes tous, toutes pris(e)s dans l’organisation sociale qui cristallise et fige les appartenances fixées :
Pour le dire autrement, cette politique féministe — droit de vote, droit à la contraception, avortement libre, participation à la vie sociale et politique, droit à la création, libre choix de l’identité sexuelle, homoparentalité par exemple — requiert de manière absolument urgente et vitale des formes d’action à inventer dans nos sociétés mais peut-être aussi surtout dans les mondes du Sud. Il s’agit alors de mouvements qui, au niveau où ils adviennent et déploient leur puissance d’agir, contribuent à faire tomber des bastilles et à briser des frontières établies par le système d’assujettissement qui s’impose à travers l’étalon homme. Mais ces luttes possèdent en germe une caractéristique essentielle parce qu’elles concernent des femmes minoritaires dans le système, porteuses en elles-mêmes d’autres virtualités. C’est à ce point que prend consistance et sens le concept de devenir-femme que développent Deleuze et Guattari.
Des féministes anglo-saxonnes ont critiqué la conception deleuzo-guattarienne de devenir-femme en affirmant que ces auteurs méconnaissent le « nous » féminin et objectent que le devenir-femme est ancré dans l’homme.
Un axiome, en philosophie ou en mathématiques, c’est une « vérité indémontrable mais évidente pour quiconque en comprend le sens » (Petit Robert). Une axiomatique, on le voit, renvoie au double registre de l’évidence ou de ce qui s’impose. Pour introduire leur conceptualisation de l’axiomatique, Deleuze et Guattari se réfèrent au chapitre que Marx consacre dans Le Capital à la baisse tendancielle du profit, où il montre « le capitalisme comme une axiomatique », en d’autres termes, que « (toute la) production (est) pour le marché ».
Le capitalisme est bien une axiomatique parce qu’il n’a pas d’autres lois qu’immanentes. Il aimerait à faire croire qu’il se heurte aux limites de l’Univers, à l’extrême limite des ressources et des énergies. Mais il ne se heurte qu’à ses propres limites (dépréciation périodique du capital existant) et ne déplace et ne repousse que ses propres limites (formation d’un capital nouveau, dans des industries nouvelles, à fort taux de profit).
Là encore, ce n’est pas dire que la lutte au niveau des axiomes soit sans importance ; elle est déterminante au contraire (aux niveaux les plus différents, luttes des femmes pour le vote, pour l’avortement, pour l’emploi ; luttes des régions pour l’autonomie ; luttes du Tiers Monde ; luttes des masses ou des minorités opprimées.
Mais il y a toujours un signe pour montrer que ces luttes sont l’indice d’un autre combat coexistant.
Si modeste que soit une revendication, elle présente toujours un point que l’axiomatique ne peut supporter, lorsque les gens réclament de poser eux-mêmes leurs propres problèmes, et de déterminer au moins les conditions particulières sous lesquelles ceux-ci peuvent recevoir une solution plus générale (tenir au Particulier comme forme innovatrice). On est toujours stupéfait par la modestie des revendications de minorités, au début, jointe à l’impuissance de l’axiomatique à résoudre le moindre problème correspondant. Bref, la lutte autour des axiomes est d’autant plus importante qu’elle manifeste et creuse elle-même l’écart entre les propositions de flux et les propositions d’axiomes.
La puissance des minorités ne se mesure pas à leur capacité d’entrer et de s’imposer dans le système majoritaire, mais de faire valoir une force des ensembles non dénombrables contre la force des ensembles dénombrables…
C’est en ce sens qu’il est possible d’argumenter que les mouvements initiés par les femmes, sont susceptibles de contenir en puissance les devenir-femme de chacune, dans la mesure où ils visent à définir de nouvelles frontières provisoires mais néanmoins inassimilables par le système qu’elles remettent radicalement en cause.
Les formes sociales qui matérialisent et pérennisent le système — où chacun(e) et toute chose sont à leur place, on ne mélange pas les torchons et les serviettes, chacun(e) chez soi et les vaches seront bien gardées — à savoir les partis, les syndicats, les institutions les plus diverses, s’empressent de conjurer le danger des flux libres que recèlent ces mouvements. Les coordinations et les collectifs en savent quelque chose.
L’argumentation de Deleuze et Guattari gagne en puissance lorsqu’ils donnent à voir la manière dont ce devenir-femme, comme le devenir-enfant et le devenir-imperceptible opèrent. Autrement dit, lorsqu’ils abandonnent le registre du « qu’est-ce que cela veut dire ? » propre à l’interprétation psychanalytique, pour aborder celui du « qu’est-ce qui se passe ? », lorsqu’ils troquent la défroque psychanalytique contre le bricolage et l’expérimentation du « comment ça marche ? ». Ces mouvements annoncent, précèdent et anticipent en pointillés la possible libération de forces de vie, de transformation, de créativité par le brouillage des pistes, des lignes, et la redéfinition d’enjeux de pouvoir, indiquant, « en creux », même de manière provisoire, indécidable et imperceptible, les voies susceptibles de frayer un passage au désir en tant que force de production sociale et politique.
À ce point il convient de rappeler que le désir, chez Deleuze et Guattari, n’est pas référé au manque comme le conçoivent l’ensemble des courants psychanalytiques, mais qu’il représente une force productive qui se propage par connexion et agencements et qu’il investit, non la seule sphère familiale œdipienne, mais l’ensemble du champ social.
Pour le dire autrement, les identités assignées, comme les formes institutionnelles, « fuient » de toutes parts, sont « débordées », submergées par l’exubérance et la multiplicité de ces forces qu’elles ne parviennent jamais pleinement et définitivement à juguler, car elles sont les résistances au système, les « cavales », les évasions que chacun, chacune mobilise et organise. Le devenir, c’est le désir même. Devenir est le contenu propre au désir.
Pour Deleuze et Guattari, les machines désirantes se définissent « comme la vie non œdipienne de l’inconscient » qui « ne marchent que détraquées », mettent en résonnance, en batterie à la fois des machines techniques et les « conditions de [leur] émergence et de [leur] fonctionnement ». Les machines désirantes et les machines sociales (marché capitaliste, État, Église, armée, famille) sont de même nature, mais les premières « investissent » les dernières. Les machines désirantes sont l’inconscient des machines sociales, les font vivre mais les débordent, les excèdent et les font « fuir ». Ce concept est surtout mobilisé par Deleuze et Guattari dans L’anti-œdipe. Ils choisiront d’y renoncer au profit de celui d’agencement dans Mille plateaux (1980). Le concept de machines désirantes renvoie à un « inconscient-usine » qui rompt avec l’« inconscient-théâtre » freudo-lacanien.
Désirer, c’est passer par des devenirs. Tout d’abord, devenir n’est pas une généralité, il n’y a pas de devenir en général : on ne saurait réduire ce concept, outil d’une clinique fine de l’existence concrète et toujours singulière, à l’appréhension extatique du monde dans son universel écoulement.
On peut alors reprendre l’interrogation qui a introduit ce questionnement : pourquoi le devenir-femme ? Le devenir, au sens de Deleuze et Guattari, ne « ressemble pas » à la femme, à l’enfant ou à la molécule comme entités. Devenir-femme, ce n’est pas imiter ou se transformer en une entité. Il ne s’agit pas de se travestir en un « être femme ‘différentiel’ », mais, par un mouvement tout autre, de se saisir de l’assignation à la minorité pour en faire proliférer les forces de résistance et les puissances d’agir du désir. Devenir, c’est tracer une ligne de fuite hors du carcan de l’axiomatique du capital. Et chacun(e) a à devenir. En d’autres termes, l’inscription des femmes dans le système qui les assujettit en tant que minorité leur accorde une position privilégiée pour devenir. Car dans devenir-femme, c’est l’ensemble formé par le tiret, l’infinitif et le nom (femme, enfant, molécule, imperceptible) qui est premier, le nom (femme) renvoyant à une position de minorité qui peut (éventuellement) être utilisée pour accéder à un désir en train de se déployer, de se « machiner », de se bricoler, de proliférer et de contaminer le système des identités assignées et des comportements admissibles. Le devenir-femme n’est pas femme, le fait d’être femme permet, par contre, si l’on en est capable, de se déprendre des rôles définis en termes de genre, qu’advienne ce que les structures sociales barrent de la création, du désir. Une telle expérimentation, c’est échapper aux « caractères issus de la distribution des rôles, des attitudes, etc., constituée par le rapport de domination ».
En ce sens, toute femme a à devenir-femme.
Femme, nous avons tous à le devenir, que nous soyons masculins ou féminins. Non-blancs nous avons tous à le devenir, que nous soyons blancs, jaunes ou noirs. Le devenir-femme affecte nécessairement les hommes autant que les femmes […]. Le devenir-juif, le devenir-femme, etc., impliquent donc la simultanéité d’un double mouvement, l’un par lequel un terme (le sujet) se soustrait à la majorité, et l’autre par lequel (le médium ou l’agent) sort de la minorité […]. Vous ne déviez pas de la majorité sans un petit détail qui va se mettre à grossir, et qui vous emporte.
Deleuze et Guattari, lorsqu’ils parlent ici de « devenir-juif », évoquent le cas d’un Américain moyen [qui] a besoin de lunettes qui donnent à son nez un air vaguement sémite, ‘c’est à cause des lunettes’, qu’il va être précipité dans cette étrange aventure du devenir-juif d’un non-juif […]. Comme dans le film de Joseph Losey, Monsieur Klein, c’est le non-juif qui est emporté par ce devenir quand il est arraché à son mètre étalon.
Au moment de la Rafle du Vel d’Hiv, Alain Delon est « emporté » par la foule des personnes arrêtées et « assimilé » à un juif. C’est en ce sens que Deleuze et Guattari évoquent un devenir-juif où un non-juif est « devenu » juif et raflé comme un juif en se laissant « porter », « emporter ». Il ne se « revendique » pas comme Aryen majoritaire et entre dans ce que Deleuze et Guattari appellent un devenir-juif.
Ce qui nous précipite dans un devenir, ce peut être n’importe quoi, le plus inattendu, le plus insignifiant… Devenir-minoritaire est une affaire politique.
Cela peut passer aussi, par exemple, par le devenir-imperceptible du « devenir-tout-le-monde » On n’abandonne pas ce qu’on est pour devenir autre chose (imitation, identification), mais une autre façon de vivre et de sentir.
Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau […]. Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie.
Mais entrer dans un devenir, c’est effectuer un travail de déplacement, de détournement. On a à devenir pour échapper à l’assentiment concédé aux identités façonnées par les institutions, à la complaisance que l’on accorde à l’intolérable dans le système.
D’une certaine manière, c’est toujours « homme » qui est le sujet d’un devenir ; mais il n’est un tel sujet qu’en entrant dans un devenir-minoritaire qui l’arrache à son identité majeure […]. Inversement si les juifs eux-mêmes ont à devenir-juif, les femmes à devenir-femme, les enfants à devenir-enfant, les noirs à devenir-noir, c’est dans la mesure où seule une minorité peut servir de médium actif au devenir, mais dans des conditions telles qu’elle cesse à son tour d’être un ensemble définissable par rapport à la majorité.
Par conséquent devenir-femme pour une femme consiste :[à] retrouver le point où son auto-affirmation, loin d’être celle d’une identité inévitablement définie par référence à l’homme, est cette « féminité » insaisissable et sans essence qui ne s’affirme pas sans compromettre l’ordre établi des affections et des mœurs, puisque cet ordre implique sa répression.
En ce sens, le devenir-femme renvoie aux lignes de fuite que sont les femmes (en tant que minorité, toujours eu égard à la figure majoritaire de l’homme) et « fait fuir l’ensemble de la situation et ainsi ‘contamine les hommes, les prend dans ce devenir ». Ainsi, les devenirs sont proprement révolutionnaires, non pas au sens du Grand Soir à préparer ou à attendre, mais en termes de processus. La révolution est un processus, au contraire des prises de pouvoir qui s’incarnent instantanément en un ensemble qui va ligaturer, brider et enclore les forces qui l’ont pourtant fait advenir.
En ce sens, le devenir-femme, comme les autres formes de devenirs, contient donc en germe tout ce qui n’existe pas encore, tout ce qui est proprement impensable et impossible. « Demander l’impossible ». On le découvre à présent, si le devenir-femme suppose un travail sur soi pour se déprendre des injonctions axiomatiques et des assignations identitaires, c’est une « pragmatique », mieux, c’est surtout une politique.
Deleuze inverse le rapport habituel du possible et de l’événement. Le possible est ce qui peut arriver, effectivement ou logiquement. On appelle à ne pas se résigner, parce que la situation est pleine de possibilités et qu’on n’a pas tout essayé : on parie donc sur une alternative actuelle. À la suite de Bergson, Deleuze dit au contraire : le possible vous ne l’avez pas à l’avance, vous ne l’avez pas avant de l’avoir créé. Ce qui est possible, c’est de créer du possible.
Se pose à présent la question : comment devenir, devenir-femme, devenir-enfant, devenir-animal, devenir-imperceptible ? Comme l’écrivent Deleuze et Guattari, c’est à partir d’une rencontre impensable, de la perception d’un détail in-signifiant et a-signifiant que se créent des connexions, des hybridations qui défont les appartenances mutilantes et les assignations qui confortent et pérennisent les aliénations fondatrices. Devenir se produit « entre », « par le milieu » écrivent-ils. Autrement dit, par les porosités, les contiguïtés improbables, là où les femmes amplifient ce que leur état minoritaire leur permet d’appréhender et de discerner. Devenir c’est, loin des oppositions binaires, permettre la coexistence d’affects, de phénomènes apparemment contradictoires.
Devenir, c’est atteindre aux multiplicités qui nous habitent et s’ouvrent à nous au gré des rencontres, c’est devenir plus libre, et expérimenter, pour reprendre Spinoza, ce que peut un corps.
Faire de sa vie une aventure ou un atelier, une « machine désirante ». Et en se dépouillant de la femme « inventée » par l’axiomatique de l’étalon homme blanc, adulte, hétérosexuel, accéder par expérimentations successives au « mélange des genres », à la transgression des frontières et au braconnage dans les propriétés privées. Pour « devenir-femme », les femmes doivent emprunter des chemins de traverse, non pour se plier aux arborescences hiérarchisantes, mais ruser et les « fuir » le long de rhizomes qui connectent des univers, des régimes et des registres que rien jusque-là ne prédisposait à se croiser et s’entremêler. Ouvrir des possibles jusque-là impossibles par l’actualisation de modes de subjectivation qui contiennent, trésors tapis au cœur des identitaires injonctions, le joyau des devenirs. Un devenir coexiste en nous qui peut être rendu incandescendant ou vif argent si nous sommes capables d’en guetter, d’en discerner les signes et les affects, et d’en faire un usage émancipateur. Autrement dit, échapper aux partages binaires, c’est passer, comme nous l’écrivions, « entre », c’est inventer ses propres machines singulières d’émancipation et de résistance.
Entrer en devenir, avoir des idées, c’est un phénomène, non d’intériorité subjective, mais d’échange vivant entre le dedans et le dehors, un événement à leur limite.
Le désir » est acte, relation. Il créé ce que Deleuze appelle un « devenir ». En Désirant, on fait devenir quelque chose et l’on devient. Ce n’est pas une appropriation mais un mouvement vers l’autre. L’agencement du désir n’est pas semblable à une filiation naturelle ou institutionnelle (dans la famille). Il relie des différences, procède à des noces « contre-nature », associe des règnes, choses, animal, végétal, fait surgir, pour les sentiments et affections, des configurations nouvelles, des énoncés nouveaux […]. Le désir et ses agencements font éclore des mondes. Ils proposent, pour des manières de vivre, différents « régimes de signes », des codes à double sens.
En paraphrasant Blanchot, on pourrait poser que devenir, c’est une vie « à venir » que ne pourraient contraindre aucune des fixations ou des territorialisations étatiques, institutionnelles familiales, aucune contrainte « des diverses transcendances » . C’est en ce sens que devenir ouvre une nouvelle voie au politique, définie comme « micro politique » par Deleuze et Guattari, parce qu’elle agence et lie irrémédiablement ce que les ordres, les doxa et les transcendances séparent. De plus il informe sur des issues politiques qui ne devraient plus rien au volontarisme et aux mots d’ordre propres à l’axiomatique du capital et non au désir. Mieux, à ce titre, le concept de devenir-femme est sans doute susceptible d’ouvrir de nouvelles virtualités pour tous, toutes, et d’« amplifier l’âme » de chacun(e).
Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédés. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espace-temps, même de surface ou de volume réduits.
Devenir-femme y participe.
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D’autres pensées rejoignent ce raisonnement.
Jean Baudrillard - 1929-2007 - La Société de consommation :
"On donne à consommer de la Femme aux femmes, des Jeunes aux jeunes, et, dans cette émancipation formelle et narcissique, on réussit à conjurer leur libération réelle. Ou encore : en assignant les Jeunes à la Révolte ("Jeunes = Révolte") on fait d'une pierre deux coups : on conjure la révolte diffuse dans toute la société en l'affectant à une catégorie particulière, et on neutralise cette catégorie en la circonscrivant dans un rôle particulier : la révolte. Admirable cercle vicieux de l'"émancipation" dirigée, qu'on retrouve pour la femme : en confondant la femme et la libération sexuelle, on les neutralise l'une par l'autre. La femme se "consomme" à travers la libération sexuelle, la libération sexuelle se "consomme" à travers la femme. Ce n'est pas là un jeu de mots. Un des mécanismes fondamentaux de la consommation est cette autonomisation formelle de groupes, de classes, de castes (et de l'individu) à partir de et grâce à l'autonomisation formelle de systèmes de signes et de rôles."
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Schumpeter. - La déconstruction créatrice.
Convaincu de la répétition des cycles économiques, Schumpeter considère donc les crises économiques comme salutaires et inhérentes au capitalisme.
Elles permettent au système de se régénérer et d’éviter la stabilité.
L’innovation est source à la fois de croissance et de crises, mais, sans ces crises, aucune exploration d’idées nouvelles n’est possible.
C’est parce que la société se trouve en état de crise qu’une poignée d’aventuriers vont développer de nouveaux produits, explorer de nouveaux procédés, exploiter de nouvelles matières premières…
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Bernard, d’apès « Liane Mozère « Devenir-femme chez Deleuze et Guattari », Cahiers du Genre 1/ 2005 (n° 38) , p. 43-62 « .
LA BOHEME
On a tous en mémoire la chanson d’Aznavour, contenant certainement une part d’autobiographie, et qui est intitulée la Bohème. On connait un peu moins l’opéra de Puccini, écrit à la fin du 19e siècle, qui traite du même sujet, de la vie de ceux qui à Paris, vers les années 1830, menaient une vie de bohème, de ceux pour qui, comme l’écrira plus tard Rimbaud, la vraie vie est ailleurs, ou du moins voulaient-ils se l’imaginer.
De quoi s’agit-il ? Souvent, des personnes jeunes, désargentées, ayant comme seul horizon l’utopie d’un ailleurs enchanteur. La Révolution de Juillet, les 27, 28 et 29 juillet 1830, passés dans l’Histoire sous le nom des 3 glorieuses, qui mit fin au règne du roi Charles X, allait permettre aux imaginations de s’enflammer. Cela commença par l’exaltation de quelques jeunes poètes (Théophile Gautier, Gérard de Nerval.. ) qui se réunirent autour de V. Hugo, dont la carrière fut véritablement lancée cette même année 1830 par la création d’Hernani, laquelle occasionna, dans la vénérable institution qu’était déjà la Comédie Française, un mémorable chahut. Il est vrai que la veille, l’on y avait donné Phèdre ! Ceux qui, lors des représentations aussi tumultueuses les unes que les autres, furent chargés de la « claque », se regroupèrent ensuite et se firent connaître sous le nom de la Bohème du Doyenné. Le mouvement était lancé ; sus aux vieux barbons cacochymes qui prétendaient s’opposer au renouvellement de l’art et de la littérature, sus aux malandrins pellagreux qui assuraient qu’eux seuls possédaient le vrai génie. Rapidement, tous les épigones de ces jeunes rebelles, de cette première bohème, en viendront à brocarder toute figure de bourgeois, présenté comme un philistin borné, éternellement satisfait de lui-même, affichant sa tranquille suffisance jusqu’à l’infatuation envers ceux de son rang et son imperméabilité au doute jusqu’à la flagornerie envers les puissants. Et de fait, leur leitmotiv sera avant tout de « choquer le bourgeois » et dans ce but ils n’auront de cesse de faire reculer les règles de la bienséance jusqu’aux limites du ridicule. Leur originalité sera de cultiver un style certes marginal (il fallait faire ce qui ne se fait pas), mais toujours élitiste (le phénomène se revendiquera comme uniquement parisien – la province étant considérée comme rurale et donc figée dans l’archaïsme qu’engendre la condition de paysan) ; néanmoins, beaucoup auront les pieds dans la boue, mais ils s’en accommoderont, ayant la tête dans les étoiles. Dans sa radicalité, ce mouvement ne fera appel à aucune transcendance, à aucune finalité : il s’agissait de vivre ici et maintenant en jetant à terre les masques de l’hypocrisie, toutes les tartufferies dont l’urbanité en est le paravent. Intensité du moment présent, émancipation des fadaises nées des conventions, voilà ce qui sera le trait commun de toutes les « camaraderies » qui verront le jour tout au long du 19 e siècle, et qui eurent pour nom : les Vilains Bonshommes, les zutistes, les fumistes, les buveurs d’eau ! (leur dénomination voulant indiquer qu’ils étaient ouverts à tour le monde, y compris les buveurs d’eau), les Vivants (par opposition aux académiciens, dits les « Immortels »), les brutalistes, les hydropathes, qui boiront tout, sauf de l’eau, il est vrai que leur leader habitait rue Boileau !, les hirsutes, qui s’opposaient aux académiciens perruqués, les jemenfoutistes, les incohérents, et bien d’autres encore.
On le voit, ce qui les caractérisa est l’humour ; au 20esiècle, on s’extasiera devant des créations dont pourtant les 1ers éléments ont été inaugurés par tous ces fantaisistes, véritables initiateurs de la déconstruction aussi bien de l’esthétique que de l’éthique traditionnelle et qui fera florès au 20e siècle. Ainsi, ce n’est pas John Cage, mais Alphonse Allais, qui inventera les concerts de silence, pour« l’enterrement d’un grand homme sourd » et parce que « les grandes douleurs sont muettes ». En peinture, les 1ers monochromes seront réalisés à cette époque ; tels des carrés noirs intitulés :« combat de nègres dans une cave la nuit » ou rouges, avec comme titre : « Cueillette de tomates au bord de la mer rouge par des cardinaux apoplectiques ».
Balzac, dans un Prince de la Bohème, décrit ce monde : « La bohème, qu’il faudrait appeler la Doctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués […] La bohème n’a rien et vit de tout ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au dessus du destin. »
Henri Murger, dans Scènes de la vie de Bohème, qui inspirera Puccini pour son opéra éponyme, note : « La bohème, c’est le stage de la vie artistique ; c’est la préface de l’Académie, de l’Hotel-Dieu ou de la morgue ».
En effet, et ce sera là un trait commun entre la bohême du19e siècle et les 68ards du 20e, leurs lointains héritiers, pour ceux qui réussiront un fauteuil à l’Académie les attendra. D’autres termineront paisibles fonctionnaires tout comme bien des 68 ards réussiront à faire carrière dans la publicité, la presse, la politique...
Murger distinguait au sein de la bohème, 3 types différents :
-la bohème ignorée : la plus nombreuse « elle n’est pas un chemin, mais un cul-de-sac », car elle ne fait que manifester« le stoïcisme du ridicule », « l’attrait de l’abîme pour les esprits faibles et les vanités ambitieuses ». Car « le génie, c’est le soleil, tout le monde le voit. Le talent, c’est le diamant qui peut rester longtemps perdu dans l’ombre, mais qui toujours est aperçu par quelqu’un ». Il est donc vain de s’apitoyer sur « cette classe d’intrus et d’inutiles entrés dans l’art malgré l’art lui-même, et qui composent dans la bohême une catégorie dans laquelle la paresse et la débauche forment le fonds des moeurs »..
-la bohème des amateurs, celle qui joue à se faire peur, ceux qui se la jouent, dirait-on de nos jours, « ils ne tardent pas à quitter la partie et s’en retournent s’établir notaire dans une ville de 30 000 âmes. Le soir, au coin de leur feu, ils ont la satisfaction de raconter leur misère d’artiste, avec l’emphase du voyageur qui raconte une chasse au tigre ».
-la vraie bohème, celle qui en réalité est la transition vers le succès, la réussite sociale et la notoriété. Ce sont les ambitieux, qui savent faire fructifier leur talent ou leur génie. Jeunes, ils sont flambeurs dès que vient le succès, mais avec l’âge, la passion s’éteint et la rigoureuse raison qui la supplante se matérialise dans le conventionnel, pourtant décrié avec véhémence auparavant : « Au besoin, ils savent pratiquer l’abstinence avec la vertu d’un anachorète, mais qu’il leur tombe un peu de fortune entre les mains, ils ne trouveront jamais assez de fenêtres par où jeter l’argent... Mais... sur ses vieux jours, lasse des aventures, cette bohème ira émarger sur toutes les feuilles de bénéfice et, bien nourrie de grasses prébendes, ira s’asseoir sur un siège épiscopal ou sur un fauteuil de l’Académie, fondée par l’un des siens. »
Il s’agit d’une évolution qui peut alors paraître surprenante. Pourquoi passer par la bohème, si c’est pour terminer, lorsque le succès est au rendez-vous, en notable repus et ventru. Luc Ferry, dans son ouvrage, « L’invention de la vie de bohême », développe la thèse selon laquelle l’univers de la bohême, si anti-bourgeois qu’il fut à l’origine, symbolise en réalité l’esprit du capitalisme, tel qu’il s’est développé à partir du 19e siècle. Car si la vraie vie est ailleurs, qui a su mieux la construire que ceux pour qui, comme l’avait déjà analysé Marx, il s’agit de révolutionner constamment les modes de vie et les modes de consommation, en détruisant au passage tous les modes de vie archaïques. Le capitalisme engendre tout cela, il suppose la concurrence, la compétition permanente, il faut donc innover sans arrêt et pour cela rompre définitivement avec tout ce qui représente la tradition, les valeurs établies, tout ce qui s’oppose au mouvement perpétuel. En annonçant la rupture avec l’ordre ancien, figé dans ses conceptions d’ordre et d’harmonie, la bohème assurera la promotion d’un art où le chaos, la brisure et la différence auront toute leur place, ce qui préparera les esprits à vivre dans l’instantané, leur permettant une adaptation à l’esprit de l’économie capitaliste. Evidemment, pour Marx, il n’aurait su être question s’assurer la promotion de la bohème, simple fourrier du capitalisme. Dans« Le 18 brumaire de Louis Bonaparte », il écrit :
« Des roués en déconfiture, dont les moyens d’existence n’étaient pas moins douteux que l’origine, des bourgeois déclassés, corrompus, des soldats et des prisonniers libérés, des galériens en rupture de ban, des charlatans, des faiseurs de tours, des lazzaroni, des voleurs à la tire, des prestidigitateurs, des joueurs, des maquereaux, des tenanciers de bordels, des portefaix, des littérateurs, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, en un mot toute la masse confuse, irrégulière, flottante, que les Français appellent la bohème […] tous ses membres, à l’exemple de Bonaparte, éprouvaient le besoin de vivre aux dépens de la nation qui travaille. »
De fait, au 20esiècle, la bohème sera supplantée par la figure de « l’artiste engagé » ; la réussite sociale, lorsqu’elle sera au rendez-vous, sera le plus souvent accompagnée, à l’image d’un Picasso multimillionnaire, d’ un compagnonnage avec le parti communiste. Il en sera également ainsi pour nombre de dadaïstes, de futuristes, de cubistes de surréalistes, voire de situationnistes. Le 20e siècle, siècle des systèmes, affectionnait particulièrement tout ce qui se terminait en « isme » !
Pour tous ceux-là, il ne sera plus question d’humour ou de dérision. L’art s’est découvert une nouvelle finalité, un nouvel horizon métaphysique, la création de la société sans classes. Il fallait donc être sérieux !
Le communisme pourtant, là où hélas il triomphera, fera très vite la promotion d’un art purement formaliste, où le réalisme prolétarien sera le seul canon non seulement autorisé mais obligatoire.
Pour les autres, ils s’englueront dans un conformisme de l’anticonformisme, dans un élitisme forcené, féroce, morbide. Ainsi Kasimir Malevitch, pour citer celui qui reprendra la technique des monochromes, tel le carré blanc sur fond blanc ; il les accompagnera de commentaires théoriques abscons réunis sous le terme de suprématisme. Il finira sa vie dans les geôles soviétiques pour « rêverie philosophique ». Son collègue Kandinsky, un des principaux créateurs de l’art abstrait, aura eu l’heur de faire carrière à l’étranger, mais il n’aura de mots assez durs pour se singulariser de la populace qu’il méprisait souverainement.
Mais revenons à l’analyse de Luc Ferry. Le système, engendré par ce que le « génial petit père des peuples » avait nommé « l’univers radieux des prolétaires »,s’étant finalement effondré sans venir à bout du capitalisme qu’il était supposé enterrer, celui-ci finit par assurer son triomphe mondial. Sur quoi repose-t-il, aujourd’hui plus encore que naguère ? Sur ce que l’économiste Schumpeter nommera la « destruction créatrice ». A peine un objet est-il sur le marché qu’il est obsolète. Une entreprise qui n’innove pas disparaît très rapidement. La déconstruction tous azimuts entreprise par les hydropathes et consorts a trouvé son achèvement historique dans et par l’économie. Le bourgeois du 19e siècle a disparu, mais il a été remplacé par le capitaliste actuel qui réconcilie les termes de bourgeois et de bohème. C’est le fameux bobo, qui donnera une nouvelle jeunesse à l’art contemporain, qui assurera la fortune (les transactions dépassent le milliard d’€ par an) de ceux qui ont été repéré par les FIAC, par Sotheby’s ou Christie’s, etc... L’art contemporain, comme l’art de la bohème dont il est l’héritier, est l’art de l’innovation pour l’innovation, est l’art qui exprime les préoccupations de ceux qui ne vivent que par ou pour la concurrence et l’innovation permanente qu’elle suscite. Il n’est même plus anti-conventionnel, puisqu’il n’y a plus de conventions. L’univers capitaliste a pu s’épanouir car quelques précurseurs avaient sû miner tout ce qui repose sur la tradition. Si, pour Freud, la culture supposait la sublimation des pulsions, la consommation devenue addictive suppose au contraire ce que Marcuse nomma la « désublimation répressive ».La déconstruction des valeurs traditionnelles étant à ses yeux répressive, car elle entraînait en compensation une consommation devenue aliénante, obsessionnelle, compulsive.
Singulier retournement de l’Histoire. Pour le bobo, ce n’est évidemment plus le nanti qu’il s’agit de choquer, puisqu’il fait partie de ce monde-là. Mais son drame est qu’il n’y a plus rien à transgresser, un des ultimes avatars de la transgression ayant résidé en la légifération relative au comportement de ceux qui précisément s’étaient toujours situés hors de tout cadre légal, comme l’illustre le mariage dit pour tous ! Imagine-t-on Verlaine et Rimbaud convolant en justes noces ?
Il reste aux bobos la possibilité d’adopter la posture qui fut celle de l’artiste engagé au doux temps où il était de bon ton d’encenser le réalisme prolétarien. Au cours du 20e siècle, le dit artiste, conscient d’incarner le sens de l’Histoire, ne pouvait accepter d’avoir comme précurseur des potaches aussi peu sérieux que les utopistes et marginaux vivant dans les mansardes parisiennes. Souvenons-nous du mépris de Marx pour ces gueux! Il leur fallait donc adopter la posture du coryphée déclamant le bonheur des lendemains qui chantent et désignant à la vindicte populaire les goujats qui ne comprenaient rien à l’ordre nouveau. Pour les bobos, le drame est que non seulement il n’ y a plus rien à transgresser, mais il n’y a plus rien à louanger non plus, il ne leur reste donc que l’arme du dédain. Ils trouveront l’extase en raillant la figure du beauf, les Deschiens, les Bidochon et autres Maillochon, voire même les leurs quand ils sont largués comme les frustrés de C. Brétecher, autant de personnages créés à partir des années 1970 par une presse se voulant décomplexée car progressiste, mais dont la moquerie s’attardera essentiellement sur le« populo », volontiers décrit comme des béotiens frustes et balourds, ou pour reprendre les termes de Cavanna, grande plume de Charlie-Hebdo, une frange de population « symbolisant les relents de pastis, la pétanque, la connerie molle ». On ne s’étonnera pas que ces êtres désublimés ne se reconnaissent pas dans la bonne conscience et dans cette nouvelle bien-pensance dont les bobos se veulent être les hérauts et qu’ils s’accommodent plus aisément des discours complaisamment qualifiés par ces derniers de populistes.
Jean Luc
Le mensonge.
Cette introduction se limitera à la controverse opposant E. Kant et B. Constant à la fin du XVIIIe siècle, au moment de la Révolution française et de l’emballement de celle-ci vers la Terreur. Controverse qui aura généré 2 opuscules « Sur un prétendu droit de mentir par humanité » de Kant, et «Des réactions politiques » de Constant.
Commençons par un exemple. Nous sommes en 1793 à Paris, des révolutionnaires viennent vous demander si vous avez des renseignements sur un « suspect »que vous connaissez bien et que vous avez caché dans votre cave. Que faites-vous ? D’où la question plus générale : faut-il toujours dire la vérité quand une police vient enquêter ? Kant répond :
« La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun , quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en falsifiant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge . En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général.
Ainsi, Il suffit donc de définir le mensonge une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n’y a pas besoin d’ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes, que la déclaration soit nuisible à autrui. Car il nuit toujours à autrui : même si ce n’est pas à un autre homme, c’est à l’humanité en général, puisqu’il disqualifie la source du droit. Mais ce mensonge par bonté d’âme peut même, par accident (casus), tomber sous le coup des lois civiles ; or ce qui n’échappe à la sanction que par accident, peut également être réputé injuste selon des lois extérieures ».
Position conforme à l’éthique de conviction, que le sociologue Max Weber avait opposé à l’éthique de responsabilité. Il n’y a pas à se préoccuper des conséquences de son refus de mentir, car celui-ci représente toujours « la flétrissure qui souille la nature humaine, la plus grande violation du devoir que l’homme a envers lui-même », Kant. En adoptant une position aussi radicale, on admet que tout homme, quelles que soient les suites de son refus de mentir, pourra perpétuellement afficher une honorable bonne conscience. En aucune manière, il ne pourra être tenu de se sentir responsable des conséquences de son refus de mentir. Fussent-elles dramatiques, il sera toujours en mesure de dire qu’il ne les a pas voulues, bien qu’elles soient nées de sa position. Or dans l’exemple cité, on voit bien que la vérité est fonction de circonstances historiques toujours en évolution et d’évènements tout-à-fait contingents ; dire la vérité consiste alors simplement à toujours accepter la loi du plus fort ; dans cet asservissement on se ment à soi-même car l’on s’accorde pour dire que la vérité du moment est nécessairement une vérité absolue. Ce qu’évidemment l’on ne peut faire sans une dose de mauvaise foi.
De fait, Kant tempère cette position, au moins en apparence, dans « le Fondement de la métaphysique des moeurs », où il aborde la question de la liberté dans l’usage pratique de la raison. Reconnaissant que l’acte que l’on accomplit est toujours le début d’une série d’actes qui lui succède, on peut toujours se donner des raisons de mentir, par crainte des conséquences néfastes qui découleraient du refus de mentir. Naturellement, il est hors de question de faire de cette entorse une loi universelle de la nature car sinon, il n’y aurait plus de promesse possible. Mais lorsque, en connaissance de cause, le mensonge est dit, il faut en assumer toutes les conséquences ; le menteur, entièrement libre de mentir ou pas, dès lors qu’il ment, est seul responsable de la totalité des conséquences de son acte, puisque c’est lui et lui seul qui a pris la décision.
Mais même avec ces réserves, il affirme que le mensonge n’en reste pas moins une indignité car il est une violation du devoir que l’on a envers soi-même. La tromperie, même par bonté d’âme, finit toujours par jeter le doute et le soupçon ; même si l’on ne peut qu’admettre qu’il n’y a pas de vérité absolue, chacun se doit au moins d’être véridique dans ce qu’il dit ; qu’est-ce à dire ? La transgression du devoir de vérité est un mensonge dès lors que l’on fait passer pour vrai ce qu’on sait être faux et dès lors que l’on fait passer pour certain ce qu’on sait être douteux. Mais comme la fonction de la raison n’est pas d’assurer le bonheur, mais la moralité, définie comme la volonté bonne en elle-même, agir en-dehors de la morale, ne peut jamais être mis sur le même plan que l’acte accompli en accord avec la loi morale. Le droit selon Kant ne peut être amoral, il est toujours supérieur au bien, lequel ne résulte que de considérations personnelles et ne peut, à ce titre, ne faire l’objet d’aucune universalisation.
Quelle est la position de B. Constant ?
« Le principe moral, que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu'a tirées de ce principe un philosophe allemand, qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime .
Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. »
Donc, Constant, comme Kant, établit le devoir de véracité comme étant parfaitement fondé. Mais c’est un devoir que l’on peut aisément sacrifier aux exigences du bon sens. La vérité ne vaut que si on ne la sanctuarise pas, que si l’on n’en fait pas un absolu. Dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Qui a droit à la vérité ? Réponse de Constant : nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. Reprenons le contexte historique de cette fin du siècle dit des Lumières : Constant n’est pas un monarchiste, mais il constate que la terreur robespierrienne risque d’anéantir les principes révolutionnaires. La vérité et les intreprétations qui se suivent se doivent d’être relativisées, appréciées et défendues en fonction de considérations de justice. Le principe a beau être bon, s’il est mal défendu, ou défendu par des personnes mal intentionnées, il est légitime de ne pas dire la vérité à ceux qui agissent ainsi.
De fait, le vice de la Révolution s’est manifesté par l’émergence d’un nouvel absolutisme, un totalitarisme, dirait-on de nos jours, au nom duquel on tue. Il est vain d’opposer terme à terme, la vérité et l’erreur et dire qu’il faut faire triompher la vérité quel qu’en soit le prix. Une vérité ne peut être que si elle est désabsolutisée, cad que si elle permet le questionnement concernant sa légitimité et entraîne ensuite la découverte progressive de ce qui peut en permettre l’application. Une intention considérée comme louable ne peut justifier toutes les dérives au nom de l’application de principes issus de cette intention.
Comme le dit Constant, la règle : il FAUT, en toutes circonstances, dire la vérité, est inapplicable. Mais néanmoins, il est impossible de le rejeter, car cela reviendrait à détruire toutes les bases de la morale. Lorsque les circonstances l’exigent, mentir est momentanément nécessaire pour sauver la vérité, vérité que les passions du moment ont éclipsée. Le révolutionnaire vertueux est donc celui qui en 1793 ment au nom même de cette vertu, cad les principes de 1789 auxquels il croit, et n’est pas celui qui, dans l’instant et sans reflexion, dit la vérité à ceux qui s’arrogent par la force le droit de dire comment il faut défendre ces principes. Car ce faisant, il ne fait que soutenir le vice, en l’occurence la Terreur. L’action bonne consiste alors à refuser l’application de principes érigés en absolutisme, pour précisément les préserver de ceux qui considèrent que la violence est nécessaire à leur triomphe. Ce n’est pas le principe qui génère la violence, mais le fait de le sanctuariser, d’en faire un dogme. Si en plus il s’avère qu’ un principe reconnu initialement comme vrai est en réalité inapplicable, il faut mettre en doute le principe et non seulement les moyens mis en oeuvre pour son application. Il n’y a pas de vérité sans doute, sans questionnement, sans critique, la vérité n’est jamais établie une fois pour toute, car il n’y aura jamais de fin de l’Histoire. La vertu consiste à faire preuve de respect envers ceux qui cherchent une vérité sans vouloir pour autant en faire un dogme, un absolu, mais elle consiste aussi à se méfier de ceux qui font preuve d’un zèle excessif dans sa mise en oeuvre. On comprendra aisément qu’on ne peut faire confiance à quelqu’un qui refuse de mentir, quelles que soient les circonstances. De fait, c’est bien la position kantienne qui semble erronée. Car celui qui est d’une rigueur extrême avec les principes, qui se soumet à toute autorité, sera le premier à trahir la confiance d’ autrui, au nom même du respect du principe suivant lequel il ne faut pas mentir. Il pourra même devenir la personne de mauvaise foi, quoiqu’arguant de sa bonne concience, qui se servira de vérités momentanées pour se venger ou nuire à autrui. Car on sait bien que ce qui fait la force des régimes dictatoriaux est la délation...
Jean Luc Graff-Janvier 2013
La vraie vie est ailleurs.
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. - L’albatros, de Baudelaire.
L’expression allemande « des innere Ausland », que l’on peut traduire par l’altérité, ou cet autre, que l’on porte en soi, exprime le refus de la banalité, énonce la nécessité de faire une place à ce qu’on appelle l’âme. Celle-ci se devant d’être comprise comme étant « ce qui ne connaît pas elle-même sa distinction, son altérité », Bossuet. Ceux qui ne se satisfont pas de lieux communs, de conservatismes divers, de bienséances souvent hypocrites, ressentent le besoin de chercher cet ailleurs, cette âme des choses que l’on peut trouver dans tout ce qui fait naître l’émotion, l’émotion esthétique notamment. Pourtant la philosophie, elle aussi en quête d’un autre que soi et qui serait pourtant tout autant un reflet du ce soi, est née d’une réaction à la mythologie, représentations nées de l’imaginaire plus que de l’étude de la réalité.On a alors considéré que la connaissance devait primer la croyance, que la logique était plus fondamentale que la conviction. Cela a valu à Socrate les railleries d’Aristophane dans son oeuvre « les Nuées »,le logicien, perdu dans l’immensité de ses rêveries, étant celui qui finalement pourrait prétendre accéder au savoir des dieux et donc être leur égal. Seule une condamnation pouvait mettre un terme à une telle présomption ! Aristophane s’est contenté de préférer le rire à l’interrogation, estimant que sa sotte suffisance pouvait le dispenser d’avoir à apprendre quoi que ce soit de quiconque. Il rit de Socrate comme le marin rit de l’albatros. Mais aussi bien cet oiseau que le philosophe sont majestueux et expriment une geste empreinte de grâce dès qu’ils sont dans leur élément. Le philosophe ne s’intéresse pas au détail de ce qui fait la vie de chacun, il n’ira pas plaider une cause tel un avocat, mais il s’interrogera sur ce qu’est la justice ou le bien et s’il est possible de l’atteindre. Il ne cherche pas à dédommager ou à prendre la défense de quelqu’un, mais il est à la recherche d’un sens, d’une justification à la vie. L’un est tel le poète, il cherche les racines du ciel, l’autre gère le quotidien. Ce qui rend l’un gauche et malhabile dès qu’il s’attaque aux choses pratiques, alors que l’autre y excelle.
Comme le souligne Heidegger : « Le penseur dit l’être, le poète nomme le sacré ».
Pour autant, le philosophe comme l’artiste, ne cherchent pas à s’abstraire du monde, mais ils se désintéressent de tout ce qui en crée la pesanteur. Ils ne cherchent pas à s’en éloigner, comme l’ermite qui, tout entier dévoué à sa croyance, ignore le monde, mais leur but est d’ éloigner d’eux tout ce qui le rend opaque, inhospitalier. Il n’y a pas à chercher de paradis artificiel, mais à retrouver le monde, fêter les noces avec celui-ci, dès lors que l’on a réussi à l’épurer de tout ce qui lui donne un goût rance ( les illusions, les préjugés, les jugements de valeur).
En somme, l’homme de la pratique, du concret, le praticien, est dans l’étude et le commentaire. Celui qui accorde une place à l’âme du monde est dans l’interprétation. L’un cherche des lois, physiques ou sociales, voire sociétales, l’autre traque tout ce qui est singulier, tout ce qui n’appartiendra qu’à lui-même. S’il y parvient et ensuite à faire partager ce qui lui est intime, le philosophe, comme l’a affirmé Heidegger, rejoindra le poète. Il sera celui qui fuira le concept, trop rationnel, trop impersonnel, pour se réfugier dans une langue qu’il aura créé et qui sera si pure, qu’elle ne pourra finalement qu’être la traduction du silence, le silence qui signifiera que la métaphysique, pas plus que la rationalité, n’ont finalement d’importance.
Pour la plupart cependant, ne pas se satisfaire du quotidien et de ses contraintes, revient à se donner un objet de croyance : celui de croire que l’on peut combler le sentiment de vide existentiel, le manque d’être. Cette croyance comme toute croyance cessera lorsque la connaissance sera entière, a-t-on longtemps pensé. Nous savons maintenant que cela n’adviendra jamais. Ceux qui n’y ont jamais cru ou se sont désintéressés de la connaissance, en sont restés à leur foi : la foi que la vérité est possible : que le bien, le beau, le juste, sont accessibles. Mais de tout cela, nous n’en savons finalement pas plus qu’Aristophane.
Nos contemporains, lessivés par le consumérisme, semblent blasés de tout ce fatras pour eux inutiles et se contentent de se complaire dans le relativisme et dans l’idolâtrie des objets technologiques. Est-ce ça, la vraie vie ? Les religions du passé, aussi bien spirituelles que laïques, cultivaient la transcendance, il y avait toujours un au-delà, et en plus elles savaient créer une communion entre les adeptes, un vif sentiment d’appartenance ; tout cela pouvait signifier un ailleurs riche de sens.
Paradoxalement, la communication moderne ne crée plus de liens. La conversation a parfois pour seul objet les nouveautés techniques lors des dîners de fêtes ; mais de leur prodigieuse
efficacité naît le degré 0 de la pensée. Les questions les plus fréquemment posées étant : tu es où, tu fais quoi ? Un questionnement vide de sens par excellence. La proximité suffit, la communication est absente, quant au lien que cela engendre....
Y a-t-il alors encore de la place pour un ailleurs, pour l’exigence philosophique ou artistique ? La philosophie s’était à l’origine définie comme un questionnement logique dont la recherche de sens ne devait pas être absente. Elle se voulait d’offrir cet ailleurs où la connaissance et la croyance pouvaient cohabiter. La fonction de l’art est plus complexe ; exprimant l’humain en ce qu’il a de plus intime, l’intime étant cette altérité insaisissable que l’on porte en soi, l’art privilégie la profondeur à la clarté, affirme la prééminence de l’intuition sur le concept, use de l’ellipse et de l’imaginaire et délaisse la démonstration dont il n’a que faire, car de quel lien de causalité naîtrait l’idée de son créateur ?
L’ ailleurs est aussi celui qui est hors du temps. Aux philosophes et aux poètes, il leur incombe d’extraire l’éternité du transitoire, l’infini de l’éphémère du temps qui passe. Or ce n’est pas le temps qui passe, mais les êtres. Les plus remarquables d’entre eux peuvent faire leur, ces autres vers de Baudelaire, extrait du Guignon
« Pour soulever un poids si lourd, - Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage, - L'Art est long et le Temps est court. »
Brièveté du temps, car la vie laisse peu de temps à ceux qui se consacrent à engendrer ce qui ne ment pas, ce qui ne relève pas du paraître, à ce qui fait la dignité de l’homme en sorte. On terminera par la lecture des » Phares »
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, - Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, - Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, - Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre - Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, - Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, - Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement;
Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules - Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules - Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;
Colères de boxeur, impudences de faune, - Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, - Puget, mélancolique empereur des forçats;
Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, - Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres - Qui versent la folie à ce bal tournoyant;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues, - De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, - Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, - Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges - Passent, comme un soupir étouffé de Weber;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, - Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes; - C'est pour les coeurs mortels un divin opium!
C'est un cri répété par mille sentinelles, - Un ordre renvoyé par mille porte-voix;
C'est un phare allumé sur mille citadelles, - Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage - Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge - Et vient mourir au bord de votre éternité !
Jean Luc
La vraie vie est ailleurs
Le terme « vie », ici, est à prendre non dans le sens de la définition de Bichat que cite Comte Sponville: <- La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort », comme l'évolution des organismes animaux et végétaux de la naissance jusqu'à la mort, mais surtout comme le cours des événements de l’existence même de l’individu, cet »effort de vivre » par lequel »une vie vaut moins par sa durée, que par ce qu'on en fait ».
C'est ce qui définit les vivants, comme dit Aristote « qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement » mais c'est surtout l'histoire de chaque être vivant singulier, de ce qui lui arrive entre la naissance et la mort.
L'homme vient de la terre est retourne à la terre, mais entre les deux on peut quand même se payer quelque verres.
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« Vraie » ramène à la notion de vérité. Comme nous sommes des individus ordinaires face à un monde extraordinaire, engagés dans une vie à laquelle nous ne parvenons jamais à pleinement accéder, la tentation de la philosophie, depuis les Grecs, a-t-elle été de la dédoubler: d'opposer au vivre répétitif, cantonné au biologique, aux habitudes et aux obligations, ce qu'elle appellera, le projetant dans l'Être, la "vraie vie". La question posée est : comment s'élever à l'ici et maintenant sans se laisser absorber dans cet immédiat, ni non plus le délaisser?"
Dans la culture, dans l’histoire, ce motif de la vraie vie court, de manière assez erratique, dans les communautés religieuses, du côté de la figure du révolutionnaire, des avant-gardes artistiques. C’est un motif qui n’est pas seulement folklorique et mineur, et qui exige peut-être d’être rapporté à son origine.
Dans l’histoire des énoncés la vérité n’a pas seulement qualifié des propositions et des systèmes, des représentations scientifiques du monde, mais aussi des manières de vivre.
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Ailleurs, pose aussi la question du lieu. Ailleurs, certes, mais où?
L’espace limité et déterminé, par le quotidien, les masques, dans lequel on se retrouve ? Et ou on ne trouve peut être pas sa place ? Son milieu ou les occasions de s’accomplir ne peuvent être saisies ? Ou parmi les possibles que l’on imagine, que l’on espère, que l’on rêve, hors du choix entre l’obéissance et l’ennui, la soumission et l’affirmation de soi ? Parce que le désir s’écrase contre le quotidien, les zones grises de l'âme et les médiocrités troubles de destins embrumés.
Comme l’écrit Rimbaud lorsqu’il condamne comme déraisonnable et négative une aventure amoureuse vécue comme une fuite dans l'imaginaire et le simulacre :
« Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! − C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme ». Arthur Rimbaud, Vierge folle, l'Époux infernal, extrait.
Et par là il renie aussi l'utopie d'un projet poétique fondé sur d'ambition d'échapper au réel par la magie des mots.
Il lui restait alors l’autre ailleurs, celui de l’espace quasi infini du monde.
Cet ailleurs, c’est redécouvrir en nous le nomade, "le voyageur errant", qui seul permet de mettre au jour en nous l'explorateur et notre faculté de création. Dans notre monde moderne, le possesseur sédentaire a pris le pas sur le nomade explorateur. Le matérialiste, c'est avant tout celui qui a jeté l'ancre. L'exploration intérieure est primordiale, mais qu'elle ne commence que lorsque nous cessons de suivre une voie tracée à l'avance, lorsque nous avons le courage et la lucidité de constater l'échec de toutes nos références, de tous nos maîtres à penser, de tous nos gourous, de tous nos leaders, de tous nos modèles, de tous nos dieux parce que c'est la croyance au maître qui crée le maître...l'expérience est façonnée par la croyance.".
Se libérer des tutelles -Rimbaud a tout quitté, dans une permanente revendication de liberté. Sa vie est une perpétuelle invitation à nous affranchir de nos entraves – notamment celles auxquelles nous consentons sans discuter – et des figures vigilantes qui pèsent sur nous. Il se sépare de ses maîtres, rejette son amant le plus célèbre (Verlaine), blasphème, jure contre les Eglises.
En grand découvreur, il entend toucher à tout, multiplier les expériences, oser toutes les transgressions. Par le « dérèglement raisonné de tous les sens », il franchit des frontières invisibles pour nourrir son existence et son imaginaire. Rimbaud nous enseigne le risque, la mise en danger pour accéder à des territoires inconnus de notre conscience. Il le paie cher. Son accoutumance à l’absinthe lui vaut des crises sévères et des comas. Son goût pour l’opium le conduit sur des rivages périlleux.
S’accomplir dans l’ailleurs - Il nous fait comprendre qu’en allant à la rencontre d’autres cultures, d’autres réalités, on gagne en richesse et en densité. Il aura traversé maintes contrées, foulé le sol de nombreux pays, sillonné l’Europe et l’Orient, voyagé sur plusieurs mers. Pour lui, la vraie vie est forcément ailleurs.
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Finalement, évoquer « la vraie vie », nous dégage de l’horizon imposé par le corps, borné par le fait de vivre et de mourir, limité par notre horizon social.
On sous-entend ainsi une possibilité d’objectivation de notre identité qui ne peut plus être cernée, découpée par nos propres référentiels, mais qui peut faire apparaître autre chose, un autre espace, où librement se mouvoir, d'où l’on peut tirer cette énergie qui permet de résister aux choses futiles et sans importance, à ce que l’on veut nous imposer.
Alors, cette locution qui ne recouvre aucune réalité, se révèle d'une richesse et d'une utilité formidable, pour signifier qu'il manque à la société et à l’homme, une dimension qu'on ne saurait précisément définir.
" Nous pensons toujours ailleurs ", comme l’écrit Montaigne (1), sortant des sentiers battus, passant les bornes, franchissant les frontières, enjambant les barrières sociales, sans v être invités ni conviés, mettant en jeu et en péril des identités résolument vagues et mêlées, qui refusent classements, confinements et cloisonnements, et stimulant la pensée dans le dédale des idées et des mondes, des époques et des lieux.
« Ailleurs » cela signifierait : penser à autre chose (distraction, ou digression). Mais aussi: penser en appui sur des discours, des croyances, des contenus de pensées qui ne nous sont jamais étrangers alors même que nous n’en sommes jamais exactement les auteurs. L’« ailleurs » n’est pas simplement l’ailleurs d’une autre pensée, mais celui d’une autre modalité de la pensée.
Nous pensons sans cesse, et sans cesse nous convoquons, en toute ignorance de cause, des myriades de pensées qui ne sont pas de nous, mais qui n’en sont pas moins nous parce qu’il n’y a pas lieu d’en chercher les causes ni l’origine. Notre pensée est un peu comme un corps qui se nourrit de mille choses: notre pensée est altérité.
Ailleurs, ce n’est pas autre part, c’est une part d’autre.
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La vraie vie n’est pas que cette expression particulière et paradoxale dans la mesure où elle suppose une comparaison entre une vie existante et reconnue comme insatisfaisante et une autre vie envisagée comme meilleure et souhaitable que ce soit dans cette vie en changeant de manière de vivre ou bien dans une vie au-delà de la première vie, après la mort mais réellement impossible.
Une expression consolatrice qui voudrait que « ma vie aurait pu prendre un autre tour »: la vraie ?
-Pour les nomades rappelons la phrase de Joyce dans Ulysse : « Certains préfèrent aller jusqu‘au bout du monde plutôt que de se trouver eux même ».
Ou le mythe du Juif errant, un personnage légendaire dont les origines remontent à l'Europe médiévale et qui ne peut pas perdre la vie, car il a perdu la mort : il erre donc dans le monde entier et apparaît de temps en temps. Il a commis une faute (la crucifixion).( C’est un mythe errant).
Or, comme beaucoup de noms, le ciel, l'eau, le mot vie en hébreu 'haim' est au pluriel car il exprime la vie en général, le fait, et non un état de chose. La vie n'est pas statique mais se continue en avant. Il n’y a pas d’unicité de l’être de l’homme.
-Pour les croyants rappelons Nietzsche par la bouche de Zarathoustra- « Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. »
N.Hanar
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1-« Nous pensons toujours ailleurs, l'espérance d'une meilleure vie nous arrête et appuie, ou l'espérance de la valeur de nos enfants, ou la gloire future de notre nom. » Montaigne.
L’âme
Je vais laisser à d’autres les discours sur cette âme(1) qui serait »ce qui anime le corps : ce qui lui permet de se mouvoir, de sentir et de ressentir. » (C.S.)
Qui croit encore en cette acception de l’âme correspondant à cette idée qu’il existe une entité, souffle de la vie, principe cosmique qui anime et meut les corps, à ce mouvement Platonicien qui permet à la pensée de s’échapper du monde visible, et de contempler, entre deux incarnations, le monde immuable des Idées, sublime et immortelle, ou à ce don divin, à cette âme séparée du corps dans le dualisme cartésien,(2) qui répartit les fonctions de ce qui constitue l’humain : d’un côté, la substance pensante, de l’autre, le corps-machine.
Qui croit encore en cette âme, portée par certains courants religieux et philosophiques, principe vital, immanent ou transcendant de toute entité douée de vie (homme, animal, végétal), en cette âme considérée comme interface entre le naturel et le surnature, le divin, ou transcendant.
« Pourquoi et comment la vie et le mouvement? L'âme ! Ce qui fait la différence entre l'animal et l'homme ? L'âme ! Ce qui nous extrait du règne de la matière ? L'âme ! Ce qui nous rend immortels malgré l'apparence de la mort corporelle ? L'âme ! Ce qui fonde la morale, explique la pensée, induit la sensibilité ou la passion ? L'âme ! Réponse à tout. Rien de plus pratique, en vérité : je ne sais pas, je m'interroge ? L'âme ! Un trou, une béance à combler ? L'âme ! Besoin de se rassurer, de réprimer son angoisse ? L'âme !
Pourquoi mégoter dès lors que l'âme est le nom que l'on peut donner à n'importe quel « je ne sais quoi ». « La pensée » selon Descartes, la « sensation » selon Condillac, la « volonté » selon Maine de Biran, et même, si l'on veut, « la queue du chat » selon les Frères Jacques. Inutile de s'en priver : ainsi Platon en imaginait trois et Aristote cinq. Une âme par processus. Autant de starters ou de détonateurs qui permettent des mises à feu.”(Jean Francois Kahn)
D’un autre côté les progrès des sciences et de la médecine, l’essor et les diktats de la société de consommation ont vu triompher le corps. Soigné, entretenu, dévoilé, désiré, glorifié, il occupe désormais toute la place.
Et pourtant nous avons du mal à admettre, avec les neurosciences, que nos rêves, nos émotions, nos pensées ne sont rien d’autre qu’une affaire de connexions synaptiques et d’hormones… La description scientifique du cerveau ne me semble pas suffisante pour expliquer, à elle seule, la manière dont nous donnons un sens à notre vie.
Alors, comme nul ne peut ressentir à ma place, ni tout à fait comme moi, je définirais l’âme comme ce principe (3) unique (tout autant que l’est mon corps), individuel, singulier, par lequel j'habite le monde, comme étant, selon Kant, le minimum d’unité qu’il faut postuler chez autrui (et chez soi) pour le (et se) considérer comme une personne capable d’agir et de répondre à la première personne et, à ce titre, d’apparaître digne de respect.
Comme l’on dit de certains lieux qu’ils n’ont pas d’âme, évoquer notre âme nous dégage de l’horizon imposé par le corps, borné par le fait de vivre et de mourir.
Quand on parle ainsi de l’âme, on sous-entend un objet, une possibilité d’objectivation de notre identité qui ne peut plus être cernée, découpée par nos propres référentiels, mais qui peut faire apparaître autre chose.
L’âme pensée ainsi ouvre un autre espace, où librement se mouvoir, d'où l’on tire cette énergie qui permet de résister aux choses futiles et sans importance, à ce que l’on veut nous imposer.
Alors, expression d'un « moi » profond, manière d'exprimer un « inexprimable » infusé d'un sens auquel on est provisoirement incapable de donner sens, cette locution qui ne recouvre aucune réalité, se révèle d'une richesse et d'une utilité formidable. Ainsi, pour signifier qu'il manque à la société une dimension qu'on ne saurait précisément définir (latente, implicite et en devenir), on dira qu'elle a besoin d'« un supplément d'âme », à un lieu qu’il « manque d’âme », à un homme qu’il a des « états d’âme »ou qu’il y « perd son âme ».
«La perte de son âme est la conséquence de tous ces idéaux trahis ou sacrifiés à l'habitude, aux modes et aux idées dominantes lorsque les aspirations de justice, d’égalité, d’humanisme qui les ont rendus possibles ou atteignables à un moment donné de l’existence se sont évanouies.
Le contexte actuel dans son ensemble conspire à cette perte. La pensée n'est guère plus à l'abri du réel extérieur trafiqué que les médias.
Cette âme là est bien le fondement de l'identité, de ce qui fait de chacun de nous un être unique. L'âme s'oppose par là à l'esprit qui est le même en chacun de nous, qui désigne ce par quoi nous sommes universels, en montrant, au contraire, ce par quoi nous sommes uniques. »
Je t'aurai dit mon âme et le reste n'est rien.» Maurras, (l’antisémite, avant qu’il ne perde son âme et ne devienne une âme damnée en rendant l’âme).
«Objets inanimés, avez-vous donc une âme -
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?», écrivait Lamartine
On peut dire qu'une maison, une œuvre d'art ou un simple objet ont une âme. Dans ce cas l'âme est implicitement conçue comme étant à la fois principe de la vie, principe de la pensée et fondement de l'identité. Une maison qui a une âme est une maison qui est l'incarnation d'une idée, d’une pensée originale.
Simone Weil - «Il y a dans tous les êtres humains sans exception, depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, en dépit de tous les crimes commis, soufferts ou observés, un je ne sais quoi qui s'attend avant tout à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est je ne sais quoi avant tout qui est sacré.»
N.Hanar
* * *
1-Le terme français provient du mot latin anima, qui a donné « animé », « animation », « animal ».
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2-Descartes - Comme l’indique le sous-titre de ses Méditations métaphysiques, il entendait “démontrer la distinction réelle de l’âme et du corps”, conçus comme deux substances* incommensurables. D’un côté, le corps, portion d’étendue divisible et réglée mécaniquement. De l’autre, l’esprit, chose pensante et libre, une et indivisible. Reste une énigme que Descartes n’a cessé de sonder, celle de l’union, en chacun de nous, d’une âme et d’un corps. Si ces deux substances sont incommensurables, comment peuvent-elles coexister en l’homme ? Comment l’âme peut-elle agir sur une entité avec laquelle elle n’a aucun point commun ? Pour comprendre de façon physique la jonction du corps et de l’esprit, Descartes postule l’existence d’une glande pinéale. Depuis l’hypophyse, à la base du cerveau, la glande pinéale recevrait toutes les informations corporelles et les transmettrait à l’âme.
Mais si l’âme est unie au corps, c’est par quel bout ?
Si l’âme n’est pas une substance étendue, comment peut-elle avoir un bout ?
Et si elle n’a pas de bout, comment le cerveau, substance étendue peut-il penser ?
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3-Principe : postulat d’un élément constituant élémentaire.
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Qu’est-ce que le désir ?
Ce qui nous définit, en tant qu’être social, ce sont nos limites (le temps, la liberté, la connaissance, les traditions, les lois, etc…).
Ainsi l’être de l’homme se caractérise par son incomplétude: son être, c’est ce qu’il n’est pas!
Mais, connaissant ses limites, l’homme cherche à les comprendre, à les justifier, voire à les transgresser, et cette recherche même, c’est le désir.
Alors, le désir ne correspond pas à un manque, puisqu'on ne sait pas ce que l'on cherche, si ce n'est quelque chose que l'on imagine et qui devrait être source de satisfaction.
Ce que j’imagine, qui est de l’ordre du fantasme, va correspondre à une femme, un instrument de musique ou dans l’idée de la révolution. Mais je serai déçu, « concrètement »: ce n’est pas ça… Žižek fait remarquer que les enfants délaissent l’œuf en chocolat Kinder pour se ruer sur la surprise cachée à l’intérieur.
Lorsque Lacan demande de « Ne pas céder sur son désir. » (« La seule chose dont on puisse être coupable […], c’est de céder sur son désir. »), cela, se fait en aimant et en travaillant, en expérimentant et en ratant pour que peu à peu le désir se révèle par le dehors.
Le réel est plein. Il n'y manque rien.
Cette recherche ressemble à puzzle dont des pièces sont absentes, mais qui reste incomplet lorsqu’on en trouve, comme une grille de mots croisés dont les définitions, qui correspondent à des mots qu’on ne connait pas, nous échappent.
Compléter un puzzle n’est pas combler un manque, mais construire une image avec des éléments disponibles qui sont déjà là.
Pour moi, à l’aide de mon bon vieux Gaffiot, et contrairement aux origines étymologiques communément admises dans les textes trouvés dans Philosophie Magazine ou sur Wikipédia (je fais mes puzzles moi-même!), le désir désigne, dès l’origine du mot, cette différence de l’homme qui le caractérise par rapport aux autres objets de la nature, pour en faire un être dénaturé, maître de son destin.
En effet, désir vient de « desiderium « : de (qui marque la séparation, l’absence) et siderius (relatif aux astres, au divin) dans le sens du destin ( sidus).
Bien que dépendant du réel dans lequel il est placé, l’homme se distingue du reste des existants:
- par la conscience qu’il a du monde, ce qui le sépare de ce dehors qui le fait pourtant exister,
- et par la conscience qu’il a de lui-même.
L’homme, donc, dépend du monde, et s’en sépare. Et c’est cette distance qui le fait être « toujours hors de soi, toujours en avant de soi et de tout, toujours jeté (dans le monde) et se projetant (dans l'avenir), toujours autre qu'il n'est, toujours libre, toujours voué au souci ou à l'angoisse, toujours tourné vers la mort ou le néant». (Comte Sponville). Cela fait de lui, avant tout, un être désirant, un élément de la nature «dénaturé» qui «a la volonté de persévérer dans son être», nous dit Spinoza. Il s'oppose par là, autant qu'il le peut, à ceux qui le pressent, l'agressent ou le menacent, de l’extérieur comme de l’intérieur, parce que le passé, par la culture, l’éducation, le vécu n’est pas seul à constituer notre existence. L’homme est aussi et surtout devenir, recherche, questionnement.
Le désir en philosophie.
Le dictionnaire philosophique Lalande souligne la double occurrence du mot désir :
- un sens »péjoratif » dans le langage courant
- le sens philosophique d’une tendance spontanée et consciente vers une fin connue ou imaginée.
D’où deux tendances en philosophie.
1) Le moteur, la faculté désirante
Aristote (De Anima)- Le désir est en nous l'unique force motrice : « L'intellect ne meut manifestement pas sans le désir », alors que le désir « peut mouvoir en dehors de tout raisonnement ». Il n'y a ainsi « qu'un seul principe moteur, la faculté désirante » : c'est parce que nous désirons que nous sommes notre « propre moteur ».
Spinoza : « toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ».
« Le désir est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle » (ibid.). C'est la forme humaine du conatus, et le principe par là de « tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l'homme ». Le désir, pour Spinoza, est l'unique force motrice : c'est la force que nous sommes ou dont nous résultons, qui nous traverse, qui nous constitue, qui nous anime. Le désir n'est pas un accident, ni une faculté parmi d'autres. C'est notre être même, considéré dans « sa puissance d'agir ou sa force d'exister ».
Schopenhauer :«Ce n'est pas la faculté de raisonnement et ce qu'on appelle l'intellect qui est principe de mouvement, mais c'est selon le désir que l'on agit.» Bien que ce désir, tant qu’il n’est pas satisfait, soit vécu sur le mode de la souffrance mais, une fois réalisé, il lasse et engendre un autre désir: on ne sera jamais vraiment satisfait.
2) L’amoralité du désir.
Toutes les morales, sont par définition constitutives de limites. Il s'est donc souvent agi, en philosophie, de restreindre la force désirante de l'homme dans les limites d'une morale.
Descartes: « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées.
Épicure : veut distinguer des désirs sains (naturels et nécessaires) et des désirs que doit fuir le sage (plaisirs du corps, quête des richesses, de la gloire…), voire même les annihiler par l’ascétisme.
Kant établira une distinction entre le désir ordinaire et la «faculté supérieure de désirer», autre nom de la raison pratique en tant qu'elle édicte spontanément la loi morale.
Mais il y en avait un qui s'était déjà méfié de cette distinction entre cette limitation du désir conçu de manière péjorative et la volonté de moraliser le désir.
Saint Augustin- Dans Les Confessions, soutient qu’il est impossible de distinguer ce que nous faisons par besoin de ce qui est fait par désir et cette incertitude nous ravit car « sous le voile de l’hygiène, elle cache les intérêts du plaisir ». Ainsi, après un effort intense, on peut boire de l’eau avec délectation tout en le faisant au nom de la santé. L'objet du désir est ambivalent
Le Banquet de Platon – « un homme qui n'est ni beau, ni bon, ni intelligent, s'imagine pourtant l'être assez. Cet homme serait le parangon de la béance, de l’incomplétude, satisfait de ce qu’il a et de ce qu’il est, sans plus aucune ouverture vers le réel, dont il se détourne.
Le désir est indissolublement lié à la vie, et finalement, pour les philosophies moralistes, c'est la vie concrète elle-même qui fait problème, dans sa résistance à la rationalisation normative.
3)-Ce n'est pas qu'à l'aide de la morale que les sociétés recherchent le pouvoir de limiter la puissance désirante qui est en nous. Pour beaucoup, à notre époque, cela se fait par le biais de la consommation.
La consommation est devenue une addiction. Les individus sont formatés par les industries culturelles et le marketing qui les poussent à adopter des comportements dont ils ne savent plus se défaire, mais qui ne les rendent pas heureux.
C’est à rapprocher de la dimension mimétique du désir telle que l’analyse René Girard. Nous ne désirons pas un objet pour lui-même mais parce qu’il est désiré par d’autres. Ce que le désir imite est donc le désir de l’autre. Et ce mimétisme engendre rivalité et violence.
Il y a donc une crise du désir et une absence de vision d’avenir. Il y a dans la consommation une de captation du désir, qu'il serait absurde ou mortifère de vouloir supprimer. On ne peut que le transformer, que l'orienter, que le sublimer parfois, et tel est le but de l'éducation. Tel est aussi, et plus spécialement, le but de l'éthique. Il s'agit de désirer un peu moins ce qui n'est pas ou qui ne dépend pas de nous, et un peu plus ce qui est ou qui en dépend : il s'agit d'espérer un peu moins, d'aimer et d'agir un peu plus. C'est libérer le désir du néant qui le hante, en l'ouvrant au réel qui le porte.
Pour Deleuze le désir n'est pas un manque, il est toujours plein. Puisqu'une machine désirante fonctionne en nous, nous poussant à nous satisfaire et à transformer le monde, le désir est affirmation et construction, joie et liberté. Il est donc révolutionnaire par nature, car, établissant les liaisons entre les choses, il produit des constructions qui s'insèrent dans le champ social et sont ainsi capables de faire sauter ou de faire se déplacer le tissu social. Des constructions qui déconstruisent. Le désir est ainsi une puissance qui tend vers une satisfaction qui ne veut pas combler un manque mais qui est volonté de jouir de la volonté même de désirer.
* * *
Note : La conscience de soi, dit déjà Hegel, est essentiellement désir car elle est ce mouvement de réalisation qui ne peut s'effectuer que par la médiation incessante d'une altérité qui lui offre en miroir le spectacle de sa propre distance à soi. Lacan reprendra cette idée que le désir est avant tout désir de l'autre dans les deux sens d'un désir du désir de l'autre et de l'altérité intrinsèque du désir.
N.Hanar
Art et philosophie
L’art et la philosophie sont l’enjeu d’une recherche de la vérité. Le Beau dans l’art ne serait que la copie de l’idée première, en quelque sorte la qualité matérielle du vrai. A moins que l’esthétique ait une autonomie.
1-Un postulat de départ au bénéfice de la philosophie.
Selon Platon la dialectique est la valeur suprême de la Cité, au détriment de l'esthétique. Aux philosophes, les voies de la connaissance, les seconds n'étant que des fabricants d'images, des séducteurs, des faiseurs d'illusions. Le conflit du choc des mots et du poids des images serait inéluctable.
. C’est la philosophie qui est seule juge, l’idée est supérieure à tout, puis en second vient l’objet de l’artisan qui copie l’idée, et enfin l’imitation de l’artiste. L’œuvre d’art est éloignée au troisième degré de la pure réalité, les artistes sont des ignorants, inférieurs même aux fabricants d’objets matériels.
. Platon ne conçoit pas le beau comme quelque chose de seulement sensible, mais comme une idée. Elle appartient à une sphère qui est supérieure à celle des sens et de l'entendement.
. Les philosophes sont des êtres d'intelligence et les artistes, des êtres d'instinct.
. La morale et la politique ne donnent à l’artiste d’autre liberté que de le servir, (Réalisme socialiste).
2-Second postulat, l’art ne serait qu’un divertissement.
. Faites l’expérience, une page de « L’être ou le néant » de Sartre, d’une main et de l’autre une représentation d’un tableau de Gauguin ! Vous verrez tout de suite ce qui est loisir improductif, illusion facile, ravissement et divertissement !
. Des expositions-spectacles sont souvent proches de l’amusement, la recherche du sens profond des œuvres ne va pas de soi excepté pour les organisateurs et les guides qui sont rémunérés pour cela.
3-Une limite à l’art comme faiseur d’illusions.
. L'art n'est pas fait seulement pour embellir le monde, certains tableaux sont des messagers de vérité, des interrogations fondamentales métaphysiques, des réponses au mystère de la création de l’Humanité. Parfois elles permettent de comprendre instantanément !
. Menacé par la photographie qui donna la vérité de la réalité, l’art devint conceptuel et se mit à ne plus vouloir nous ravir avec du beau au service du vrai ; se mit il à produire des idées en empiétant sur le territoire de la philosophie ? Quel goût étrange pour les monochromes de Soulages ou de Malevitch, et pour l’urinoir ready-made à la Marcel Duchamp ; avec l'art conceptuel la représentation frôle la dématérialisation, l’abîme et la mort et le néant.
. L’esthétique industrielle nos permet de joindre l’utile et le beau.
4- Une limite à la philo comme donnée première.
. Kant distingue l’esthétique comme la faculté de juger indépendante de l'entendement ou de la raison. Chaque personne reconnaît que le sentiment du beau n'a de valeur et de vérité que pour sa propre personne ; il n'est pas possible de contester le plaisir ressenti par l'autre. Donc l’art ne serait pas la copie d’une donnée idéale valable pour tous.
. Et que serait notre raison en l’absence de nos cinq sens de la perception ? Qu’en sera-t-il quand viendra la fin dialectique de nos sensations ?
5- Influence de la philo sur l’art.
. L’interdit platonicien n’a pas empêché les artistes de représenter qui ont été cependant déconsidérés, voire contraints dans leur mode de représentation.
. Les religions ont suivi Platon en proscrivant peintures et icônes ; les artistes ont rusé pour contourner l'obstacle iconoclaste en inventant la fable religieuse de Véronique. Cette femme qui tend un voile à Jésus-Christ, sur lequel s'imprime le visage divin, leur a permis de justifier le recours aux images.
La démarche de Véronique est-elle une ironie suprême ou une moquerie ? Elle tend une représentation du visage de celui qui va au casse-pipe pour avoir défendu comme Moïse l’idée du Dieu unique au détriment de l’idolâtrie de l’image!
Extrait de mon prochain ouvrage, « Dernières Nouvelles d’Orient »
« Adresse à Véronique ( Vera Ikon : vraie image)
.....Tu rêves à celui qui te laisse chaque nuit des traces de sa présence ou de son absence, enfin tu vois des traces sur ta toile blanche comme sur le suaire! Un jour tu deviendras sa Véronique, sa vraie image, c’est sur ton âme qu’il laissera quelques trace, au final tu es la page blanche avant la représentation, tu tisses ta toile où viendra s’imprimer quelque chose de surprenant! Mais l’image et sa représentation sont proscrites ! Tu tends alors un voile à Jésus-Christ, sur lequel s’imprime le visage divin, et depuis le recours à l’image est aussi justifié que celui du verbe ! »
En quelque sorte elle demande à un condamné qui va mourir, de valider l’image à l’égal du verbe !
. Les philosophes ont témoigné de plus en plus d'intérêt à leurs frères artistes et rivaux: Foucault écrit sur Magritte et Rebeyrolle, Deleuze, Baudrillard.
6- Influence de l’art sur la philo.
. Les images détiennent des pouvoirs dont les mots sont dépourvus. Parce que les premières éclaircissent des questions que les seconds laissent obscures. Théorie du « rien est dit et tout est dit ! »
. Les tragédies du XXème siècle ont conduit les philosophes dans l’aporie qui durent laisser la parole aux artistes, comme le mouvement Dada face à la démence collective de la guerre de 14-18, inspirée de la raison ou de son absence de manifestation.
CF : Extrait de mon livre, « Mort au Donon »
« La secousse d’août 1914 fit irruption dans une époque de modernité et de progrès ! La seule arme contre la démence collective de la guerre des tranchées fut la dérision dans l’art ..... une révolte existentielle qui ne pouvait plus intégrer un discours politique et moral, de grandeur, d’héroïsme et surtout de sacrifice au nom d’une loi idéale ou d’une loi de l’espèce ! La raison et la vertu devenaient suspectes ! »
7- L’art et la philosophie en coopération ou en fusion.
. Les mots et images réconciliés dans l’apaisement devant la beauté.
. L’idéal platonicien, sera-t-il jamais atteint, où il nous suffira de nous y tenir ou de recopier sans cesse l’idée absolue ?
. La prophétie d’Hegel se réalisera-t-elle, selon laquelle la réflexion sur l’art est liée à la fin de l’art, au sens où cette fin sera un dépassement de l’élément sensible vers la pensée pure et libre.
« L’histoire de l’art est la lente intériorisation, une absorption patiente de l’espace au creux de l’idée qui culmine dans le concept, redevable à la philosophie, au moment où celle-ci touche au savoir absolu »
Gérard
La perception, par Luca
« La sensation est périphérique (corps), la perception est centrale » (esprit)
Alors que le problème de la perception n’est autre que celui de notre rapport même à l’être, la tradition philosophique l’a largement négligé. La chose perçue est le plus souvent confondue avec une collection de qualités sensibles ou rabattue sur l’objet intelligible : la perception est méconnue au profit de la sensation ou de l’intellection. Il revient à la phénoménologie husserlienne d’avoir mis en évidence l’originalité de la présence perceptive.
Jusqu’au XVII siècle nous trouvons de très rares distinctions entre « sensation » et « perception », car le mot grec « aisthésis » peut être traduit des deux manières.
Il faudra attendre René Descartes et George Berkeley pour apprendre que, contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, ce ne sont pas les sens qui perçoivent, mais que l’acte de percevoir est indissociable d’un acte de la raison ou de l’entendement qui permet de conférer à l’objet son unité. Descartes définit la perception comme une « inspection de l’esprit ». De Berkeley est la fameuse formule : « esse est percipi aut percipere » (être c’est être perçu ou percevoir).
Les sens nous communiquent des sensations (= domaine du corps), mais sans aucun jugement. Les jugements des sensations sont fondés sur les mécanismes de la perception sensible.
(Ex.) William Molyneux (1656-1698) était un physicien irlandais spécialiste d’optique. Ami du philosophe John Locke, il lui soumit le problème suivant. Que verrait un aveugle de naissance s’il retrouvait subitement la vue ? Pourrait-il par exemple distinguer la forme d’un cube ou d’une sphère qu’il n’a connue jusque-là que par le toucher ? Locke lui répondit par la négative. Le débat se poursuivit pendant deux siècles.
Au XX siècle la réflexion sur la perception a beaucoup évolué grâce à l’approche phénoménologique initiée par Edmund Husserl (1859 – 1938) qui, dans son ouvrage fondamental « Ideen » publié en 1903, définit la perception comme un acte spécifique de la conscience qui se distingue du souvenir ou de la représentation imaginaire. Son postulat a été relayé et développé par Bergson et surtout par Raymond Abellio.
Pourquoi avons-nous dû attendre le XX siècle pour assister à la montée en puissance de la perception et par conséquence aussi à son approche analytique et philosophique ? Pouvons-nous donc considérer la perception un pouvoir particulier ? Une sorte de nouveau pouvoir ?
En même temps que la nécessité philosophique d’étudier la perception, nous assistons dans la peinture à l’abandon progressif du figuratif au profit de l’abstrait et du conceptuel, en musique à l’abandon du tonalisme au profit du dodécaphonisme et du sérialisme. Serait-ce un hasard ou bien une inévitable concomitance ?
Quel rapport entre l’art et la musique du XX siècle avec la perception ?
Et bien il faut croire que la conscience perceptive à évoluée de plus en plus du linéaire vers le global, c’est à dire d’une compréhension analytique vers une compréhension qui n’a plus besoin de décomposer pour percevoir.
La perception consiste donc à recueillir non pas des éléments séparés, qui seraient ensuite associés dans la conscience, mais à saisir d’emblée des formes ou des structures. (Gestalttheorie) Ex : regarder une œuvre de Rothko ou de Pollock.
Outre les questions liées au mécanisme de perception, la question de la perception recoupe aussi le problème philosophique de l’existence du monde extérieur.
Voyons comment.
La perception est le rapport entre le sujet percevant que je suis et un objet que je perçois. Sujet, objet : une dualité.
Ou en d’autres termes : il y a, face à face, le monde et moi.
Toutes les théories de la connaissance, depuis maintenant pas loin de 25 siècles, se sont emparées de cette dualité, d’où l’alternative du réalisme, qui donne la priorité à l’objet, et de l’idéalisme, qui donne la priorité au sujet. Mais la phénoménologie ne se contente pas de cela et va plus loin en révélant une double dualité (en jargon philosophique : une quaternité).
Je vois tel objet, un livre par exemple, tel qu’il est posé devant moi sur cette table et le sens commun s’arrête à ce rapport simple : un livre et moi, le couple d’un objet regardé et d’un sujet regardant. Examinons cependant cette perception de plus près, et procédons, dirait Husserl, à la perception de cette perception même.
Ce livre est un objet qui appartient au monde, et, pour qu’il soit visible, il faut en quelque sorte qu’il se détache du monde que nous devons considérer comme le support unitaire et global des objets. Mon attention est attiré pas ce livre, je le regarde, je le vois, je le perçois parce que je le détache de son support qui est le monde. Quand je vois un objet, je ne m’occupe pas du monde, qui est derrière, c’est l’objet qui m’intéresse, mais cela n’empêche évidemment pas le monde d’exister. Pour tomber sous mes sens, pour prendre un sens, ce livre qui appartient au monde jette dans une certaine indistinction le monde.
Disons pour simplifier qu’un tel objet (le livre) devient actif (+) par rapport au reste du monde considéré comme passif (-). Il y a donc déjà une dualité du côté du perçu, mais il y en a une aussi du côté du percevant.
Car il faut bien aussi que l’œil, qui perçoit le livre en s’intéressant spécialement à lui, s’ouvre et devienne lui aussi actif (+) sur le fond mis en repos de mon corps devenant passif (-), et qui ne spécifie ou n’isole rien d’autre.
Le sujet (dans ce cas moi) a des organes des sens périphériques (œil, oreille, nez etc.). Mon œil est périphérique, mon corps est central. L’objet vient alors à mon œil, c’est la sensation, et ensuite cette sensation se transforme, par le passage par mon cerveau et par mon corps, en perception globale. (du domaine de l’esprit)
Finalement c’est à deux couples actif-passif et non à un que nous avons affaire :
Livre/monde œil/corps ou, plus généralement
Objet/ monde organe des sens/corps
La perception peut être volontaire ou involontaire mais elle est toujours dynamique. Il y a toujours échange (rotation ?).
- Involontaire : une musique passe dans la rue. Elle m’appelle à la fenêtre pour voir passer les musiciens. C’est le monde qui commande.
- Volontaire : ce n’est pas le monde mais moi qui commande. C’est moi qui puis avoir, par exemple, un besoin de boire qui me fait tourner vers ce verre.
Dans les deux cas nous pouvons distinguer 3 phases.
Il y a un premier trajet qui va du monde (ou de moi) à l’objet (phase 1).
L’objet, ensuite, va vers l’œil (phase 2).
Et là il se passe quelque chose d’important : l’œil transmet cette sensation à l’ensemble du corps (phase 3), et c’est là que le dynamisme opère, c’est là que le corps, recevant la vision de l’objet, va transformer cet objet.
Ce ne sera plus un objet simplement sensoriel, mais un objet que le corps tout entier va utiliser.
Autrement dit : je transforme l’objet en outil, c’est cela qui est capital dans la perception.
Mon corps s’accroît donc d’un outil et faisant cela il donne un sens au monde puisqu’il s’incorpore dans une certaine mesure en moi.
En possession de cet outil, mon corps va dès lors pouvoir se retourner vers le monde pour faire surgir de nouveaux objets.
Il s’établit alors un échange dynamique qui va tourner aussi longtemps que j’aurai des objets à percevoir dans le monde, et à les rendre utilisables pour enrichir mon essence.
Voilà comment la perception s’est transformée en outil éminemment philosophique, à savoir en outil de connaissance.
La Perception, par Patrice
22 février 2012
Au sein de la Phénoménologie et de la Philosophie Analytique du langage, le questionnement sur la perception se voit renouvelé par le développement des Neurosciences Cognitives. D’abord son objet : Que perçoit-on, en réalité ? Et ensuite son contenu et ses mécanismes, qui vont dépendre de son extension : Quels processus recouvre-t-elle ?
Quelle réalité perçoit-on ?
Le monde ordinaire des phénomènes manifestes est d’emblée perçu à l’œil nu : tables et chaises, et aussi bâton brisé dans l’eau, tours de magie et soleil mobile. Mais, avec un œil « armé », nous percevons également un monde scientifique, fait de vide et d’atomes, de particules et d’ondes, où c’est la terre qui tourne autour du soleil (Jocelyn Benoist, 2003). Quel est le vrai monde ? Y en a-t-il un plus réel que l’autre ? Sinon, comment les concilier ?
Bien sûr, ces deux perceptions, manifeste et scientifique, correspondent à deux points de vue sur le même monde, à deux niveaux de la même réalité. Car la perception est toujours cognitive, c'est-à-dire relative à son objet et à la connaissance que l’on en a. Et les deux images correspondantes dépendent en fait l’une de l’autre : Par exemple, magie et « truc » vont ensemble ; soleil mobile et terre tournant sur elle-même vont ensemble. Percevoir l’un, c’est aussi percevoir l’autre, même sans s’en apercevoir (illusion).
Plus généralement, la réalité perçue dépend du domaine observé (échelle, niveau d’énergie), et de comment on l’observe (méthode, instrument), comme par exemple, pour les perceptions quantique et macroscopique (Michel Bitbol, École Polytechnique). Mais alors, quelle est la réalité réelle ? C’est indécidable, car normalement les images sont toutes stables et efficaces, et il n’y a de « miracle » ni pour la mécanique de Newton, ni pour celle d’Einstein, ni pour celle de Bohr. Cependant, y a-t-il une réalité plus fondamentale que les autres ? Certains physiciens l’envisagent, mais pour l’instant, ce n’est pas sûr. En effet, dans la théorie de l’émergence (Robert Laughlin, prix Nobel de Physique), chaque niveau de réalité est lui-même fondamental.
Processus neuropsychologique de la perception
En l’état actuel des connaissances, le processus neuropsychologique de la perception présente les trois principales caractéristiques suivantes :
D’abord, à partir de l’organe sensoriel (œil, oreille), la transmission nerveuse des signaux électrochimiques suit deux voies : Une voie non-consciente (par exemple, de la rétine au tronc cérébral, par laquelle une ombre fait sursauter avant même de l’avoir identifiée) ; et une voie consciente qui aboutit à chaque cortex sensoriel primaire, lequel cartographie point par point l’élément récepteur (rétine, cochlée).
Ensuite, à partir du cortex sensoriel primaire, le processus perceptif suit deux circuits neuronaux distincts : Celui de la perception identitaire, qui assure la reconnaissance et l’identification de l’objet (visuel, sonore), et celui de la perception spatiale, qui permet sa localisation et l’action. L’ensemble met en jeu de nombreuses aires cérébrales fonctionnant en réseau (une trentaine pour la perception visuelle), chacune spécialisée dans un aspect (forme, taille, texture, couleur, mouvement…). On ignore pour l’instant comment se fait leur intégration en une image unifiée.
Ainsi, au cours de ce processus, l’image mentale finale (auditive, visuelle) est entièrement « construite », par comparaison interactive avec le stock de références en mémoire, comme meilleure correspondance entre l’image sensorielle et ces références.
Perception comme captation par les sens
On peut considérer que la perception au sens strict, est une pure présentation du monde au Sujet percevant, et ne recouvre donc que la captation directe de la réalité par les cinq sens. C’est le cas du philosophe anglais John Austin, pour lequel « les sens sont muets », ne disent rien et ne veulent rien dire (Sandra Laugier, 2003). Mais dans ce mutisme sensoriel, on perçoit bien ce qui se passe, ce dont les choses ont effectivement l’air : L’illusion éventuelle n’est pas une hallucination, mais une interprétation erronée en raison d’une situation inhabituelle, comme par exemple celle de ne pas ressentir que nous tournons avec la terre, qui provoque l’illusion de mobilité du soleil.
Dans cette perception biophysique directe (œil, oreille, nez…), il n’y a aucune interface, ni matérielle (processus neurobiologique), ni immatérielle (sensations ou qualia). Son contenu est une « image » sensorielle brute, dénuée de toute signification. C’est grâce à toute l’expérience passée, stockée en mémoire, que l’on identifie ensuite ces données des sens, avant leur interprétation (signification « indirecte » de la réalité extérieure).
Perception incluant identification des données sensorielles
La perception est considérée ici comme formée par la captation des objets extérieurs et l’identification des données sensorielles correspondantes (forme, taille, rugosité, chaleur, couleur, etc…), pour produire les sensations ou « qualia ». Il y a de bonnes raisons épistémologiques de penser que ces sensations sont déterminées « indirectement » par la réalité extérieure, c'est-à-dire qu’elles sont surtout le produit d’une expérience subjective, sous-tendue par les processus cérébraux (Louis Allix, 2003).
Mais d’autres philosophes, en particulier australiens, défendent au moins une perception objective « directe » de certains phénomènes, les propriétés perceptives apparentes des choses, dont l’exemple-type est la couleur (« ce qui paraît rouge est réellement rouge ») : Ils avancent plusieurs hypothèses explicatives (disposition à apparaître, propriété physique, survenance), toutes insuffisantes, et qui débouchent en particulier sur la question de savoir si la couleur est un « universel » ontologique ou un « particulier » abstrait… Ces propriétés phénoménales seraient-elles alors une présentation qualitative des objets (François Clementz, 2003) ?
Perception incluant interprétation des sensations
L’interprétation des sensations produit une « représentation », qui est un modèle ou une simulation mentale reliant à la réalité. Classiquement, « l’esprit sert à se représenter le monde » (J. Locke), et la perception concourt à la formation d’une connaissance (ou d’une croyance) de deux façons possibles : Comme sa cause nécessaire et efficace, et aussi comme sa raison suffisante, qui la justifie (Pascal Engel, 2003).
Mais de fait, il n’est pas nécessaire qu’une raison de croire quelque chose soit une représentation langagière, une image conceptuelle formée « indirectement » à partir du réel : Une croyance peut être justifiée aussi par une perception non-conceptuelle. En effet, la perception a un contenu pré-attentionnel et pré-langagier (objets de la scène visuelle, propriétés et relations), structuré par les objets eux-mêmes, qui constitue une base « directe » de la croyance (Élisabeth Pacherie, 2003).
Par ailleurs, l’imagination peut se conjuguer à la perception dans le processus de conceptualisation irréelle. En effet, les concepts irréels (par exemple, infini, éternité, objets mathématiques, Harry Potter) se forment par imagination intuitive à partir de l’expérience perceptive de la réalité (distance et durée immenses, formes naturelles et dénombrements, personnes réelles), que ce soit dans le cadre de l’idéalisme ou du constructivisme cérébral.
Nouvelle conception de la Perception
Depuis le laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action (Collège de France), le neurobiologiste Alain Berthoz et le philosophe Jean-Luc Petit proposent (2003) une nouvelle conception de la perception, et de son rapport à l’action : La perception ne « représente » pas le monde, comme l’affirme John Locke, et n’est pas un modèle ou une simulation de la réalité, mais au contraire, l’anticipe et la constitue à la fois, dans et par l’action. Car la perception n’est pas un simple reflet, ni l’action une pure réaction, mais l’ensemble « action-perception » forme un « acte construit », constituant la réalité et l’anticipant, à partir des schémas mentaux ou modèles en mémoire. On pourrait dire qu’une telle conception de la perception, inscrite dans la perspective phénoménologique (Merleau Ponty), relève d’un « réalisme subjectif pratique » permettant la réussite de l’action cohérente.
Ainsi, perception et action sont liées dans la connaissance du monde qu’elles procurent, et dans la signification qu’ensemble elles lui donnent. La perception en effet prépare l’action, et en même temps se trouve motivée par elle, tout en intégrant émotion et rationalité. C'est-à-dire que l’on perçoit en fonction de ce que l’on fait, et que l’on fait en fonction de ce que l’on perçoit : agir et percevoir se rétro-déterminent l’un l’autre. Par exemple, percevoir un cycliste en conduisant l’anticipe-constitue comme objet dangereux (et non comme loisir), ou encore, soulager sa joue meurtrie en percevant une viande crue l’anticipe-constitue comme soin (et non comme aliment).
Mépris et Morale
6 août 2014
La justification du Mépris dépend de la théorie morale considérée.
Dans la Morale de la Vertu, développée par Aristote et reprise par le Christianisme, ce qui est digne d’estime, et « d’émulation », c’est le vertueux, c’est-à-dire tout ce qui concourt à la réalisation « excellente » de la nature humaine. Alors, mépriser ce qui s’y oppose est moral, le mépris du vice est juste : Juste mépris à l’égard de l’homme vicieux, pour Aristote, qui dérive facilement en élitisme arrogant ; juste mépris du péché (vice), mais pas du pécheur, pour le Christianisme obligé à une distinction spécieuse entre le faire et l’être (on n’est pas ce que l’on fait…), dont s’exonère l’Inquisition en brûlant le pécheur avec son péché !
Dans la Morale de l’Utilité, conçue par J. Bentham et reprise par J. Stuart Mill, ce qui est estimable, c’est l’utile au « plus grand bonheur du plus grand nombre ». En principe, dans le calcul rationnel et empirique de ce bonheur, les utilités de tous sont égales, et aucune n’est méprisable. Mais pratiquement, certaines se révèlent « plus égales » que d’autres, ce qui justifie de mépriser les utilités inférieures : Mépris justifié d’un imbécile, comparé à un « Socrate », selon Stuart Mill lui-même, ou des minorités, sacrifiées à la majorité (racisme, bouc émissaire), ou encore de certains, maltraités pour le bien commun (mensonge, torture).
Dans la Morale du Devoir, celle du Christianisme ou celle du Kantisme, ce qui est estimable, c’est de faire son devoir, c’est-à-dire d’obéir au commandement divin ou à l’impératif catégorique, en respectant absolument la dignité de l’être humain, « enfant de Dieu » ou « Sujet transcendantal ». Alors, mépriser quelqu’un est absolument immoral, le mépris n’est jamais juste. L’éthique altériste de Lévinas va encore plus loin, en ne laissant aucune place au mépris, puisqu’Autrui est radicalement plus important que Soi. Par contre, Nietzsche a dénoncé la médiocrité de ce respect égalitariste : Pour lui, les valeurs chrétiennes ou kantiennes sont méprisables (humilité, amour, raison…), et seule la force est estimable (fierté, puissance, créativité…) ; il professe ainsi un « grand mépris » des faibles, qui est amour des forts (« Ainsi parlait Zarathoustra »).
Le « Mépris » d’Alberto Moravia, repris par J-Luc Godard, décrit bien un mépris nietzschéen, celui d’Emilia pour son faible mari, le scénariste Riccardo, incapable de se comporter en mâle dominant.
Ainsi, le vice contre-nature, l’inutilité nuisible et la faiblesse laxiste peuvent tout à fait justifier le mépris, et à chacun sa propre combinaison justificatrice !
Patrice
Le mépris peut-il être juste ?
Alors que l’amour attribue une valeur positive à son objet et la haine, au contraire, une valeur négative, le mépris est ce sentiment qui prive son objet de toute valeur, qu’elle soit positive ou négative. Il n’y a donc, et c’est important, ni respect, ni égards, ni estime, ni considération ; plus aucune attention n’est portée sur l’objet du mépris dont on ne fait plus aucun cas.
Alors que être juste c’est respecter autrui, la justice, la légalité, l’égalité, le droit (jus), autrui, etc…. tout ce que à quoi l’on porte attention.
Ce qui fait dire à Comte Sponville : « Le mépris est toujours injuste et méprisable, par là »
1-Le mépris est une décision, un jugement, qui touche l'être même de ce qu'il vise: mépriser, c'est " tenir pour rien ". Or, il ne peut s'appliquer qu'à ce qui n'est pas rien... Pour cette raison, on peut dire qu'il est une position intrinsèquement paradoxale, quelles que soient par ailleurs les justifications dont il peut relever. Il peut être totalement légitime sans pour autant cesser d'être originellement illégitime, donc injuste. Le mépris est donc l'attitude de celui qui s'autorise à séparer ce qui mérite d'appartenir à la sphère de l'être et ce qui ne le mérite pas, à distinguer ce qui mérite d’être et ce qui ne le mérite pas.
Si on se lançait dans la métaphysique, reviendrait l’une des dimensions de la question fondamentale: Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien?: Le rien peut-il être????
C'est en effet l'idée d'un droit d'exister qui est en cause dans le mépris. Y compris dans le cas du mépris de soi-même : celui qui commet un mensonge est par là même conduit à " se mépriser en secret à ses propres yeux " (Kant) ". Mépriser quelqu'un, qu'il s'agisse des autres ou de soi-même, c'est donc opposer le droit au fait puisque c'est reconnaître ce qui est vivant en fait, mais prétendre qu'en droit cela n'appartient pas à l'ordre des vivants.
Le mépris, est à l’origine de la décomposition de sociétés en castes, communautés, générations même, qui s’oppose au vivre ensemble d’individus qui auront pourtant le même destin.
Dans ce cas, il implique des inégalités sociales,( en Inde, par exemple) certes, mais condamner, voire supprimer ce mépris ne résoudra pas ces inégalités, le mépris s'intègre en surplus.
Le condamner serait donc sans le moindre effet. Le mépris n'est pas la source, mais seulement l'expression d’une culture.
Pire il empêcherait les gens de se spécialiser dans leurs domaines de prédilection, puisque interdire le mépris revient à obliger de posséder une culture vaste pour porter intérêt à tous les domaines d'études, ce qui revient à ralentir de beaucoup les progressions culturelles et scientifiques.
* * *
Le mépris, jugement de ce qui est moralement bas ou indigne, s'oppose à l'estime qui concerne au contraire des actions ou des personnes dont la valeur morale est jugée positive. Or si l'on pense le mépris à partir de son contraire qui est le fait d'honorer, d’estimer, on voit qu’on se situe à l'intérieur d'une problématique de la représentation.
Par exemple, le voleur doublé d'un assassin gardera son honneur s'il est habile, alors que l'innocent persécuté aura perdu le sien ! Et puis Pascal remarque que rendre aux " grands " les honneurs qu'on leur doit n'implique aucunement qu'on les estime. L'idée d'honorer, exact antonyme de celle de mépriser, est donc expressément étrangère à l'idée de ce qui est juste. C’est ainsi que des résistants, seront pour d’autres des terroristes.
Donc est honorable non pas celui qui est vertueux et digne, mais celui qui (au contraire très souvent) se représente et que l’on perçoit comme tel.
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2-La notion de mépris a aussi une autre acception, différence en apparence de celle qu'on vient d'examiner. Ainsi le courage qui consiste à mépriser la peur n'est-il pas son ignorance mais le refus de la prendre en compte ; pareillement la noblesse consiste à mépriser ses propres intérêts.
Autre paradoxe initial : le fait que le mépris permette de s'affirmer contre les dangers extérieurs en montre la valeur, mais entre en contradiction avec le fait que le mépris a bien souvent des conséquences détestables, puisqu'il manifeste en même temps l'orgueil ou la prétention de celui qui s'affirme, sans respecter ce à quoi il se mesure.
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3-Le mépris, subjectivement, est donc d'abord le sentiment d'une sorte de scandale : on reconnaît que l'autre est vivant, et en même temps on a conscience que cette reconnaissance n'est pas du tout légitime : elle est comme extorquée et l'on est en quelque sorte forcé dans sa capacité de percevoir par quelque chose qui ne mérite pas d'être aperçu. N'oublions pas en effet qu'il ne s'agit pas simplement de constater d'une part qu'il y a tout et d'autre part qu'il n'y a rien en dehors de tout, mais déjà d'admettre ce clivage qui se donne originellement dans la question qui inaugure la métaphysique ; or demander " pourquoi il y a l'étant et non pas plutôt rien " suppose que l'opposition entre " tout " et " rien " est justement celle que met en œuvre le mépris, qui accède ainsi au statut de nécessité puisqu'il consiste à effectuer subjectivement cette distinction juridique et non pas factuelle qui ouvre la métaphysique, et que résume l'expression " tenir pour rien " : on ne peut mépriser, par exemple un être humain, que depuis un référentiel. (Sacré, Vérité….)
Nous reconnaissons ainsi que le mépris n'est pas un sentiment contingent, relevant d'une caractérologie plus ou moins empirique, mais qu'il est la manière dont le moi reconnais ses objets, du fait de la discrimination mise en place par ses référentiels.
Le scandale est que par " rien ", la pensée reconnait ce qu'elle n'est pas, constitutivement, autorisée à reconnaître. Ce qu'on méprise c'est toujours quelque chose qui atteste de l'extériorité au savoir. Comme la fonction du savoir est de faire la différence entre ce qui est quelque chose et ce qui n'est rien, on dira que tout savoir est implicitement méprisant et d'emblée impliqué dans le scandale que ce qui n'est rien ne soit jamais totalement rien.
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Or, être juste, n’est-ce-pas avoir la capacité de penser, d’étalonner sa vie, par delà ses jugements, ses référentiels qui nous imposent un formatage sensitif, par delà sa culture et les paradoxes que l’on ne résous pas, tout ce qui est scandaleux pour nous ?
Le mépris n’est pas juste, mais sa prise de conscience nous permet de le devenir. Le mépris est juste s'il fait surgir la vérité.
Parce que, ce qui par le mépris a été exclu du champ de l'existence, continue par-devers nous d’exister.
Pendant que le mépris s'affiche, la vie continue et nous conduit, méprisant méprisables et méprisés vers le même destin.
Le juste est celui qui ne se dérobe pas en refusant d’exclure du champ de l’existence tout ce qui ne correspond pas à sa vision du monde, en refusant de laisser de côté un réel jugé insupportable pour ne pas se réfugier dans la cécité, pour ne pas être complice du pire.
Etre juste, c’est d’abord refuser la construction d’un monde virtuel, s’opposant au monde réel, permettant de vivre sereinement dans un monde correspondant à ce que l’on voudrait qu’il soit.
La dignité
15 mai 2014
Origine multiple de cette « révérence irréfléchie de l’être humain devant son humanité » :
- Tradition politique (Montesquieu) : « Dignitas » liée à l’exercice d’une fonction éminente, civile, militaire ou religieuse. Respect dû aux Dignitaires, aux Notables.
- Stoïcisme (Sénèque) : Dignité du Sage (Raison), à sa place en fonction de son statut.
- Christianisme (Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin, Pascal) : Dignité des « enfants de Dieu » (Foi et Raison), se conformant à Sa volonté.
- Humanisme moderne (Rousseau, Kant, Droits de l’Homme) : Dignité laïque du Sujet humain (Raison, Liberté, Devoir). Ainsi, l’UNESCO fonde sa déclaration d’unicité de l’Humanité sur la dignité, valeur culturelle. D’inspirations diverses, la dignité humaine figure dans la Charte Européenne des Droits Fondamentaux. En France, elle est un principe constitutionnel et un élément d’ordre public (interdiction du « lancer de nains », 1995).
Signification ambiguë, en fonction du cadre philosophique :
- Métaphysique : Dans l’Idéalisme, la dignité humaine comme valeur ontologique est absolue. C’est le cas pour le Christianisme (Personnalisme) et l’Humanisme, aussi bien transcendantal qu’existentialiste. Dans le Matérialisme, la dignité humaine comme liberté responsable est relative, circonstanciée et historique. C’est le cas pour la Démocratie performative, où la dignité ne réside pas tant dans les propriétés énoncées, déclarées respectables, que dans l’énonciation elle-même, capacité déclarative souveraine, à respecter (Éd. Delruelle). Là, la dignité humaine, vraiment endogène, trouve sa source de valeur dans la singularité individuelle.
- Morale : Il y a antagonisme entre les deux conceptions de la dignité, essentiel humain ou liberté. Par exemple en bioéthique, on se sert de la dignité essentielle pour limiter la liberté, ce que conteste Ruwen Ogien. En effet, pour les chrétiens par exemple, « la dignité est suprême, à respecter absolument par la conscience capable d’indignation » (JF Mattéi), alors que la liberté est « secondaire et toute relative ».
- Politique : Pour la mentalité aristocrate, les « meilleurs » sont plus dignes que les autres, car ils possèdent une « qualité » statutaire, de condition, qu’elle soit d’origine divine ou « naturelle » (pharisiens, nobles, énarques). En revanche, pour la mentalité démocrate, tous les êtres humains dans leur diversité sont également et librement dignes.
Dignité de soi et d’autrui :
Plus que la sienne propre, c’est la dignité des autres qui apparaît comme problématique. En effet, mis à part le cas pathologique de mésestime de soi (Publicain « Seigneur, je ne suis pas digne », fausse humilité ou vraie mésestime ?), le sentiment intime de dignité, de valeur personnelle, est généralement présent. Par contre, la dignité de l’autre, en tant que différent ou étranger, n’est pas si immédiate : Malgré une Humanité unique dans sa diversité, xénophobie et racisme s’opposent trop souvent à la reconnaissance d’une dignité universelle.
Par ailleurs, la dignité morale présente divers degrés, du héros au criminel, mais avec un « irréductible humain ». Selon le philosophe Yves Michaud, le mérite chez soi-même ou chez autrui, qui est valeur reconnue, estime, entraîne donc le respect de soi ou d’autrui. La dignité peut alors être considérée comme le mérite en acte, ou le respect réalisé. Un méritant devient digne, et l’indignité, successorale ou nationale, représente un démérite fautif. Si le processus d’humanisation s’effectue et se développe dans et par le relationnel, tout au long de la vie depuis la naissance, alors dignité de soi et dignité d’autrui sont complètement liées (Axel Kahn).
Patrice
L'EGO EST-IL UN FREIN A LA SOCIABILITE ?
Le rapport de l'être-humain à la société :
1 – composantes de l'Homme :
Selon l'analyse freudienne, l'être-humain comporte des parties psychiques distinguées comme étant le Ça, le Moi et le Surmoi. Le Ça renvoie à l'énergie psychique. Le Moi, également appelé Ego, fait référence à l'être tel qu'il est au fond de lui – sa propre personnalité – et l'image qu'il donne à l'extérieur, ce qui est en cela distingué par certains auteurs comme étant le Soi. Le Moi et le Soi ne sont souvent pas identiques. Le Soi cherche à plaire à la société et à s'y accommoder.
2- son rapport à la société :
La société est décrite comme étant essentielle au bon développement de l'Homme. L'expérience de Harlow partant d'un macaque isolé, privé de contact avec les siens, montre que dans un tel cas est développée une déficience mentale.
Selon la théorie rousseauiste, de l'état de nature à la mise en place des familles et ensuite des regroupements de familles, l'Homme est arrivé à créer une interaction entre lui et ses semblables. De ces rapports sont alors nés son rapport à autrui, qui s'articule autour d'interactions et de comparaisons. Par ce biais, l'Homme a pu développer le langage, la raison et les nouvelles technologies. Mais ces rapports à l'autre ont aussi été la source de nouveaux sentiments négatifs, vus comme des vices. Ils trouvent leur impulsion dans l'amour-propre. Ont ainsi émergé du rapport social de l'Homme ayant quitté l'état de nature en côtoyant ses semblables, la vanité, le mépris, la honte, la jalousie, l'individualisme, l'orgueil, l'ambition, la compétition, la ruse et la manipulation. Tous ces sentiments, selon Rousseau, n'existent pas dans la nature de l'Homme. Ils ne sont la source que de sa vie en société. Il précise que soumis au regard des autres, l'Homme prend conscience de ses forces et de ses faiblesses (inégalités naturelles), ce qui fait alors naître chez lui cette multitude de nouveaux sentiments négatifs.
Du fait du regroupement des familles, le commerce s'est mis en place. Ceci a conduit à des transformations sociales. Les nouvelles technologies et le nouveau mode de vie communautaires ont permis aux individus de se spécialiser dans un métier particulier. Ceci a engendré une interdépendance et donc une perte de l'autonomie naturelle. Contrairement à l état de nature, les Hommes dépendent désormais les uns des autres pour subvenir à leurs besoins. La société est donc devenue sur le point de la subsistance, indispensable à l'Homme.
Néanmoins, l'être-humain n'est confronté à la société de manière aussi intense qu'à l'âge adulte. En effet, le petit enfant n'est pas immédiatement tourné vers l'extérieur.
L'absence d'Ego chez le petit enfant :
Dans la petite enfance, l'Homme vit une phase narcissique. Il utilise ce qui est appelé son flux lubidinal provenant de son Ça envers lui et envers lui seul. Son individu est l'objet de sa propre satisfaction. Il n'est pas tourné vers le monde extérieur. Il comble le vide auquel il est confronté par l'autosatisfaction. C'est seulement à partir du moment où l'être se tourne vers l'extérieur que l'Ego apparaît. La phase narcissique est nécessairement quittée à l'âge adulte, faute de quoi, l'Homme développe une pathologie. L'ouverture de l'Homme vers l'extérieur est une nécessité. On voit donc que l'ego a un lien avec la société.
Pour autant, la société n'est pas forcément une source de bien-être pour l'Homme. Son Moi -ego- et son Soi peuvent se heurter à la société.
Le Moi et le Soi :
Comme précédemment mentionné, quelques auteurs comme Georg Groddek, distinguent le Moi (Ego) du Soi. Le Moi correspond dans ce découpage à la réelle personnalité de l'être, qui le pousse à agir par l'impulsion du Ça. Mais ce Moi peut se heurter au Soi qui est l'image, le paraître. L'être se comparant et est soumis au jugement d'autrui va avoir tendance à camoufler voire ignorer son Moi et à se confondre dans le Soi. Le paraître prend alors le pas sur la personnalité profonde de l'être.
L'exposition de l'être à la société amène certains sujets à méconnaître leur Moi, laissant toute place au Soi pour garder une place agréable dans la société, lieu de normes, de dictas, de règles. Ceci peut troubler ces individus et les pousser à une certaines phase de leur vie à laisser s'exprimer leur Moi, donc leur Ego au mépris des conséquences que cela peut avoir sur la société.
L'homme en tant que personne sociale et a priori sociable :
L'homme a besoin de la société. Elle lui est nécessaire pour son développement (langage, partage des compétences et nouvelles technologies possibles). Comme précédemment mentionné, selon l'expérience de Harow, la société est nécessaire à l'équilibre de l'Homme. Sans contact aux autres, l'Homme est déficient.
Pour Aristote, il ne fait aucun doute que la société humaine est naturelle pour l'Homme. Ce point de vue est remis en question dans les réflexions de Thomas Hobbes, qui affirme au contraire que l'Homme n'est sociable que par nécessité.
La pensée d'Aristote est très catégorique. Il prétend que celui qui vit à l'écart, parce qu'il n'éprouve pas le besoin d'être avec les autres ou parce qu'il en est incapable, ne peut pas être considéré comme un Homme. Cette affirmation est très fermée. Ceci ne prend pas en compte les freins personnels que peuvent rencontrer certains individus en raison de leurs difficultés à supporter le jugement des autres, à se conformer aux codes que la société tente de leur imposer. Ces personnes souffrant de pathologies n'en restent pas moins des Hommes.
Hobbes, quant à lui, considère la société comme une nécessité pour canaliser le côté animal et destructeur de l'Homme. Il ne voit pas l'Homme comme naturellement sociable.
Emmanuel Kant n'est pas très loin de la théorie de Hobbes. Il ne considère pas l'Homme comme naturellement sociable, mais voit également la société comme une nécessité, bien que cette société reste une entité qui le gène. D'un côté l'Homme a besoin de la société pour la protection qu'elle lui apporte, d'un autre, il souhaite se dégager de ses contraintes qui constituent une entrave à sa liberté.
Dans son livre IV, « L'Emile », Rousseau pose l'idée que si un « être vraiment heureux est un être solitaire », seul Dieu peut se suffire à lui-même et qu'un être qui ne se lie pas à la société est un être misérable, puisque seul. Rousseau considère qu'il est inconcevable de pouvoir aimer quelque chose si on n'a besoin de rien, pas même des autres.
Toutefois, il rappelle que l'Homme est sociable par faiblesse. Selon ses propos dans « L'Emile », « c'est la faiblesse de l'Homme qui le rend sociable. » Il poursuit en précisant « ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l'humanité, nous ne lui devrions rien si nous n'étions pas des Hommes. Tout attachement est un signe d'insuffisance : si chacun de nous n'avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s'unir à eux. »
L'Ego est la personnalité de l'individu et son amour-propre. Si la société permet à l'individu de laisser son Ego s'épanouir, celui-ci reste facilement sociable. Le problème se pose lorsque la société entre en conflit avec l'Ego d'un individu. L'amour-propre qui le dirige pourra le pousser à rejeter la société ou à se défendre tant, que la société elle-même se détournera de lui.
Une personne dont l'ego est normalement proportionné pourra accepter la faiblesse dont parle Rousseau et s'ouvrir à l'autre, bien que probablement par nécessité. La question se pose donc plutôt pour les personnes dont l'ego est surdimentionné.
L'Homme doté d'un ego surdimentionné :
Le Moi ou l'Ego correspond à l'individu, à sa personnalité. Si tous les individus étaient centrés sur eux-mêmes, il n'y aurait pas de rencontre de l'autre, donc pas de liens sociaux profonds. Il n'y aurait pas d'échange, pas d'ouverture à l'autre.
Un individu centré sur lui-même n'est pas un individu à l'ego proportionné. Il a un ego surdimentionné. Cela peut être du au fait que sa phase narcissique de la petite enfance ne s'est pas déroulée comme il aurait fallu. Cela peut aussi être du à un étouffement du Moi pendant des années derrière le Soi, afin de plaire à la société et de se conformer à ses exigences. Ce dernier individu pourra vivre une phase de revendication de l'épanouissement de son Ego, quoiqu'il lui en coûte au regard de la société. Cette révolution personnelle pourra avoir pour effet que l'individu se centrera sur lui-même et développera en contre-pied un ego surdimmentionné.
Comme Narcisse, l'Homme est guidé par une envie, un besoin de posséder ou d'obtenir ce qui lui semble inatteignable. Si cet objectif prend une place trop importante, si cette envie devient incontrôlée, elle peut amener l'individu à tout perdre. Celui-ci ruinera sa vie sociale, multipliera les conflits et perdra de vue ses objectifs personnels qui restent à sa portée.
Conclusion : L'ego est-il un frein à la sociabilité ?
Si l'on considère que l'Ego ou le Moi se distingue du Soi, l'Ego et le Soi peuvent ne pas être identiques chez l'individu, ce qui peut générer une frustration. Puisque le Soi, donc le paraître est dépendant des interactions, donc de la société, l'individu peut se rebeller contre la société et poursuivre obstinément un but, celui de laisser s'épanouir son Ego, quoiqu'il lui en coûte. Focalisé sur cet objectif, l'individu néglige ses liens à autrui et en cas de conflit avec les autres sur un point touchant à son Ego, peut se montrer intransigeant. Ceci peut l'écarter de tous ceux lui donnant le sentiment de l'empêcher d'épanouir son Ego et affecter en cela sa sociabilité.
23.04.2014
Laetitia M
LE DÉSORDRE
...und nimmer ist dir
Verborgen das Lächeln des Herrschers
Bei Tage, wenn
Es fieberhaft und angekettet das
Lebendige scheinet oder auch
Bei Nacht, wenn alles gemischt
Ist ordnungslos und wiederkehrt
Uralte Verwirrung.
…et jamais ne t’est
Celé le sourire du souverain,
De jour, lorsque
Fiévreux et enchaîné le
Vivant irradie, ou aussi
De nuit, quand tout est mélangé
Et sans ordre, et que fait retour,
Archaïque, une confusion.
(Hölderlin, Hymnes et autres poèmes. Le Rhin).
Je mets en exergue ce texte de Hölderlin parce qu’il exprime, selon moi, ce que je pense être le sujet. Notre dernier sujet portait sur le rire. C’est sans doute le sourire du souverain qui m’a évoqué le désordre dont ici la poésie, par son langage spécifique, rend parfaitement compte de l’existant : l’idée, diurne du désir (la fièvre), du désir contenu (enchaîné) qui, d’une certaine manière, constitue le vivant et, de nuit (c'est à dire son contraire), le grand mélange désordonné d’une confusion archaïque et, prenant distance avec ce chaos, le sourire du souverain. Selon moi, le signe de l’acceptation.
Posons d’emblée que, dans le dictionnaire, le désordre est, comme toujours, un mot polysémique qui signifie à la fois la pagaille, le fouillis, le manque de discipline, le trouble physiologique, mais aussi la confusion qui est le désordre dont je veux ici rendre compte pour, vous l’avez compris, le célébrer.
La confusion du fond des âges, et qui fait retour – sans cesse – telle est bien la vision première donnée à l’homme des forces qui l’entourent. Vision pour le moins insatisfaisante pour l’esprit. Ce désordre primitif est la cause, par contraste et par lien dialectique, de la recherche d’un discours sur le monde qui soit transmissible, partageable et surtout cohérent : discours religieux, discours magique mais aussi logos est singulièrement chez les grecs naissance de la raison.
Ordre et désordre se posent d’emblée comme deux concepts complémentaires. Leur affrontement se résout par un dépassement : l’ordre se défend en absorbant le mouvement, le mouvement s’apaise en s’inscrivant dans l’ordre. La solution, toujours provisoire, n’est possible que parce qu’elle se fait sur des bases nouvelles. L’ordre est du mouvement assimilé, le mouvement qu’il engendre est de l’ordre en puissance.
C’est ici l’occasion d’évoquer quelques images fortes du désordre, images aisément partageables qui nous permettront d’aller du particulier au général pour mieux tenter de fixer (une gageure !) le cadre du désordre.
Tout d’abord, le désordre amoureux. Eros se nourrit, non pas de la possession, mais de la connaissance. Le désordre amoureux, c’est, de la manière la plus forte, la mise à jour de qualités jusque là irrévélées qui nous perturbent et nous bouleversent, souvent de l’ordre de la beauté, et qui nous impriment désir et, sans doute aussi, à la fois effroi et fascination. C’est ainsi que se définit l’irruption du sentiment amoureux qui est au plan personnel révolutionnaire, signe du désordre. On peut déjà poser que le désordre a avoir avec la connaissance nouvelle, l’irrévélée et tout ce qui fait litière de l’ordre ancien.
Ainsi procède aussi le désordre créatif : Saint-John Perse, avant de commettre son grand chant Amer, n’invoque-t-il pas de se situer en un lieu où le sage le réprimande, en un lieu hors de raison ? C’est un rapport de force, un combat contre la raison qu’entretiennent en réalité Antonin Arthaud et Lautréamont. Et, n’oublions pas la lumineuse effervescence de Rimbaud au cœur de sa saison en enfer : « et je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit ».
Tout artiste créateur, portant à son désir fascination et effroi, connaît ce foudroiement primitif du désordre qui est l’étincelle créatrice. Pensez à Picasso, Matisse, Duchamp, etc…
Le scientifique partage avec le poète et l’artiste cette même intuition fulgurante, cette brève phosphorescence née de la fièvre et du désordre. Copernic, Galilée, Einstein n’ont pas pensé l’ordre. Ils ont imaginé le désordre pour rendre compte de l’existant.
« "Ne crains pas", dit l’Histoire, levant un jour son masque de violence – et de sa main levée elle fait ce geste conciliant de la Divinité asiatique au plus fort de sa danse destructrice. Ne crains pas, ni ne doute – car le doute est stérile et la crainte est servile. Ecoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création. Il n’est pas vrai que la vie puisse se renier elle-même. Il n’est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne. Mais rien non plus ne garde forme ni mesure, sous l’incessant afflux de l’Etre » (Saint-John Perse). L’incessant afflux de l’Etre : « fiévreux et enchaîné, le vivant irradie ». Voici venir le sourire du souverain : c’est l’acquiescement au désordre.
Nous sommes en paysage dionysiaque. Le mot "dionysiaque" exprime un besoin d’unité, un dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de la société, de la réalité, franchissant l’abîme de l’éphémère ; l’épanchement d’une âme passionnée et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts, plus pleins et plus légers ; un acquiescement extasié à la propriété générale qu’a la Vie d’être la même sous tous changements, également puissante, également enivrante ; la grande sympathie panthéiste de joie et de souffrance, qui approuve et sanctifie jusqu’aux caractères les plus redoutables et les plus déconcertants de la Vie ; l’éternelle volonté de génération, de fécondation, de Retour ; le sentiment d’unité embrassant la nécessité et celle de la destruction.
Nous éprouvons tous ce désir et ce besoin de désordre. L’actualité la plus brûlante se trouve à Cannes telle qu’elle est rapportée dans un article du Monde du 14.05.2010 sous le titre « Les plaisirs de la chair et les périls de la route ». Le journaliste y parle du film de Mathieu Amalric « Tournée ». Il conclut son article ainsi qu’il suit : « c’est un film d’une actualité impérieuse, dirigé contre le retour triomphant de certaines valeurs – ordre, réussite, perfection – qui violentent l’humanité en l’homme. Autant dire que, jusque dans son désordre, son échec et son imperfection, Tournée est un film dont on avait désespérément besoin. ». C’est dire autrement que l’intelligence est aussi cette faculté d’inquiétude par laquelle, à travers le désordre qu’elle fomente, s’affirme la grandeur de l’homme.
« Mais c’est le conseil que je donne au Roi et aux Eglises et à tout ce qui s’est affaibli par l’âge et par la vertu : laissez-vous donc renverser afin que vous reveniez à la vie et que la vie vous revienne » (ainsi parlait Zaratoustra. Nietzsche).
Jean-Louis GOEPP
Colloque en hommage à Philippe Lacoue-Labarthe,
Strasbourg du 21 au 23 octobre 2009
par Gérard
Du 21 au 24 octobre 2009, Strasbourg a été le centre mondial de la déconstruction philosophique, dans le cadre du colloque tenu en hommage à Lacoue-Labarthe, sous l’égide de Jean-Luc Nancy avec lequel il fît un binôme mondialement reconnu.
Des philosophes russe, chinois, danois, italien, américain….ont fait le déplacement à Strasbourg pour évoquer et commenter son œuvre, et pendant 3 jours cette docte assemblée a :
. Démonté les concepts pour en chercher l’impensé
. Cassé la métaphysique qui se reconstruisait au fur et à mesure et à leur insu.
. Tué Dieu pour la nième fois tout en appelant Dieu à venir mais qui ne viendra jamais
. Fondé l’impossibilité du possible et réciproquement.
. Démontré la présence sur fond d’absence, de dissolution et de disparition.
. Ruiné le sens des mots pour en inventer de nouveaux
La philosophie en fût totalement déconstruite jusqu’à permettre le retrait du philosophe, voire le retrait dans la folie comme Nietzsche ou Hölderlin, la fin de la philosophie n’est-elle pas la tâche de la pensée ? Mais heureusement il restait la musique, le phrasé, les poèmes et la tragédie, qui peuvent encore nous éclairer à condition de les dévaster, car la dévastation est le seul régime de présence de la vérité.
Devons-nous suivre Lacoue-Labarthe derrière son drapeau ou dans son linceul, en devenant ce que l’on est dans la béance de la mort du sujet ?
Depuis ce colloque, si on me demande comment je m’appelle, je réponds comme Ulysse, « Personne », et je tutoies la triple aporie :
. Quelle est mon identité, ce qui vacille dans le retour du même ?
. Qui suis-je et à qui je ressemble selon la mimésis, dois-je m’imiter pour me ressembler?
. Comment me reconnaître sans me reconnaître, car l’écho de mon appel se perd en revenant ?
La haine que j’ai de moi maintenant est à l’exacte mesure de l’amour que je me portais auparavant. Mais où sont donc les philosophes de la construction, qui me rendront Dieu, les mythes et le sujet rénovés ?
Pour ceux qui s’intéressent à ce, domaine de la philosophie strasbourgeoise, ils peuvent se référer au livre d’André Hirt sur Philippe Lacoue-Labarthe, « l’homme littéral », et bien sûr toutes les publications de Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Jacob Rogozinski…..
La technologie change-t-elle l'homme ? Café philo du 28 février 2007
Le mot technologie vient du mot grec tekhnê, métier et logos, le discours. Au premier sens du terme, technologie signifie étude des techniques, des outils et des machines, mais actuellement ce terme est le plus souvent remplacé par le mot technique, surtout lorsqu'il s'agit de techniques de pointe avec une connotation valorisante (publicitaire ou politique). Une technique est un ensemble de procédés pour produire une ouvre ou obtenir un résultat déterminé.
L'homme s'est ainsi inventé lui-même en inventant les techniques. L'outil reste un des critères qui distingue l'australopithèque de l'homo Habilis. Cela est confirmé par le préhistorien Leroi-Gourhan, pour qui l'avènement d'une « conscience » proprement humaine se situerait du côté de ses productions techniques.
Depuis deux siècles on assiste à des progrès techniques vertigineux dans le domaine des sciences, des arts, des métiers et des nouvelles technologies. Il est de plus en plus urgent de se demander quel homme ces nouveautés techniques fabriquent et comment penser les changements majeurs que la technique induit sur l'humain.. Heidegeer aborde la technique comme la question la plus urgente, mettant en jeu l'existence même de l'homme. L'essence de la technique n'est pas purement technique. L'homme prend ontologiquement les pleins pouvoirs, grâce à la physique mathématique, pour une transformation du monde sans précédent. La technique devient l'exécution d'un dispositif de calculabilité totale. En ce sens, le Dispositif planétaire actuel ( Gestell pour Heidegeer), est la « métaphysique achevée ». Ce Dispositif technicien ne laisse plus rien à l'abri, ni la vie, ni la collectivité, ni le langage. Face à ce défi, l'ontologie et l'éthique ont partie liée, en ce qu 'elles revendiquent le statut irréductible de questions et d'appels. Dans ces conditions, que faire ? Non pas faire, mais attendre dit Heidegeer. Mais dans ce contexte, attendre est plus que jamais ouvrer. En caractérisant l'exposition de l'homme à la technique planétaire comme l'événement qui fait notre époque sans épuiser le possible, Heidegeer a ouvert une voie.
Pour Hannah Arendt, il faut agir et non seulement penser. Les scientifiques ne doivent pas avoir le monopole de l'action. C'est précisément le va-et-vient entre l'action placée très haut et l'esprit jugé indispensable qui permet d'avoir le souci du monde.
Posons-nous la question du rôle de la technique sur l'évolution humaine actuelle dans quelques domaines
Les manipulations génétiques.
La maîtrise récemment acquise des gènes et des génomes éveille des craintes au sujet de l'eugénisme et du clonage humain. Elle pose des questions ontologiques : qui suis-je ? d'où je viens ?en quoi je suis différent des autres ?
La biotechnologie moderne intervient sur le capital génétique et constitue une anthropotechnique nouvelle : il n'y aurait pas d'essence de l'homme donnée une fois pour toutes. Le caractère systématique des dépistages anté-nataux est considéré comme un acquis. Certains souhaitent qu'on dépiste systématiquement la maladie de Marfan dont souffraient notamment le Président Lincoln et Mendelssohn. Aujourd'hui, Mozart, parce qu'il souffrait de la maladie de Gilles de la Tourette, Einstein et son cerveau hypertrophié à gauche, Petrucciani par sa maladie osseuse, seraient considérés comme des déviants indignes de vivre. Habermas s'élève contre le fait que les parents puissent choisir certaines caractéristiques génétiques pour leur enfant. L'enfant pourra-t-il se considérer comme l'auteur de sa propre vie quand il saura qu'il a fait l'objet d'un programmation eugénique ? C'est l'autonomie de l'individu qui est menacée, le fondement même de l'éthique. Le dépistage réduit la personne à une caractéristique.
Le courant transhumaniste va jusqu'à penser que l'homme n'a pas terminé son évolution. Les nouvelles technologies vont bouleverser la nature humaine. Ce mouvement favorise la cryogénie, les nanotechnologies, la recombinaison génétique, la psychopharmacologie, l'intelligence artificielle et les prothèses.
Il existe aussi un risque de pollution génétique. Les manipulations génétiques aboutissent à la création d'organismes potentiellement dangereux pour l'humanité et son environnement, telle que l'apparition de virus jusque là absents dans la nature. La transgénèse incarne une façon radicalement différente de concevoir l'évolution et accepte que les barrières séparant animaux et végétaux soient franchissables. Elle rejette toute idée de spécificité de l'espèce et nie la valeur intrinsèque de la vie.
- L'homme arrivera-t-il à tenir un équilibre entre les forces économiques du marché génétique et le respect de la personne humaine ? En effet, déjà actuellement, des multinationales se livrent une guerre commerciale pour privatiser et commercialiser le patrimoine génétique de la planète y compris celui de populations humaines possédant un gène rare. Par exemple les gènes BRCA1 et BRCA2 sont des gènes de prédisposition du cancer du sein. Ils appartiennent à Myriad Genetics. Grâce à ces brevets, la firme met au point des tests génétiques en grande partie hors du champ de l'évaluation médicale. Avec son usine à dépistage, la firme offre un service dont les bénéfices cliniques sont très discutables comme la chirurgie préventive ou une prévention par chimiothérapie hormonale. D'autre part pour des intérêts commerciaux, certains détenteurs de brevets restreignent l'usage des gènes qu'ils ont découvert en imposant des prix très élevés pour l'attribution de licences ou en refusant de le faire ce qui a une incidence négative sur l'accès aux tests génétiques.
Il semble exclu de limiter les recherches de la science génétique, mais alors que faire de son utilisation technologique ?
Comment la contrôler
La révolution informatique des objets communicants transforme-t-elle le cerveau ?
autrement dit, le cerveau est-il rabattu au rang d'ensemble de neurones et d'organe réflexe sans conscience.
Voici quelques exemples des conséquences de cette révolution :
- La saturation cognitive sur internet
- La saturation affective par l'hypersollicitation des sens, des oreilles et des yeux, -et bientôt du tact-, c'est-à-dire de la peau et de l'intérieur du corps par les puces RFID ( Radio Frequency Identification), c'est-à-dire par les microtechnologies
C'est ce que propose la société Applied Digital Solutions. La personne est équipée d'une puce insérée sous sa peau. Un scanner propriétaire permet de lire le numéro. Il transmet une impulsion d'énergie qui « réveille » la puce qui ne possède pas de source autonome d'alimentation. Elle ne s'use pas, n'a pas besoin d'être rechargée, est peu chère à produire et vous accompagne partout sans que vous vous en rendiez compte. Une fois éveillée par le scanner, elle transmet son numéro d'identification. Il s'agit de la généralisation du concept de traçabilité en milieu urbain. En Australie, les personnels bancaires et les militaires sont « pucés ». Verichip, filiale de ADS propose une puce implantée qui aiderait à retrouver le dossier médical d'une personne, mais attention aux hackers !
Autre exemple : l'informatique invasive. Le personnage fictif d'un jeu vidéo appelle l'enfant sur son téléphone portable. C'est la création d'une société de joueurs désocialisés que l'on appelle au Japon des otaku.
L'homme perd peu à peu ses capacités d'attention et de sensibilité. Les techniques de contrôle des affects provoquent la désaffection affective comme on parlerait d'une usine désaffectée. Ainsi désaffecté, l'homme devient incontrôlable et ne se sent plus exister.
En conclusion, l'enjeu de la question de la technique est d'ordre métaphysique. Elle touche l'être en tant qu'être.
Certains philosophes français comme Jean-Pierre Dupuis, Dominique Lecourt, Bernard Stiegler constatent en s'intéressant aux nanotechnologies, aux biotechnologies, à l'industrie culturelle et à la communication, que les techniques actuelles nous obligent à renoncer aux grands partages que le sens commun pensait avoir établis : nature-artifice, vivant-non vivant, matière-vie-information. Ces techniques demandent à être pensées, mais elles résistent à notre effort de pensée. Elles opposent leur irréductible pluralité, leur hétérogénéité à l'intention d'y trouver une signification d'ensemble. Ces nouveaux êtres issus des laboratoires de biotechnologies ou nanotechnologies, OGM, clones, machines moléculaires artificielles, ne se laissent pas aisément circonscrire par une intuition philosophique centrale L'individu technique est le système formé par l'être individué et son milieu associé de fonctionnement.
Annexe sur le téléphone comme outil technique qui engage l'humain au-delà de sa perception initiale de l'objet.
En effet, le téléphone présuppose l'existence d'un autre téléphone. Quand vous raccrochez, il ne disparaît pas, il est en mode de veille. Nul interrupteur n'équipe le technologique. Quand vous êtes au téléphone, il y a toujours un courant électronique, même quand ce courant est non marqué. Dans la mesure où l'appel vous trouve toujours en ligne, vous avez déjà appris à supporter l'interruption et le clic. Et pourtant vous dites oui, presqu'automatiquement, brusquement, parfois irréversiblement. Le fait que vous décrochiez signifie que l'appel est passé. Et même plus que vous en êtes le bénéficiaire qui se lève pour satisfaire à son exigence, pour payer une dette. Vous ne savez pas qui appelle ou à quelle tâche vous serez appelé, et cependant, vous prêtez l'oreille, vous cédez quelque chose, vous recevez un ordre. C'est une question de responsabilité.
Heidegeer qui a réfléchi à la technique n'a pas réfléchi au téléphone. Pourtant, c'est un appel téléphonique des nazis qui l'a amené à accepter un poste universitaire sous le régime hitlérien. Le téléphone présent dans son bureau a mis en jeu sa responsabilité. Il n'a pas réfléchi à ce lien entre la technique et l'accord qu'il a donné au régime nazi. C'est une étrangeté à relever tant il est vrai que le téléphone est un synecdoque de la technique. C'est la provenance qui fait de son appel une puissance par laquelle au-dessus et au-delà de soi, l'auditeur est intimé, porté en quelque sorte à un degré superlatif de coïncidence avec soi-même et dans le même mouvement,
DE QUOI RIONS-NOUS ? ( CAFE PHILO DU 31 JANVIER 2007)
Il est plus difficile de définir ce qui nous fait rire que ce qui nous fait pleurer. Le rire semble complexe à analyser.
Le rire peut être une réponse à l'angoisse comme dit Freud, il peut jouer sur le registre de la répétition ou sur le renversement carnavalesque entre le haut et le bas du corps (comique sexuel) ou entre le dominé et le dominant (comique social). Il théâtralise ainsi les hiérarchies et permet au faible de rire du fort. Dans tous les cas, le comique se fonde sur trois éléments : l'anomalie, la distance et l'innocuité. Le rire doit garder la bonne distance : l'objet du rire ne peut être figé dans le dédain.
La question est de savoir si nous rions toujours selon ces critères, en particulier le critère du renversement carnavalesque, ou si l'évolution actuelle de la société change cette donne.
Analysons deux comiques sous l'angle du renversement carnavalesque du haut et du bas et vice- versa :
Devos et Bigard.
Dans le cas de Devos, le spectateur rit d'un double mouvement de haut en bas et de bas en haut de manière figurée grâce au décalage entre la salle et le plateau. Devos invite son public à le suivre sur la scène « pour rire », à passer de bas en haut, mais il ne veut pas monter trop haut, se perdre dans les sommets pour redescendre vers le parterre. Il conçoit le spectacle comme un voyage qui conduit de bas en haut et de haut en bas. Il dit : « Mesdames et messieurs, excusez- nous. Nous allons prendre l'air ! Et quand nous serons calmés. je reviendrai !Vous voyez, hein ? Souvent, on se prend pour quelqu'un, alors qu'au fond on est plusieurs ! »
Bigard , pour sa part, prétend ne rire que d'une seule chose, le sexe. Il montre ses parties, mais il donne en même temps un cours qui porte sur les animaux et le génome humain. Il est en bas, le sexe à l'air, ou en haut, en sexologue avisé, mais jamais il ne prend le temps de marquer le lien entre le bas et le haut. Il est tout prof ou tout sexe. Le sexe et la tête ne communiquent pas entre eux.
Son rire forcé parce qu'il force à rire, se donne tous les moyens pour provoquer le passage à l'acte avec son public. Alors que Devos invite le spectateur à le suivre, Bigard caresse son public dans le sens du poil, le chatouille là où c'est sensible, là où le rire est naturel et bête. Tout cela aboutit à la fin du spectacle au sexe en direct où le public veut prendre son pied avec Bigard qui pousse toujours plus loin les vannes.
Il ne s'agit pas ici d'un renversement carnavalesque, mais de pousser toujours plus loin les blagues salaces jusqu'au coït de l'acteur avec son public. Le spectacle va au plus cru, au plus réel de la réalité sexuelle, mais seul Bigard maîtrise le rapport de force instauré avec le public qu'il force à rire. Pas de mobilité du haut et du bas, la visée est le passage à l'acte.
En écho à la verticale du rire, on trouve aujourd'hui l'horizontale du rire où dominent le frontière et l'ailleurs. Il affecte les communautés et les identités. Si le corps est divisé verticalement, les conflits relatifs aux mouvements de migration sont horizontaux et traduisent un déplacement spatial. Les rieurs d'aujourd'hui pratiquent un rire identitaire, ethnique, migrant et communautaire. Les comiques nous font passer d'un endroit à un autre, de Casablanca à Paris et Montréal pour Gad Elmaleh, de Trappes à Canal+ pour Jamel, d'Alger à Alger pour Fellag. De même que le rire fuse de haut en bas, il est toujours entre deux communautés, deux mondes, il affecte l'ailleurs et l'à côté..
Le comique contemporain de l'immigration met en scène un parcours personnel qui n'est jamais fini. Jamel n'en finit pas de se déplacer de Trappes à la télé, puis de Canal+ au Maroc avant de remonter en scène. Les spectacles de ces acteurs ont un rôle cathartique : on s'y déprend du rire ethnique pour mieux respecter les identités multiples, on y évoque en riant les violences entre communautés pour mieux les calmer. L'histoire du personnage démontre qu'il peut exister parce qu'il a compris qu'il doit composer avec d'autres communautés. Cette histoire est mobile, elle n'a ni début ni fin.
Dieudonné est le contre-exemple de la mobilité horizontale du rire. Il tente de récupérer une communauté noire en mal identitaire par des diatribes anti-juives. Plutôt que de mettre en relation les communautés et les ethnies, il les radicalise et les fige en invoquant implicitement une égalité (égaux car tous racistes) qui justifie les surenchères (pourquoi la communauté juive serait-elle considérée comme plus victime que les autres alors que l'esclavage a décimé une partie de la population africaine ?)
Loin d'être un Sganarelle ou un Arlequin jouant de l'art des métamorphoses, il revêt les masques successifs de racistes dont il veut rire. Il se livre ainsi à une surenchère politique en tablant sur la concurrence des victimes : tous égaux car tous racistes, tous inégaux car inégalement considérés comme des victimes.
Voici l'entrée de son spectacle : Mes excuses :
« Je m'excuse, ô peuple élu. Pardonne. Pardonne à la bête que je suis les offenses proférées. Mais je n'ai pas d'âme. Mes paroles ne sont qu'un grognement instinctif. Cela n'a aucun sens. Je me soumets à ta grandeur, ô peuple élu. Merci de m'avoir épargné, Maître. Merci Maître. » Et de faire un bras d'honneur en forme d'uppercut : « Dans le cul. » Plus loin, il évoquera « le peuple élu de la fange et de la médiocrité ».
Dans les cas évoqués ici, on sent que pour que le comique soit dans la distance et l'innocuité, la mobilité s'impose. Ainsi, il échappe à la vulgarité .Le rire circule entre le haut et le bas, mais aussi dans la topographie sociale où coexistent la frontière et l'ailleurs. Le jeu réussi permet un subtil franchissement des lignes et la rencontre des communautés.
Il reste qu'actuellement, on ne sait plus qui est en haut et qui est en bas. Le renversement comique est moins clair. De même, dans le carnaval, les puissants devenaient les faibles et inversement et c'était source de comique alors que maintenant, cette inversion est beaucoup moins visible. Elle se place dans des interstices
Les dérapages de Bigard et de Dieudonné suscitent des interrogations quand on songe au fait que Devos se méfiait de la méchanceté et répétait souvent qu'on ne peut rire que des valeurs (religieuses, morales et politiques.) qui résistent.Le rire rencontre des obstacles aujourd'hui avec l'hilarité commandée par l'animateur télé ou à cause du vertige égalitaire où l'inversion carnavalesque n'a plus de sens, où tout le monde peut rire de tout, se croire supérieur à ses supérieurs, effacer les hiérarchies, invalidant tout renversement de situation.
Le rire pour demeurer égalitaire est-il condamné à accélérer l'inversion carnavalesque, la rendre permanente, rappeler en permanence que demeurent des différences entre individus moyens, des ruptures, des écarts ? Ainsi peut s'expliquer en partie cette tendance échevelée à rire, mal, de toute différence et de toute valeur.
C'est la manière dont chacun désire vivre en société qui fait vivre le rire. D'où cette question importante : que nous apprennent les dérives comiques sur notre manière de vivre ensemble aujourd'hui et sur le caractère évanescent de nos valeurs
HISTORIQUE DU RIRE :UNE EBAUCHE.
Chez les Grecs les dieux rient alors que dans les trois religions monothéistes, le rire est absent. De quoi rions-nous donc aujourd'hui ?
Freud dit que le rire dépend de l'angoisse : toute forme de rire est triomphe sur l'angoisse.
Bergson dans le Rire a une conception du rire classique et morale. Pour lui, le vivant est la capacité de souplesse et d 'adaptation. Etre ridicule c'est perdre sa souplesse : « La mécanique plaquée sur du vivant » . Par exemple : tous les comportements comme celui de l'Avare qui ramène tout à l'argent. C'est le côté mécanique du caractère obsessionnel. De même l'imitateur va exacerber ce qui n'est pas souple chez la personne. Pour Bergson, le rire est une sanction sociale.
Il semble qu'il y ait lien consubstantiel entre la répétition et le comique. Pour certains tout ce qui est comique est répétitif. D'autres pensent que le comique est lié à la chute ou à l'angoisse. La catharsis comique est la jouissance qui tire sa force de nos angoissses et de nos peurs. Cette jouissance repose sur des mécanismes obsessionnels et sur des rythmes. Tout plaisir repose sur une forme de rythmique.
Chez Molière les schémas archétypaux sont le conflit entre la loi paternelle et le désir érotique des enfants. Par exemple, la jeune fille veut se marier avec un jeune homme que le père ne veut pas. La loi paternellle c'est la caricature de l'avarice, de la tyrannie.Le père n'est pas du côté du souple. Ce principe est celui de la structure familiale comme source du rire. Cela persiste malgré les changements importants de la famille. Le père fait rire parce qu'il est caricaturé et qu'il chute. Ce qui fait rire est le décalage entre ce qui est et ce qui est attendu en terme de norme sociale : la famille avec un père qui a de l'autorité. Par contre, la mère est comique quand elle est tout sauf maternelle. On peut rire de la mère en tant que femme dans le couple et de la mère qui joue le rôle de père. Dans la littérature comique traditionnelle la mère est rarement présente. Actuellement, Jamel Debouzze fait rire quand il parle du père qui veut marier sa fille contre sa volonté dans la tradition musulmane. Cela appartient à notre société des banlieues alors qu'il ne s'agit plus de notre modèle général en France. Cela prouve que c'est un schéma archétypal qui fait toujours rire.
Devos se méfiait de la méchanceté et répétait volontiers qu'on ne peut rire que des valeurs qui résistent comme les valeurs religieuses, politiques et morales. Comme ces valeurs perdent de leur substance. Les renversements sont moins nets.
La caricature du politique fonctionne toujours. La caricature religieuse a perdu du terrain sauf pour ce qui est ce l'islam. Dans ce cas, pour les garants de l'autorité religieuse, c'est subversif comme c'était le cas pour le rire au 17ème lorsque Bossuet parlait du rire comme d'une passion diabolique parce que dans la Bible le Christ ne rit jamais. « Malheur à vous qui riez ».
Chez Bigard, il peut y avoir une dérive du rire qui abolit la distance et met dans la pulsion pure. Dans le hapy slaping, il y a une abolition entre les frontières de la réalité et de la fiction. Ils prennent la réalité et ils en rient comme si c'était comique alors que la personne battue a réellement mal.
Ce qui est anxiogène dans notre vivre ensemble est l'objet du comique d'où les situations qui mettent en jeu divers groupes ethniques en France. Un trouble flotte dans les consciences aujourd'hui
Les blagues qui touchent au bas font toujours rire comme la sexualité dans le bas corporel. Tout ce qui est de l'ordre du bas fait rire. C'es Gargantua qui bouffe et qui fait rire de sa gloutonnerie. Ca reste encore vrai. Le sexe est intemporel et fait toujours rire.
Pour qu'il y ait comique il faut une anomalie( décalage), une distance avec l'objet et une innocuité. On doit savoir que cela n'est pas dangereux. Quand un homme tombe, il y a anomalie dans la marche, cela n'est pas toi qui tombe, et il y a une innocuité : je ne ris que si l'autre se relève. S'il ne se relève pas, le rire s'arrête. Si je continue de rire, l'autre est en danger. La distance n'est plus établie comme l'innocuité. On peut s'interroger sur la nature de ce rire. Par exemple dans Germinal, lors des émeutes, les femmes coupent le sexe d'un commerçant mort qui a les réserves de pain. Les femmes en rient.
Le rire a besoin de repères pour fonctionner. Le rire est plus compliqué que les pleurs. On pleure toujours de la même chose, mais le rire peut être cruel. Qu'est-ce que cela signifie
En ce qui concerne le comique sexuel, il est intéressant de comparer Feydeau qui est abondamment rejoué aujourd'hui à Jean-marie Bigard. Feydeau met en intrigue une seule et même histoire, toujours recommencée, celle du plaisir et de l'impossibilité de vivre à deux. Les personnages n'en finissent pas de courir, de se courir après, de mentir et de se cacher. Centré sur la sexualité, la fragilité des couples, la force du désir, le théâtre de Feydeau fait rire de l'impossibilité de s'arrêter. Il fait rire de la répétition des situations bien plus que du passage à l'acte. Ce qui fait rire, ce ne sont pas des histoires salaces, mais l'effondrement des corps et du langage, la désorientation de ceux qui ne tiennent qu'à un fil impossible : le désir.
L'apparence s'oppose-t-elle à la réalité ?
Tout le monde connaît les dictons suivants :" Ne nous fions pas aux apparences, l'apparence est trompeuse, l'habit ne fait pas le moine. "
Mais un poete n'a-t-il pas dit que les yeux étaient le reflet de l'âme ?
Le visage ne ment pas. Les sentiments, les passions, les désirs, l'intériorité du moi se traduisent sans fard dans l'expression du visage. Mais dès lors qu'il s'agit de jouer un rôle social, on sait user d'ingéniosité, pour maquiller, travestir notre apparence. Celle-ci s'oriente alors vers l'illusion, voire vers l'hypocrisie car s'il n' y a -pas toujours- intention de tromper, voire de se tromper soi-même, il y a néanmoins une certaine mise en scène de sa personne, où l'on cherche à se valoriser, à faire croire en des qualités qu'on ne possède pas, ou chercher à masquer des défauts qu'on a réellement. Il y a donc une part de simulation et une part de dissimulation. L'archétype de celui qui ne vit qu'en fonction de l'apparence qu'il veut donner de lui-même est le don juan, le séducteur professionnel, pour lui, ce qu'avait relevé St-Exupéry, déclarant qu'on ne voit bien qu'avec le cour, car l'essentiel est invisible pour les yeux, n'a naturellement aucune signification. Mais que dire également du représentant de commerce, du publicitaire, de l'homme politique pour qui tout va toujours très mal quand il est dans l'opposition et très bien quand il n'y est pas du syndicaliste, pour qui tout va toujours très mal, du chef d'entreprise, pour qui tout va toujours très mal lorsqu'il est chez le percepteur, tout va toujours très bien lorsqu'il est face à ses actionnaires.
Ce jeu est d'autant plus facile à réaliser que l'homme de la foule tend à prendre les apparences pour la réalité. Le vulgaire se satisfait toujours de l'apparence, dira Machiavel. Et Baudrillard ajoutera, dans une élection présidentielle, les gens voudront un beau spectacle plutôt qu'une bonne réflexion. Ainsi, une part non négligeable de la vie sociale consiste précisément à soigner les apparences et ce, au détriment de l'authenticité, cad l'état dans lequel l'apparence et la réalité ne font qu'un, où l'apparence est la réalité.
Pourtant, à écouter un homme politique par exemple, la première impression est de se dire qu'il n'a pas tort, que ce qu'il dit correspond à la réalité. Ce que tout l'art de l'homme politique consiste non pas tant à travestir le réel, qu'à en extraire certains aspects et à les réinterpréter en fonction de théories qu'il croit juste. En écouter plusieurs est finalement un exercice sain, puisque cela nous entraîne à exercer notre faculté de jugement et d'essayer d'avoir, in fine, un esprit lucide.
On peut alors s'interroger sur ce qu'est un fait, sur la manière dont il est perçu par celui qui cherche à le mettre en exergue. Il n'est plus simplement ce qu'il est, isolé et vide de sens, il prend une signification particulière au regard de celui qui le perçoit car il peut le retraduire selon son échelle de valeurs, selon ses convictions ou selon ses fantasmes s'il s'agit d'un mythomane. Ainsi le fait est digne d'intérêt que s'il le conforte dans ses croyances. Mais c'est celui qui se limite à leur simple perception, sans les hiérarchiser et sans les interpréter, celui-la se contentera de jugements superficiels, d'avis non argumentés, aura une opinion versatile, mais ne prendra jamais le fait comme base d'un raisonnement lui permettant de se forger une conviction. " Il paraît que. " sera l'une de ses locutions favorites.
On voit donc qu'en rester à l'apparence des choses ou ne vivre qu'en fonction de l' apparence d'une image de soi que l'on veut donner est peu épanouissant. Se contenter de ce qui apparaît signifie se satisfaire de ce que nous percevons, on en reste dans le domaine de l'information et non de l'analyse ; d'ailleurs la tendance actuelle à la surinformation consiste précisément à donner de l'importance à des choses de plus en plus insignifiantes. Or le réel est ce qui ne peut être connu que par le biais du savoir et non par de seules informations. Le réel est ce qui existe dans son objectivité, dans sa logique. Connaître le réel, ce n'est pas aligner un nombre considérable d'informations disparates, c'est chercher des causes et déterminer des lois. Alors on ne dira plus par exemple, que le soleil se lève à l'est et se couche à l'ouest, mais que la terre, les planètes tournent autour des astres suivant la loi de la gravitation universelle.
Platon avait déjà établi que tout ce qui est relève de l'intelligible. L'apparence est ce qui doit nous conduire à la réalité par la recherche, le raisonnement. Les " choses sensibles " ne sont donc pas en opposition avec des " réalités intelligibles ", mais l'une et l'autre sont des manifestations de l'Etre. Le premier se manifeste par des phénomènes, le second se dévoile dans la lumière de la raison. Remarquons ici qu'un phénomène matériel est bien différent d'un phénomène social. Ainsi lorsque le scientifique traite du réel, quand il a épuisé son sujet, il aboutit à des conclusions absolument certaines car démontrables et peuvent donc être tenues pour vraies. L'homme politique traite de phénomènes de société qui évoluent sans cesse face auxquels il ne devrait faire état que de propositions. Croire, car il s'agit bien d'une croyance, que ce qui relève de la vie en société peut faire l'objet d'équations parfaitement logiques et donc de buts-en apparence- rationnellement définis a conduit ces expérimentations dans des totalitarismes plus aliénants que ne l'étaient les aliénations du passé.
Mais pourtant, pour ce qui est des conduites humaines, il faut reconnaître qu'il est appauvrissant, déssechant pour l'esprit, d'en rester dans le jeu des apparences, de ses poisons et de ses délices. S'il est possible d'accéder à la réalité du monde, comment accéder à celle de soi-même, comment parvenir à une conception personnelle de l'existence dont il ne serait pas contradictoire de dire qu'elle puisse déboucher sur une réalité humaine commune, une vérité humaine universelle car valable pour tous? Tout le monde sait ce qu'est le beau, le bien, le juste, mais chacun en a une approche particulière. Or c'est bien là le paradoxe, chacun croit connaître une notion, une chose qui en somme devrait pouvoir se conceptualiser sous une forme intangible, indiscutable car rigoureusement identique pour chacun puisqu'étant au-delà de la simple subjectivité de chacun, et cette notion reste cependant du domaine de l'opinion, changeante et fluctuante et de fait conserve le statut de l'apparence d'une réalité, d'une vérité. C'est que l'homme, de par sa conscience, et donc de par sa subjectivité, est bien différent du monde physique qui peut se synthétiser en une abstraction mathématisable. Sa réalité, Camus l'a défini dans le mythe de Sisyphe, -ici, lecture d'un court passage de la page 1 paragraphe 2 . L'émotion et la clarté, le sentiment et le raisonnement, le pathos et l'ethos, l'esthétique et l'éthique, voilà ce qui nous permet d'accéder à l'unité de soi, à la réalité essentielle de soi, faite de raison et de sentiment, de cohérence dans le raisonnement, d'épanchement dans le sentiment, de folie dans le désir, voire de la recherche du sublime dans la transcendance. Ainsi nous pourrons avoir une vision totalement personnelle du moi, de son devenir et de sa finalité. Ressentir le lien qui nous unit au monde, nous incite à l'accepter tel qu'il est tout en sachant que nous pouvons l'améliorer et à nous accepter tels que nous sommes, dans notre finitude, tout en recherchant cependant, comme l'avait déjà souligné Rousseau, la perfectibilité de notre être. " Le monde est objectif, le moi est projectif ", Jacques Monod dans " le hasard et la nécessité ", c'est le projet qui donne à l'homme sa dignité, qui est la véritable réalité de son être. Alors, comme pour les Grecs anciens, le cosmos signifiera pour nous beauté et harmonie, sens que nous avons perdu, croyant que par la cosmétique, domaine de l'apparence s'il en est, nous égalerons, l'espace d'un moment, la beauté des dieux. -
Jean Luc
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La connaissance de soi relève-t-elle de l’illusion ? ( Jean Luc)
" Aucune époque n’a accumulé sur l’Homme de connaissances aussi nombreuses et aussi diverses que la nôtre. Mais aussi aucune époque n’a moins su ce qu’est l’Homme " Heidegger, 1953.
Mais a-t-on jamais cru auparavant que la connaissance de l’Homme, de chaque homme, de soi était possible ?
Sur le fronton du temple de Delphes, dans l’Athènes de la Grèce antique, était gravé la maxime : " Connais-toi toi-même, laisse le monde aux dieux ". Socrate, disait-on, avait coutume de répéter la 1ere partie de cette phrase, affirmant ce faisant la nécessité de se libérer de la causalité divine et de rechercher en soi le moteur de son action. Désirant connaître ce qu’est un savoir, il interrogeait ceux qui affirmaient connaître telle ou telle chose. Par exemple, questionnait-il un soldat à la posture virile sur ce qu’était le courage. Devant les réponses vagues qu’il obtenait, qui relevaient plus du domaine de l’opinion ou du préjugé que du savoir, il finissait par lui faire admettre qu’en fin de compte il ne pouvait définir ce qu’était le courage. Mais même en faisant usage de sa seule raison, il demeurait impossible à Socrate de donner une définition exacte des qualités et des défauts de l’homme, aussi conclura-t-il :
- Il vaut mieux se déclarer ignorant que de prétendre savoir.
- Ce que je sais le mieux, c’est que je ne sais rien
Si à partir de son raisonnement et de son jugement, rien de certain ne peut être établi, doit-on cependant renoncer à se connaître soi-même ? Car si la connaissance de soi serait impossible, comment connaître alors ce qui est extérieur à soi ?
Et Platon, le disciple de Socrate, dans Phèdre écrira : " Il est risible de s’occuper d’autre chose quant on s’ignore soi-même "…
Après bien d’autres, Descartes aura à cœur de se découvrir à lui-même en éliminant toutes les fausses croyances, cad toutes celles non fondées exclusivement sur le raisonnement le plus rigoureux. Pratiquant le doute systématique, la seule certitude qui finira par lui rester sera énoncée dans le " cogito " : " Je pense donc je suis "; il se considère assuré du caractère parfaitement logique de sa pensée, de laquelle en dernier ressort dépend la connaissance de son existence, il est donc de ce fait certain d’être. Si la conclusion de ses méditations avait été : je suis, donc je pense, cela aurait signifié que la pensée n’est pas autonome, qu’elle dépend d’autre chose que d’elle-même, par exemple de soi en tant qu’être physique, ou d’événements ou de faits extérieurs. Faire découler la spécificité de l’homme de sa pensée, c’est affirmer que l’homme ne peut dans son cogito, n’avoir d’autre maître que lui-même, et se doit à lui-même d’avoir une pensée totalement indépendante de tout ce qui est contingent.
Pour Blaise Pascal, l’homme arrive à se représenter ce qu’il est: un roseau pensant ; sa grandeur réside en ce qu’il se représente dans le monde par sa pensée, même en même temps n’est qu’un fragile roseau, car il se représente également sa finitude, ce qui le rend misérable à ses propres yeux.
Quant au moi, il ne peut qu’être inconnaissable. " Où est donc ce moi ? s’interroge-t-il. Car, comment aimer quelqu’un, si ce n’est pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables. On n’aime jamais personne, mais seulement des qualités ". Chercher à définir le moi ne saurait être qu’un " sot projet ". Peut-on alors au moins donner une conception plus générale de l’homme ? Il tiendra pour impossible de connaître le tout, si on n’en connaît pas ses parties, chose admise de nos jours, mais il tiendra pour tout aussi impossible de ne connaître les différentes parties si l’on ne connaît pas le tout. Mais le tout n’étant que " d’effrayants espaces silencieux et infinis ", l’une de ses parties, l’homme s’en trouve tout naturellement indéfinissable: " Quelle chimère est-ce donc l’homme ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers ".
Kant :dire: je suis, ne peut se définir autrement que de dire : je suis conscient que je suis. Mais avoir conscience d’une chose ne définit aucun savoir, aucune connaissance de cette chose.
A ce stade, nous savons que le soi existe dans et par la pensée, qu’il a conscience d’être et qu’il a connaissance de sa finitude.
Mais la pensée, comme la conscience, sont toujours pensée et conscience de quelque chose. Ni l’une ni l’autre ne peuvent exister sans objet. Et de surcroît la pensée ne peut exister sans projet.
Un penseur indien du 8e siècle Sankara, établira : " Il convient d’admettre que le sujet connaissant est l’entité même à qui appartient le désir de connaître. Et ce désir est dirigé vers l’objet connaissable, non vers le sujet connaissant ".
Comme en écho, 11 siècles plus tard, Schopenhauer écrira : " le sujet est le principe qui connaît sans être connu. Ce sujet, chacun le trouve en soi, en tant du moins qu’il connaît, non qu’il est objet de connaissance ".
L’objet, sujet de la connaissance, est ce qui est extérieur à son esprit, c’est le monde physique, régi par les lois de la causalité et du déterminisme qui en découle. Il peut être connu parce que les lois qui le régissent peuvent être déchiffrées. La pensée a ceci en plus de la connaissance, qu’il y entre un élément d’intentionnalité. La pensée exprime, désire, veut, et cherche à obtenir de l’environnement physique non plus seulement une connaissance, mais une transformation. Par la conscience, on peut ; par la pensée, on veut. Par elle, l’homme peut se diriger vers une finalité, vers sa finalité qui lui permet d’accepter sa finitude en lui donnant par sa finalité un sens.
Quant à la pensée de soi, elle reste inconnaissable car indéfinissable, ce qui a été également remarquablement analysé par Sartre dans " l’Existentialisme est un humanisme ": la conscience est extraversion pure, seuls existent mon rôle dans la société et le personnage que j’y joue. Dire, je suis, n’a de réalité que dans mon rapport avec autrui, avec la société. Comme il n’y a de savoir possible que celui des objets, et comme on ne peut se considérer soi-même comme un objet, on ne peut rien dire sur soi. On ne pourra donc pas parler de connaissance de soi, puisqu’il n’y a pas de soi.
Tout au plus concède-t-il qu’il peut y avoir une connaissance indirecte de soi, par le jugement d’autrui.
" L’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre tous les autres et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être sauf si les autres le reconnaissent comme tels… Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre ".
Donc le soi n’existe que dans et par le regard de l’autre. Autrui est comme un médiateur entre moi et moi.
Cette impossibilité d’être sans la présence d’autrui, sans le regard d’autrui peut se révéler oppressante. On connaît sa célèbre formule : l’enfer, c’est les autres. Si le regard d’autrui est toujours négatif, on finit par sombrer dans la négation de soi-même. Ce à quoi avait par anticipation répondu Rimbaud, qui par son " je est un autre " effaça la frontière entre l’identité et l’altérité, créant ainsi un soi débarrassé des pesanteurs du groupe référant, se créant ainsi sa propre légitimité. Cependant, toute communication commence par la recherche du même, du ressemblant. L’identité est ce qui ce qui lie, ce qui rattache à une image d’autrui qui rassure. Dire, l’enfer, c’est les autres, c’est admettre que l’identité n’est qu’une somme hasardeuse et aléatoire d’altérités diverses, qu’il n’y a aucun espace public entre soi et la foule anonyme, entre un soi indifférencié face à une masse indifférente.
Cependant, si l’homme ne peut se connaître en tant qu’individu, il a néanmoins toujours une perception de lui en tant qu’individu. Ainsi, dans le même ouvrage, Sartre écrit : " S’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition… Les situations historiques varient ; ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour l’homme d’être dans le monde, d’y être au travail, d’y être au milieu des autres et d’y être mortel. En conséquence, tout projet, quelque individuel qu’il soit, a une valeur universelle ".La croyance est-elle toujours source d’erreur ?
Une croyance est plus qu’un simple avis, une simple opinion, sans avoir cependant le statut de la certitude, qui seule permet d’établir un jugement qui souvent s’autoproclame empreint de lucidité ; elle est néanmoins essentielle à notre pensée, en ce sens qu’elle est la base sur laquelle s’établit l’argumentation, le raisonnement voire aussi le questionnement. Elle se fonde sur notre " Weltanschaung ", notre perception, notre lecture, notre représentation et donc notre interprétation du monde.
La croyance se ramène au sujet, à l’individu : chacun a ses croyances auxquelles il tient, et se ramène à son objet, l’objet de la croyance- car la croyance est toujours la croyance de quelque chose- ce quelque chose étant ce qui dans les évenements du monde fait sens pour l’individu, ce qui assure donc le fondement de la croyance et les raisonnements établis par la suite pour en justifier la pertinence. J’écarterai ici la croyance en des objets métaphysiques, qui reste complètement en-dehors du champ rationnel, et dont le terme approprié est la foi.
Car la foi suppose adhésion pure et simple et écarte ainsi la reflexion, considérée comme superflue, tandis que la croyance, précisément parce qu’elle n’est pas une certitude mais qu’elle cherche cependant à le devenir, admet pour nécessaire la recherche continue d’arguments qui en est la justification d’une part, et qui trouve la faille dans des croyances contraires aux siennes d’autre part.
De même est à écarter la démarche scientifique qui n’est pas fondée sur des croyances, mais sur des hypothèses, des suppositions, des supputations mêmes, dont il s’agit de démontrer le bien-fondé et la véracité par des moyens exclusivement rationnels.
Comme dit précédemment, la croyance se fonde sur notre perception et notre représentation du monde. On part de la réalité pour l’interpréter et la passer par le filtre de nos croyances ce qui revient à en extraire certains faits, ceux à qui nous conférons une importance particulière cad les évenements qui font sens pour nous, afin d’essayer d’en transformer certains éléments pour les rendre conformes à nos aspirations, à nos schémas de pensée. Et si rien ne fait sens, on aboutit au pessimisme d’un Camus qui parle de sa " croyance dans l’absurdité de l’existence ". La croyance fonde et structure la pensée, elle n’est donc pas un simple préjugé, car le préjugé ne permet aucune analyse. Lorsque l’image du réel que nous avons ou que nous cherchons à avoir corrobore nos croyances, celles-ci nous rassurent et nous ne doutons plus de leur bien-fondé. De fait, la croyance ne servirait-elle qu’à nous rassurer, qu’à justifier nos actes? Observons par exemple un militant politique ; celui-ci tout naturellement aura tendance à voir dans l’application du système qu’il défend que ce qui fonctionne et trouvera toujours une explication logique à ce qui ne fonctionne pas ou pas encore et ne voudra voir dans le système adverse que ce qui ne marche pas et en cela des justifications à ses propres choix. Certes il nous faut bien avoir des certitudes pour ne pas sombrer dans l’incohérence, l’irrationalité, la crédulité, la naïveté, la superstition ou encore le scepticisme, mais ces certitudes n’ont cependant comme fondement premier que la croyance, donc des reflets de notre moi, de notre subjectivité. Encore faut-il voir que ces certitudes ne sont rien de plus que des grilles de lecture qui nous permettent de faire une présentation rationnelle, de mettre en une forme logique, cohérente, ce qui est observé, constaté. La croyance est une réecriture du monde à travers sa subjectivité, la certitude en est un essai de codification, un pas vers son objectivation ; une certitude- généralisable- peut se partager plus aisément qu’une croyance- qui reste avant tout personnelle.
Pourquoi les croyances sont-elles avant tout personnelles ? C’est qu’elles ne s’établissent ni sur la connaissance ou le savoir, mais en dernière analyse sur le désir. Et qu’y a-t-il de plus personnel que le désir ? Lorsqu’on veut que quelque chose se réalise, on trouvera toujours toutes les justifications possibles et on les considerera comme absolument fondées. Ainsi par exemple l’industriel qui met un produit sur le marché le gratifiera de toutes les qualités possibles et sera d’ailleurs lui-même convaincu de la qualité de son produit. Cependant que son désir est la réalisation d’un juteux bénéfice. De même le candidat qui se présente à une élection trouvera des trésors d’argumentations pour justifier son programme, alors que son seul désir est de se faire élire. Imagine-t-on un message publicitaire indiquant simplement qu’un tel veut s’enrichir ou une affiche électorale d’un autre faisant juste état de son désir de se faire élire ? Regardons encore l’astrologue : c’est bien parce qu’il ne croit pas au hasard qu’il s’en remet à un déterminisme, qu’il nous présente sous le sceau de la plus rigoureuse rationalité.
La croyance rassure, et lorsque les choses ne se passent pas comme on les avait imaginées, on preferre souvent se payer d’illusions plutôt que de renoncer à ses croyances. L’illusion étant alors une croyance élevée au rang de mythe.
D’où nous aurions le modèle suivant : le désir, c’est ce qui nous pousse à agir, la croyance, qui est une justification non raisonnée du désir et il ne peut en être autrement car on ne voit pas comment le désir pourrait avoir une base rationnelle, le raisonnement proprement dit qui permet de mettre en adéquation le désir et la croyance avec l’environnement politique, social, économique, culturel, historique dans lequel on vit.
Si elle accepte de toujours être irriguée par la raison, la croyance n’est pas une source d’erreur car elle restera ouverte à la critique. Elle l’est si on la laisse à elle-même, elle reste alors au stade de préjugé ou de superstition et alors devient argument d’autorité, manichéïsme primaire voire même fanatisme.
Kant, dans la Critique de la raison pure, sépare les objets connaissables en objets d’opinion, en objets de l’ordre des faits et en objets de croyance. L’opinion, c’est la doxa des Grecs anciens, un simple jugement qui s’oppose au logos, la logique et la connaissance qu’elle rend possible, ce qui nous rend compréhensible les " objets de l’ordre des faits ", qui regroupent donc tout ce qui a pu être rendu démontrable, soit par le raisonnement soit par l’expérience. Enfin, les " objets de croyance " regroupent tout ce qu’il est nécessaire d’un point de vue moral d’admettre comme juste, alors même que cela reste indémontrable. On saisira d’emblée par exemple que l’esclavagisme, le sexisme, le racisme, le totalitarisme sont moralement des choses mauvaises sans que cela soit démontrable scientifiquement car dans le domaine moral, nous ne sommes plus dans le domaine du savoir. Et Kant constatera, analysant sa démarche : " J’ai du abolir le savoir et lui substituer la croyance ".
En cela Kant admet, et pouvons l’admettre avec lui, qu’une société, comme un individu, ne peuvent connaître de vie équilibrée s’il se refuse à reconnaître des absolus, des principes absolument indiscutables qui ne peuvent être soumis à un quelconque relativisme. Que ces principes reposent sur des croyances n’enlèvent rien à leur pertinence et à leur bien-fondé.
En effet, mieux vaut une croyance rendant possible une conduite moralement bonne et par là même juste que le relativisme qui ne mène qu’à l’indifférence et par suite à l’inconstance et à la servilité. C’est alors la société décrite par Hobbes, où l’homme est un loup pour l’homme et où la guerre de tous contre tous fait office de loi.
L’indifférence, cela signifie aussi ne plus avoir confiance en rien ni personne, ne plus reconnaître non plus l’autorité de quiconque. Et du moment où de belles âmes avaient souverainement décreté que toute autorité relevait de la dictature, alors qu’elle est avant tout ce qui rend possible la transmission du savoir, on a jeté à terre tous les objets de croyance, y compris les plus essentiels, les reléguant au rang d’aliénations.
Or sans un socle de croyances communes, aucune société ne peut vivre et s’épanouir. Sans croyances, un individu n’aura qu’une pensée stérile et sombrera soit dans le nihilisme, soit dans le dogmatisme. Restons-en ou revenons à l’exigence du vieux maître de Koenigsberg, et nous pourrons nous référer à des croyances qui ne soient pas systématiquement sources d’erreur.
Jean Luc
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L’autorité et le pouvoir, par Jean Luc
Autorité provient du latin, augere, augmenter, qui a donné auctor, auteur, et auctoritas, autorité.
L’auteur est celui qui se comprend lui-même, qui détermine sa pensée en fonction de ce qu’il croit être vrai et non en fonction de qu’autrui peut attendre de lui ; il le fait savoir et donne ainsi à réfléchir sur la manière dont il articule le rapport à soi et à la société. En ce sens, il s’engage et porte une responsabilité puisque autrui, en acquiesçant ou en critiquant, se détermine par rapport à lui.
De fait, en agissant de la sorte, on augmente quelque chose, qu’est-ce donc qui est augmenté ?
Platon a donné une piste, en postulant que la raison, première et antérieure à l’Homme est par nature supérieure aux multiples opinions pour lesquelles les hommes se disputent. Si l’Idée, expression de la vérité, opposée à l’opinion qui n’est que l’affirmation de sa vérité, est ce qui fonde la raison, cette dernière est ce qui doit faire autorité puisque ce n’est que par elle que l’on peut s’échapper de la tyrannie de l’opinion. Le roi-philosophe, celui qui ne s’en remettra qu’à la raison pour diriger la Cité, aura la dignité requise pour exercer le pouvoir, cad la capacité de dire aux citoyens ce qui est bon pour eux.
Dans la Rome antique, c’est la tradition qui est invoquée pour fonder l’autorité. La tradition rappelle le caractère sacré de la fondation de la Cité, de Rome. L’origine, comprise comme étant l’acte qui crée du sens et par là sert une finalité, n’est ici plus dans un au-delà, elle est dans l’acte fondateur de la romanité d’où en découle sa sacralité. Une formule célèbre de Cicéron énonce : « Au peuple le pouvoir, au Sénat l’autorité ». Comment comprendre cela ? La source du pouvoir est la souveraineté du peuple de Rome. Cette souveraineté s’exerce par l’empereur, qui dirige les affaires de Rome. Mais, « le Sénat est le tuteur, le défenseur et le protecteur de Rome », il tient son autorité de ce que les sénateurs assurent la permanence de l’identité romaine depuis la fondation de Rome, en assurant l’ancrage du présent dans l’héritage ancestral, en le reliant à l’acte fondateur. Le Sénat ne donne certes que de simples « avis », mais ces avis étaient reconnus comme sacrés et en tant que tels étaient admis par le peuple et pris en considération par l’empereur. Chaque avis permettant de relier l’évènement actuel à l’histoire, lui assurant ainsi continuité et cohérence. Notons que relier provient du verbe religare, qui a donné également le mot religion.
(cf Hannah Arendt : la crise de la culture )
L’Eglise chrétienne elle aussi fondera elle aussi sa légitimité sur un nouveau récit des origines, celles relatées dans les évangiles. La figure mystique du Christ sera ce qui assoira l’autorité des pères de l’Eglise.
On voit que dans ces 3 cas, l’autorité repose sur un élément ou un acte premier, fondateur et qui pose une origine ; l’évolution future étant ce qui augmente ce socle premier qu’il ne s’agira en aucun cas d’oublier. Quel sera le moteur de l’autorité, cette énergie « opposé à la fois à la contrainte par la force et à la persuasion par arguments », H Arendt ?
Dans l’antiquité grecque : à la suite de Platon, ceux qui avaient autorité dans la Cité opposaient la doxa, l’opinion, au dogma, qui désigne l’opinion vraie qui permet de prendre une décision juste. Le dogme, en ce sens premier, est ce qui doit être retenu, ce qui à la fois fonde une tradition et est ce que l’on transmet (tradition provenant du latin tradere, qui veut dire transmettre). Rome nommera d’ailleurs « doctrina », le contenu de ce qui doit être enseigné, transmis, et gardera le terme grec de dogma, dans le sens de vérité sur laquelle se fonde l’action.
Par la suite, l’Eglise chrétienne reprendra tout ceci à son compte, et fondera son autorité, son magistère, dira-t-elle, sur des dogmes bien à elle, cad des vérités révélées qui n’auront que faire de la raison. La sagesse antique, fondée sur l’autorité de la raison pour découvrir les vérités, est enterrée et durant tout le Moyen-Age, l’Eglise n’aura de cesse d’afficher sa méfiance envers la raison ; cela culminera avec le procès de Galilée où le comble du ridicule fut atteint. Paradoxalement, à cette même époque, l’islam mettait sur un pied d’égalité foi et raison : « Le vrai ne peut contredire le vrai » Averroès. Peu à peu cependant, l’Eglise admettra qu’elle ne peut avoir autorité sur tout, et finira par limiter son domaine de compétence aux « vérités de foi ». Elle fera admettre aux croyants 2 sources de vérité : les vérités révélées, indiscutables et ne pouvant être commentées- le credo- et les dogmes, fruits de sa réflexion sur des sujets engageant la vie des croyants. Pour laisser intacte l’autorité de son magistère, elle inventera le tour de passe-passe de l’infaillibilité pontificale : ainsi un dogme ne peut être vrai que s’il l’est infailliblement, ce qui implique l’infaillibilité de l’Eglise ; celle-ci, inspirée par l’esprit saint, ne saurait évidemment faillir dans son jugement.
Le dogme de l’infaillibilité pontificale, posé en 1870, trouva une première application dans l’affirmation de la virginité de la mère du Christ – immaculée conception - dogme aussitôt admis par les catholiques. L’autorité de l’Eglise était donc sauve, la définition d’H Arendt illustrant ici parfaitement la notion d’autorité.
Parler de l’Eglise présente un double intérêt car cette institution a longtemps cumulé autorité et pouvoir. Qu’est-ce qui différencie les 2 ? On peut dire que l’autorité, ce qui justifie l’action, se fonde sur une légitimité (par exemple la tradition), alors que le pouvoir, qui rend « maître et possesseur » se fonde, soit sur un rapport de force établissant une domination, soit sur une base légale lorsque le rapport de force est admis cad considéré comme résultant de la meilleure combinaison possible par le plus grand nombre. Est légitime ce qui est reconnu comme étant juste, est légal ce qui est défini par une loi, étant entendu que le pouvoir de légiférer et non plus seulement de contraindre par la force s’obtient lorsque l’évolution historique a tranché en faveur de ceux qui détiennent ce pouvoir. Macht geht vor Recht, Bismarck, la force précède le droit. De fait, un pouvoir même légal ne sera ressenti comme légitime que s’il se réfère à qque chose qui fasse autorité. « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique », constatera en ce sens Pascal.
Le pouvoir, lorsqu’il est seulement basé sur la force, considère comme inférieur, voire comme ennemi, celui qui ne s’y soumet pas. Le christianisme romain qualifiera d’hérétique celui qui ne se soumettra pas à l’autorité de son magistère et n’hésitera pas à exercer la plus extrême coercition pour asseoir son pouvoir. « L’hérétique est celui qui a une opinion », ira jusqu’à dire Bossuet, signifiant par là que le pouvoir, dès lors qu’il est absolu, n’a que faire de la réflexion. Mais lorsque la contrainte remplace l’autorité émanant de l’avis rigoureusement argumenté, le véritable hérétique, le véritable corrupteur de l’esprit humain, n’est-il pas celui qui cherche à dominer à tout prix ? « L’hérétique n’est point celui qui brûle dans la flamme, c’est celui qui l’allume » Shakespeare.
La raison se doit d’accepter tout avis, tout jugement, dès lors qu’il est formulé, argumenté, dès lors qu’il contient une force de proposition et de conviction. « La source de toutes les hérésies est l’exclusion de qqu’unes de ses vérités », notera le pourtant très chrétien Pascal pour qui, en plus, l’exercice du pouvoir ne donne aucune supériorité de fait : « Ne vous méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres »
La raison se doit aussi de reconnaître son caractère limité : elle ne peut s’épanouir qu’à l’intérieur des attributs dont la nature l’a dotée. Elle ne peut tout savoir et ne peut avoir aucune prescience de l’avenir. Même dans le domaine scientifique, une vérité objective n’est jamais absolue car toute vérité est une construction continue, à jamais inachevée et qu’il s’agit toujours d’interpréter en fonction de la finalité que l’on définit. Cela doit être reconnu par tous, y compris par l’homme de pouvoir. Dans le domaine politique, parler d’une vérité scientifique irréfutable, comme l’ont fait les marxistes est un non-sens absolu. La science se fonde sur des hypothèses, qui lorsqu’elles sont vérifiées, aboutissent à des vérités. Mais nul scientifique ne considérera jamais une vérité comme irréfutable. Un pouvoir politique, s’appuyant sur une pseudo-science, sociale et historique, lorsqu'il s’imagina libérer l’homme des croyances qui faisaient autorité mais qu’il condamna comme étant des aliénations, n’a fondé rien de plus qu’une nouvelle croyance dont la réalité à laquelle elle renvoie n’est plus dans le passé, mais dans le futur. Ces dogmes, rebaptisés « idéologies » ne peuvent être source d’autorité, puisqu’ils ne sont ancrés dans rien. Bien rapidement, les pouvoirs s’abandonnant à cette nouvelle mythologie, ont tous rapidement sombré dans l’autoritarisme, cad l’intrusion dans la vie personnelle de chacun, le fanatisme, tout déviant réel ou supposé était anéanti et enfin le culte de la personnalité, puisqu’il fallait bien substituer aux croyances dites erronées un nouvel objet de culte. Lorsque l’utopie remplace ce qui fait autorité, il ne peut en résulter qu’un pouvoir perverti.
Or, qu’est-ce que l’autorité si ce n’est ce qui transcende le pouvoir et lui assure une légitimité ? L’autorité du maître doit reconnaître la nécessité de rendre l’élève autonome, de l’élever à une égale dignité que la sienne. C’est la compétence du maître qui l’autorise à transmettre ce qu’il sait. Entre l’impétrant et le maître, le 1er doit devenir l’égal du second.
De même, un pouvoir politique sain est celui qui se préoccupe notamment de former des élites qui sauront à leur tour diriger leur pays ; sinon ce sera une pathologie du pouvoir qui ne se préoccupe que de son maintien et du maintien de l’utopie affichée comme objet de croyance, et cela à n’importe quel prix. « En tout homme, on peut trouver un coupable », avait énoncé le camarade Béria, signifiant par là que le pouvoir ainsi conçu ne pouvait être qu’une source d’intimidation et de terreur.
Pour éviter que le pouvoir ne devienne un moyen d’oppression, il faudrait ne jamais oublier le 2e impératif catégorique de Kant : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours et en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».
Pouvoir et Autorité, par Patrice
6 avril 2011
Le Pouvoir comme Capacité de faire
Le Pouvoir, ou Puissance, est une capacité de faire quelque chose, fondée sur la Force dans l’un ou l’autre de ses aspects : physique (muscles, armés ou non), caractère, intelligence, connaissances, talents, argent et réseau social (famille, amis, relations).
L’exercice du pouvoir, c'est-à-dire l’application de cette force sur un objet, produit un travail, qui se manifeste par un déplacement ou un changement au niveau de l’objet d’application.
Nous ne sommes évidemment pas tous égaux devant cette capacité de faire. Par exemple, en ce qui concerne le caractère, il existe de fortes personnalités, avec un particulier besoin d’auto-affirmation face aux défis, qui se traduit par un comportement « d’approche et de plaisir » dans la réalisation d’un travail (Pierre Karli). Le mécanisme neuro-hormonal à la base de ce comportement, met en jeu une forte activation du système de récompense (dopamine) et du cortex préfrontal gauche, en liaison avec l’amygdale (émotion) ; cette activation provoque une sécrétion accrue de testostérone. Par contraste, c’est le cortex préfrontal droit qui est plutôt activé chez les personnes moins affirmées, moins dynamiques, tendant à avoir un comportement « d’évitement et de déplaisir ».
L’Autorité comme Capacité de faire faire
L’Autorité est une capacité de faire faire quelque chose à quelqu’un, fondée sur la Force légitime, autorisée car reconnue comme bénéfique (Alexandre Kojève, la notion d’autorité , 1942). Fondement de l’Ordre, archique et hiérarchique, elle implique l’obéissance. Une autorité est donc un pouvoir légitime appliqué à autrui, lequel va réaliser ainsi un travail dépendant, comme par exemple dans les relations hiérarchiques parent/enfant, professeur/élève, patron/salarié, fonctionnaire/administré.
Hannah Arendt citant Cicéron (« le pouvoir est au Peuple, l’autorité au Sénat »), confirme la fonction d’extension à tous du pouvoir légitime qu’est l’autorité politique (La crise de la culture, 1954). Dans le cas où le pouvoir apparaît à certains comme illégitime (anarchistes, opposants), ou que les ordres semblent mal-fondés, la désobéissance et la révolte peuvent rendre nécessaire la contrainte et faire dériver vers l’autoritarisme. L’autorité est un des modes d’influence sur autrui, normalement sans besoin de violence, ni de persuasion, ni de manipulation.
La légitimité qui fonde l’autorité est une croyance (caractère bénéfique de l’autorité), normalement partagée par tous, sauf par les désobéissants. D’après Max Weber, il y a trois sources de légitimité politique : la Fonction, dans des institutions considérées comme « bonnes », la Loi d’un pouvoir considéré comme « valide » et la Compétence d’un individu « charismatique ». On peut rajouter l’échange et le don, principalement dans les sociétés primitives (Marcel Mauss). En fait, la légitimité est toujours relative à sa référence justificatrice, qui peut être Dieu, la Nature, la Loi, la Justice, la Raison, le Savoir… Ainsi, il n’y a pas non plus d’autorité absolue, sauf pour Paul Ricœur (Philosophie, 1995), qui voit dans l’Amour reconnu, obligeant à l’obéissance aimante, « ce quelque chose de plus haut qui autorise l’autorité ». Alors, l’intégration des croyances aux légitimités sociales, dans le processus d’individuation, peut être considérée comme un aspect crucial de la socialisation.
Les relations entre Pouvoir et Autorité
Schématiquement, les rapports entre Pouvoir et Autorité s’organisent, et se composent, autour des situations typiques suivantes :
· Autorité avec Pouvoir : Force légitime, sans nécessité de contrainte, et action hiérarchique. La figure-type est le Chef, petit ou grand, dans toutes ses manifestations, militaires et civiles, y compris Stanley Milgram (cruauté obéissante).
· Autorité sans Pouvoir : Faiblesse bénéfique, autorisée, et hiérarchie sans action. La figure-type est l’Autorité morale (Église, Dalaï Lama, Conseil de l’Europe) ou savante (Expert, Consultant).
· Pouvoir sans Autorité : Force illégitime, avec contrainte nécessaire, et action dans soumission. La figure-type est le Tyran ou le Mafieux.
· Ni Pouvoir, ni Autorité : Faiblesse non bénéfique, et soumission dans l’inaction. Pêle-mêle, on trouve ici l’enfant, l’ignorant, le miséreux, le malade et le fou.
Pouvoir et Autorité sont toujours des mélanges d’inné et d’acquis, de nature et de culture.
Relation entre Autorité et Liberté
En principe, Autorité et Liberté sont incompatibles. Comment concilier en effet l’obéissance à l’autorité, qui est soumission à autrui, et la liberté qui est capacité autonome de choix ? Comment les raccorder ? Eh bien, en les tordant, des deux façons correspondant aux deux principaux courants de la philosophie politique, la théocratie et la démocratie !
· Courant théocratique : La conciliation se fait à travers l’affirmation d’une Autorité absolue transcendante, sans véritable Liberté autonome de l’être humain. C’est la conception dominante avant les Lumières, quand règne l’hétéronomie de l’autorité divine et royale, ne laissant vraiment à l’être humain que la liberté d’obéir. Cette conception se prolongera au-delà de la Révolution dans l’idéologie antidémocrate, illustrée principalement par Charles Maurras : Pour ce penseur agnostique, les lois « naturelles », physiques, morales et politiques, autorisent des pouvoirs pratiques, des libertés concrètes (« plus on peut, plus on est libre »), qui ne sont qu’obéissance à ces lois. De nos jours encore, le philosophe chrétien Paul Ricœur (1995) renouvelle la version théologique de la « servitude volontaire », en affirmant l’autorité absolue de l’Amour reconnu, qui « oblige à l’obéissance aimante ».
· Courant démocratique : Ici, la conciliation s’effectue par l’affirmation inverse d’une véritable Liberté autonome de l’être humain, avec sa propre Autorité immanente et relative. Cette conception se trouve déjà chez Aristote, où la volonté libre de l’être humain, qui est pouvoir, fonde sa propre autorité, en quelque sorte autarcique, dans sa quête eudémonique. C’est avec la philosophie des Lumières, et au premier chef avec Kant, qu’est « déclarée » la liberté autonome de l’être humain, dans sa raison et son désir, qui fonde une autorité humaine, immanente aux « déclarants », et relative aux contenus de la « déclaration ». À l’époque, en effet, « philosopher, c’est secouer le joug de l’autorité » (Madame Du Deffand), en refusant l’argument d’autorité (sophisme malhonnête), comme l’avait fait Spinoza (« l’autorité d’Aristote n’a pas grand poids pour moi »), et en le remplaçant par le débat libre et argumenté.
Les neurosciences montrent aujourd’hui la réelle illusion de la liberté ressentie. Mais elles indiquent aussi que désir et raison sont des composantes essentielles du soi-mémoire, autorité qui oblige à obéir à soi-même, en procurant un réel ressenti de liberté. Ce mécanisme jouant aussi bien au niveau individuel que collectif, est compatible avec la liberté démocratique et la responsabilité humaine.
L’amour est-il une illusion ?
(par Siegfried de Chaudun, février 2011)
« Le cœur à ses raisons que la raison ne connait point » nous disait le philosophe et mathématicien français Pascal. Mais ici il ne s’agit pas de cerner les raisons du sentiment amoureux puisque la question porte sur ses effets. Lorsque nous sommes amoureux nous berçons-nous d’illusion ?
Sans nous lancer dans une topographie approfondie du sentiment amoureux, on peut simplement partir de l’idée qu’il s’agit d’un lien affectif entre deux personnes, d’un sujet à un autre sujet, ou bien d’une personne à un objet. De fait, il apparaît que l’amour est toujours relatif à un sujet : ce n’est que d’un « je » dont on peut dire qu’il « aime ». Pourtant le sentiment amoureux transforme celui qui l’éprouve, il lui souffle des pensées, des paroles, des attitudes dont le sujet ne se serait lui-même pas cru capable, ce que laisse traduire l’expression « il lui pousse des ailes ». On assiste ainsi à un renversement étonnant qui fait du sujet amoureux l’objet de son propre sentiment, le « jouet de ses émotions ». Or lorsqu’on se laisse guider par ses émotions en fermant l’oreille à la raison, l’amoureux se berce d’illusions.
De façon sommaire, l’illusion est le résultat d’un jeu d’attentes et de déceptions selon différentes modalités. Par exemple, dans l’illusion perceptive, on s’attend à pouvoir ouvrir une porte et on se retrouve a caresser un mur ! Dans ce cas, l’attente et la déception prêtent à rire. Par contre, lorsqu’on se berce d’illusions, il y a une attente très forte d’une issue favorable à une situation donnée, et cela se solde soit par une déception cruelle (dans laquelle toutes les attentes sont à jamais ruinées), soit par une déception plus insidieuse (qui consiste à toujours renouveler l’attente sans qu’elle soit jamais satisfaite).
Ces différentes modalités de l’illusion amoureuse peuvent s’exprimer au travers d’écueils. Et si un véritable amour existe et est possible, on se doit de les recenser afin de déterminer la signature de celui-ci.
On peut dénombrer plusieurs illusions provenant du sujet lui-même (par exemple lorsque le sujet n’est pas suffisamment attentif aux réponses que lui donne son entourage à propos de son comportement amoureux) mais également de la nature complexe du lien sentimental qu’il entretient avec son partenaire.
Dans la tragédie Roméo et Juliette de W. Shakespeare, qui est selon moi une image de l’amour proprement humain, au début Roméo est amoureux de la belle Rosaline, puis soudainement en voyant Juliette, il se rend compte qu’avant celle-ci il n’avait jamais réellement aimé. La relation qu’il entretenait avec Rosaline était de nature faussée.
La plupart des relations amoureuses débutent dans ce registre. Ce qui est appelé amour est une relation faussée qui est abusé par son caractère séduisant et qui, bien souvent, est le reflet d’un amour-attirance, d’un amour-passion (dépendance sentimentale), d’un amour-idéalisation, d’un amour-fascination, d’un énamourement (terme de Robert Maggiori) de la contemplation de la beauté physique de la seule personne aimée sans valorisation des qualités morales et intellectuelles de celle-ci, ou encore d’un amour-dévorant, amour-possessif, caractéristique de l’amour captatif de l’enfant capricieux qui cherche à s’accaparer l’autre pour se l’approprier affectivement. Or ce que l’on observe dans les vieux couples c’est que le cœur de ce que l’on aime est toujours d’ordre psychique.
Suite à l’épisode Rosaline, Roméo va vers Juliette et ensemble découvrent la réciprocité. L’amour change de forme et prend une nouvelle inclination. Le sentiment amoureux est le passage naturel du « Je » à l’« Autre ». Le curseur se positionne quelque part dans cette nouvelle forme d’amour-sentiment. Il est découverte de la réciprocité de la relation, et véritable découverte de l’Autre.
De simple caractère subjectif, il s’inscrit alors dans un mode intersubjectif qui permet une relation à double sens, qui lui permet de transcender l’horizon du Moi si caractéristique de l’illusoire amour-propre, narcissique, ou personnel.
Cet amour-relation s’accompagne également de la possibilité d’un écueil : il est bien souvent alimenté par un manque, un désir qui « brûle et qui fait mal », qui constitue une forme d’illusion dans la relation intersubjective.
Illustrons cela : ce que l’on aime chez l’être aimé appartient au domaine de l’avoir (sa personnalité apparente, sa disponibilité, son accessibilité, ses possessions, ses qualités, ses connaissances, ses richesses), on aime rarement la totalité de son être, son « moi profond » dirait Bergson. Et c’est parce qu’on juge qu’une chose est bonne ou intéressante pour nous qu’on l’aime. Il apparaît alors qu’on aborde l’autre à partir d’un manque. On puise dans l’autre ce qui comble ce manque selon la caractéristique à laquelle on adhère. On cherche donc à combler une insatisfaction. Le problème, c’est qu’à partir du moment où on réduit l’être aimé au concept de « cela qui me comble », on le « fige » dans le temps, on l’empêche d’être. Or l’humain n’est jamais le même, et il arrivera un moment où il ne répondra plus au concept qu’on lui aura assigné. A partir de là le manque ne sera plus comblé et la relation amoureuse laissera place à la souffrance, au conflit, voire à l’animosité. L’être qu’on aimait au départ devient alors cause de souffrance.
Ce désir de combler un manque peut aussi s’exprimer par une conjonction de névroses : c’est tout le registre des couples semi-fonctionnels qui ne peuvent pas se séparer malgré les douleurs réciproques qu’ils s’infligent. C’est encore le registre de ceux qui expriment le désir de se séparer de tout « besoin relationnel » qui est un désir illusoire puisque même les formes évoluées de la conscience de soi dépendent de la mise en relation (perceptuelle puis émotionnelle puis noétique) qui compose avec les différences d'autrui. On a toujours besoin de l'autre pour se constituer soi-même ! Ce que montre la phénoménologie de Lévinas pour qui le soi est complet et reste complet en étant traversé d'altérité.
Pour éviter ces écueils, il est nécessaire de comprendre d’une part que les relations à l’autre sont indispensables, et d’autre part que chacun est complet en soi-même dès le départ (par là on entend la capacité à être pleinement satisfait de ce qu’on est, aussi imparfait soyons-nous), ainsi on n’aborde pas les situations et les gens à partir d’un manque : on peut réellement aimer sans exigence ou attente particulière.
Être complet ce n’est pas contenir tout en soi, mais c’est se satisfaire de ce qu’on a. En effet, depuis l’antiquité de la pensée philosophique, il a été souligné que l’ensemble des vertus ne pouvaient être maîtrisées simultanément, même par l’homme sage. Car certaines de ces vertus sont antinomiques entre elles : on ne peut être simultanément courageux et modéré par exemple. Pourtant courage et modération sont deux éminentes vertus. Sera sage l’homme qui possèdera un certain nombre de vertus complémentaires entre elles, mais non toutes les vertus. La même analyse peut être appliquée aux traits de personnalité. Une personne ne peut manifester simultanément tous les traits de personnalité (ou de caractère), elle en possède quelques uns, comme un cocktail qui lui est propre. Il serait impossible, voire néfaste, de vouloir posséder tout les caractères possibles simultanément (parce qu’une personne change au cours du temps, et peut par exemple passer de la timidité à une sociabilité assumée au cours de quelques années : ce sont deux traits de caractère opposés, mais séparés dans le temps). La personnalité ainsi comprise peut se dire complète lorsque la personne cesse de rechercher chez l’autre ce dont elle croit « manquer ». Ainsi, une personne indulgente, ou tolérante, n’éprouvera plus d’admiration ou d’attirance particulière pour les personnes défendant des principes rigides ; car la personne tolérante assumera son caractère propre, ce qui lui permet dans le même geste de laisser vivre sans être séduit particulièrement par des caractères plus inflexibles. Cela ne l’empêche pas non plus de changer si elle sent l’utilité.
De tout ceci on peut dégager une première signature : l’amour-véritable est un sentiment qui laisse l’autre libre, et par réciproque l’amour est un sentiment qui laisse celui qui l’éprouve libre. L’amour vrai n'est pas perte de la liberté : il est réalisation de la liberté. Et cette liberté s’acquiert au travers de l’Autre. Cet amour ne se fait alors plus d’idée sur ce que « je » doit être et sur ce que l’« autre » doit être, il laisse ouvert une infinité de possibles tout en sachant que seul s’actualisera une infime portion de ses possibles, qu’il ne lui appartient d’ailleurs pas de choisir.
De conditionnel il passe à inconditionnel : l’amour n’est plus motivé par une condition. C'est un sentiment profond d'être « un avec l'autre » sans s’approprier l’autre de quelque manière que ce soit. Il est alors semblable à cet amour inconditionnel (dit « amour-spirituel », « amour-fraternel ») qu'on éprouve de manière universelle, et non pour une personne seulement. Aimer sans condition, c'est aimer même les personnes ordinaires, sans n'attendre rien en retour, même si la personne que l'on aime n'agit pas de la même façon. C’est donc a priori l'amour le plus élevé qui soit.
Par exemple, le médecin qui jure et applique scrupuleusement le serment d’Hippocrate se dévoue entièrement à ses patients. Il soigne tout le monde sans distinction, sans s'occuper de savoir si ceux-ci l'aiment ou pas et sans n'attendre rien en retour. C'est une forme d'amour de l’humanité qui n’a rien à voir avec l'amour romantique car un tel amour n’est possible qu’en l’absence d'attachement sentimental. La relation est alors dissoute et correspond au passage de la relation intersubjective « Je/Autre/Autre/Je » aux « Autres ». Mais dans ce cas s’agit-il encore d’un amour ou d’une communion ?
Seul cet amour fraternel à un aspect rationnel (il n’est plus aveuglé par les instincts, la passion, l’appropriation, le désir émotionnel). Cet amour implique un abandon de soi (lâcher prise de sa position rigide) et de ses arrière-pensées car en allant vers l'autre on meurt à soi-même et on prend des risques. Cet aspect rationnel peut s’exprimer au moyen de deux forces : la force d'inertie (qui est l'instinct de survie) et la force de progression qui est la destruction (pour reconstruire) provoquée par cette mort à soi. Cette ouverture vers l’autre jointe à cette vulnérabilité du « Je » est un dépassement de l'instinct de survie pour progresser. C'est une mise en mouvement vers l'inconnu, et donc une perte de repères dans le connu. On peut assimiler ces forces à la tension d'un élastique et à son relâchement : le relâchement étant l'instinct de survie et la tension la force de progression. Lorsque l’élastique craque il n’y a plus que la force de progression : c’est le sentiment mystique (cet amour oblatif qui tend à se donner à l’autre et à se dévouer pour l’autre) que prônaient les humanistes néo-platoniciens et qui caractérise les authentiques saints. Selon ceux-ci, l’âme est la copula mundi (Marcile Ficin). Selon la perspective chrétienne, cet amour est l’activité qui relie le monde à Dieu puisque Dieu forme et gouverne le monde par un acte d’amour et que le monde tout entier tend vers lui par réciprocité amative. Le manque qui fait croire à l’absence de Dieu dans le monde cherche en réalité à se fondre dans sa présence. L’amour n’est donc plus un sentiment mais une force cosmique dans laquelle le mystique est en communion-interaction.
Conclusion :
En conclusion, je dirais tout d’abord que la polysémie de la notion d’amour indique une équivoque générale. L’amour désigne une illusion courante, bénéfique à partir du moment où la relation à l’autre n’est pas négligée mais au contraire pleinement entretenue, ou bien l’amour désigne un état vrai rare mais accessible à l’être qui se sait être complet. Une topographie du sentiment amoureux montre que l’amour est un sentiment variable selon ses degrés d’inclination dont la qualité dépend de la « bonne relation » entre au moins deux personnes. Le sentiment amoureux semble toujours partir d’un manque, ce qui ne signifie pas pour autant que l'on doive se rabattre sur l'équation simpliste « manque = égoïsme ». On peut-être conscient du manque sans pour autant être égoïste, en trouvant des moyens d’expression et de satisfaction du manque qui prenne aussi en compte les demandes et les désirs de l’autre. Il y a des formes plus ou moins désintéressées, c'est-à-dire plus ou moins proches de l'idéal qui consisterait à trouver de la joie et du contentement dans le fait de procurer du bien-être et du bonheur à l’autre.
La morale hédoniste actuelle est trop cynique et égoïste, et à l’autre extrême la morale kantienne est un idéal angélique trop rude et inatteignable. Il s’agit donc de composer un entre-deux moralement acceptable et pratiquement réalisable : un véritable équilibre intersubjectif. C'est l'amour comme partenariat, où chacun donne et reçoit selon ses possibilités dans le respect de l’autonomie. L’empathie y est réciproque et l’amour revient à un pur sentiment dénué de calcul utilitaire.
LA RAISON RELÈVE-T-ELLE D’UN ABSOLU SANS ORIGINE ?
Ciceron, a forgé le terme « ratio » pour traduire le terme grec « logos », à savoir un discours voulant établir et définir les principes qui gouvernent les choses existantes, principes qui sont ce qu’ils sont par nécessité causale, obéissent à une logique, et sont valables universellement. De tels principes, on peut déduire que ce qui est existant se fonde sur une raison d’être- le pourquoi c’est- et sur des raisons qui font que ce qui est, est ce qu’il est- le comment c’est- ; il semble pertinent d’admettre que l’esprit humain, lui-même capable de raisonnement, soit en mesure de répondre à ces 2 interrogations. La question du pourquoi est, dans la Grèce antique, historiquement apparue en 1er , a donné le mythos, en gros une série d’interprétation de la réalité. Par réaction au mythos est né le logos. Le réel n’est pas qu’une fantaisie issue des dieux ; l’esprit humain n’est pas qu’un donné vague devant rendre grâce aux dieux : il est le siège de la raison qui peut rendre compte de ce qui, dans le monde, est intelligible, avec comme présupposé que tout ce qui est, dans le monde, est intelligible et peut s’insérer dans les cadres fixés par la raison.
De fait, du monde grec, s’est constituée l’idée que :
. l’esprit humain a la faculté de connaître le réel
. il lui est en plus possible d’avoir une idée de l’absolu qui serait la connaissance de la totalité du réel , sous sa forme physique et métaphysique, le comment et le pourquoi.
2 approches principales ont vu le jour :
. la platonicienne : un monde dit intelligible, existant en soi, immuable, comprenant l’ensemble des règles pouvant faire l’objet d’une connaissance, est la source du monde dit sensible, sensible puisque connaissable par les sens, et qui est de fait celui que nous expérimentons chaque jour, monde changeant, évoluant sans cesse, dont la cohérence n’apparaît pas spontanément mais qu’il est néanmoins possible d’appréhender par le raisonnement, lequel est ce qui nous ouvre la voie vers le monde intelligible.
. l’aristotélicienne : cette séparation entre un monde sensible et un monde intelligible n’a pas lieu d’être ; l’intelligible est immanent aux choses réelles, il ne lui est ni transcendant, ni antérieur. L’apparence et le contingent ne sont pas des images, des reflets d’idées pures, mais un aspect d’un réel certes complexe mais en dehors duquel il est vain de vouloir saisir un quelconque absolu. L’intelligible et le sensible sont co-fondateurs de l’existence.
Pour les 2 approches, l’intelligible est le fondement des choses dont la connaissance et la compréhension quant à leur manière d’être, sont rendues possible par l’intellect humain. Cela fait l’objet du discours scientifique, lequel est un discours des principes d’intelligibilité à la fois interprétatif, par l’énoncé d’hypothèses, et cognitif, par l’énoncé des lois de la nature, en admettant que des phénomènes indéfiniment répétitifs forment des lois. L’intellect appréhende les causes des phénomènes, causes non contingentes dans le processus de leur naissance et de leur développement, lequel phénomène, lorsqu’il apparaît, peut lui, sembler tout à fait contingent. Quant à la raison d’être des phénomènes, autrement dit le discours relatif au seul fait qu’ils soient, ce sera le domaine de la philosophie, qui se distinguera de la mythologie par sa recherche d’énoncés logiques et cohérents, autrement dits rationnels, d’un domaine qui pourtant semble devoir échapper à toute connaissance et donc à toute rationalité.
De fait, puisqu’il y a existence, celle-ci a-t-elle une raison d’être ? Le principe de l’existence n’est pas dans les choses même. Car si toutes ont une raison d’être par les liens de causalité et donc par les déterminismes qui les a fait être ce qu’elles sont, la raison, entendue comme la capacité de raisonner, ne peut en rien rendre compte de la nécessité de l’existence de ces choses, a fortiori du caractère irréfragable et absolu de cette nécessité : ce qui la signifie être en dehors de toute conditionnalité ou de tout rapport avec quoi que ce soit d’autre. Si de plus toute existence particulière, tout étant, cad ce qui est dans une temporalité et de fait, changeant, relève tout autant d’une illusion que d’une réalité, comme le suggère Platon, en vertu de quoi l’illusion se mue-t-elle en apparence, apparence qui est une réalité puisque nous n’avons connaissance que d’elle seule et que tout notre savoir en découle ? Mais élucider la question de la raison d’être de l’apparence se dissout dans la question de savoir quelle est la raison d’être de l’existence. Question qui, comme nous l’avons vu, ne semble pouvoir avoir de réponse.
Aussi, il convient de porter notre interrogation non de ce qu’est l’existence pour donner une signification à la raison mais bien plutôt de son rapport, de sa relation en rien fortuite, avec la raison. Le terme exister provient du latin : Ex-sistere. Se tenir en dehors, mais en dehors de quoi ? De ce qu’Aristote nommait « l’être en tant qu’être »? Mais en fonction de quoi et en vue de quoi? D’une cause productrice, générant ce qui est, ou d’une cause finale, en vue de quelque chose? D’ailleurs, ce qui, pour Aristote, est en tant qu’il est, autrement dit définit l’acte pur d’être, concept repris par Thomas d’Aquin dans l’expression « esse ipsum subsistens », semble a priori impossible puisqu’on ne voit pas ce qui est conceptualisé de la sorte peut engendrer une causalité. Car en quoi ce qui est désigné sous le substantif « être », encore autrement dit ce qui est cause de soi, « ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel il doive être formé » Spinoza, peut-il être la source des étant, autrement dit ce qui existe en fonction d’autre chose, en nécessaire relation avec autre chose, en fonction donc de liens de causalité avec d’autres étant ? On peut plus simplement appréhender l’existence comme résultant d’une migration de l’intelligible vers le sensible. L’intelligible saisi comme fondement de l’essence, immuable, créant en quelque sorte le sensible, l’étant changeant. Mais ce faisant, on déplace la question de la raison d’être de l’existence et de son origine : quel est le pourquoi de l’intelligible? On ne peut que constater que le sensible est en corrélation nécessaire avec l’intelligible, puisque les principes d’intelligibilité représentent ce qui rendent le sensible compréhensible. L’immuable se retrouve dans le changeant, l’intelligible est dans le sensible, l’essence est dans l’existence et peu importe finalement de savoir si l’essence a précédé l’existence, ou l’inverse, sauf à vouloir s’enferrer dans un formalisme stérile.
L’existence est étymologiquement, « ce qui se tient hors de », hors de l’Etre, avons-nous dit, lequel, considéré comme abstraction pure et parfaite, représente ce qui est sans essence, puisque l’essence est ce qui détermine les formes et les manières d’être de l’existence, représente quant à lui l’intelligibilité des étant. Comment néanmoins concevoir cet être si de surcroît il est à l’origine de ce que le monde soit et de ce que le monde est tel qu’il est ; de l’existence du monde et de ce que sont les choses existantes ? Considérons le principe d’intelligibilité, quelle en est sa caractéristique ? C’est ce qui, dans chaque chose, est intemporel, immuable, constant, de permanent, permettant ce faisant sa définition et sa classification. Cet ensemble de caractéristiques est-il lui-même dépendant de quelque chose qui lui est extérieur, ou est-ce ce qui est sans origine ? On pourra certes toujours établir qu’une divinité, le 1er moteur immobile d’Aristote, est au départ de tout, mais ce faisant, on transfère la question : le divin, qui est l’autre nom de l’Etre, ne représentant que ce qui par confort de pensée, est sans origine. Sinon, il faudra se satisfaire de la réponse que c’est le principe d’intelligibilité qui est ce qui est sans origine. Mais qu’on l’appelle Dieu, l’Etre ou le principe d’intelligibilité, cela représente ce qui est sans origine ou d’une origine parfaitement indéfinissable.
Passons à une autre approche : à quel principe d’intelligibilité peut se rapporter la conscience humaine? Ce qui est un sujet, celui qui interprète, peut-il s’appréhender comme un objet, celui qui raisonne ? Le raisonnement ne peut s’établir que sur le fondement intemporel des choses, à savoir, répétons-le, le principe d’intelligibilité, qui est accessible à la raison humaine et qui lui donne sa cohérence. Ce principe relève-t-il lui-même d’une forme de conscience ? Révèle-t-il un état de conscience qui ne serait pas la conscience humaine ? Si l’on pense que la réponse est oui, il est pertinent de parler du divin. Si la réponse est non, la conscience provient du seul monde matériel et ne peut rejoindre aucune autre conscience. Naturellement, aucune réponse ne peut être donnée de manière certaine, d’autant qu’il est tout aussi inconcevable d’établir l’idée d’une pensée transcendante, divine, en dehors de toute causalité et de toute détermination, et donc infinie, mais ayant migré partiellement dans l’humain, que l’idée d’une pensée immanente, humaine et seulement humaine, issue de la seule matérialité des choses, inertes ou vivantes, et qui serait soumise à la finitude et donc limitée. Disons que la conscience est ce qui se limite au monde sensible alors que la pensée qui s’en développe n’est a priori limitée par rien. Et de fait, la pensée, et celle qui nous intéresse ici, la pensée s’appuyant sur la raison et non sur l’intuition ou la représentation fictive, ne doit pas uniquement chercher appui sur les choses extérieures si elle veut s’appréhender elle-même et comprendre qu’elle est, si elle veut faire d’elle-même un acte pur d’être en quelque sorte. Ainsi elle apparaît, issue d’aucune détermination, inconditionnée et par là-même sans finalité pré-établie et donc bien évidemment de cause inconnue ; elle est ainsi un absolu même si une réalité matérielle- le corps- soumis à la finitude, en est en quelque sorte le support physique. Si l’homme descend du singe, on ne saurait savoir ce qui déterminé un singe à penser et ainsi à le faire sortir de sa condition de singe. Quelle est la cause qui a déterminé certains singes à devenir non-singe et ce alors que certains autres sont restés singes ? Les choses et les évènements ont une existence contingente, la rationalité et sa manifestation dans la conscience sont ce qui est nécessaire à partir du moment où la pensée existe, sinon pourquoi existerait-elle ? Il y a un lien entre contingence et nécessité, ce lien étant que le seul déterminisme ne peut rendre compte d’un monde rationnel mais seulement d’un monde mécaniciste. La rationalité prend autant appui sur la contingence que sur la nécessité pour développer sa signification qui est de pouvoir rendre compte de la raison comme d’un absolu et par voie de conséquence lui permettre d’être un miroir de ce qui relève de la transcendance, de ce qui est sans origine donc.
Etant au-delà du seul déterminisme, la rationalité et sa connaissance rendent nécessaire et l’existence des choses et l’existence de la conscience par laquelle la connaissance est rendue possible. L’existence est le phénomène premier, il ne peut cependant être question d’en découvrir la cause ni ce qui a rendu cette cause nécessaire, ce que Kant nomme : « la détermination en soi ». Il y a là une limite infranchissable à la pensée.
La conscience humaine, doit admettre, si elle ne veut aller d’errements en errements, que la raison se fonde sur un absolu, qu’elle est elle-même une image de cet absolu. Elle n’est déterminée par rien et n’a par elle-même aucune finalité. Elle est, en soi et cause de soi, elle est bien «ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel elle doive être formé ».
Que la raison, qui fonde ce qui est et le rend nécessaire, se soit donnée un objet flou et incertain pour se manifester, la conscience, n’ôte en rien son caractère d’absolu. La conscience est autant à l’aise avec l’interprétation qu’avec le raisonnement. C’est à l’Homme, disposant de la conscience et dépositaire de la raison, de donner à cette dernière un sens, une direction et une signification. Sinon, il trouvera le monde absurde, il aura la sensation d’être au-dessus de vide et éprouvera la tentation du nihilisme.
C’est en ce sens que Kant a pu écrire dans la Critique de la Raison Pure: « J'ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance ». (1)
En effet, la connaissance seule, reflet de l’inconnaissable absolu qui est dans la nature, ne peut servir à elle-seule à définir l’action que l’on doit mener. Action qui doit se fonder autant sur la raison, par l’intermédiaire de laquelle nous percevons que ce qui est absurde est l’ignorance, que sur l’interprétation, par l’intermédiaire de laquelle nous percevons que c’est l’indifférence face aux choses du monde qui est absurde.
(1)« Je ne saurais donc admettre Dieu, la liberté et l'immortalité
selon le besoin qu'en a ma raison dans son usage pratique nécessaire,
sans repousser en même temps les prétentions de la raison pure à des
vues transcendantes, car, pour atteindre à ces vues, il lui faut se
servir de principes qui ne s'étendent en réalité qu'à des objets de
l'expérience possible et qui, si on les applique à une chose qui ne
peut être objet d'une expérience, la transforment réellement et
toujours en phénomène, et déclarent ainsi impossible toute extension
pratique de la raison pure. J'ai donc dû supprimer le savoir pour lui
substituer la croyance. Le dogmatisme de la métaphysique, ce préjugé
qui consiste à vouloir avancer dans cette science sans commencer par
une critique de la raison pure, voilà la véritable source de toute
cette incrédulité qui s'oppose à la morale, et qui elle-même est
toujours très dogmatique.»
Questions traitées durant la discussion :
- Si la Raison est absolue, pourquoi pas aussi le Sentiment, l’Art ou l’Être humain tout entier ?
Rien ne s'y oppose, en effet.
- Si tout est intelligible, pourquoi pas aussi la Raison, comme émergence de la matière vivante ?
Rien ne s'y oppose.
- L’existence de la Raison était-elle nécessaire ? Le finalisme évolutif anthropocentrique n’est pas scientifique.
La Nature, selon Aristote, est ce qui manifeste, pour exister et évoluer, un principe interne de mouvement. Or un principe n'est jamais l'expression d'un chaos, sinon comment pourrait-il être un principe? De plus, en restant dans l'aristotélisme, si ce qui évolue est ce qui est en puissance, est ce qui n'est jamais achevé, cela relève néanmoins de chaînes de causalités dont la connaissance scientifique peut rendre compte. De 2 choses l'une, où ces chaînes n'ont aucun point de départ et leur enchevêtrement est infini, mais alors comment rendre compte de la rationalité et de sa nécessité? Ou alors est constitué un point de départ qui est ce qui est en acte, achevé et donc parfait. De fait, il est alors logique que ce qui suit, dépende en partie de la rationalité, soit en partie un reflet de cette raison première. En partie seulement, car le déterminisme seul ne peut provoquer d'évolutions. Et que la raison humaine soit un dérivé en quelque sorte de cette perfection originelle dont nous ne pouvons avoir aucune connaissance puisque cette perfection est ce qui est en dehors de toute causalité.