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simplicité

L’art de la simplicité

 

 « Art », ici, désigne l’ensemble des procédés, des méthodes, des règles à observer lors de toute activité, et ainsi agir selon les « règles de l'art ». Je pensais donc que, dans notre sujet, la simplicité concernait les méthodes d’investigation de la réalité par la philosophie, afin de rendre celle-ci plus compréhensible, alors qu’il lui est, le plus souvent, imputé d’être complexe.

Or il semble bien que, pour beaucoup, le sujet « l’art de la simplicité, » soit en relation avec des règles, des recettes permettant d’atteindre le « bien-être », celles prônées par les coaches de vie ou de développement personnel, censées permettre à chacun d’atteindre sa plénitude, par des méthodes «éprouvées!».

Mais il ne s’agit, le plus souvent, que d’un bien-être marchandise, que veut nous vendre la société de consommation, grâce à un merchandising, une technique de vente d’un « bien-être », qui ne se traduit que par une logique autocentrée, et égoïste de l'existence humaine, qui ankylose notre pensée. Car c’est une escroquerie de faire croire que le bien-être ne dépend que de nous, alors qu’il dépend directement des « interactions avec l’environnement social » (1)

La démarche philosophique est l’art de comprendre le sens, souvent « un sens commun », « une continuité », sans contenter de se limiter à ce qui n’est utile qu’à soi. Parce que c’est omettre l’influence des autres, du monde qui nous entoure et de nos propres changements. Et ce peut être simple, sans recours au grand Yaka!

 

La Philosophie a longtemps imaginé et défini des concepts qui se veulent universels (Idée, Essence, Âme, Être, Raison…), afin de classer, de catégoriser, de simplifier la réalité. Les concepts sont alors comme   retranchés » du monde, tentant de maîtriser le terrain du réel par la transcendance, sans garder, comme la Science (qui mesure expérimentalement,) et l’Art, (qui crée à partir de matière, et de son) une relation physique avec la réalité.

 

Le terme transcendance (du latin transcendens; de transcendere, franchir, surpasser) indique l'idée de dépassement ou de franchissement. C'est le caractère de ce qui est au-delà du perceptible et des possibilités de la raison, de saisir les problèmes et les situations, en étant d'un tout autre ordre, celui de la Métaphysique (au-delà de la (et du) physique). - La transcendance avait seulement permis de mettre en place un certain nombre de concepts (l'Un et le Tout, l'Unique et l'Universel, le Même et l'Autre), mais pas du tout de connaître réellement l'être, le contenu fondamental, de ce qu’elle représentait. Elle est utile seulement pour servir de copie, de projection de la réalité immanente, afin de tenter de mieux la comprendre !

 

Depuis surtout le 19e siècle, cette approche philosophique a été remise en question.

Pour Bergson, un concept universel représente un simplisme naïf qui échoue à atteindre la complexité de la réalité, en restant à l’extérieur non seulement du réel concret, mais aussi de soi-même. Les concepts métaphysiques ne sont pas des divinités éternelles, mais ont des origines et des relations.

Ce qui a amené l’idée de Derrida d’une pensée « différant » indéfiniment la réalité de son objet, sans pouvoir la clore, et Deleuze et Guattari à affirmer le caractère indéfiniment « rhizomique » de la pensée.

La réalité est complexe, selon Edgar Morin, et l’approche de sa compréhension ne peut être que dialogique (un dialogue entre des idées qui s’opposent afin d’obtenir une dynamique distincte de tout ce qui aurait pu se produire si les idées avaient opéré isolément). Le résultat agira en rétroaction, sur les idées qui s’opposaient.

Nous sommes très loin de la simplicité, « le simplifié », selon Morin, n’étant «  pas le simple, mais le mutilé ». Le simple est plus que la fraction du tout. Le simple est comme une pièce de puzzle, qui évoque en relation le puzzle entier, et qui contient déjà le tout complexe dont elle est la partie. Tout est à la fois simple et complexe, ou plutôt LE TOUT est à la fois simple et complexe.

 

Par exemple, lorsque nous prenons une décision, nous optons pour quelque chose en renonçant nécessairement à autre chose qui était aussi possible, mais différent de l’option que nous avons prise. Apparemment, nous avons « simplifié » par élimination. Or chaque décision, par ce que nous avons choisi, ouvre de nouveaux possibles, au lieu de « simplifier » le réel, même si nous souhaitions qu’il en soit ainsi.

En fait, les décisions ne simplifient jamais le réel : elles ne peuvent le faire, puisqu’elles en font partie. Autrement dit, chaque décision que nous prenons n’est pas « extérieure » au cours des choses, elle contribue à faire le cours des choses, qui ne s’arrête pas avec nos choix. Bien au contraire, par notre choix, par notre implication dans le cours des choses, nous accentuons sa complexité en y intervenant.

Nous fabriquons tous le réel. Nos postures, nos comportements, notre manière même de regarder le monde nos interprétations du réel, aussi minimes et invisibles soient-elles, ne simplifient pas le réel. Nous en faisons tout simplement partie en contribuant à lui donner ses dynamiques, ses couleurs et ses formes.

Nos toutes petites décisions, ou nos comportements démesurés, bénéfiques ou néfastes, peuvent avoir des conséquences que nous n’imaginons pas à l’avance.

Comme l’« effet papillon ou la légende du colibri racontée par Pierre Rabhi :

La forêt est en flammes et tous les animaux s'affairent pour éteindre l'incendie. Même le petit colibri va au fleuve, met de l'eau dans son bec et vient jeter les quelques gouttes sur les flammes.

Bref, on ne « simplifie » jamais le réel par notre seule action, mais on peut néanmoins contribuer à le faire à partir de notre compréhension des situations où nous nous trouvons mis, ou tous nous trouvons.

(d’après Laurent Bibard, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, à l’ESSEC - École supérieure des sciences économiques et commerciales)

 

Alors, me direz-vous, la science, qui symbolise des méthodes, des règles à observer,permet-elle de simplifier le réel ?

La science, c'est au départ la somme des connaissances et de la recherche de la connaissance, au moyen de méthodes rationnelles. Elle se base sur la conformité des conclusions avec une hypothèse de départ et la vérification systématique des faits et des données. Loin des croyances.

 

Le réel est le monde dans lequel nous vivons. Il nous entoure et nous compose. Notre corps fait partie du monde réel, il est une partie de la nature et de la société...

Or la science n’a pas pour but de simplifier le réel, puisqu'elle se propose de l'expliquer. Et ce que l’on explique devient plus compréhensible. Or "simplifier" ne veut pas forcément dire « rendre plus simple à comprendre ». Les choses simples sont couramment considérées plus faciles à expliquer et à comprendre que les choses complexes. Est simple, selon Comte Sponville « ce qui est indivisible ou indécomposable (« simple, dit Leibniz, c'est-à-dire sans parties »), [donc] « ce qui est facile à comprendre ou à faire.» Ce serait donc « une facilité à vivre et à être soi, [à] exister tout d'une pièce, sans duplicité, sans calcul, sans composition : c'est être ce qu'on est, sans se soucier de le paraître, sans s'efforcer d'être autre chose, c'est ne pas faire semblant, c'est n'être ni snob ni intéressé, ni hystérique ni manipulateur... ».

Mais cela peut aussi signifier que l'on verrait le réel d'une manière simpliste. Si la science creuse toujours plus profond, on voit bien que ce n'est pas le cas.

Plus la science avance, plus elle explique le monde et plus elle se complexifie et se rend moins facile à comprendre. Elle en est aujourd'hui à l'exploration des quarks et des quasars et à la recherche d'un nouveau paradigme astrophysique. Est-ce qu’il s’agit vraiment d’une simplification du réel ? En creusant toujours plus profond dans la réalité, la science ne finit-elle pas par s'éloigner de notre réalité quotidienne ?

 

Est-ce que ce n’est pas également le cas de la philosophie ?

Afin de simplifier le raisonnement, le philosophe du XIVe siècle Guillaume d'Ockham avait proposé le raisonnement philosophique appelé « rasoir d'Occam », montrant que la théorie la plus simple est la plus sûrement vraie.

« Raser » c’est « éliminer les explications improbables d'un phénomène », préférer « les hypothèses les plus simples » car « pourquoi faire quelque chose de compliqué quand on peut faire simple ? ». Il faut, en fait, seulement utiliser le « rasoir » afin de désigner quelle hypothèse devrait être considérée en premier

Aussi appelé « principe de simplicité », « principe de parcimonie », ou « principe d'économie », le « rasoir d'Occam », exclut la multiplication des raisons et des démonstrations à l'intérieur d'une construction logique.

Ce qui est résumé par Ludwig Wittgenstein,  « La devise d’Occam [ ] déclare que les unités non nécessaires d'un système de signes n'ont aucune signification.

 

[Pluralitas non est ponenda sine necessitate - (les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité).]

Le principe du rasoir d'Ockham consiste à ne pas utiliser de nouvelles hypothèses tant que celles déjà énoncées, déjà faites, suffisent, avant d'en introduire de nouvelles,

 

Ce n’était pas la vision de Platon, pour qui ce n'est pas la brièveté du raisonnement qui détermine sa pertinence argumentative, mais, au contraire, la qualité de la dialectique. On ne doit donc pas s'émouvoir de l'accumulation des hypothèses.

Toutes ses nombreuses digressions, dans ses différents dialogues, sont en fait d'une importance capitale en ce qu'elles « ouvrent le discours à une autre dimension, comme si, en "évoluant" autour d'un objet, la pensée prenait de la hauteur. » La quantité des moyens de vérifier une proposition ne doit être épuisée qu'une fois que l'on s'est bien assuré d'avoir fait le tour du sujet.

Platon trichait un peu, parce que ses dialogues socratiques, étaient construits pour se terminer  par la victoire de l’hypothèse de Socrate. La confrontation dialogique prônée par Edgar Morin, afin de comprendre la complexité de la réalité, permet, elle, à des idées qui s’opposent, d’obtenir une dynamique distincte de tout ce qui aurait pu se produire si les idées avaient opéré isolément.

Les explications les plus simples ne [sont] pas toujours vraies dans notre monde, aussi prodigieusement complexe, pour la science et pour la philosophie, quel que soit leur « art de la simplicité ».

 

Aujourd’hui, la mode est à la « simplicité volontaire », qui ne devrait pas oublier que le mot simplicité est parfois utilisée comme synonyme de simple, simpliste, voire de simplet, stupide et naïf.

 « Les choses devraient être faites aussi simples que possible, mais pas simplistes. », disait Albert Einstein.

 

La mise en œuvre de la simplicité volontaire permet une action directe de chaque citoyen sur son cadre de vie et sur l'espace public, essentiellement en réduisant ou en contrôlant intentionnellement sa consommation et ses conséquences sur la planète.

L'objectif serait celui de mener une vie davantage centrée sur des valeurs définies comme « essentielles.

Toute décision doit être appréciée de manière éthique, pour obtenir une véritable « qualité de vie », améliorée. Les « vraies richesses », opposées aux richesses matérielles peuvent être la vie sociale et familiale, l'épanouissement personnel, la vie spirituelle, l'osmose avec la nature, etc.

Déjà Henri Bergson notait : « Ce qui est beau, ce n'est pas d'être privé, ni même de se priver, c'est de ne pas sentir la privation. » [ ]  « Jamais, en effet, les satisfactions que des inventions nouvelles apportent à d'anciens besoins ne déterminent l'humanité à en rester là ; des besoins nouveaux surgissent, aussi impérieux, de plus en plus nombreux. On a vu la course au bien-être aller en s'accélérant, sur une piste où des foules de plus en plus compactes se précipitaient. Aujourd'hui, c'est une ruée. »

 

À l'évidence, il est urgent pour tous changer nos modes de production et de consommation et d'adopter un comportement moins prédateur envers la nature, mais le changement ne peut pas prendre les mêmes formes pour tous les pays et toutes les catégories sociales. Ce changement nécessaire de civilisation se fera de toute façon, la disponibilité des ressources diminuant.

Mais ce n'est pas la même chose si c'est une contrainte qui ne peut se passer d’appareil de répression, de contrôle et de planification, ou si c'est quelque chose que l'on souhaite planifier pour des raisons éthiques ou philosophiques.

Les tenants de la décroissance pensent que c’est simple, il suffit de réduire le volume de la consommation et de la production. En occultant que c’est aux avancées technologiques qu’elles ont amenées, que nous devons la baisse du taux de pauvreté, la fin des famines en Occident, la hausse de l’espérance de vie, la réduction de la mortalité infantile, etc. Et que nous disposons d’une meilleure médecine, de l’électricité, de la chimie, de l’informatique qui permet de limiter les déplacements, etc…

Et bien entendu en oubliant toutes les conséquences négatives de la décroissance: la hausse du chômage, le cout élevé des logements à construire qui ne seront plus accessibles à tous, comme les nouveaux véhicules pourtant tout autant polluants, au moins au stade de leur fabrication etc….

 

En fait, la complexité à simuler le futur des comportements humains est encore aujourd’hui hors d’atteinte, , les prévisionnistes se sont toujours en grande partie trompés face à la complexité du réel, dans leur vision de l’évolution des comportements sociaux et des dirigeants de sociétés, assemblées ou tyrans.

Parce qu’ils sont soumis à des biais et auront tendance à intégrer dans leurs simulations les effets avec lesquels ils sont en accord.

Parce que nos postures, nos comportements, nos toutes petites décisions, ou nos comportements démesurés, nos interprétations du réel, aussi minimes et invisibles soient-elles, ne simplifient pas le réel, mais, puisque nous en faisons partie, contribuent à le complexifier, à ouvrir autant de possibles que nous en fermons, mais jamais à le simplifier.

N.Hanar

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