Je vous propose de partir d'un sujet très proche dont nous avions discuté au café philo, reproduit ci-dessous:
La liberté d’expression a-t-elle des limites?
Nous comprenons bien que toute notion de liberté, conçue comme «faire ce que l’on veut, agir sans contrainte, suivre son désir», est contrariée par la vie obligée avec l’autre, en collectivité, qui suppose de reconnaître des devoirs communs, de sacrifier une part de sa liberté, parce que nous vivons dans le cadre d’un contrat social qui définit des droits réciproques, contraires à « l’état de nature », à la libération des instincts: on la voudrait absolue, mais la liberté de tous, passe par la limitation des libertés de chacun. (1)
D’ailleurs, ce qui nous définit, en tant qu’être humain, qu’être social, ce sont nos limites (le temps, la liberté, la connaissance, les traditions, les lois, etc…). Toute forme, physique, sociale, ne se reconnait que par ses limites : sinon, nous plongerions « dans le magma du vide et de l’insignifiance ». (Michel serres). C’est parce qu’il connait ces limites, que l’homme cherche à les comprendre, à les justifier, voire à les transgresser, et cette recherche même, c’est l’expression de la liberté.
La liberté d’expression n’a pas d’autres limites que l’expression de la liberté!
C’est par là que l’humain s’oppose, autant qu'il le peut, à ceux qui le pressent, l'agressent ou le menacent, de l’extérieur comme de l’intérieur, parce que le passé, par la culture, l’éducation, le vécu n’est pas seul à constituer notre existence. L’homme est aussi et surtout devenir, recherche, questionnement.)
La liberté d’expression, comme toute liberté, n’est jamais définitivement acquise, mais toujours à conquérir, à se défendre contre ceux qui cherchent à la limiter encore plus, jusqu’à la rendre inexistante. Pour éviter cet écueil, comme toute liberté, elle s’est toujours posé à elle-même des limites, justement pour être politiquement, socialement et moralement acceptable par tous.
Nos sociétés républicaines et démocratiques en ont fait un droit, par lequel chacun peut s'exprimer sans craindre d'être persécuté, par autrui ou par l'Etat. Mais en sorte que la loi fasse que le droit à l’expression libre ne soit jamais droit absolu. C’est simplement un droit fondamental, défini et garanti par la loi, celui d'exprimer son opinion, sa pensée par tous les moyens, la presse, l'art, l'écriture, la parole, la manifestation, la réunion, l'association. Mais toujours étroitement liée à la question du vivre ensemble et associée à la question de la démocratie.
La Déclaration des droits de l’homme indique: « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »! Par exemple la loi Gayssot « du 13 juillet 1990: « Seront punis des peines prévues par le troisième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté […] l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité », cela pour punir « ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leurs origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »
(Il en résulte, dans nos sociétés, une liberté encadrée par les droits de l’homme, afin qu’elle ne fasse de tort à personne, dans le respect de tous. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » Déclaration des droits de Homme et du citoyen, 1789., qui reprend « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent..." de Montesquieu, De l'esprit des lois).
La liberté d’expression se définit donc elle-même des limites qui lui permettent d’identifier une simple opinion à une action pour pouvoir la réprimer par une punition ou la censure
Jean-Pierre Michel, (séance du 2 mai 1990, à l’Assemblée nationale):« Le racisme n’est pas une opinion, ce ne sont pas de simples propos, c’est une infraction, un délit. ». Parce que ces propos peuvent provoquer directement des actes répréhensibles et, au moins, participer à un climat d’hostilité au sein de la société.
Hobbes: « De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix » (Ch.13 du Léviathan),
Il est ainsi justifié de condamner quelqu’un pour quelque chose qui n’a pas été « en acte », la volonté agressive n’étant que présumée. C’est plus justifiable que de l’ignorer. Il vaut mieux se tromper en interdisant l’expression des idées racistes que se tromper en permettant l’expression nuisible de ces idées. Même si cette notion de présomption contredit la disposition pénale fondamentale selon laquelle « il n’y a point de crime ou de délit sans intention de la commettre » (Article 121-3 du Code pénal).
Il y a comme un consensus pour admettre qu’il ne faut pas laisser tout dire. Par l’impunité, on laisserait libre cours au racisme, au révisionnisme, aux insultes, aux diffamations, aux injures, etc…
De plus cette liberté d’expression n’est pas universelle. Elle n'est pas appliquée de la même manière dans chaque pays. Elle dépend de la législation, de la culture, des traditions, des régimes politiques etc...
En France, la loi empêche d’exprimer haine et injure envers autrui, tout en admettant la critique des religions ou des idéologies ; elle interdit également toute promotion d’idées « pernicieuses » (racisme) ou toute menace à l’ordre public. Le fréquent recours à l’interprétation de la loi est alors nécessaire, avec des litiges particulièrement sensibles dans le cas de l’art et de l’humour. Aux USA, la loi n’empêche aucune expression, pas même la haine, l’injure ou le racisme, sauf l’incitation directe à la violence physique.
Des propos légaux aux USA sont condamnables en France, c’est pourquoi l’autocensure y est si présente.
L'autocensure ( autre limite) est une censure que l'on s'applique à soi-même, de manière préventive, en fonction de sa morale et de son éducation, sur ses propos, ses actes ou ses réalisations, motivée par la pudeur ou par la crainte d'une censure, de représailles, de la perte d'un avantage, d'une action en justice, etc., de la part de l'Etat, d'une institution, d'une entreprise ou d'une personne dont on dépend. L'incitation à l'autocensure est une forme subtile de censure qui donne l'illusion de la liberté d'expression : il y a des choses que l'on s'empêche (consciemment ou inconsciemment) de dire ...(5)
La question posée est de savoir si on pourrait imaginer ou réclamer une liberté d'expression sans limites. C’est se poser la question des critères moraux, politiques, ou philosophiques des limites.
Parce que ceux que l’on censure ne disparaissent pas miraculeusement de ce fait, pas plus que cela ne fait changer d’avis leurs sympathisants. Au contraire, cela les conforte dans leur martyrologie: si on me censure, c’est parce que je dis la vérité, parce que je dérange les puissants et les vermines que je combats.
Alors, il y a ceux qui pensent que si la liberté existe, et elle est sans limites, sinon elle n'existe pas !
Parce que, si l'on prend le problème de la censure, dont les dictatures abusent : elle suffit presque à définir une dictature. Pourtant, elles prétendent à permettre la liberté d’expression, mais celle-ci ne montre, au mieux, qu’indifférence et aucun respect envers les croyances des autres, et au pire, ne permet que ce qui ne s’exprime sournoisement qu’en faveur d’une pensée absolutiste, politique ou religieuse, qui ne reconnaît qu’un seul référentiel de vérité absolue.
Et puis il y a l’idée d’une liberté d'expression qui ne doit pas être limité car elle est à l'origine et en lien avec toutes les autres libertés. Le combat pour la liberté commence souvent par le fait de défendre la liberté d'expression. Par exemple dans les pays non démocratiques, le dessin de presse, la littérature, l’art, parce qu'ils permettent de critiquer le pouvoir sont censurés.
"La liberté d'expression conditionne l'exercice de tous les autres droits" Robert Badinter dans le Monde
Et ce n’est pas souvent mieux dans les démocraties qui se montrent bien souvent hypocrites :
-la loi du Marché (l'économie) règne en maître et décide par elle-même de ce qui "peut" être montré (films d'action commerciaux ... ou même journaux télévisés) ou non (de nos jours, on n'est pas "libre" de faire une émission de TV qui ne récolte pas suffisamment d'audimat, donc d'argent).
-la laïcité autorise la liberté de culte, mais interdit toute expression qui équivaudrait à une forme de prosélytisme, du moins dans le cadre de l'espace public (le voile islamique, par exemple).
-en outre tout ce qui peut porter atteinte à la sécurité de l'Etat est interdit. Par exemple pendant une guerre il y a le secret-défense qui empêche la divulgation d'informations qui pourraient aider l'ennemi.
Déjà John Stuart Mill, De la liberté (1859), défendait une position libérale radicale: la liberté d’expression doit être totale, toute opinion doit pouvoir s’exprimer, aucune opinion, fut-elle la plus fausse ne peut être interdite : « Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, et si un seul d’entre eux était de l’opinion contraire, la totalité des hommes ne serait pas plus justifiée à imposer le silence à cette personne, qu’elle-même ne serait justifiée à imposer le silence à l’humanité si elle en avait le pouvoir. [ ] le mal particulier qui consiste à réduire une opinion au silence revient à voler le genre humain : aussi bien la postérité que la génération présente, et ceux qui divergent de cette opinion encore plus que ces détenteurs. Si l’opinion est juste, ils sont privés de l’opportunité d’échanger l’erreur contre la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un avantage presque aussi grand : celui de la perception plus claire et de l’impression plus vive de la vérité, que produit sa confrontation avec l’erreur. »- Donc l’opinion d’un seul, doit être connue de tous ceux qui sont susceptibles de l’entendre, d’y adhérer, voire de la discuter faute de léser pour toujours toute l’humanité présente et à venir. Parce que cette opinion pourrait changer une manière d’être, une façon de vivre ou encore une façon de faire, si elle s’avère vraie, mais, même fausse, on lèse encore l’humanité, car cela empêche de mieux mettre en lumière l’opinion vraie, et de mieux percevoir la vérité. Pour lui, toute opinion appartient à l’humanité.
Mais il n’était pas confronté à l'avènement de l'ère du numérique qui pose de nouvelles questions en terme de liberté d'expression. Jusqu'à quel point on peut tolérer et autoriser la diffusion d'idées anonymes ou non, farfelues, dangereuses, diffamatoires, contraires au respect de la vie privée, ou contraires à la démocratie?
Il pensait que personne ne contesterait la science, qu’il n’y aurait plus d’astronomes qui soutiennent que la Terre est immobile au centre de l’univers, voire qu’elle est plate, qu’elle n’a que 4000 ans, que toute autre théorie provient de la tyrannie d’une majorité.(2)
Pourtant il est juste de se demander si la loi doit garantir la liberté d'expression et non la limiter. Sans garantie de la liberté d'opinion il n'y aurait vraiment plus de confrontation et moins de possibilité de se définir en tant qu'individu. Sans garantie par la loi de la liberté d'expression, les échanges et le dialogue sont moins riches, les œuvres artistiques moins audacieuses, et la possibilité de s'informer restreinte.
"Soutenons la liberté de la presse, c'est la base de toutes les libertés, c'est par là qu'on s'éclaire mutuellement", Voltaire.
Un individu doit pouvoir s'exprimer sans se soucier de la loi. Les paroles ne tuent pas ou ne blessent pas au sens propre. On doit pouvoir s'exprimer sur tout sans craindre les conséquences.
L'usage de la censure par l'Etat est une pratique autoritaire. Le peuple doit être libre de dire et de penser ce qu'il veut, d'accéder à la vérité et à la réalité, dans une véritable démocratie. Défendre la liberté d'expression, c'est défendre la démocratie. "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous ayez le droit de le dire" Propos attribués à Voltaire. (3)
Etre libre de s'exprimer permet d'avoir une pensée et un avis différents de ceux des autres, de construire une pensée personnelle. « Car sans possibilité de s'exprimer être libre de penser ne sert à rien ..." J.S. Mill. (4)
Même si, comme le disait Desproges: « Il vaut mieux se taire et passer pour un con plutôt que de parler et de ne laisser aucun doute à ce sujet. ».
*************
NOTES
1-Le contrat social (Hobbes, Locke et Rousseau) est une solution proposée au problème de la justification de la société civile. Ce contrat de soumission est l’abandon volontaire et complet de la souveraineté individuelle aux mains des gouvernants qui s’engagent de leur côté à veiller sur la sécurité et l’utilité commune. C’est un contrat des hommes avec un maître, représenté par un seul (Léviathan de Hobbes) ou par une majorité représentative (Locke), ou comme Rousseau par : « Trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Cette association par le don total (aliéner, c'est donner ou vendre) de chacun à toute la communauté rend inutile un contrat de soumission.
2-L'anonymat permis parfois par les réseaux sociaux autorise certains à tenir des propos haineux, injurieux, racistes, homophobes, sexistes sans être inquiétés. Il est nécessaire d'appliquer la même législation sur la liberté d'expression dans l'usage des réseaux sociaux afin de limiter les phénomènes de harcèlement qui peuvent mener certains au suicide. « La diffamation est une fausse accusation qui porte atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne. La diffamation peut être raciste, sexiste, homophobe. Elle relève d'une procédure spécifique permettant de protéger la liberté d'expression".
Le respect de la vie privée. Il est essentiel que chaque individu puisse conserver une vie privée et décider de lui-même lorsqu'elle devient publique sinon sa liberté est restreinte par la liberté d'expression.
« Chacun a droit au respect de sa vie privée. »
Ainsi, chacun a, sur le fondement de l'article 9 du code civil, le droit de s'opposer à la reproduction de son image ou la diffusion de tout commentaire relatif à sa vie privée.
3- "Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit". Déclaration des droits de l'Homme (1948) article 19. Une liberté d'expression totale permet aux individus d'exercer leur citoyenneté.
L’expression des idées est importante car elle permet au peuple d’être conscient et d’accéder à toutes les informations nécessaires. La liberté d’expression permet également de lutter contre les risques d’un pouvoir trop puissant. Si la liberté d’expression est limitée, le peuple ne pourra plus donner son opinion et seuls les détenteurs du pouvoir pourront s’exprimer.
« On montre que, dans une libre république, il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense » Emile Zola.
4-On ne peut pas, lorsque l’on veut comprendre le choix que l’on a fait de nos actions, éliminer ce que nous sommes déjà, notre histoire et celle qui nous environne. Suis-je réellement l’auteur de mes volontés : ne suis-je pas, par exemple, en grande partie le produit de mon conditionnement social ?
« Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres, écrivait Spinoza, et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés [ ] Ils ont conscience de leurs désirs et volitions, mais point des causes qui les font désirer et vouloir » (Éthique).
Rien ne me dit non plus que mon désir soit bien le mien. (Désir mimétique de Girard).
Pour que nous désirions une chose, il suffit que nous imaginions qu’autrui la désire. Il n’est même pas nécessaire qu’autrui désire effectivement cette chose, ce qu’on bien comprit les publicitaires qui représentent plutôt quelqu’un qui possède la marchandise et s’en réjouit, (surtout lorsqu’il s’agit d’une célébrité people) que l’objet lui-même : nous ne désirons pas l’objet par besoin mais par jalousie et rivalité.
Cette dimension mimétique du désir a encore été développée par René Girard. Nous ne désirons pas un objet pour lui-même mais parce qu’il est désiré par d’autres.
René Girard prend l’exemple d'enfants qui se disputent des jouets semblables en quantité suffisante, ce qui conduit à reconnaître que le désir mimétique est sans sujet et sans objet, puisqu'il est toujours imitation d'un autre désir et que c'est la convergence des désirs qui définit l'objet du désir. En conséquence il n’est pas d’abord désir d’appropriation d’un objet, mais désir d’appropriation du désir de l’autre : « tout désir est désir d’être ». Au sein d’une société, si deux individus désirent le même objet, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième et de proche en proche se déclenche un conflit généralisé. Il s’agit de ce que Girard dénomme « la crise mimétique ».
.
5-"Il n'y a pas de limites à l'humour qui est au service de la liberté d'expression car, là où l'humour s'arrête, bien souvent, la place est laissée à la censure ou à l'autocensure." Cabu –
Tout ne s'explique pas. L'humain a un besoin inné de croire (en des dieux, des mythes, des idées, des utopies, etc...), ressent, contrairement à l'animal, le besoin et la nécessité d'améliorer ses conditions de vie, donc de créer une économie, éprouve la nécessite de vivre et de travailler au sein de structures organisées (l'animal politique d'Aristote) et cherche à exprimer tout cela sous des formes parlant plus à l'émotion qu'à la raison (l'art, la culture).
Si la nature, si tant est qu'elle ait une conscience, avait été préoccupée par l'envahissant principe de précaution, elle n'aurait pas créé le vivant. Celui-ci est un tâtonnement permanent, car le vivant est précisément ce qui ne laisse enfermer dans aucun réglage précis. Avoir créé le vivant, revenait à créer l'idée d'une finalité. Si tout ce qui est, résulte du hasard, c'est que le hasard est par lui-même en mesure de définir une finalité. Rien ne disposait des molécules d'oxygène et d'hydrogène (l'eau) à créer la vie, et pourtant la vie est apparue, sous de multiples formes, et bien plus tard, la conscience. Celle-ci doit s'adapter aux processus évolutifs en cours et admettre qu'elle n'a vraisemblablement pas l'usage exclusif de ce qui relève de l'intentionnalité.