PHILOUSOPHE
LA DETTE EST-ELLE LEGITIME ?
Cette introduction a été rédigée à partir de l'ouvrage de l'économiste François Chesnais : Les dettes illégitimes, paru en 2011 et dont une recension a été faite dans le Monde Diplomatique. La situation générale, telle que décrite dans cet ouvrage, n'a guère changé depuis.
En économie capitaliste, le rôle des banques est de fournir à sa clientèle, du crédit commercial pour les opérations de court terme et des prêts pour des investissements à long terme. Cette activité est reconnue comme une forme de création monétaire, puisque les banques génèrent le capital nécessaire aux collectivités publiques, aux entreprises et aux ménages, à charge pour eux, de rembourser avec intérêt leur créancier. Les banques assurent le financement de l'économie productive, elles touchent, en contrepartie, les intérêts des dettes créées, avec cette réserve que les dépenses liées au fonctionnement des services publics sont financées tant par l'impôt que par le système bancaire. Bien évidemment, le système fonctionne sans que n'apparaisse de dette qui serait définitivement à la charge de l'Etat
En complément des recettes fiscales, celui-ci procède par émission et par adjudication de titres de dette mis aux enchères auprès d'un petit nombre de banques agréées (appelées investisseurs institutionnels). Dans le cas de la France, c'est l'Agence France Trésor, qui place ces titres auprès d'« opérateurs du marché primaire ». Seules des banques dûment désignées peuvent participer aux adjudications. Celles-ci proposent ensuite ces titres sur le marché dit « secondaire », où ils sont accessibles à tous. Dans le cadre de l'UE, il a été décidé que les banques privées peuvent emprunter après de la BCE au taux fixé par son Conseil des gouverneurs pour racheter sur le marché secondaire les titres de dettes émis (ce taux variant entre 0 et 3%).
Le système aurait pu fonctionner à merveille s'il n'avait été laissé à lui-même. En effet, il a été progressivement dévoyé lorsque des fonds spéculatifs, les hedge funds, appelés parfois fonds vautour, ont élaboré différents produits financiers leur permettant de spéculer sur les titres disponibles sur le marché secondaire. Ils ont su profiter de la dérèglementation bancaire pour échapper à tout contrôle, établissant par ailleurs leur siège social dans les paradis fiscaux. Les hedge funds se sont spécialisés dans les montages financiers censés multiplier les gains, alors que bien souvent, il s'est avéré qu'ils généraient de lourdes pertes. Les instruments financiers qu'ils affectionnent sont les produits dérivés, lesquelles permettent un important effet de levier.
Qu'est-ce qu'un produit dérivé ? Il est ce qui permet de spéculer sur l'évolution d'un marché, à la hausse, comme à la baisse, sans qu'il y ait, dans la comptabilité du hedge fund, la couverture nécessaire. Des pratiques opaques de prêts entre les différents établissements de ce type sont censés assurer la solidité de l'assemblage ainsi constitué.
Qu'appelle-t-on l'effet de levier qui en découle ? Il est le produit de mécanismes permettant à un opérateur de prendre des positions sur les marchés financiers excédant largement ses capitaux propres.
Pour parfaire l'embrouillamini, ont encore été inventé les swaps : des contrats d'échange de titres financiers entre banques, censés eux aussi, garantir leur solvabilité réciproque.
L'idée, un peu simpliste, il faut le reconnaître, était que les marchés s'autorégulaient si on les déréglementait. Tel a été le credo neolibéral partagé en Occident par l'ensemble des politiciens. Ainsi, il s'est instillé en France dès les années 1980. Un historien agréé par la Fédération française des banques, Alain Plessis, souligne l'importance de la loi bancaire Delors du 24.01.1984, dans son ouvrage : Histoire des banques en France. Cette loi est, selon cet auteur, le point de départ d'un « mouvement continu de décloisonnement du crédit et de déreglementation du système bancaire ». Aux USA, le Glass-Steagall act, imposé par Roosevelt en 1933, exigeait une séparation stricte entre les banques de dépôt et les banques opérant des placements financiers. Cette séparation fut abolie en 1999 par le président Clinton, initiant ainsi un mouvement de dérégulation global.
Le turbo capitalisme qu'il était supposé générer, a abouti, moins d'une décennie après l'abrogation du Glass-Steagall Act, à la division par 2 de la valorisation boursière au niveau mondial, soit une perte de 30.000 milliards de $. Comment aurait-il pu en être autrement ? En 2008, les transactions consacrées au financement de l'économie réelle ne représentaient que 3,6% du montant total des transactions. Cette année-là, plus des 2/3 des 3.680 milliers de milliards de $ de transactions ont concerné le marché des produits dérivés.
A titre de comparaison, les partis dits « populistes » s'inquiètent du montant des transferts des travailleurs émigrés vers leurs pays d'origine. Ceux-ci, en 2008, ont été de 350 millions de $.
Comment une telle dérive a-t-elle pu se mettre en place ?
Pendant les 30 glorieuses, l'économie avait fonctionné sans les hedge funds et sans qu'il y ait eu de bénéficiaires d'intérêts sur les titres de la dette publique autres que les banques prêteuses. En France, en complément des adjudications, les crédits étaient alloués par les banques aux entreprises tant privées que publiques, selon des critères de priorité fixés par le Commissariat général du Plan. Naturellement, les banques restaient sous la tutelle de l'Etat qui exerçait un contrôle sur les opérations de crédit.
Avec la déréglementation, une même banque a pu cumuler les activités traditionnelles de banque de dépôt et les activités, considérées comme plus juteuses, de spéculation proprement dites. Celles-ci sont rapidement devenues prioritaires, puisqu'elles devaient initier ce qu'on a appelé la « corporate governance », ce qui a donc été traduit, en bon français, par « turbo-capitalisme », lequel n'a du reste de capitaliste que le nom.
La City de Londres joua un rôle de précurseur. Elle avait pu obtenir, dès la fin des années 1960, un statut off shore, autrement dit un marché de prêt déréglementé. La guerre du Kippour et la hausse du prix du pétrole qui en a résulté, a été suivie d'un afflux de petrodollars. Ceux-ci, générés par la création monétaire opérée par la FED, ont dû être recyclés. La City fit savoir qu'elle avait mis au point la procédure dite de « l'investissement direct étranger ». Cela consistait à permettre aux Etats qui lui en faisiant la demande, d'emprunter directement en $, et non en £, et ce, à des taux d'intérêt variables. Cela a conduit à une appréciation du $, mettant progressivement les pays débiteurs sous tension. Le piège s'est complètement refermé sur eux, lorsqu'à la fin des années 1970, la City a repercuté la forte hausse des taux d'intérêt aux USA. Celle-ci avait été décidée par la FED et le département du Trésor US pour réorienter vers la place financière US les capitaux placés, à Londres ou ailleurs. L'ambition, pour le président Reagan, étant de financer le considérable réarmement US qu'il avait décidé de mettre en oeuvre. Pris à la gorge, de nombreux pays débiteurs ne purent faire face. Il leur a été accordé un rééchelonnement de la dette, les marchés ayant accepté de se contenter de l'intérêt versé. Le principal ne serait en conséquence jamais remboursé, mais les établissement prêteurs s'étaient assurés le paiement régulier d'une rente qui ne cesserait jamais. La dette des Etats clients de la City, qui trouvait sa source dans une simple opération de création monétaire, devint ainsi pour cette dernière un bon placement de « père de famille ».
La Banque Mondiale et le FMI, en accord avec les agences de notation, toutes US, s'assurent, à intervalle régulier, que les pays débiteurs font les efforts nécessaires pour honorer leurs dettes. La recette est toujours la même : libéraliser leur économie, cad accorder des facilités aux marchés financiers en supprimant les organismes de contrôle. En 1994, est créé l'ALENA, qui établit une zone de libre échange entre Mexique, USA, Canada. Cette création avait été précédée en 1989, du plan « Brady », lequel fut une première ébauche de ce que l'on nommera par la suite la titrisation. Entretemps, le gouvernement de Mme Thatcher avait rendu irreversibles les avantages accordés à la City de Londres. Ce qui a finalement permis à cette institution de devenir le paradis fiscal chapeautant tous les paradis fiscaux, son opacité étant désormais absolue et non négociable.
Après 1999, la politique de confusion, au niveau des banques, entre les activités de dépôt et de spéculation a été adoptée par l'ensemble des pays de l'OCDE. Vers le milieu des années 1980, le montant des actifs financiers atteignait 2 fois le montant du PIB mondial, le rapport sera de 1 à 6 juste avant la crise de 2008.
Après l'implosion de la bulle engendrée par les valeurs internet en 2002, l'on avait commencé à parler de crise systémique. Cad que lorsqu'un conglomérat financier vacillait du fait de ses engagements croisés censés sécuriser le marché des produits dérivés, c'est l'ensemble de l'économie qui risquait d'être ébranlée. Pour stabiliser les marchés, le gouvernement US, après 2002, avait incité l'investissement dans le secteur immobilier. Les hedge funds, et à leur suite, les fonds de pension, rebaptisés pour l'occasion, mutual funds, cherchèrent à profiter de la hausse de l'immobilier en multipliant les produits financiers reposant sur la titrisation. Cela a consisté à mélanger différents crédits bancaires pour en faire des titres négociables sur les marchés financiers (naturellement cela incluait les crédits dits subprimes, des prêts accordés à des taux plus élevés que la moyenne, pour compenser un éventuel défaut de paiement). Il était estimé que, le marché restant nécessairement haussier, le débiteur défaillant vendrait son bien en réalisant une plus-value, ou sinon il se le verrait saisir. Cela a fonctionné tant que le nombre de biens saisis n'était pas trop important. Pour assurer la crédibilité de cette mixture, on l'a couplée avec des titres émis sur le marché primaire (par ex, les obligations du Trésor, que les banques qui ont accès au marché primaire, sont en droit de revendre sur le marché secondaire). Cette entourloupe a progressivement permis de camoufler des actifs toxiques (des subprimes qui ne valaient plus rien) dans des produits financiers en apparence solides. La crise est apparue lorsque des banques ne pouvaient plus masquer le fait que leur capitalisation reposait sur des montants fictifs.
On a assisté, durant ces années folles, à une véritable métamorphose du système bancaire. Avant l'apparition du néolibéralisme, les banques était dites originate to hold. Lorsqu'elles émettaient du crédit, elles devaient le porter jusqu'à son terme. La banque était responsabilisée puisqu'il lui fallait s'informer de la qualité de la signature de l'emprunteur.
Avec le nouveau système, la banque est considérée comme originate to distribute, Grâce à la titrisation, elle n'a plus à se soucier de savoir qui est l'emprunteur, N'étant plus sanctionnée par le marché, comme cela eût été le cas dans le cadre d'un économie capitaliste, elle aurait au moins dû l'être par le pouvoir politique. Mais celui-ci, par souci de ne pas paraître démagogue ou populiste, n'a jamais eu d'autre souci que de « rassurer » les marchés.
L'Europe avait naturellement suivi cette transformation, le traité de Maastricht ayant donné aux établissements financiers les outils juridiques nécessaires pour le faire. Comme aux USA, ce qui était rapidement devenu des conglomérats bancaires, purent disposer d'une myriade de filiales, dont un certain nombre dans les paradis fiscaux. Le ROE ( return on equity ), ou rendement des capitaux propres de ces entreprises, a été, dans un premier temps, très confortable. La palme revenant aux établissements GB avec des rendements excédant, en 2006, 25%. Ce chiffre cache des disparités. Concernant l'ensemble des banques européennes, les ROE a été de 35% pour le wealth management (clientèle aisée), mais seulement de 8% pour le crédit commercial.
Ces chiffres nous font comprendre que la financiarisation ne soutient pas l'économie, mais elle l'entrave par un processus que l'on a pu appeler « l'accumulation par dépossession ». Les profits générés par les dettes, tant publiques que privées, sont avalés par les grandes places financières qui ne les réinvestissent que très partiellement dans l'économie réelle. Aux USA, entre 2000 et 2007, l'endettement des ménages ont augmenté autant qu'au cours du dernier quart du 20e siècle. Cependant, l'endettement des société financières s'est accru encore plus vite, puisqu'il permettait d'assurer la fluidité des prêts interbancaires que nécessitait le marché des produits dérivés. Ainsi, en 1980, l'endettement des établissements bancaires représentaient 18% du montant du PIB US. Il équivalait à 118% du PIB US en 2008.
La titrisation incluant les subprimes a finalement été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Les établissements spécialisés dans la financiarisation ont acheté, par lots, des titres de crédit hypothécaire de maturité différente et les ont mélangés à des actifs d'entreprise sains. Puis elles ont fabriqué des titres synthétiques, nommés special investment vehicle et les ont écoulé grâce au global shadow banking system, un système concocté à la City de Londres mais dont l'ensemble des banques occidentales a cherché à bénéficier. Schématiquement, il permet des transactions de gré à gré sur des produits dérivés (dites over the counter) et qui échappent donc à tout contrôle. En 2007, ces transactions ont représenté au moins le double de celles qui étaient officiellement compatilisées. La machinerie a commencé à se gripper en aôut 2007.
Du fait de l'hypertrophie de la sphère financière par rapport à l'économie réelle, les banques voulurent se persuader qu'elles tenaient les Etats dans leurs mains. Too big to fail, ainsi se qualifiaient-elles. Le fait est que, à l'exception notable de Lehmann-Brothers, elles ont pratiquement toutes été sauvées par la puissance publique lorsqu'elles ont commencé à tanguer.
Longtemps, et cela reste la philosophie économique des pays regroupés au sein des Brics +, le rôle des banques centrales a été de contrôler le ryhme auquel le crédit est créé. Uniquement en cas d'urgence, une banque centrale peut servir de prêteur de dernier recours. Cette politique dite « d'encadrement du crédit » a été abolie en France, en 1986. Aux USA, le banking act de 1980 stipule que « la FED ne contrôle plus l'offre de monnaie ». Celle-ci a fini par prendre des proportions gigantesques avec la titrisation des créances bancaires et la pratique du shadow banking system. De surcroît, à partir de 1999, la politique de la FED a été l'acceptation sans limite du montant des effets présentés pour réescompte. La FED avançait une somme à une banque qui lui en faisait la demande en n'ayant pour garantie que la liquidité supposée réelle d'un produit titrisé.
La BCE a adopté une politique similaire. Dans ses statuts, l'article 107 précise qu'elle n'aura de compte à rendre à aucun gouvernement de l'un des Etats membres. Elle sera quand même sollicitée après 2008, où elle acceptera de procéder à une injection illimitée de liquidités, au nom du sauvetage de l'€. Elle se justifiera en qualifiant cela de « méthode non conventionnelle », traduction européenne du quantitative easing US.
Les banques ont alors créé des bad banks, des structures de défaisance, où elles ont transféré leurs actifs toxiques, de manière à les faire progressivement disparaître de leurs bilans en les faisant racheter par les banques centrales.
Ces pratiques diffèrent naturellement des opérations de crédit classiques. Celui-ci, lorsqu'il reste sous la surveillance des banques centrales, n'est jamais créé inconsidérément. Ce contrôle s'exerce par le montant que la banque centrale accepte de garantir. L'emprunteur, s'il ne peut rembourser, fait banqueroute et se déclare en faillite. Dans l'économie néolibérale, l'augmentation de la masse monétaire se fait en dehors de tout contrôle des banques centrales et permet à des aigrefins de camoufler leur défaillance. Les décideurs politiques se sont montrés accomodants, ayant estimé que la concomitance de la déréglementation financière avec le libre-échangisme commercial, couplée avec la montée en puissance industrielle de l'Asie, provoquerait, de facto, la maîtrise de l'inflation. Même si, par ailleurs, il y avait une création monétaire illimitée.
De manière surprenante, les pouvoirs politiques se sont adaptés à la gestion erratique des banques. Jamais, ils n'ont songé à mettre un terme au shadow banking system. Jamais, ils n'ont pu savoir quelle était la part des créances où il y a eu une mise à disposition de l'épargne et la part de celles qui relevaient de mécanismes interbancaires.
Du fait du risque systémique que le système bancaire dérégulé fait courir à l'économie, il est nécessaire de s'interroger sur la légitimité des dettes publiques. Renflouer des banques qui ont joué avec des sommes fictives, revient à transférer le fruit de la richesse réellement produite vers un système qui aboutit à dépouiller les Etats de leurs prérogatives. Elles ont toujours eu le soutien du FMI. Dans un document de novembre 2010, il est affirmé : « les pressions des marchés peuvent réussir là où les autres approches ont échoué ». De même, les agences de notation ne se préoccupent que des comptes publics et négligent ce qui relève de l'activité bancaire, alors que, comme nous l'avons vu, cette activité a une incidence marquante sur les comptes publics.
En France, l'envolée de la dette a été initiée par le « tournant de la rigueur » des années 1982 et 83. La politique française fut au diapason de la politique allemande dite de « rigueur avec le sourire ». La dette est passée de 20% du PIB au début des années 1980 à 112% du PIB actuellement. Il en a résulté une charge de la dette de 54 milliard d'€ pour l'année 2023. C'est, annuellement, le prix à payer pour la socialisation des pertes financières dues à l'application des règles néolibérales (le fameux « ordre fondé sur des règles ») . Cette dette ne serait pas un problème si elle avait permis l'investissement dans des secteurs productifs. Fort opportunément, le discours écologiste, en Occident, est venu à point nommé pour justifier les politiques de désinvestissement. Le tour de passe passe a été de remplacer le mot austérité par sobriété. Il fut un temps où l'on aurait parlé d'idiots utiles !
Les travers bancaires ont de plus été aggravés par la concurrence fiscale intra-européenne, une conséquence directe du traité de Maastricht. Les sociétés ont naturellement transferé leurs sièges vers les Etats tax-friendly, au premier rang desquels le Luxembourg. Les autres ont dû s'adapter afin d'offrir des « avantages comparatifs » favorables. Il s'agit toujours d'assurer « la primauté du marché » cad d'accorder la liberté complète aux mouvements de capitaux. Cela, répétons-le, serait vertueux si le capital finançait l'économie réelle. Mais la concurrence libre et non faussée, mise en avant par le traité de Lisbonne, concerne bien évidemment également les produits financiers qui permettent de piller l'économie réelle. Du fait de l'absence de régulation des Etats, on peut parler de collusion entre ceux-ci, les marchés financiers, les agence de notation et le FMI. Tous sont d'accord pour tanner le cuir aux gens d'en bas, au nom de l'« obligation morale d'honorer les dettes ».
La voie est ouverte, permettant la propagande la plus obscène. En 2006, le président de la BNP adresse un réquisitore au gouvernement où il affirme : « Ce sont fondamentalement nos pratiques politiques, notamment notre préférence pour la dépense publique, qui sont à l'origine de notre situation financière actuelle ».
L'ivresse pour les spéculateurs, la gueule de bois pour les gueux, ainsi pourrait-on résumer l'idéologie néolibérale.
Ainsi, peu après la crise de 2008 et pour faire plaisir au président de la BNP, les pouvoirs publics ont mis en place un « pacte de compétitivité pour la convergence », complété par un « mécanisme européen de solidarité » auquel s'est ajouté « un pacte de compétitité » ainsi que des « modalités de fonctionnement d'une règle d'équilibre budgétaire ». Ce verbiage camouflant un ensemble de mesures prenant pour cible les Etats et jamais les banques.
Tout changer pour ne rien changer. En 2010, ont été institué les special purpose vehicles. Par leur intermédiaire, la BCE accepte, lorsque les banques demandent du crédit, qu'elles déposent en garantie des actifs toxiques placés dans les structures de défaisance. On a ainsi pu créer un fonds de stabilisation de 750 milliards d'€ que les medias ont présenté comme étant un mécanisme de solidarité entre pays européens. En réalité, la somme, empruntée par les banques grâce à ce fonds, à un taux de 1%, a ensuite été prêté aux Etats demandeurs à un taux bien supérieur, allant jusqu'à 5%. Ainsi furent-elles sauvées.
« L'annulation des dettes est une mesure de sagesse politique », écrit l'auteur de l'ouvrage mentionné. Il s'agit de « désarmer la finance » afin de supprimer l'emprise des marchés sur les politiques publiques et de permettre au tissu économique, saccagé par des années de pratiques néolibérales, de se reconstituer. L'Islande est le seul pays, à ce jour, a avoir affronté, avec succès, les marchés financiers. Pour éviter que les dettes privées ne deviennent des dettes publiques, elle a tout simplement nationalisé ses banques. La GB, les Pays-Bas, la Commission Européenne ont ensuite déposé une plainte auprès du tribunal de l'Association européenne de libre-échange, une petite organisation inter-étatique regroupant la Suisse, la Liechtenstein, la Norvège et l'Islande. Bien que cette initiative fut soutenue par le FMI, le verdict rendu a été favorable à l'Islande. Le jugement indiquant qu'il n'est pas de la responsabilité du pays où une société bancaire a son siège de couvrir les coûts des garanties de son système bancaire. Ce jugement ne s'oppose pas au droit européen puisque rien dans les directives européennes n’oblige les États à secourir les banques avec de l’argent public.
Le capitalisme est un système parfaitement sain s'il s'exerce, pour paraphraser un philosophe célèbre parlant des religions, dans « les limites de la simple raison ». Il est naïf de croire qu'il peut se tempérer de lui-même. Il est par conséquent nécessaire qu'il y ait un contrôle de la puissance publique sur les établissements financiers privés. Sinon, il est ce qui mène à l'extrême-droitisation et au fascisme. On peut rappeler cette citation du président Roosevelt, le concepteur du new-deal, et qui est plus que jamais d'actualité : « La liberté d'une démocratie n'est pas assurée si les gens y tolèrent l'accroissement du pouvoir privé jusqu'à un point où il devient plus puissant que l'Etat démocratique lui-même. Cela est, dans son essence, le fascisme».
Jean Luc
Café politique du 26 Mai 2015
"L ' ETAT ISLAMIQUE "
Présenté par Jean Luc Graff
Pour comprendre au mieux l'actualité, il faut l'insérer dans le temps long de l'Histoire.
Lors du déclenchement de la 1ère guerre mondiale, l'ensemble régional de ce qu'on appelle le Moyen-Orient (MO) était incorporé à l'Empire ottoman. Le sultan-calife d'Istanbul appela au jihad contre les alliés, mais grâce à Dieu, ses armées, lors d'offensives vers le Caucase, furent défaites.
En 1916, l'Empire ottoman se décomposant, le Français Picot et le Britannique Sykes s'entendirent pour se partager les dépouilles moyen-orientales de l'Empire et signèrent un accord concernant leurs zones d'influence future.
En même temps, le chérif Hussein, issu de la Mecque et considéré par les siens comme descendant du prophète, se vit reconnaître par les Anglais le droit d'établir un royaume en Arabie. Il lança une offensive contre les Ottomans, appuyée par les Britanniques, et qui sera connue en Occident à travers la saga de Lawrence d' Arabie. Ce fut une victoire complète pour les troupes d’Hussein, et en 1918, son fils Fayçal, se fit couronner roi à Damas, son royaume s'étendant sur toute la zone du Moyen-Orient anciennement soumis au calife d'Istanbul.
Son règne sera bref. En 1920, a eu lieu la conférence de San Remo, où les alliés décidèrent de confier à la France la Syrie, divisée pour l'occasion entre une "petite" Syrie et le Liban, l'Angleterre obtenant un mandat sur l'Irak, la Palestine et la Jordanie. Ce n'est qu'à ce moment-là que le plan Sykes-Picot fut concrétisé.
Fayçal, qui n'avait pas été invité à la conférence, s'estima trahi et il leva des troupes contre les Français. Il fut battu et, magnanimes, les Anglais lui offrirent un rôle de roi d'opérette à Bagdad. En 1925, suite à la découverte de pétrole, les Britanniques intégrèrent Mossoul à leur zone, la perfide Albion "oubliant" que cette province était sous mandat français.
En 1920 également, a été signé le traité de Sèvres, qui prévoyait la création d'un Etat kurde dans la région de Mossoul précisément. Mais avec le rattachement de celle-ci à l'Etat irakien sous mandat britannique, cette promesse faite aux Kurdes fut rapidement oubliée, du moins dans les chancelleries occidentales mais non dans la population kurde.
Du temps de l'Empire ottoman, les sunnites avaient fourni l'élite formant l'ossature du régime; ceux-ci furent à nouveau sollicités par la puissance mandataire pour fournir les cadres et les généraux de l'Etat irakien nouvellement créé.
Cela généra une vive hostilité des chiites qui représentaient 75 % de la population et qui avaient fourni l'essentiel des combattants au roi Hussein. Seuls les sunnites furent intégrés automatiquement à la nation, étant de "rattachement ottoman", les chiites, dits de "rattachement persan", durent faire des démarches spécifiques s'ils voulaient avoir des papiers irakiens. L'Etat irakien, indépendant à partir de 1932, se maintiendra sur ces bases inégalitaires jusqu'aux années 1970, où il trouvera une légitimité nouvelle grâce d'une part à l'envol des ressources pétrolières et d'autre part, à la fin de la décennie, à l'alliance stratégique de Saddam Hussein avec les USA et la France, et ce, suite à l'arrivée de Khomeiny au pouvoir en Iran.
Pour le clergé chiite irakien, cette révolution sonnait l'heure de la revanche et leurs prêches enflammés soutinrent inconditionnellement Khomeiny. En 1980, S. Hussein, pour ressouder l'Irak, se lança dans une fuite en avant par une attaque contre l'Iran. Il bénéficiait d'une armée suréquipée et pensait l'emporter rapidement, de plus toutes ses nouvelles dépenses militaires furent, dès le début de la guerre, financées par les pétromonarchies du Golfe, sunnites, donc hostiles à Khomeiny; les USA se portant garant de la solvabilité de l'Irak. Toutefois, contre toute attente, l'Iran résista et la guerre ne s'arrêtera qu'au bout de 8 ans, sans vainqueur ni vaincu.
Mais S. Hussein est maintenant à la tête d'un arsenal gigantesque...financé par les Etats du Golfe. Ceux-ci s'aperçurent que celui qu'ils avaient soutenu s'affichait de plus en plus comme un nationaliste conquérant; ils confièrent leur inquiétude à Washington où ils trouvèrent une oreille favorable, les USA s'irritant du rapprochement de l'Irak avec l'URSS. Ils conseillèrent alors à leurs obligés de demander à l'Irak le remboursement immédiat de tous leurs prêts, sachant que ce pays ne pourrait s'exécuter, son économie étant ruinée par 8 ans de guerre. S. Hussein répondit qu'il avait payé le prix de sang et qu'il ne rembourserait plus rien.
Sur le conseil US, les monarchies inondèrent le marché de pétrole pour provoquer une chute des cours dans l'espoir de ruiner complètement l'Irak. S. Hussein, en riposte, envahit le Koweït mais dut rapidement s'en retirer suite à l'intervention armée d'une coalition sous mandat de l'ONU. Washington décida de le laisser au pouvoir, craignant une révolution chiite en Irak. Il y eut bien une tentative de révolte mais elle fut noyée dans le sang. Les Kurdes d'Irak crurent eux aussi qu'ils pourraient enfin obtenir leur indépendance mais ce fut l'usage d'armes chimiques à leur encontre qui fut la seule réponse.
L'Occident, si vertueux quand il s'agit de défendre la liberté des marchés, laissa faire mais l'Irak sera toutefois mis sous tutelle par le biais d'un embargo décidé par l' ONU, grâce auquel un Kurdistan presqu'autonome pourra finalement voir le jour. En 2003, est lancée l'ahurissante invasion du pays par les USA agissant seuls, sans mandat de l'ONU. La France, par la voix de Villepin, prédit une catastrophe de grande ampleur, mais aux USA, on se contenta de vider les bouteilles de Bordeaux dans les égouts.
Le gouvernement irakien fut rapidement balayé mais il s'en suivit l'effondrement du pays. Car après avoir limogé tous les cadres militaires de l'armée (l'élite étant restée sunnite) et anéanti toute l'armature du Baas, les USA se rendirent vite compte qu'il était impossible de créer un pouvoir qui serait reconnu de tous. Le néo-conservateur, Paul Wolfowitz, décrivit la résistance comme le "dernier vestige d'une cause agonisante". Peut-être, mais lui et ses pairs ne s'étaient pas doutés que cette résistance allait être prise en main par l'ancien encadrement du Baas, dont la totalité des membres avait été formée en URSS et qui sauront se souvenir de leurs enseignements.
En menant une campagne de terreur contre les chiites, l'assemblage Baas - sunnites allaient rendre impossible la création d'un gouvernement irakien. De 2005 à 2008, une guerre civile féroce fit rage, suivie d'une répression tout aussi sauvage des sunnites par le gouvernement à majorité chiite de Bagdad. Le Pentagone a-t-il craint alors une domination complète des chiites qui profiterait à l'Iran? Au printemps 2014, est préparée à Amann, en Jordanie, la contre-offensive contre les chiites. Dans le royaume hachémite, rien ne se décide sans que les US n'en soient informés. On arbitra donc en faveur des sunnites. Cette carte allait se révéler dangereuse. Les sunnites, en 10 ans de guerre civile, s'étaient radicalisés et avaient obtenu d'importants moyens financiers de la part des pays du Golfe. Ils ont par ailleurs été rejoints par les membres du Baas qui mirent en oeuvre une stratégie léniniste de prise du pouvoir.
De fait, en juin 2014, est proclamé le califat par l’Etat islamique" (EI), à l'issue de la prise de Mossoul effectuée presque sans combat, les chiites refusant de se battre pour une ville sunnite et laissant tout leur équipement flambant neuf aux sunnites ! De fait, la partition de l'Irak devenait effective. Le dit "Etat islamique" était né en Irak en 2006 d'un regroupement de divers mouvements terroristes dont al Qaeda en Irak. Mais alors qu'al Qaeda était essentiellement anti-occidental et ne cherchait pas à créer un Etat, l'EI a fait du chiisme son ennemi principal et a voulu une assise territoriale. Mutatis mutandis, on peut dire que la conception trotskiste de révolution mondiale d'al Qaeda a été supplantée par le concept de califat dans un pays, reprenant la conception stalinienne des années 1930 de socialisme dans un seul pays. A l'heure actuelle, un équilibre précaire semble régner entre un Kurdistan autonome au nord, un gouvernement irakien à Bagdad ne contrôlant que les zones chiites et l'EI sur les zones sunnites soumises maintenant à un régime totalitaire.
L'EI a également réussi à conquérir des territoires en Syrie. La majorité de la population y est sunnite, mais le pays compte un grand nombre de petites minorités. De quoi est née la Syrie contemporaine? En 1916, soutien massif de la population au roi Fayçal, puis après sa mise à l'écart, la Syrie passa sous mandat français. Celui-ci s'appuya sur les minorités druzes et alaouites et durera jusqu'en 1946. En 1930, est créé le parti Baas par 3 anciens étudiants de la Sorbonne pétris d'idées nationalistes; l'un est orthodoxe, le 2e alaouite, le 3e sunnite. Ainsi, le parti Baas aura une branche irakienne qui sera aux mains des Sunnites, quoique s'affirmant laïque, alors que la branche syrienne sera de nature multiconfessionnelle.
Coup d'Etat en 1963, qui amène le parti Baas au pouvoir. Hafez el Assad accède à la présidence en 1970, après l'élimination de ses rivaux. Mène une répression féroce contre les Frères musulmans qui condamnent "un régime laïc et impie". En 1979, Damas soutient Téhéran et le sunnisme est encore plus étroitement contrôlé.
Néanmoins Bachar el Assad, qui accède au pouvoir en 2000, tente une timide ouverture économique dont profitera la bourgeoisie qui est essentiellement sunnite. Le "printemps arabe" entraînera une sévère répression de la part du régime. En 2011, apparition d’Al Nosra, mouvement sunnite violemment anti-chiite et qui fera allégeance à Al Qaeda. Son idéologie repose sur le wahhabisme, lui-même issu du hanbalisme, mouvement intégriste apparu en Syrie au 17e siècle.
Création également de l'Armée libre syrienne, de tendance laïque, en réalité des gangsters. L'Occident, naïf et crédule, se laissera abuser par leur dénomination laïque et leur livrera des armes sophistiquées. Revendues au marché noir, elles tomberont dans les mains de l'EI. La guerre s'installant, la stratégie choisie par le régime alaouite est de libérer tous les détenus condamnés pour fait de terrorisme. Il s'agira principalement de salafistes, de sunnites donc. Ceux-ci rejoindront l'EI qui fait alors une percée en Syrie et non al Nosra comme avait dû l'escompter B. el Assad. Celui-ci de présente néanmoins comme le bouclier face au terrorisme djihadiste. Echec de l'armée régulière qui n'arrive pas à éradiquer l'EI, malgré des combats d'une grande sauvagerie. Al Nosra, qui combattait tout à la fois l'EI, l'armée régulière et l'ASL, la démocratie étant qualifiée de "religion des impies", dut se replier en Jordanie. Le régime d’Al Assad peut compter sur le soutien de l'Iran et du Hezbollah, mais son assurance-vie est la base militaire russe de Tartous. Que l'un ou l'autre mouvement terroriste s'en empare et ce serait un déluge de feu qui s'abattrait sur la Syrie. Par parer à toute éventualité, des bâtiments de guerre russes viennent de prendre position en Méditerranée orientale, Moscou ayant invité son allié chinois à venir observer son savoir-faire au cas où...
En résumé, l'intervention US de 2003 a fait disparaître l'Etat irakien, la répression du " printemps arabe" a ébranlé l'Etat syrien. L'EI a pu prospérer sur le chaos qui a résulté dans l'un et l'autre de ces 2 pays et se présente comme une résurrection du califat tel qu'il existait avant 1914. Qu'en est-il des Etats voisins? Risquent-ils à leur tour d'être déstabilisés par l'EI?
Au Liban, la force militaire prédominante est celle du Hezbollah, milice chiite liée à Téhéran et qui s'est impliquée dans la guerre en Syrie aux cotés des troupes gouvernementales. L'armée régulière libanaise est équipée par l'Occident et l'Arabie Saoudite; la stratégie pour l'EI est de la pousser à intervenir dans le conflit par des attaques ciblées de sorte à la faire apparaître, aux yeux des sunnites libanais, comme un auxiliaire du Hezbollah. De fait, certaines zones sunnites libanaises ont d'ores et déjà fait allégeance à l'EI.
En Jordanie, se sont repliés les combattants syriens de l'ASL et d'Al Nosra. Le pays a pris la tête de la coalition anti-EI, et les avions français bombardant les positions de l'EI décollent de bases situées en Jordanie. La stratégie actuelle de l'EI est de chercher l'allégeance d'Al Nosra afin de porter la guerre à l'intérieur de la Jordanie. A noter que pour le roi Abdallah, le conflit actuel est le prélude à la 3e guerre mondiale. La Syrie étant dans la position qui fut celle de l'Espagne dans les années 1930.
L 'Arabie Saoudite est un Etat totalement schizophrène. D'un coté, par crainte de l'Iran, elle s'est liée aux intérêts géopolitiques des USA, de l'autre, voulant accroître sa légitimité de gardien des "lieux saints", elle a alimenté tous les mouvements rigoristes, qui, en essaimant, se sont radicalisés et se retournent maintenant contre leur ancien protecteur (voir carte jointe) . Le wahhabisme est issu, comme nous l'avons vu, du hanbalisme né en Syrie. Le wahhabisme a longtemps été un protecteur des Frères Musulmans. Mais ceux-ci ont condamné l'alliance de la monarchie saoudienne avec les USA à partir de la 1ere guerre du Golfe, car les forces US étaient stationnées sur le territoire même de l'Arabie Saoudite, ce qui était impie à leurs yeux. Le Qatar s'est alors engouffré dans la brèche et s'est déclaré être le soutien des Frères musulmans, encore appelés salafistes. Les Saoudiens, ne voulant se laisser distancer, se sont lancés dans un financement tous azimuts des groupes rivaux, lesquels, flairant la gain facile, se sont démultipliés en 10 ans. Et maintenant, ils se retournent maintenant contre leur bienfaiteur du fait de la collusion de celui-ci avec les USA. Dans l'Histoire, rarement un pays n'aura connu de situation aussi paradoxale.
En Turquie, l'AKP (parti de la justice et du développement), se méfie de plus en plus de l'Occident. Le multiculturalisme notamment, est présenté comme une stratégie occidentale destinée à diviser le pays. Outre la question kurde, existe également celle relative aux "alévis", qui représentent 20 % de la population et dont la religion se rapproche du chiisme. Avec l'apparition du "printemps arabe", l'AKP pensa surmonter les communautarismes, se présenter comme le guide spirituel de ce mouvement et ce, de concert avec les Frères musulmans. Mais, avec l'élimination de ceux-ci en Tunisie et leur liquidation en Egypte, Erdogan dut faire profil bas d'autant que l'armée ne cache pas son hostilité envers cette organisation. Puis il y eut des troubles et Erdogan en profita pour accuser les alévis d'en être à l'origine; ceux-ci, rappelons-le, sont proches des chiites et pour le pouvoir turc, sont donc proche de B. el Assad avec qui il a rompu, voulant récupérer le "printemps arabe" à son bénéfice.
La quadrature du cercle est atteinte à l'automne 2014, où le gouvernement turc est contraint, à la fois par des manifestations parfois violentes des Kurdes turcs et par la pression occidentale, de laisser passer des combattants kurdes de Turquie rejoindre les Kurdes syriens lors de la très médiatisée lutte de Kobané. Pour les Kurdes turcs, il n'y avait plus à hésiter: le gouvernement turc venait de reconnaître de facto la résistance kurde face à l'EI. Ils proposèrent donc leur alliance à l'AKP, l'obligeant de ce fait à reconnaître le PKK (parti kurde en Turquie) comme un partenaire. De fait, dans un premier temps, Ankara était resté passif face à l'EI, en laissant ouverte sa frontière avec la Syrie; cyniquement, l'AKP spéculait sur un épuisement réciproque des 2 parties pour ensuite reprendre le leadership de l'ensemble sunnite. Ce n'est que devant l'avancée de l'EI, qu'elle a dû céder aux pressions et se résoudre à soutenir la partie kurde.
En pensant instrumentaliser la partie sunnite du monde musulman, Ankara s'est fait doubler par le radicalisme de l'EI mais elle essaie de garder le contrôle du jeu. Elle n'a pas totalement rompu avec l'EI, puisque les exportations de pétrole du dit "Etat" se font par la Turquie. Mais si le Kurdistan, aussi bien syrien que turc prenait trop d'importance, il n'est pas exclu pour certaine analystes qu'Ankara reprenne contact avec le régime d’El Assad pour contenir les Kurdes. Il est à noter que la Turquie s'est considérablement rapprochée de la Russie et espère être un intermédiaire entre la Grèce et la Russie, en cas de sortie de la Grèce de l'€. Dès lors, la Turquie serait objectivement un allié des chiites, la Russie soutenant l'Iran ! On le voit, avec ce membre de l'OTAN, le jeu est ouvert !
- Egypte, il n'est plus question de démocratisation. L'armée profite de la situation régionale pour asseoir son pouvoir issu d'un coup d'Etat. Son principal souci est la liquidation des Frères musulmans qui sont aussi, on l'a vu, la bête noire des Saoudiens. Ryad soutient donc financièrement le Caire qui, pour l'heure, n'intervient pas à l'extérieur.
-Libye: illustration par l'absurde de ce que peut être la naïveté occidentale, dont la doxa est: il suffit de renverser un dictateur et la démocratie émergera ! Il n'en est résulté qu'un chaos tel que l'EI a pu s'y établir pour attiser encore davantage les conflits en cours. Aucune solution n'est en en vue, l'Egypte ayant renoncé à une intervention militaire. L'Europe, une fois de plus dans le déni de réalité le plus total, a laissé entendre qu'elle interviendrait en cas de feu vert de l'ONU, sachant pertinemment que la Russie et la Chine s'y opposeraient.
-Yémen: terrain de jeu entre l'Iran, qui soutient les houthistes chiites et l'Arabie Saoudite qui soutient les sunnites. L'Iran espère rallier à sa cause ce pays traditionnellement allié de Ryad.
-Israël: une attitude comparable à celle de l'Egypte. Pour Israël, l'adversaire principal reste l'Iran et le Hezbollah. Que ceux-ci aient un ennemi féroce avec l'EI ne peut lui déplaire; Israël pour l'heure se contente de compter les points.
-USA: mieux vaut tard que jamais, mais il semblerait qu'ils se rendent enfin compte de leurs erreurs. Ils se sont fourvoyés en soutenant les monarchies réactionnaires et obscurantistes simplement par réaction envers l'Iran dont la révolution khomeyniste avait été profondément
anti-US. Après avoir laissé tomber le Shah, dont la politique servait pourtant leurs intérêts géopolitiques, ils se sont tournés vers l'Irak dès que ce pays avait attaqué l'Iran avant de retourner leur veste par peur d'une contagion khomeyniste.
Cette politique fut brouillonne, mais l'attaque de l'Irak en 2003 a été proprement catastrophique; ce qui en est résulté est une lutte au couteau entre chiites et sunnites à l'échelle maintenant de tout le MO. Le conflit a embrasé toute la région et constitue au niveau mondial la ligne de fracture la plus dangereuse actuellement.
L'acte décisif de cette lutte entre Téhéran et Ryad va se jouer en Syrie. Car un autre acteur est entré dans le jeu: la Russie, qui joue la carte chiite. Un accord militaire a été conclu avec l'Iran en janvier 2015 uniquement pour contrer un Occident dont il avait voulu dans un premier temps se rapprocher, il suffit de se souvenir de l'entente entre Poutine, Schroeder, Chirac de 2003 contre la guerre d'Irak, mais les successeurs de Chirac et de Schroeder se sont ensuite imprudemment alignés sur les USA. La Russie perçoit l'Occident, à présent sinon comme un ennemi, du moins comme un adversaire qu'il faut contenir. Elle n'a pas hésité à sauver le régime d'el Assad en 2013 alors que l'Occident voulait le frapper. Mais il est clair toutefois que celui-ci dans son ensemble n'a aucune stratégie: il avait voulu intervenir en Syrie soutenant une opposition dite "modérée" ce qui aurait fini par le rendre l'allié de fait de l'EI, il intervient maintenant par des bombardements contre l'Etat islamique sans avoir la moindre idée de ce par quoi il faudrait remplacer l'EI.
Les leçons des guerres contre S. Hussein et M. Kadhafi n'ont donc pas porté. Sans perspectives politiques, une guerre est toujours perdue d'avance. De plus, un an de bombardement de la coalition n'a même pas égratigné l'EI. Il reste la perspective d'une intervention au sol, là se posera la question des alliances: Les Kurdes ne s'intéressent qu'à leur territoire, ils n'iront pas combattre pour un Occident dont ils n'attendent rien et de surcroît, règne une animosité entre les peshmergas (irakien) et le PKK (turc et syrien).
On n'imagine encore mal l'Occident s'allier avec l'armée régulière syrienne, et pourtant il faudra peut-être s'y résoudre. Cela passerait alors par l'alliance avec l'Iran, soutenue par Moscou, ce qui aurait pour conséquence la satisfaction des exigences de Téhéran concernant le leadership au sein du MO. Il semblerait que cette option est celle qui sera retenue.
La récente visite de J.Kerry à V. Poutine indique que les USA ont besoin de la médiation russe pour parvenir à un accord avec l'Iran. Car il va falloir clarifier le jeu tant il est vrai que de bien étranges coalitions sont apparues: d'une part entre les démocraties occidentales, les monarchies du Golfe et la Turquie, Turquie dont il est établi qu'elle a affiché longtemps et affiche encore maintenant une neutralité bienveillante envers l'EI, pensant pouvoir le manipuler contre les Kurdes. De cet assemblage hétéroclite, les USA semblent vouloir s'extraire, et jouer la carte iranienne qui leur semble plus profitable.
Mais l'Iran est à la tête d'un axe chiite entre Téhéran, Bagdad, Damas, Beyrouth par Hezbollah interposé et Sanaa la yéménite. D'ores et déjà, la coopération militaire est effective entre Téhéran et Washington, qui se méfie de plus en plus de Ryad. Il n'est pas impossible que l'on en revienne à la situation d'avant 1979, où l'Iran était le gardien des intérêts géostratégiques US. Dès lors s'explique la visite de Kerry à Poutine, il sera demandé au Russe de modérer l'axe chiite en contrepartie du désengagement US. Rappelons que l'alliance USA-Arabie Saoudite date de 1945, depuis, avec la financiarisation de l'économie il n'est plus besoin de contrôler les puits de pétrole mais seulement le cours du pétrole pour s'assurer de l'"amitié" de certains pays.
D'autre part, l'exploitation des gaz de schiste aux USA même a également changé la donne . Il va sans dire qu'un désengagement des USA du MO reviendrait à faire d'Israël la principale force militaire de la région, disposant de l'arme nucléaire. Rééquilibrer les ensembles régionaux au profit de Téhéran signifierait que face à Israël, l'Iran parvienne, avec l'appui de Moscou, à l'application des accords d'Oslo, ce que les sunnites ont toujours échoué à obtenir depuis 20 ans. L'influence de Téhéran sur le Hezbollah et le Hamas serait alors de modérer leurs ardeurs.
Ceci est certes de la politique-fiction, mais ouvrirait la voie à une coopération internationale pour éradiquer l'EI. Dans le cas contraire, avec la poursuite de la rivalité sunnites-chiites, ce qui s'imposera sera la reconnaissance internationale de l'EI, laquelle, tôt ou tard, cherchera à faire payer à la France son intervention au Mali....
Jean Luc Graff
Synthèse du café politique du 26 mai 2015 sur l'Etat islamique.
Après un exposé très dense de Jean-Luc sur la création et les effets de l'Etat islamique, plusieurs réflexions adviennent, ainsi que beaucoup de questions non résolues tant le sujet est complexe.
1) Qu'est-ce qui a pu favoriser la mise en place de l'Etat islamique en 2014?
L'hypothèse du rôle du poids de l'Histoire n'est pas négligeable. En effet, après la Première Guerre Mondiale la France et le Royaume-Uni se sont partagé L'Empire Ottoman en contrôlant directement des territoires ou en créant des zones d'influence dans cet espace sans tenir compte des divisions religieuses existantes. Ils ont ainsi mis en place des frontières arbitraires et déstabilisé les Etats antérieurs (voir carte numéro 1).
Les colonisateurs se sont assez rapidement dédouanés de leur rôle néfaste et sont allés jusqu'à baptiser des rues et des édifices de leurs noms en France.
Le retour en boomerang de cette colonisation ne peut être sous-estimé sans toutefois d'aucune manière excuser les pratiques dictatoriales des dirigeants de l'Etat islamique aujourd'hui (terreur, exécutions sommaires...).
Il reste qu'il semble compliqué de ne pas explorer les composantes historiques en faisant un réquisitoire entièrement à charge contre l'Etat islamique tout en ayant conscience que les Arabes eux-mêmes ont été historiquement les vecteurs de l'esclavagisme dans les temps passés et cela, avant la phase de colonisation européenne.
2) La question des stratégies américaine et russe face à l'Etat islamique.
» Les USA ont eu un rôle à la fois décisif sous certains aspects et assez confus sous d'autres aspects.
-
L'abandon par les USA du Shah d'Iran, autocrate, mais non dictatorial pour s'approcher de Saddam Hussein, lui aussi délaissé, donne l'impression d'une absence de cohérence dans la politique américaine.
-
Au préalable, dans la guerre en Afghanistan, rappelons que les USA s'étaient appuyés sur les musulmans pour contrer les talibans. Cette politique d'instrumentalisation de certains groupes au détriment d'autres populations a entraîné de fâcheuses conséquences en terme de déstabilisation.
-
Les USA sont à l'origine, en partie, du chaos actuel de l'Irak. Pour quelle raison ont-ils agi de la sorte?
-
L'importance des puits de pétrole en Irak reste majeure pour les USA d'où leur motivation à contrôler cette région du monde. Depuis 2003, les USA ont récupéré l'essentiel des contrats d'exploitation du pétrole et une sévère concurrence s'exacerbe aujourd'hui entre de nombreux investisseurs en Irak: BP (Royaume-Uni) et China Petroleum Corporation par exemple.
-
En déclarant la guerre à ce pays en 2003 (attaque programmée semble-t-il avant le 11 septembre 2001), ils ont éliminé l'élite sunnite de la direction du pays et de l'armée. Le chef actuel de l'Etat islamique, Haji Bakr s'est alors trouvé sans travail et spolié de son existence, ennemi rancunier des USA. Il est passé dans la clandestinité et est devenu chef militaire de la rébellion en Irak entre 2006 et 2008. Emprisonné dans les prisons américaines de Camp Bucca et d'Abu Ghraib, il survit à la vague d'arrestations des unités spéciales américaines de 2010 et prend le pouvoir dans l'organisation djihadiste affaiblie. Après 2010, sans espoir d'une victoire militaire contre le pouvoir irakien en place, Haji Bakr met sur pied une organisation clandestine solide par la terreur et les rançons en particulier dans le nord de l'Irak.
* La stratégie russe.
- Les Russes soutiennent l'Iran, le Hezbollah au Liban et Bachar el Assad. Ils fournissent des armes, une logistique de formation aux chiites.
- Ils menacent d'intervenir en Syrie et font reculer les USA sur la question de l'Ukraine.
3) De nombreuses interrogations subsistent concernant les rapports de force induits par l'EI.
-
la nature complexe de l'idéologie de l'EI qui déguiserait une volonté de pouvoir sous un habillage religieux fondamentaliste sunnite pour recréer un empire sunnite comme au XIIIème siècle.
- Quelle remise en cause du droit international est-il tolérable face à un EI si transgressif?
- Les chrétiens au Moyen-Orient, en particulier quel devenir pour les 800 000 chrétiens irakiens?
-
La question kurde. Quelle est leur volonté politique? Il semblerait qu'ils soient uniquement intéressés par la création d'un Etat kurde et peu disposés à lutter contre l'EI en tant que tel. Ils vivent dans la rancoeur suscitée par la non-application du traité de Sèvres qui leur promettait la constitution d'un Etat autonome.
- Qui achète le pétrole de l'Etat islamique irakien vendu à bas pris et grâce à l'entremise turque? 2
-
La question de la facilité avec laquelle l'Etat islamique conquiert des territoires sans grande résistance sachant par exemple que 150 km de désert sépare le territoire de l'EI de Palmyre et que les troupes de l'EI n'ont pas rencontré de véritable résistance.
-
Le rôle de l'Iran désireux de retrouver sa place comme au temps du Shah sur l'échiquier international alors que les USA s'y opposent.
-
La question de l'afflux massif de réfugiés syriens au Liban qui risque de mettre ce pays en danger.
3) Quelles solutions se profilent?
-
L'Iran est un pays aux grandes potentialités dans lequel les femmes jouent un rôle de plus en plus déterminant et dont on ne peut imaginer l'évolution dans le rapport de forces futur.
-
Le dialogue interpersonnel pour désamorcer les conflits reste toujours en tous temps une carte à jouer.
-
L'intervention au sol pour arrêter l'avancée de l'EI paraît difficile à mettre en oeuvre tant il est habile à utiliser les populations civiles comme bouclier de ses conquêtes militaires. Il sème la terreur et l'armée irakienne a souvent reculé pour éviter un nouveau bain de sang.
-
La reconnaissance internationale de ce nouvel Etat semble la pire des solutions dans la mesure où ses fondements sont totalitaires et fondamentalistes.
En conclusion, il est difficile de voir clair dans cette immense complexité. Gageons que ce début de « débroussaillage » contribuera à un début de clarification pour chacun d'entre nous.
Intervention complémentaire d'un participant au café sur l'Etat islamique:
- "En fait, on assiste à un effondrement du remodelage de la région opéré après la Première Guerre Mondiale par les puissances coloniales qu'étaient la France et le Royaume-Uni à la suite de la chute de l'Empire Ottoman. L'Etat irakien n'était-il pas trop artificiel en intégrant les Kurdes qui dès la première occasion ont fait sécession?
- Autre fait marquant: le retour en force du religieux dans la région. Cela a commencé en 1979 avec la création de la République Islamique en Iran qui se voulait un modèle pour tout pays musulman digne de ce nom! Cela s'est poursuivi en Irak: dès la chute de l'Etat laïc mais totalitaire de Saddam Hussein, mais sunnite de fait, les chiites, en arrivant au pouvoir, fusse par des élections libres, n'ont eu de cesse de se venger et de brimer les sunnites minoritaires.
- L'Etat islamique veut aller plus loin en prétendant unifier politiquement la région autour de sa conception radicale de l'Islam, opposant chiites et sunnites.
- La situation actuelle marque l'échec des Occidentaux de fonder des Etats laïcs dans une région qui ne semble pas mûre culturellement pour cela".

