PHILOUSOPHE
Café politique du 26 Mai 2015
"L ' ETAT ISLAMIQUE "
Présenté par Jean Luc Graff
Pour comprendre au mieux l'actualité, il faut l'insérer dans le temps long de l'Histoire.
Lors du déclenchement de la 1ère guerre mondiale, l'ensemble régional de ce qu'on appelle le Moyen-Orient (MO) était incorporé à l'Empire ottoman. Le sultan-calife d'Istanbul appela au jihad contre les alliés, mais grâce à Dieu, ses armées, lors d'offensives vers le Caucase, furent défaites.
En 1916, l'Empire ottoman se décomposant, le Français Picot et le Britannique Sykes s'entendirent pour se partager les dépouilles moyen-orientales de l'Empire et signèrent un accord concernant leurs zones d'influence future.
En même temps, le chérif Hussein, issu de la Mecque et considéré par les siens comme descendant du prophète, se vit reconnaître par les Anglais le droit d'établir un royaume en Arabie. Il lança une offensive contre les Ottomans, appuyée par les Britanniques, et qui sera connue en Occident à travers la saga de Lawrence d' Arabie. Ce fut une victoire complète pour les troupes d’Hussein, et en 1918, son fils Fayçal, se fit couronner roi à Damas, son royaume s'étendant sur toute la zone du Moyen-Orient anciennement soumis au calife d'Istanbul.
Son règne sera bref. En 1920, a eu lieu la conférence de San Remo, où les alliés décidèrent de confier à la France la Syrie, divisée pour l'occasion entre une "petite" Syrie et le Liban, l'Angleterre obtenant un mandat sur l'Irak, la Palestine et la Jordanie. Ce n'est qu'à ce moment-là que le plan Sykes-Picot fut concrétisé.
Fayçal, qui n'avait pas été invité à la conférence, s'estima trahi et il leva des troupes contre les Français. Il fut battu et, magnanimes, les Anglais lui offrirent un rôle de roi d'opérette à Bagdad. En 1925, suite à la découverte de pétrole, les Britanniques intégrèrent Mossoul à leur zone, la perfide Albion "oubliant" que cette province était sous mandat français.
En 1920 également, a été signé le traité de Sèvres, qui prévoyait la création d'un Etat kurde dans la région de Mossoul précisément. Mais avec le rattachement de celle-ci à l'Etat irakien sous mandat britannique, cette promesse faite aux Kurdes fut rapidement oubliée, du moins dans les chancelleries occidentales mais non dans la population kurde.
Du temps de l'Empire ottoman, les sunnites avaient fourni l'élite formant l'ossature du régime; ceux-ci furent à nouveau sollicités par la puissance mandataire pour fournir les cadres et les généraux de l'Etat irakien nouvellement créé.
Cela généra une vive hostilité des chiites qui représentaient 75 % de la population et qui avaient fourni l'essentiel des combattants au roi Hussein. Seuls les sunnites furent intégrés automatiquement à la nation, étant de "rattachement ottoman", les chiites, dits de "rattachement persan", durent faire des démarches spécifiques s'ils voulaient avoir des papiers irakiens. L'Etat irakien, indépendant à partir de 1932, se maintiendra sur ces bases inégalitaires jusqu'aux années 1970, où il trouvera une légitimité nouvelle grâce d'une part à l'envol des ressources pétrolières et d'autre part, à la fin de la décennie, à l'alliance stratégique de Saddam Hussein avec les USA et la France, et ce, suite à l'arrivée de Khomeiny au pouvoir en Iran.
Pour le clergé chiite irakien, cette révolution sonnait l'heure de la revanche et leurs prêches enflammés soutinrent inconditionnellement Khomeiny. En 1980, S. Hussein, pour ressouder l'Irak, se lança dans une fuite en avant par une attaque contre l'Iran. Il bénéficiait d'une armée suréquipée et pensait l'emporter rapidement, de plus toutes ses nouvelles dépenses militaires furent, dès le début de la guerre, financées par les pétromonarchies du Golfe, sunnites, donc hostiles à Khomeiny; les USA se portant garant de la solvabilité de l'Irak. Toutefois, contre toute attente, l'Iran résista et la guerre ne s'arrêtera qu'au bout de 8 ans, sans vainqueur ni vaincu.
Mais S. Hussein est maintenant à la tête d'un arsenal gigantesque...financé par les Etats du Golfe. Ceux-ci s'aperçurent que celui qu'ils avaient soutenu s'affichait de plus en plus comme un nationaliste conquérant; ils confièrent leur inquiétude à Washington où ils trouvèrent une oreille favorable, les USA s'irritant du rapprochement de l'Irak avec l'URSS. Ils conseillèrent alors à leurs obligés de demander à l'Irak le remboursement immédiat de tous leurs prêts, sachant que ce pays ne pourrait s'exécuter, son économie étant ruinée par 8 ans de guerre. S. Hussein répondit qu'il avait payé le prix de sang et qu'il ne rembourserait plus rien.
Sur le conseil US, les monarchies inondèrent le marché de pétrole pour provoquer une chute des cours dans l'espoir de ruiner complètement l'Irak. S. Hussein, en riposte, envahit le Koweït mais dut rapidement s'en retirer suite à l'intervention armée d'une coalition sous mandat de l'ONU. Washington décida de le laisser au pouvoir, craignant une révolution chiite en Irak. Il y eut bien une tentative de révolte mais elle fut noyée dans le sang. Les Kurdes d'Irak crurent eux aussi qu'ils pourraient enfin obtenir leur indépendance mais ce fut l'usage d'armes chimiques à leur encontre qui fut la seule réponse.
L'Occident, si vertueux quand il s'agit de défendre la liberté des marchés, laissa faire mais l'Irak sera toutefois mis sous tutelle par le biais d'un embargo décidé par l' ONU, grâce auquel un Kurdistan presqu'autonome pourra finalement voir le jour. En 2003, est lancée l'ahurissante invasion du pays par les USA agissant seuls, sans mandat de l'ONU. La France, par la voix de Villepin, prédit une catastrophe de grande ampleur, mais aux USA, on se contenta de vider les bouteilles de Bordeaux dans les égouts.
Le gouvernement irakien fut rapidement balayé mais il s'en suivit l'effondrement du pays. Car après avoir limogé tous les cadres militaires de l'armée (l'élite étant restée sunnite) et anéanti toute l'armature du Baas, les USA se rendirent vite compte qu'il était impossible de créer un pouvoir qui serait reconnu de tous. Le néo-conservateur, Paul Wolfowitz, décrivit la résistance comme le "dernier vestige d'une cause agonisante". Peut-être, mais lui et ses pairs ne s'étaient pas doutés que cette résistance allait être prise en main par l'ancien encadrement du Baas, dont la totalité des membres avait été formée en URSS et qui sauront se souvenir de leurs enseignements.
En menant une campagne de terreur contre les chiites, l'assemblage Baas - sunnites allaient rendre impossible la création d'un gouvernement irakien. De 2005 à 2008, une guerre civile féroce fit rage, suivie d'une répression tout aussi sauvage des sunnites par le gouvernement à majorité chiite de Bagdad. Le Pentagone a-t-il craint alors une domination complète des chiites qui profiterait à l'Iran? Au printemps 2014, est préparée à Amann, en Jordanie, la contre-offensive contre les chiites. Dans le royaume hachémite, rien ne se décide sans que les US n'en soient informés. On arbitra donc en faveur des sunnites. Cette carte allait se révéler dangereuse. Les sunnites, en 10 ans de guerre civile, s'étaient radicalisés et avaient obtenu d'importants moyens financiers de la part des pays du Golfe. Ils ont par ailleurs été rejoints par les membres du Baas qui mirent en oeuvre une stratégie léniniste de prise du pouvoir.
De fait, en juin 2014, est proclamé le califat par l’Etat islamique" (EI), à l'issue de la prise de Mossoul effectuée presque sans combat, les chiites refusant de se battre pour une ville sunnite et laissant tout leur équipement flambant neuf aux sunnites ! De fait, la partition de l'Irak devenait effective. Le dit "Etat islamique" était né en Irak en 2006 d'un regroupement de divers mouvements terroristes dont al Qaeda en Irak. Mais alors qu'al Qaeda était essentiellement anti-occidental et ne cherchait pas à créer un Etat, l'EI a fait du chiisme son ennemi principal et a voulu une assise territoriale. Mutatis mutandis, on peut dire que la conception trotskiste de révolution mondiale d'al Qaeda a été supplantée par le concept de califat dans un pays, reprenant la conception stalinienne des années 1930 de socialisme dans un seul pays. A l'heure actuelle, un équilibre précaire semble régner entre un Kurdistan autonome au nord, un gouvernement irakien à Bagdad ne contrôlant que les zones chiites et l'EI sur les zones sunnites soumises maintenant à un régime totalitaire.
L'EI a également réussi à conquérir des territoires en Syrie. La majorité de la population y est sunnite, mais le pays compte un grand nombre de petites minorités. De quoi est née la Syrie contemporaine? En 1916, soutien massif de la population au roi Fayçal, puis après sa mise à l'écart, la Syrie passa sous mandat français. Celui-ci s'appuya sur les minorités druzes et alaouites et durera jusqu'en 1946. En 1930, est créé le parti Baas par 3 anciens étudiants de la Sorbonne pétris d'idées nationalistes; l'un est orthodoxe, le 2e alaouite, le 3e sunnite. Ainsi, le parti Baas aura une branche irakienne qui sera aux mains des Sunnites, quoique s'affirmant laïque, alors que la branche syrienne sera de nature multiconfessionnelle.
Coup d'Etat en 1963, qui amène le parti Baas au pouvoir. Hafez el Assad accède à la présidence en 1970, après l'élimination de ses rivaux. Mène une répression féroce contre les Frères musulmans qui condamnent "un régime laïc et impie". En 1979, Damas soutient Téhéran et le sunnisme est encore plus étroitement contrôlé.
Néanmoins Bachar el Assad, qui accède au pouvoir en 2000, tente une timide ouverture économique dont profitera la bourgeoisie qui est essentiellement sunnite. Le "printemps arabe" entraînera une sévère répression de la part du régime. En 2011, apparition d’Al Nosra, mouvement sunnite violemment anti-chiite et qui fera allégeance à Al Qaeda. Son idéologie repose sur le wahhabisme, lui-même issu du hanbalisme, mouvement intégriste apparu en Syrie au 17e siècle.
Création également de l'Armée libre syrienne, de tendance laïque, en réalité des gangsters. L'Occident, naïf et crédule, se laissera abuser par leur dénomination laïque et leur livrera des armes sophistiquées. Revendues au marché noir, elles tomberont dans les mains de l'EI. La guerre s'installant, la stratégie choisie par le régime alaouite est de libérer tous les détenus condamnés pour fait de terrorisme. Il s'agira principalement de salafistes, de sunnites donc. Ceux-ci rejoindront l'EI qui fait alors une percée en Syrie et non al Nosra comme avait dû l'escompter B. el Assad. Celui-ci de présente néanmoins comme le bouclier face au terrorisme djihadiste. Echec de l'armée régulière qui n'arrive pas à éradiquer l'EI, malgré des combats d'une grande sauvagerie. Al Nosra, qui combattait tout à la fois l'EI, l'armée régulière et l'ASL, la démocratie étant qualifiée de "religion des impies", dut se replier en Jordanie. Le régime d’Al Assad peut compter sur le soutien de l'Iran et du Hezbollah, mais son assurance-vie est la base militaire russe de Tartous. Que l'un ou l'autre mouvement terroriste s'en empare et ce serait un déluge de feu qui s'abattrait sur la Syrie. Par parer à toute éventualité, des bâtiments de guerre russes viennent de prendre position en Méditerranée orientale, Moscou ayant invité son allié chinois à venir observer son savoir-faire au cas où...
En résumé, l'intervention US de 2003 a fait disparaître l'Etat irakien, la répression du " printemps arabe" a ébranlé l'Etat syrien. L'EI a pu prospérer sur le chaos qui a résulté dans l'un et l'autre de ces 2 pays et se présente comme une résurrection du califat tel qu'il existait avant 1914. Qu'en est-il des Etats voisins? Risquent-ils à leur tour d'être déstabilisés par l'EI?
Au Liban, la force militaire prédominante est celle du Hezbollah, milice chiite liée à Téhéran et qui s'est impliquée dans la guerre en Syrie aux cotés des troupes gouvernementales. L'armée régulière libanaise est équipée par l'Occident et l'Arabie Saoudite; la stratégie pour l'EI est de la pousser à intervenir dans le conflit par des attaques ciblées de sorte à la faire apparaître, aux yeux des sunnites libanais, comme un auxiliaire du Hezbollah. De fait, certaines zones sunnites libanaises ont d'ores et déjà fait allégeance à l'EI.
En Jordanie, se sont repliés les combattants syriens de l'ASL et d'Al Nosra. Le pays a pris la tête de la coalition anti-EI, et les avions français bombardant les positions de l'EI décollent de bases situées en Jordanie. La stratégie actuelle de l'EI est de chercher l'allégeance d'Al Nosra afin de porter la guerre à l'intérieur de la Jordanie. A noter que pour le roi Abdallah, le conflit actuel est le prélude à la 3e guerre mondiale. La Syrie étant dans la position qui fut celle de l'Espagne dans les années 1930.
L 'Arabie Saoudite est un Etat totalement schizophrène. D'un coté, par crainte de l'Iran, elle s'est liée aux intérêts géopolitiques des USA, de l'autre, voulant accroître sa légitimité de gardien des "lieux saints", elle a alimenté tous les mouvements rigoristes, qui, en essaimant, se sont radicalisés et se retournent maintenant contre leur ancien protecteur (voir carte jointe) . Le wahhabisme est issu, comme nous l'avons vu, du hanbalisme né en Syrie. Le wahhabisme a longtemps été un protecteur des Frères Musulmans. Mais ceux-ci ont condamné l'alliance de la monarchie saoudienne avec les USA à partir de la 1ere guerre du Golfe, car les forces US étaient stationnées sur le territoire même de l'Arabie Saoudite, ce qui était impie à leurs yeux. Le Qatar s'est alors engouffré dans la brèche et s'est déclaré être le soutien des Frères musulmans, encore appelés salafistes. Les Saoudiens, ne voulant se laisser distancer, se sont lancés dans un financement tous azimuts des groupes rivaux, lesquels, flairant la gain facile, se sont démultipliés en 10 ans. Et maintenant, ils se retournent maintenant contre leur bienfaiteur du fait de la collusion de celui-ci avec les USA. Dans l'Histoire, rarement un pays n'aura connu de situation aussi paradoxale.
En Turquie, l'AKP (parti de la justice et du développement), se méfie de plus en plus de l'Occident. Le multiculturalisme notamment, est présenté comme une stratégie occidentale destinée à diviser le pays. Outre la question kurde, existe également celle relative aux "alévis", qui représentent 20 % de la population et dont la religion se rapproche du chiisme. Avec l'apparition du "printemps arabe", l'AKP pensa surmonter les communautarismes, se présenter comme le guide spirituel de ce mouvement et ce, de concert avec les Frères musulmans. Mais, avec l'élimination de ceux-ci en Tunisie et leur liquidation en Egypte, Erdogan dut faire profil bas d'autant que l'armée ne cache pas son hostilité envers cette organisation. Puis il y eut des troubles et Erdogan en profita pour accuser les alévis d'en être à l'origine; ceux-ci, rappelons-le, sont proches des chiites et pour le pouvoir turc, sont donc proche de B. el Assad avec qui il a rompu, voulant récupérer le "printemps arabe" à son bénéfice.
La quadrature du cercle est atteinte à l'automne 2014, où le gouvernement turc est contraint, à la fois par des manifestations parfois violentes des Kurdes turcs et par la pression occidentale, de laisser passer des combattants kurdes de Turquie rejoindre les Kurdes syriens lors de la très médiatisée lutte de Kobané. Pour les Kurdes turcs, il n'y avait plus à hésiter: le gouvernement turc venait de reconnaître de facto la résistance kurde face à l'EI. Ils proposèrent donc leur alliance à l'AKP, l'obligeant de ce fait à reconnaître le PKK (parti kurde en Turquie) comme un partenaire. De fait, dans un premier temps, Ankara était resté passif face à l'EI, en laissant ouverte sa frontière avec la Syrie; cyniquement, l'AKP spéculait sur un épuisement réciproque des 2 parties pour ensuite reprendre le leadership de l'ensemble sunnite. Ce n'est que devant l'avancée de l'EI, qu'elle a dû céder aux pressions et se résoudre à soutenir la partie kurde.
En pensant instrumentaliser la partie sunnite du monde musulman, Ankara s'est fait doubler par le radicalisme de l'EI mais elle essaie de garder le contrôle du jeu. Elle n'a pas totalement rompu avec l'EI, puisque les exportations de pétrole du dit "Etat" se font par la Turquie. Mais si le Kurdistan, aussi bien syrien que turc prenait trop d'importance, il n'est pas exclu pour certaine analystes qu'Ankara reprenne contact avec le régime d’El Assad pour contenir les Kurdes. Il est à noter que la Turquie s'est considérablement rapprochée de la Russie et espère être un intermédiaire entre la Grèce et la Russie, en cas de sortie de la Grèce de l'€. Dès lors, la Turquie serait objectivement un allié des chiites, la Russie soutenant l'Iran ! On le voit, avec ce membre de l'OTAN, le jeu est ouvert !
- Egypte, il n'est plus question de démocratisation. L'armée profite de la situation régionale pour asseoir son pouvoir issu d'un coup d'Etat. Son principal souci est la liquidation des Frères musulmans qui sont aussi, on l'a vu, la bête noire des Saoudiens. Ryad soutient donc financièrement le Caire qui, pour l'heure, n'intervient pas à l'extérieur.
-Libye: illustration par l'absurde de ce que peut être la naïveté occidentale, dont la doxa est: il suffit de renverser un dictateur et la démocratie émergera ! Il n'en est résulté qu'un chaos tel que l'EI a pu s'y établir pour attiser encore davantage les conflits en cours. Aucune solution n'est en en vue, l'Egypte ayant renoncé à une intervention militaire. L'Europe, une fois de plus dans le déni de réalité le plus total, a laissé entendre qu'elle interviendrait en cas de feu vert de l'ONU, sachant pertinemment que la Russie et la Chine s'y opposeraient.
-Yémen: terrain de jeu entre l'Iran, qui soutient les houthistes chiites et l'Arabie Saoudite qui soutient les sunnites. L'Iran espère rallier à sa cause ce pays traditionnellement allié de Ryad.
-Israël: une attitude comparable à celle de l'Egypte. Pour Israël, l'adversaire principal reste l'Iran et le Hezbollah. Que ceux-ci aient un ennemi féroce avec l'EI ne peut lui déplaire; Israël pour l'heure se contente de compter les points.
-USA: mieux vaut tard que jamais, mais il semblerait qu'ils se rendent enfin compte de leurs erreurs. Ils se sont fourvoyés en soutenant les monarchies réactionnaires et obscurantistes simplement par réaction envers l'Iran dont la révolution khomeyniste avait été profondément
anti-US. Après avoir laissé tomber le Shah, dont la politique servait pourtant leurs intérêts géopolitiques, ils se sont tournés vers l'Irak dès que ce pays avait attaqué l'Iran avant de retourner leur veste par peur d'une contagion khomeyniste.
Cette politique fut brouillonne, mais l'attaque de l'Irak en 2003 a été proprement catastrophique; ce qui en est résulté est une lutte au couteau entre chiites et sunnites à l'échelle maintenant de tout le MO. Le conflit a embrasé toute la région et constitue au niveau mondial la ligne de fracture la plus dangereuse actuellement.
L'acte décisif de cette lutte entre Téhéran et Ryad va se jouer en Syrie. Car un autre acteur est entré dans le jeu: la Russie, qui joue la carte chiite. Un accord militaire a été conclu avec l'Iran en janvier 2015 uniquement pour contrer un Occident dont il avait voulu dans un premier temps se rapprocher, il suffit de se souvenir de l'entente entre Poutine, Schroeder, Chirac de 2003 contre la guerre d'Irak, mais les successeurs de Chirac et de Schroeder se sont ensuite imprudemment alignés sur les USA. La Russie perçoit l'Occident, à présent sinon comme un ennemi, du moins comme un adversaire qu'il faut contenir. Elle n'a pas hésité à sauver le régime d'el Assad en 2013 alors que l'Occident voulait le frapper. Mais il est clair toutefois que celui-ci dans son ensemble n'a aucune stratégie: il avait voulu intervenir en Syrie soutenant une opposition dite "modérée" ce qui aurait fini par le rendre l'allié de fait de l'EI, il intervient maintenant par des bombardements contre l'Etat islamique sans avoir la moindre idée de ce par quoi il faudrait remplacer l'EI.
Les leçons des guerres contre S. Hussein et M. Kadhafi n'ont donc pas porté. Sans perspectives politiques, une guerre est toujours perdue d'avance. De plus, un an de bombardement de la coalition n'a même pas égratigné l'EI. Il reste la perspective d'une intervention au sol, là se posera la question des alliances: Les Kurdes ne s'intéressent qu'à leur territoire, ils n'iront pas combattre pour un Occident dont ils n'attendent rien et de surcroît, règne une animosité entre les peshmergas (irakien) et le PKK (turc et syrien).
On n'imagine encore mal l'Occident s'allier avec l'armée régulière syrienne, et pourtant il faudra peut-être s'y résoudre. Cela passerait alors par l'alliance avec l'Iran, soutenue par Moscou, ce qui aurait pour conséquence la satisfaction des exigences de Téhéran concernant le leadership au sein du MO. Il semblerait que cette option est celle qui sera retenue.
La récente visite de J.Kerry à V. Poutine indique que les USA ont besoin de la médiation russe pour parvenir à un accord avec l'Iran. Car il va falloir clarifier le jeu tant il est vrai que de bien étranges coalitions sont apparues: d'une part entre les démocraties occidentales, les monarchies du Golfe et la Turquie, Turquie dont il est établi qu'elle a affiché longtemps et affiche encore maintenant une neutralité bienveillante envers l'EI, pensant pouvoir le manipuler contre les Kurdes. De cet assemblage hétéroclite, les USA semblent vouloir s'extraire, et jouer la carte iranienne qui leur semble plus profitable.
Mais l'Iran est à la tête d'un axe chiite entre Téhéran, Bagdad, Damas, Beyrouth par Hezbollah interposé et Sanaa la yéménite. D'ores et déjà, la coopération militaire est effective entre Téhéran et Washington, qui se méfie de plus en plus de Ryad. Il n'est pas impossible que l'on en revienne à la situation d'avant 1979, où l'Iran était le gardien des intérêts géostratégiques US. Dès lors s'explique la visite de Kerry à Poutine, il sera demandé au Russe de modérer l'axe chiite en contrepartie du désengagement US. Rappelons que l'alliance USA-Arabie Saoudite date de 1945, depuis, avec la financiarisation de l'économie il n'est plus besoin de contrôler les puits de pétrole mais seulement le cours du pétrole pour s'assurer de l'"amitié" de certains pays.
D'autre part, l'exploitation des gaz de schiste aux USA même a également changé la donne . Il va sans dire qu'un désengagement des USA du MO reviendrait à faire d'Israël la principale force militaire de la région, disposant de l'arme nucléaire. Rééquilibrer les ensembles régionaux au profit de Téhéran signifierait que face à Israël, l'Iran parvienne, avec l'appui de Moscou, à l'application des accords d'Oslo, ce que les sunnites ont toujours échoué à obtenir depuis 20 ans. L'influence de Téhéran sur le Hezbollah et le Hamas serait alors de modérer leurs ardeurs.
Ceci est certes de la politique-fiction, mais ouvrirait la voie à une coopération internationale pour éradiquer l'EI. Dans le cas contraire, avec la poursuite de la rivalité sunnites-chiites, ce qui s'imposera sera la reconnaissance internationale de l'EI, laquelle, tôt ou tard, cherchera à faire payer à la France son intervention au Mali....
Jean Luc Graff
Synthèse du café politique du 26 mai 2015 sur l'Etat islamique.
Après un exposé très dense de Jean-Luc sur la création et les effets de l'Etat islamique, plusieurs réflexions adviennent, ainsi que beaucoup de questions non résolues tant le sujet est complexe.
1) Qu'est-ce qui a pu favoriser la mise en place de l'Etat islamique en 2014?
L'hypothèse du rôle du poids de l'Histoire n'est pas négligeable. En effet, après la Première Guerre Mondiale la France et le Royaume-Uni se sont partagé L'Empire Ottoman en contrôlant directement des territoires ou en créant des zones d'influence dans cet espace sans tenir compte des divisions religieuses existantes. Ils ont ainsi mis en place des frontières arbitraires et déstabilisé les Etats antérieurs (voir carte numéro 1).
Les colonisateurs se sont assez rapidement dédouanés de leur rôle néfaste et sont allés jusqu'à baptiser des rues et des édifices de leurs noms en France.
Le retour en boomerang de cette colonisation ne peut être sous-estimé sans toutefois d'aucune manière excuser les pratiques dictatoriales des dirigeants de l'Etat islamique aujourd'hui (terreur, exécutions sommaires...).
Il reste qu'il semble compliqué de ne pas explorer les composantes historiques en faisant un réquisitoire entièrement à charge contre l'Etat islamique tout en ayant conscience que les Arabes eux-mêmes ont été historiquement les vecteurs de l'esclavagisme dans les temps passés et cela, avant la phase de colonisation européenne.
2) La question des stratégies américaine et russe face à l'Etat islamique.
» Les USA ont eu un rôle à la fois décisif sous certains aspects et assez confus sous d'autres aspects.
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L'abandon par les USA du Shah d'Iran, autocrate, mais non dictatorial pour s'approcher de Saddam Hussein, lui aussi délaissé, donne l'impression d'une absence de cohérence dans la politique américaine.
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Au préalable, dans la guerre en Afghanistan, rappelons que les USA s'étaient appuyés sur les musulmans pour contrer les talibans. Cette politique d'instrumentalisation de certains groupes au détriment d'autres populations a entraîné de fâcheuses conséquences en terme de déstabilisation.
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Les USA sont à l'origine, en partie, du chaos actuel de l'Irak. Pour quelle raison ont-ils agi de la sorte?
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L'importance des puits de pétrole en Irak reste majeure pour les USA d'où leur motivation à contrôler cette région du monde. Depuis 2003, les USA ont récupéré l'essentiel des contrats d'exploitation du pétrole et une sévère concurrence s'exacerbe aujourd'hui entre de nombreux investisseurs en Irak: BP (Royaume-Uni) et China Petroleum Corporation par exemple.
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En déclarant la guerre à ce pays en 2003 (attaque programmée semble-t-il avant le 11 septembre 2001), ils ont éliminé l'élite sunnite de la direction du pays et de l'armée. Le chef actuel de l'Etat islamique, Haji Bakr s'est alors trouvé sans travail et spolié de son existence, ennemi rancunier des USA. Il est passé dans la clandestinité et est devenu chef militaire de la rébellion en Irak entre 2006 et 2008. Emprisonné dans les prisons américaines de Camp Bucca et d'Abu Ghraib, il survit à la vague d'arrestations des unités spéciales américaines de 2010 et prend le pouvoir dans l'organisation djihadiste affaiblie. Après 2010, sans espoir d'une victoire militaire contre le pouvoir irakien en place, Haji Bakr met sur pied une organisation clandestine solide par la terreur et les rançons en particulier dans le nord de l'Irak.
* La stratégie russe.
- Les Russes soutiennent l'Iran, le Hezbollah au Liban et Bachar el Assad. Ils fournissent des armes, une logistique de formation aux chiites.
- Ils menacent d'intervenir en Syrie et font reculer les USA sur la question de l'Ukraine.
3) De nombreuses interrogations subsistent concernant les rapports de force induits par l'EI.
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la nature complexe de l'idéologie de l'EI qui déguiserait une volonté de pouvoir sous un habillage religieux fondamentaliste sunnite pour recréer un empire sunnite comme au XIIIème siècle.
- Quelle remise en cause du droit international est-il tolérable face à un EI si transgressif?
- Les chrétiens au Moyen-Orient, en particulier quel devenir pour les 800 000 chrétiens irakiens?
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La question kurde. Quelle est leur volonté politique? Il semblerait qu'ils soient uniquement intéressés par la création d'un Etat kurde et peu disposés à lutter contre l'EI en tant que tel. Ils vivent dans la rancoeur suscitée par la non-application du traité de Sèvres qui leur promettait la constitution d'un Etat autonome.
- Qui achète le pétrole de l'Etat islamique irakien vendu à bas pris et grâce à l'entremise turque? 2
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La question de la facilité avec laquelle l'Etat islamique conquiert des territoires sans grande résistance sachant par exemple que 150 km de désert sépare le territoire de l'EI de Palmyre et que les troupes de l'EI n'ont pas rencontré de véritable résistance.
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Le rôle de l'Iran désireux de retrouver sa place comme au temps du Shah sur l'échiquier international alors que les USA s'y opposent.
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La question de l'afflux massif de réfugiés syriens au Liban qui risque de mettre ce pays en danger.
3) Quelles solutions se profilent?
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L'Iran est un pays aux grandes potentialités dans lequel les femmes jouent un rôle de plus en plus déterminant et dont on ne peut imaginer l'évolution dans le rapport de forces futur.
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Le dialogue interpersonnel pour désamorcer les conflits reste toujours en tous temps une carte à jouer.
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L'intervention au sol pour arrêter l'avancée de l'EI paraît difficile à mettre en oeuvre tant il est habile à utiliser les populations civiles comme bouclier de ses conquêtes militaires. Il sème la terreur et l'armée irakienne a souvent reculé pour éviter un nouveau bain de sang.
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La reconnaissance internationale de ce nouvel Etat semble la pire des solutions dans la mesure où ses fondements sont totalitaires et fondamentalistes.
En conclusion, il est difficile de voir clair dans cette immense complexité. Gageons que ce début de « débroussaillage » contribuera à un début de clarification pour chacun d'entre nous.
Intervention complémentaire d'un participant au café sur l'Etat islamique:
- "En fait, on assiste à un effondrement du remodelage de la région opéré après la Première Guerre Mondiale par les puissances coloniales qu'étaient la France et le Royaume-Uni à la suite de la chute de l'Empire Ottoman. L'Etat irakien n'était-il pas trop artificiel en intégrant les Kurdes qui dès la première occasion ont fait sécession?
- Autre fait marquant: le retour en force du religieux dans la région. Cela a commencé en 1979 avec la création de la République Islamique en Iran qui se voulait un modèle pour tout pays musulman digne de ce nom! Cela s'est poursuivi en Irak: dès la chute de l'Etat laïc mais totalitaire de Saddam Hussein, mais sunnite de fait, les chiites, en arrivant au pouvoir, fusse par des élections libres, n'ont eu de cesse de se venger et de brimer les sunnites minoritaires.
- L'Etat islamique veut aller plus loin en prétendant unifier politiquement la région autour de sa conception radicale de l'Islam, opposant chiites et sunnites.
- La situation actuelle marque l'échec des Occidentaux de fonder des Etats laïcs dans une région qui ne semble pas mûre culturellement pour cela".