PHILOUSOPHE
Qu’est-ce qu’avoir raison ?
L’animal « humain » dispose de la raison, la faculté de penser, de connaitre et de savoir. La raison est alors le moyen supposé nous permettre de discerner et d’agir sans nous tromper, de penser avec justesse, de bien juger et de raisonner avec cohérence, afin d’établir une différence pertinente, entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, l’utile et l’inutile etc…, en s'opposant à l’instinct, à l’immédiateté, à la sensibilité, à la folie et aux passions. C’est ainsi que nos relations avec la réalité et ses composantes : la nature, la société, les autres, les faits et les événements qui se produisent, organisent notre vécu et notre culture.
Or, l’histoire de la philosophie, d’Aristote, à Spinoza, Hume, Schopenhauer ou Nietzsche, a voulu démontrer que ce n'est pas que la raison qui commande ou qui fait agir : c'est aussi le désir : « II n'y a qu'un seul principe moteur, la faculté désirante » (Aristote, De anima). « La raison ne peut à elle seule réduire aucun affect (Spinoza, Éthique), ni produire aucune action (Hume) ».
À quoi Pascal ajoutait, que « le cœur a des raisons que la raison elle-même ignore », faisant, en plus, de ce qui n’est pas raison, du cœur, du sentiment, un motif d’action différent et intuitif, tout aussi valable.
Nos actions, nos pensées et nos savoirs sont ainsi soumis à la raison, mais également à notre désir et à notre ressenti ! Mais nous disons « avoir raison », lorsque nos actes ou nos pensées réalisent l’adéquation entre ce que l’on fait et que l’on estime juste, et entre ce que l’on pense et ce qui est. C’est alors estimer être en correspondance avec ce que nous pensons pouvoir dire être la vérité. Parce que le terme raison (du latin ratio qui signifie « calcul »), associe l’idée que dire « avoir raison », est la conséquence d’une argumentation qui a suivi un processus logique.
La question est alors : est-ce toujours avoir raison, lorsqu’on pense et prétend avoir raison ?
Ce qui se présente à notre raison, les faits, les événements, sont indépendants de ce que l’on peut en penser, indépendants de notre désir et de notre sensibilité, jusqu’à ce qu’ils atteignent notre conscience. Ces faits peuvent être de simples données que l’on constate directement par nous-même. Ces faits sont ce qu’ils sont objectifs et incontestables : il est 18h45, enfin ici, au café philo ! Ce n’est pas soumis à discussion.…
D’autres faits sont connus indirectement par des témoignages, des lectures ou des images. Pour ceux-ci, il n’y a pas d’objectivité dans leurs productions, car s’ils relèvent d’actions humaines, ils sont tous empreints d’intentions, et s’ils sont naturels, un tremblement de terre, ou une éclipse de lune, ils s’accompagnent néanmoins des diverses interprétations que nous en faisons ou de celles que d’autres en ont faites.
Il a, par exemple, fallu plusieurs siècles pour que les hommes se mettent d’accord sur le fait que la Terre est ronde, parce que la fidélité à notre expérience première nous la fait bien voir plate, et qu’ainsi des croyances en sa valeur ont chercher à avoir raison contre les faits, à imposer leur point de vue contre la réalité, à la manipuler pour la conformer à leurs idées.
Ce que nous sommes (ou pensons être), est le fruit de cultures, d'éducations, d'expériences personnelles, de ressentis et de désirs, qui vont constituer le champ du sens que nous allons donner à ce qui survient, à la raison d’être de ce qui nous entoure. Nous ne pouvons éviter d’insérer ce qui surgit dans des jugements qui dépendent de notre subjectivité, notamment par les différents biais cognitifs qui se sont instillés en nous.
Notamment le biais de confirmation, la tendance à favoriser, et à ne mémoriser que les informations qui confirment nos croyances comme le biais d'attention qui ne nous fait traiter certaines informations qu’en fonction de nos préoccupations ou de nos centres d'intérêt (attention sélective).
Ainsi lorsque notre discernement, qui est soumis à l’interprétation de tout ce qui se produit lors de l'observation du réel, conclut à l’adéquation entre ce qui se produit, et la référence que nous sommes à nous-mêmes, notre irréductible subjectivité, nous pensons « avoir raison ».
Ce sens donné aux faits est ainsi le produit d’une interprétation qui leur a été ajoutée et qui nous les fait apparaitre comme une connaissance rationnelle et objective, alors qu’il ne s’agit, la plupart du temps, que d’une opinion. Penser « avoir raison » est par conséquent ce qui nous fait agir, sans toujours avoir conscience qu’il s’agit d’un principe de détermination indéterminé, et alors, comme l’écrivait Pierre Dac : « Quand on voit ce qu'on voit, que l'on entend ce qu'on entend et que l'on sait ce que qu'on sait, on a raison de penser ce qu'on pense. »
Bien entendu nous savons que des faits sont trompeurs, qu’il existe des illusions d'optique, des biais cognitifs qui orientent notre perception, et des actes ou des propos destinés à faire illusion pour nous tromper.
Mais j'ai beau savoir que je me trompe en voyant un bâton qui semble se plier et se déformer lorsqu’il est trempé dans l’eau, ma perception demeure la même : je continue à le percevoir comme cassé. Seul l’exercice de mon jugement peut corriger cette erreur de la perception.
J’ai beau avoir conscience que, lorsqu’il s’agit d’idées, philosophiques ou politiques par exemple, de récits, d’histoires ou de l’Histoire, ils ne me sont pas rapportés objectivement, qu’ils sont construits et qu’ils intègrent aussi une part de notre propre subjectivité. Nous percevons ces choses en fonction de notre point de vue et de nos attentes, de nos craintes comme de nos espérances, qui font écran et nous empêchent immédiatement de dépasser notre perception pour nous permettre d’accéder à une réalité objective. Nous pensons alors avoir raison de penser ce que nous pensons, alors qu’il faut souvent aller contre cette impression (ou cette illusion ?), pour vraiment avoir raison d’y croire. En les opposant à d'autres conceptions.
Foucault avait attiré l'attention sur la prison, les asiles psychiatriques, les marges des identités sexuelles. Sa philosophie remet en question la « réalité objective », tous nos savoirs sur le monde étant conditionnés par les différents pouvoirs, qui ne s’exercent que sur des « sujets libres », individuels ou collectifs, qui ont devant eux un champ de possibilité de plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement. Mais qui conditionnent (ou influencent) le fait d’avoir raison de penser comme on pense.
Nous avons tous rencontré les effets du complotisme, des fake news, le communautarisme woke et sa cancel culture, des thèses qui sont de pures constructions discursives, destinées à démontrer qu’ils ont raison. Alors que leurs arguments, qui suivent pourtant une logique, ne sont que des outils, leur permettant de raconter ce qu’ils veulent sur le réel, étant eux-mêmes persuadés « d’avoir raison ».
Peu importe d’ailleurs, qui « a raison », seul le regroupement d’une société sur des bases universalistes et progressistes est rendu de plus en plus difficile.
En ce mois de Juillet 2024, nous vivons « en direct » une situation, consécutive à des élections législatives, à l’issue desquelles, plusieurs partis politiques prétendent avoir gagné. Et ils ont tous raison, selon le point de vue ou ils se placent. Lorsque Descartes prenait l’exemple du bâton brisé dans l’eau ou de ces chapeaux qu’il voyait passer sous sa fenêtre, se demandant s’ils appartiennent à des humains ou à des machines à ressort, il voulait démontrer que si le philosophe veut vraiment comprendre la réalité, il doit se forcer à changer de point de vue, en doutant de ses premiers jugements ! Avoir raison, c’est ne pas douter de soi ! Et se refuser, par exemple, à affirmer que le peuple a choisi ceci ou cela, le traitant ainsi comme s'il était un personnage réel doué d'assez d'esprit pour avoir fait ce choix, alors qu'il n'a que l'existence logique d'un concept qui ne désigne rien de plus que le produit agrégé d'intentions individuelles, qui ne font qu’exercer leur droit de vote.
Pour le philosophe et écrivain Fréderic Schiffter, le peuple est une constellation de groupes et de sous-groupes aux intérêts divergents, « hostiles, en fait, les uns envers les autres » : « Ce qu’on appelle un peuple n’a rien d’une union : c’est une association d’ennemis. » Mais peu importe qu’il ait raison ou non, le résultat, lorsque chacun pense avoir raison, c’est une grande fracture sociale, la domination des opinions personnelles au détriment de l’intérêt commun.
Nous devons nous méfier de la certitude « d’avoir raison »: croire en quelque chose n’est pas avoir raison, et même savoir quelque chose, ce n’est pas forcément y croire. Selon Gérald Bronner, dans un article de l’Express du 21.07.2022 : « Nous savons qu'il y a un réchauffement climatique qui nous menace ; pourtant nous nous comportons collectivement comme si nous ne le croyions pas réellement. Ce savoir ne provoque pas mécaniquement la réponse collective qu'on pourrait logiquement attendre. C'est là un fait enraciné dans la pensée humaine qui avait été repéré par Pascal. Il rappelait que les humains se savent mortels mais qu'ils font tout pour ne pas le croire et se distraire de cette certitude. On peut déplorer cet aveuglement volontaire ; cependant, si l'on y réfléchit un instant, on peut le voir pourtant comme l'une des clefs qui ont assuré jusque-là notre survie. Penser « avoir raison », ou refuser d’admettre que ce sont les autres qui ont raison, c’est aussi ce qui permet de se lancer dans l’action. C’est ainsi que les sciences et les techniques ont progressé.
C’est pourquoi il est quand même important que nous puissions parfois penser « avoir raison » et même être du côté de la vérité, que nous pensions décrire le réel tel qu’il est, que nous soyons persuadés que notre discours est conforme à la réalité. Nos erreurs ne proviendront que de l’oubli que le monde ne se donne à nous que par l’intermédiaire de notre perception : non, ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre. S’en tenir aux faits ressentis ou préférés par notre volonté, cela reviendrait à rester dans le monde des ombres et des illusions, celui des prisonniers de l’allégorie de la République de Platon, quand la réalité est à l’extérieur de la caverne. Avoir raison, cela signifie aussi utiliser sa raison, avant tout.
Sinon, penser avoir raison contre les faits, les événements, les autres, revient à vouloir plier la réalité à sa volonté, quel qu’en soit le prix à payer. La barbarie des idéologies du XXe siècle tient ainsi au fait qu’elles ont tenté d’imposer leur logique au réel. Le nazisme, par exemple, n’était pas irrationnel, mais, au contraire, une construction qui mettait la raison et son efficacité au service d’une cause qui estimait avoir raison d’affirmer la supériorité d’une partie de l’humanité sur le reste qu’il convenait d’éradiquer.
Ce genre d’épouvantable raisonnement est encore en vigueur, actuellement, dans bien des parties du monde.
Sans atteindre ce paroxysme, la volonté d’avoir raison, s’applique également en matière de volontés politiques, (nous sommes au bord du précipice, mais seule la gauche, la droite ou le centre, nous fera faire un grand pas en avant), en matière de principes économiques ( ) et même de soins médicaux.
Vouloir avoir raison est aussi une forme d’aveuglement qui ne peut être que nuisible, parce cela exclu l’adaptation à la réalité. (Mais laquelle : Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, prône que le plus juste est d’agir de la manière la plus adéquate aux circonstances). Sous peine de risquer de perdre toute moralité et même toute humanité, en restant certain d’avoir raison.
D’ailleurs, une personne qui veut toujours avoir raison sur tout, qui se persuade elle-même de suivre le bon chemin, nous l’appelons, dans le langage courant, égocentrique, dogmatique, intolérante ou prétentieuse. Surtout lorsqu’elle ne pense pas comme nous, et que son obstination met en cause notre liberté d’opinion et de penser, que sa volonté d’affirmer son désir parait moins rationnelle que la nôtre (qui elle, est rationnelle, c’est évident !).
Or, « vouloir avoir raison » manifeste d’abord une intention, celle de faire triompher le point de vue qui me semble légitime, soit parce que les motifs rationnels que j’estime devoir soutenir rendent cette thèse universalisable, c’est-à-dire acceptable par tous, soit parce que la conviction que j’attache à ce point de vue me semble justifier qu’il soit partageable par tous. Toutefois, je dois aussi garder en conscience que là, se joue une volonté ou un désir voire une passion dont il convient d’interroger les causes autant que les effets.
Si cette volonté d’avoir raison conduit celui qui soutient une thèse à de la fermeté, voire à de l’irascibilité, nous pouvons néanmoins éviter de l’exclure d’un débat. Socrate, tel qu’il est mis en scène dans l’œuvre de Platon, n’hésite pas à recourir à l’ironie non pour vaincre ses adversaires mais pour les faire accoucher d’une vérité qu’il prétend ne pas détenir. Socrate ne veut pas avoir raison, mais met en œuvre la raison pour faire surgir la vérité dans l’esprit de son interlocuteur: il ne possède pas la sagesse mais l’aime et veut la faire advenir. Parce que c’est dans l’incertitude, l’ignorance et le chaos politique et social, que la tyrannie trouve son audience la plus aveugle. C’est alors que"la raison du plus fort est toujours la meilleure" !
Ainsi, dans l’Antiquité, les sophistes se faisaient fort « d’avoir raison » sur leur auditoire quelle que fût l’opinion dont il s’agissait de le persuader. Ce qui importe n’est pas la vérité (dont les sceptiques prétendent qu’on ne peut jamais être certain de l’avoir atteinte) mais l’intérêt personnel, l’utilité que l’on peut retirer de l’ascendant ainsi exercé, par le simple discours, sur autrui.
Affirmer « « avoir raison » n'est jamais neutre. C’est le plus souvent l'objet d'une interprétation, parfois inconsciente, de la réalité, le produit d’un manque de distance avec ce qui survient, d’un trop fort engagement de sentiments et de désirs, qui ne permettent plus de comprendre et d’agir sereinement, pour le savoir collectif ou le bien commun.
Prétendre «avoir raison » peut être également un moyen d’affirmer son besoin de marquer son individualité, son identité, même après une lutte interne pour l’affirmation de soi.
Mais, c’est aussi ce qui permet, lorsque l’on parvient à prendre de la distance avec nos opinions, nos cultures, nos habitudes et la force de nos savoirs, à contribuer à révolutionner les mentalités et des paradigmes intellectuels dépassés. Certains scientifiques, philosophes ou penseurs y ont laissé leur vie ou leur confort: Giordano Bruno (1548-1600) périt sur le bûcher, Rousseau (1712-1778), inapte à la vie sociale, eut une existence difficile, errante, marginale. (Il a exercé les métiers les plus divers, apprenti, laquais, précepteur, secrétaire d’ambassade, maître de musique, etc… et a connu les conditions sociales les plus opposées).
Ils avaient raison par leur obstination à vouloir sortir de la caverne, (et parfois de la taverne), à ne pas se laisser confondre ou réfuter par les argumentaires de ceux qui sont certains d’avoir raison, à la suite de connaissances rapportées ou non-vérifiées, mais qui disposent d’une très grande partie de la société pour les défendre.
Aldous Huxley prévoyait une dictature, George Orwell un régime de surveillance hyper-autoritaire. Nous avons certainement tort de ne pas écouter attentivement, encore aujourd’hui, les critiques exprimées contre ceux qui cherchent à réécrire l'Histoire à leur façon.
Et franchement, même si nous n’avons pas toujours raison, l’essentiel est de rester libre d’avoir tort.
N.Hanar
Le détachement est-il de l’indifférence?
Pour les dictionnaires, la cause est entendue: l'indifférence est « l'état d'une personne qui n'éprouve ni douleur, ni plaisir, ni crainte, ni désir », en montrant un « détachement, une absence d'intérêt, à l'égard d'une chose, d'un événement, ou d'un être ». Le détachement est donc le sentiment de quelqu'un, qui n'est pas ou ne se sent pas lié, concerné, intéressé par quelque chose, et qui n’en éprouve que désintérêt et indifférence.
Qu’il s’agisse d’un spectacle, d’un événement, d’une catastrophe, ou du désespoir d’autrui. C’est une indifférence qui relève d’une incapacité d’empathie ou de la volonté de ne pas tenir compte, d’ignorer ce qui dérange sa propre vision du monde.
Il est toutefois important de noter que cette définition d’absence d’intérêt se rapporte à certains événements, mais pas à tous
«Ah! Non! C’est un peu court, jeune homme », ce serait exclamé Cyrano qui avait du nez !
Le détachement désigne quand même le contraire de l’attachement de celui qui est lié, concerné, intéressé par d’autres choses, qu’il apprécie ou qui l’asservissent, relevant des passions, de toutes sortes d’idéologies, de certitudes intangibles! Se détacher d’une partie de ce qui nous envahi, s’en détacher, c’est ne pas y rester amarré, collé, en demeurer prisonnier, mais au contraire, s’en défaire, s’en libérer! Un détachement qui permet de ne pas être indifférent à une grande partie de ce que la vie apporte en acceptant ses émotions, qu’on les juge bonnes ou mauvaises importe peu.
Nous trouvons donc deux formes du détachement: celui qui correspond à l’absence de douleur, de plaisir, de crainte de désir d’intérêt et donc à l’indifférence, par rapport à certaines choses du réel, et le détachement comme capacité de se dissocier des passions, des certitudes absolues, des idéologies ou des opinions rapportées de l’extérieur, et ainsi d’en rester indifférents.
De toute façon, ne rien pouvoir ressentir, l’anesthésie totale des sens, l’incapacité de donner du sens à ce qui survient, l’insensibilité, le détachement et l’indifférence à tout, est une exception pathologique, une maladie.(1) Hors cette pathologie, ne rien pouvoir ressentir est impossible dans toutes les circonstances.
Bien entendu, l’ensemble des événements qui surgissent ne nous touchent pas tous, ou le font avec plus ou moins de force : nous n’en sommes pas détachés, sans y être particulièrement attachés.
Mais ceux auxquels nous serions, soi-disant, totalement indifférent, dont nous n’aurions strictement rien à faire, ne le sont que lorsque nous sommes attachés, prisonniers, d’une vision du monde qui n’accepte aucun autre possible!
Or, dans tous ce cas, un formidable paradoxe s’exprime: pour que quelque chose ne nous touche pas, nous devons bien en avoir conscience et comprendre sa différence pour la marquer de notre indifférence: il n’y a donc qu’un attachement à ce que nous reconnaissons comme nos valeurs, qui permet le détachement
« Ainsi, écrit Comte Sponville, l'indifférence ne vaut, c'est son paradoxe, qu'à la condition d'être différenciée. Il arrive même qu'elle soit une vertu : rester indifférent au médiocre ou au dérisoire, ce n'est pas nihilisme, c'est grandeur d'âme.
Alors, l’indifférence à la fois occulte les choses et les êtres, mais seulement après qu’elle les ait rendues accessibles. Elle ne serait que l'une des formes que prend la conscience de la différence, sinon, ce n'est pas de l'indifférence, mais de l'ignorance. (D’où la célèbre question: Qu’est-ce qui est pire: l’ignorance ou l’indifférence? - Je ne sais pas, et je m’en fous !)
Le détachement ne peut provenir que de la limitation de notre vision du monde, qui peut résulter de notre culture ou de celle de notre environnement, des influences innombrables que nous subissons, médiatiques, communautaristes, et de leur choix des informations qu’elles comminiquent, vraies, orientées ou trafiquées, voire fausses! Mais toutes nous marquent parce que nous n’y sommes pas indifférents.
Nous sommes incapables de ne pas nous sentir concernés par tout cela et d’y être totalement indifférents, mais rien ne nous empêche de nous en détacher. Nous n’accueillons jamais la réalité de façon neutre, sauf à se couper d’une partie de la réalité, par le refus égoïste de s’ouvrir à tout ce qui diffère de nos croyances, dogmes ou fermes opinions qui nous assujettissent.
Parce que notre pensée est libre, même si la manifestation de cette « liberté d'indifférence », qui désigne la capacité humaine à choisir n'importe laquelle entre plusieurs possibilités, de se détacher de l’immédiateté et de toutes les influences est difficile, et nécessite d’apprendre à prendre du recul, qu’on appelle cela philosophie, libre arbitre ou non détermination subie des choix.
Descartes, a eu tort de voir dans cette liberté d'indifférence:« le plus bas degré de la liberté, qui fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance: car « si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans jamais être indifférent ».
S’il affirmait que le fait d'avoir les yeux fermés sans faire aucun efforts pour les ouvrir est synonyme de ne pas philosopher, donc de demeurer dans l'ignorance, il pensait néanmoins que la vérité ou possibilité des choses n’est rien avant que Dieu ne la fasse telle qu'elle est. Par la suite, mettant un peu le divin de côté, Descartes en est venu à dire que laisser les yeux fermés et se faire guider est comme vivre sans réfléchir.
Il a fini pas conclure que chaque vérité à une place bien délimitée, où elle ne fait pas d'empêchement aux autres, mais où elle ne se laisse pas non plus résorber par les autres.
La « liberté d’indifférence » consiste ainsi dans le fait de n’être soumis à aucune contrainte d’intérêt, ressenti personnel, ou commun.
La philosophie pourrait être une manière de se détacher des réalités ordinaires en fournissant à l'esprit une liberté que l'attachement aux choses sensibles nous empêcherait de vivre.
Cette attitude est très ancienne. Épictète prônait un détachement total de ce qui est indépendant de la volonté de l’homme, ce qui n’est pas de l’indifférence, mais la capacité de faire une différence. Nous avons la liberté de nous détacher des choses qui ne dépendent pas de nous afin d’agir sur celles qui dépendent de nous (nos jugements sur les choses, nos désirs, nos aversions…).
Le sage stoïcien, mais aussi le sage bouddhiste, n'est pas indifférent aux autres : si le sage est apathique (sans passion), il n'en ressent pas moins la sympathie universelle qui l'unit à tout.
Le détachement est alors une notion philosophique qui désigne une disposition ou un état intérieur dans lequel l'individu ne serait pas tant affecté par les situations de l'existence quotidienne, qu’elles pourraient conduire à l’indifférence. La prise de recul, loin de toute ascèse, de tout consentement, et de toute indifférence, vise à se détacher mentalement et émotionnellement d'une situation immédiate, afin de mieux réfléchir à une recherche de compréhension et de solutions.
Ce qui évite d’utiliser abusivement l’une des qualités de l’indifférence, celle qui consiste à ne pas faire des différences de valeur, à ne pas établir des préférences, des hiérarchies significatives entre les humains.
L’indifférence, conçue ainsi, peut être considéré comme une réelle qualité puisqu’elle permet même de nier les différences, lorsqu’il s’agit de sexes, de races ou de handicaps.
«Être indifférent, ce n'est pas être aveugle ou stupide. C'est être neutre et serein» écrit Comte Sponville.
Comme ceux qui prétendent être responsables, mais pas coupables. Ils ont le sentiment de ne pas avoir commis une faute, un délit ou un crime, sous le prétexte d’avoir été mal informé avant d’agir, de s’être trompé, mais surtout de s’être objectivement décidé en l'absence de tout mobile, d’inclination ou de préférence, de ne pas avoir été indifférents aux événements qui se sont produits.
Comment justifier d’être indifférent à la justice, à l’autre, aux événements du monde, à sa responsabilité, à ses inclinations, ses projets ou ses préférences, alors que, à chaque fois que l'on évoque l’indifférence, cela suppose malgré tout d'avoir conscience d’une différence. Ce paradoxe souligne que, si je suis indifférent aux malheurs du monde, cela suppose que j’ai connaissance des malheurs du monde! L'indifférence ne serait alors que l'une des formes que prend la conscience de la différence, mais qui s’accompagnerait aussi d’un jugement préalable, permettant éventuellement de s’en détacher au nom d’une certaine hiérarchie de valeurs, dont résulte une prise de position, qui rejette, à priori, toute autre valeur et ainsi toute responsabilité et toute culpabilité.
Ce n’est pas une fatalité. Nous avons la liberté et la capacité d’intégrer à notre réflexion un devoir d’impartialité, de respect, de bienveillance, pour agir, afin de mieux connaitre les circonstances, les différents possibles, dans une démarche active et authentique d’ouverture.
Contre la puissance médiatique, politique, ou sociétale au travers des conseils des coaches de vie, qui font en sorte de choisir pour nous ce envers quoi il serait justifié d’être indifférent pour vivre sa vie.
Camus soulignait que « devant l'indifférence des choses du monde » [ ] «il faut pourtant s’ouvrir » (L’Etranger), pourrais-je me contenter de feindre, simuler, voire professer, l'indifférence au bien et au mal, au juste et à l'injuste, à l'opinion publique, , aux haines, aux outrages, aux tentations, à l'égard de l’avenir, au domaine des idées, aux autres, à la mort d'un proche ou d’un lointain, envers tout ce qui se passe, sans vraiment ne ressentir aucune culpabilité? [En me détachant de la condition humaine]
La réalité nous impacte. A moins que nous n’acceptions de vivre dans une réalité imaginaire, en faisant comme si, seul ce qui nous touche a de la valeur, alors que tout peut arriver, l'imaginable et l'inimaginable. Sinon, il n’y aurait plus de différence entre le fait que quelque chose se soit produit ou non.
Parce que vivre, c'est d'abord ne pas être indifférent : c'est se différencier de l'indifférence par la sensibilité, car la vie s'éteint dans l'indifférence. Sinon les oppositions s'estompent, tout s'égalise dans la grisaille, et dans la monotonie de ceux qui détournent le regard. Le sens jaillit de la différence, ou s’éteint dans l’indifférence, par l'absence de sentiments, de souffrance, d’émotions, envers tout ce qui ne concerne pas son égoïste vision du monde.
Nietzsche pensait même que l’indifférence – qu’il appelle la faculté d’oubli – est action. Elle n’est pas désinvolte, détachement, aveugle ou négligente, mais effort, travail de réinterprétation pour donner un nouveau sens aux événements. Elle n’occulte pas les choses et les êtres, mais les rend accessibles. Ce sont les deux faces d'une même pièce comme, la transparence qui indique que l'on peut voir à l'intérieur de quelque chose ou de quelqu'un ou au contraire que l'on peut voir au travers, c'est-à-dire ne pas voir du tout !
Pourquoi l’indifférence ne serait que « Rien à faire », « C’est son problème », « Ça ne me concerne pas », le détachement de ce qui semble ne pas me concerner ?
Est-ce vraiment un principe de conservation de soi, de ne percevoir l’autre ou le monde que comme une menace potentielle à la vision de son propre monde, et ainsi vouloir les tenir à distance en s’en détachant ?
Avec le risque de se retrouver en manque total de désir. Ce qu’on appelait, jusqu’au début du XXe siècle la « mélancolie », tendance à ne plus rien désirer que Freud nommait la « pulsion de mort ».
Avec le risque même de nier ses désirs, comme firent les sceptiques et leur chef de file Pyrrhon d’Élis qui vécut au IVe siècle avant J.-C. Pour eux, il n’y a pas de critère de certitude pour décider si une chose est bonne ou mauvaise : aucune ne vaut plus qu’une autre. L’indifférence, principe de non-adhésion à quoi que ce soit, permet alors de traverser l’existence sans n’être jamais troublé, sans être le jouet des illusions : sans opinion, sans inclination, l’indifférent n’est jamais manipulable, toujours maître de lui-même, détaché et donc sage.
Peut-on vraiment être indifférent à soi et se détacher de tout ce qui nous entoure?
Quoi que nous fassions nous sommes attentifs à ce que nous sommes en train de faire et notre champ de conscience est distrait, indifférent, à tout ce qu’il n'observe pas. Parce que nous vivons dans une société où l’on doit sans cesse se détacher de sa propre position, chercher un champ commun, etc. Cet abandon de soi désoriente la pensée qui n’arrive pas à soumettre le monde aux règles de la raison, parce que le réel, quelle que soit la manière dont on le triture, n’y répond pas.
Comment tenir à son indépendance et à son droit d’être soi-même, garder ses sentiments pour soi, garder distance par rapport à son vécu, sans agir sur le monde comme si on n’en faisait pas partie, alors qu’en changeant notre représentation des choses, nous avons le pouvoir de changer la façon dont elles nous affectent.
Lacan définissait le réel comme « ce contre quoi on se cogne », comme ce qui par définition ne correspond pas à ce que l’on imaginait, ou à ce que l’on fantasmait, avec, alors, le risque que cette rencontre avec le réel se fasse dans la douleur. S’en détacher, en adoptant l’indifférence comme principe de conservation de soi, en se recentrant sur soi-même, on privilégie l’orgueilleux « amour propre », qui se substitue à l’amour de soi.
L’indifférence devient un principe de non-adhésion à quoi que ce soit, censé permettre de traverser l’existence sans jamais être troublé: une illusion qui nous permettrait de vivre sans opinion, sans inclination, sans jamais pouvoir être manipulable, toujours maître de soi-même, donc sage.
Pour Cioran, cela permet de ne pas céder à la « puissance d’adorer ».
Or, si l'indifférence, n’était qu’un « état sans douleur ni plaisir, sans crainte ni désir vis-à-vis de tous ou vis-à-vis d'une ou de plusieurs choses en particulier, une « indifférence à autrui », pourrait-on vraiment supporter de savoir que des gens meurent dans la solitude la plus extrême et qu’on ne les retrouve que des jours, des mois, voire des années après, alors qu’ils vivent entourés d’une multitude de gens. Ou qu’ils coulent dans des bateaux de fortune ! Ce serait n'éprouver aucune émotion, ni positive, ni négative. Pas plus de répulsion que d'attrait. Ne pas se sentir concerné, être ailleurs.
Alors que, je le rappelle, pour que quelque chose ne nous touche pas, nous devons bien en avoir conscience et comprendre sa différence pour la marquer de notre indifférence: il n’y a donc qu’un attachement à ce que nous reconnaissons comme nos valeurs, qui permet le détachement : « l'indifférence ne vaut, c'est son paradoxe, qu'à la condition d'être différenciée. » Afin de parvenir à rendre des choses indifférentes, nous comprenons leurs particularités, qui peuvent alors ne plus être celles qui séparent, mais celles qui ouvrent à la richesse des relations humaines et à la vie en commun. Ne serait-ce que pour comprendre et demander des comptes. Le détachement des différences, ne provoque qu’un enfermement sur soi, un refuge de l'image idéale que l’on a de soi-même, et qui peut nous détruire!
Certains ont écrit de grands textes philosophiques essentiels dans l'indifférence générale.
Qui ça ? - J'sais pas.
Enfin si ! Quand même ! Comme ce qu’avait écrit le pasteur allemand Martin Niemöller, résistant au nazisme, interné à Dachau.
« Lorsque les nazis vinrent chercher les communistes, je me suis tu, je n’étais pas communiste.
Lorsqu’ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je me suis tu, je n’étais pas social-démocrate.
Lorsqu’ils sont venus chercher les juifs, je me suis tu, je n’étais pas juif.
Lorsqu’ils sont venus chercher les catholiques, je me suis tu, je n’étais pas catholique.
Lorsqu’ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour protester. »
N.Hanar
Qu’est-ce que l’intelligence ?
L’intelligence, désigne l’ensemble des fonctions mentales d’un être pensant, qui lui donnent la capacité, plus ou moins grande, de saisir, par la pensée, une chose complexe ou nouvelle. Cette faculté intellectuelle, permet de réfléchir, de comprendre, d’accéder à une connaissance, de résoudre un problème, soit tout ce qui conduit à pouvoir adapter un comportement à une situation, en choisissant des moyens d'action en fonction des circonstances. C’est une aptitude mentale permettant d’appréhender et d’organiser les données d’une situation, ou d’une information, et à mettre en relation les procédés à employer avec le but que l’on souhaite atteindre, et particulièrement à découvrir des solutions d'action originales.
(L’intelligence est souvent désignée sous les noms d’entendement, d’intellect, de raison, en philosophie).
Ce potentiel à acquérir des connaissances et à s’adapter aux circonstances, concerne, à différents niveaux, tant l’humain que l’animal. On parle même d'intelligence des plantes, certaines d'entre elles semblant montrer des traces de communication. L’intelligence animale est étudiée par l’éthologie, avec l’idée que cette faculté n’y est pas soit présente ou absente, mais comporte des degrés, comme chez tous les êtres vivants. Nous n’en sommes plus à l'animal considéré comme une machine, par Descartes, ne répondant qu’instinctivement à un stimulus. On raconte que « Pavlov était accoudé à un bar, lorsque son portable se mit à sonner: "zut, j'ai oublié de nourrir le chien !".
Nous savons aujourd’hui, qu’un certain nombre d'espèces révèlent différents potentiels intellectuels, qui se manifestent de diverses manières. Certains savent reconnaître leur image dans un miroir, façonnent des outils (grands singes dont on dit aussi qu’ils sont plus intelligent que l’homme: ils ne parlent pas, pour ne pas être obligé de travailler), certains ont un rapport à la mort (comme l'éléphant), peuvent présenter des troubles mentaux proches des nôtres, utilisent un langage complexe (dauphins ou cétacés), arrivent à constituer des colonies complexes et organisées, et même parviennent à entrer en communication avec nous.
Cependant l’intelligence humaine se distingue de l’intelligence animale, par ce qui a semblé manifester une supériorité, jusqu’à ces derniers temps au moins : nous avons la capacité de nous poser des questions métaphysiques, (c’est à dire abstraites ou théoriques, en complément de celles qui se rapportent à ce qui est réel et tangible): à nous les poser et à les formuler auprès d’autrui.
Cette intelligence dite « théorique » est souvent distinguée de l’intelligence pratique, alors que ce qui relève d'une hypothèse, d’une spéculation théorique, est pourtant, avant tout, destiné, à être mis en pratique.
Par exemple, nous pensons que seuls les humains ont pu concevoir des dieux, mais les poissons rouges ne pourraient-ils pas également croire que Dieu existe: sinon qui changerait leur eau et ferait tomber la nourriture du ciel?
Seuls les humains ont pu créer une intelligence artificielle en essayant d'injecter des notions de l'intelligence humaine dans des machines. Récemment, on a demandé si Dieu existe à la plus perfectionnée des machines, qui aurait répondu : « maintenant, oui ! ».
La notion d’intelligence est extrêmement complexe. Elle a évolué avec le temps, au gré des recherches et des découvertes, des époques, des penseurs, puis a été définie différemment selon le domaine dans lequel on la traite. Elle a donc été subdivisée en intelligence collective, émotionnelle, mais aussi multiple, s’appliquant plus à certains et moins à d’autres, selon le psychologue américain Howard Gardner (né en 1943): l’intelligence linguistique pour la lecture et l’élocution, l’intelligence logico-mathématique pour résoudre des problèmes numériques et logiques, (à l'école, en maths, j'étais du genre Einstein, mais plutôt Franck qu'Albert), l’intelligence inter ou intra-personnelle pour connaître ses émotions, ses désirs, ses besoins et régir sur le plan social et émotionnel, l’intelligence musicale (on m’a souvent fait chanter), etc ...(1)
Ce sont des variantes, des précisions, qui se retrouvent toutes dans la notion de d’intelligence, conçue comme l’ensemble des facultés mentales qui permettent de comprendre les choses et les faits, de découvrir les relations entre elles, d’aboutir à une connaissance conceptuelle et rationnelle, et ainsi à mettre en œuvre des moyens d'action en fonction des circonstances.
Même si Nietzsche (1844-1900) écrivait : “Parmi toutes les variétés de l'intelligence découvertes jusqu'à présent, l'instinct est, de toutes, la plus intelligente”, (ce qui n’est pas faux si on ne considère l’intelligence que comme « mettre en œuvre des moyens d'action en fonction des circonstances »).
Bergson (1859-1941), estimait que, par l'évolution de la vie, l'homme se détache de l'instinct, (qui n’est qu’un réflexe et non une pensée élaborée), au profit de l’intelligence qui est fabricatrice, par sa capacité à élaborer une réaction pensée, différente et plus efficace que l’instinct.
C'est pourquoi, pour Bergson, l’Homo Faber (homme fabricateur), précède l’Homo sapiens (homme savant), l'intelligence étant alors définie comme la forme la plus élaborée de l'adaptation de l'être humain à son environnement. « L'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, et aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels [qui] jalonnent la route du progrès en ont tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, [mais], dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge». [Nous serions dans l’âge de l’anthropocène, terme créé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 2000. Pour moi, je ne suis que certain d’être dans le troisième âge] « En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication". (Henri Bergson, l’Évolution créatrice). C’est une intelligence « pratique » qui permet à l'individu de réagir à son environnement familier et social, en s’y adaptant ou en le changeant. (2)
Alors, si cet Homo Faber est premier, l'intelligence est-elle innée, héréditaire, ou l’acquiert-on au cours de son existence ? Quand je demandais à ma mère qui m’avait donné mon intelligence, elle répondait : ton père: j'ai encore la mienne! Ce très ancien débat, inné ou acquis, a toujours suscité de vives polémiques.
Zola, dans sa série des Rougon-Macquart, décrit les conséquences héréditaires de la névrose et de l’alcoolisme sur une famille à travers cinq générations. D’autre part, la consanguinité dans certaines régions du monde ou dans certaines sociétés, a été considérée comme la source innée de limitation de l’intelligence.
Or, comme cette conclusion a pu mener à des idéologies racistes (nazis) et même eugéniques, le débat s’est tourné vers l’acquis. Et aujourd’hui un accord semble s’être fait sur l’idée que l’intelligence est le fruit de notre code génétique ET de notre environnement. De toute façon, si nous héritons d’un certain nombre de gènes qui pourraient nous prédisposer à devenir quelqu’un d’intelligent, ces gènes sont également façonnés par notre éducation, et notre culture. Le milieu dans lequel nous vivons revêt une grande importance, car il offre un soutien, une stimulation, une méthode et la volonté d'apprendre et de savoir. Tout ne se joue donc pas à partir de l’inné ou de l’acquis qui se mêlent, sans qu’il soit possible de délimiter précisément la part qui revient à chacun.
En 1905, pour essayer de le déterminer, le gouvernement français avait demandé au psychologue Alfred Binet d'établir un outil de mesure de l'intelligence humaine. Ce sera l'échelle métrique de l'intelligence, à l'origine du célèbre test de quotient intellectuel (QI) et de ses dérivés.
L'individu y est jugé, dans des exercices divers et variés, touchant des domaines, comme la logique, le raisonnement, la mémoire ou l'émotion, par rapport à une moyenne de personnes représentatives.
Il semblerait qu’en observant les variations des QI, les facteurs génétiques seraient responsables de 40 à 60 % de la variation de l'intelligence chez l'enfant. Est-ce que ces tests mesurent réellement l'intelligence, ou bien l'aptitude à passer des tests? Ce qui nous renseigne alors sur le degré d'adaptation sociale et intellectuelle d'un individu, sans tenir compte de fondements biologiques sous-jacents, qui permettraient de relier les capacités mesurées aux gènes. On m’avait mesuré un quotient intellectuel de 18, mais je n’ai jamais compris pourquoi...
Le danger, d’un point de vue politique, de quantifier l’intelligence par le QI, pour mieux organiser la société en fonction des aptitudes des citoyens, peut ouvrir la voie aux régimes ségrégationnistes totalitaires, ou à une politique d’amélioration de l’espèce humaine. Ce qui peut amener à l’eugénisme, cet ensemble de méthodes et pratiques, visant à transformer le patrimoine génétique de l’espèce humaine, dans le but d’avoir des êtres avec des capacités physiques et intellectuelles élevées (stérilisation des handicapés physiques et mentaux, etc…, comme le fit la doctrine nazie).
Il avait existé un autre débat : l’intelligence est-elle liée à la taille du cerveau ? Les hommes ont un cerveau plus gros que les femmes. Mais en sont-ils plus intelligents pour autant ? Cette différence est le simple reflet du dimorphisme sexuel qui caractérise presque tous les animaux et auquel nous n'échappons pas, et il n’existe aucun rapport entre la taille et la performance du cerveau. Albert Einstein, avait un cerveau plus petit que la moyenne, mais il avait simplement su l’entraîner et en développer les capacités.
Déjà pour Montaigne: « mieux vaut avoir une tête bien faite qu'une tête bien pleine », et donc que la qualité de la pensée est bien plus importante que la quantité de connaissances dont un individu dispose.
Aujourd’hui, les études génétiques de l'intelligence se placent dans une perspective qui décompose l'intelligence en aptitudes, assorties d'un ancrage neurobiologique et cérébral : à chaque fonction psychologique (la mémoire, l'apprentissage, la plasticité, etc..) correspond un réseau de structures cérébrales.
Des gènes interviennent dans le fonctionnement du cerveau et, par contrecoup, sur nos comportements. Mais l'existence d'une relation entre gènes et comportements n'implique pas pour autant que l'intelligence soit entièrement héréditaire, innée ou acquise.
L'inné, c'est, par définition, ce qui apparaît à la naissance. Mais ce n’est pas que l'effet des gènes: pendant les neuf mois de grossesse, la mère sert en quelque sorte de filtre aux événements extérieurs, sociaux mais aussi chimiques (ce qu'elle mange, respire, fume, boit, ingère ou s'injecte comme drogue), elle peut aussi être stressée, anxieuse, fatiguée...Tout cela n'est pas sans conséquence sur le fœtus. Il y a un effet de l'environnement. Cette interaction précoce des facteurs génétiques et d'environnement, fait que l'inné est en grande partie acquis, d’autant que l’on sait que le fœtus est déjà doté de capacités d'apprentissage, qu'il est capable de reconnaître par exemple, la voix de ses parents.
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Celui qui a proposé le sujet souhaitait que l’intelligence soit mise en rapport avec la réussite en société.
La réussite est un certain consensus social qui ne désigne celui qui est considéré comme ayant réussi, qu’à partir de critères propres à sa société tels que gloire, fortune, autorité, pouvoir, etc.
Celui qui combine ces résultats se retrouve à diriger depuis son bureau avec l’air intelligent. En plus, il a l’air conditionné. Sa réussite peut être due à ce qu’il se montre toujours du même avis que ses interlocuteurs qui diront de lui : qu’est-ce qu’il est intelligent, il est de mon avis.
D’autres, au contraire se montrent toujours moins intelligent qu’ils ne le sont en réalité... et leur réussite proviendra du sentiment de supériorité et de conservation du contrôle qu’imaginent leurs interlocuteurs.
Ces techniques ou manœuvres montrent qu’il y a un lien entre « l’intelligence » et la réussite sociale.
L’individu peut y être préparé s’il provient d’un milieu social favorisé qui offre, a priori, la possibilité à un enfant, un cadre plus sécurisant et plus structuré. Ou, au contraire de parents préoccupés par des contingences matérielles, une situation professionnelle instable, qu’il veut, à tout prix, inverser.
La réussite professionnelle dépend donc de plusieurs facteurs: le modèle de réussite familial et l’attente et le soutien financier des parents, mais également d’une capacité et d’une volonté d’adaptation à la société pour y trouver sa propre place. Comme la société est structurée pour répondre aux besoins de la majorité, donc de la norme, l’adaptabilité d’un individu se révèle sans doute être plus aisée pour certains, mais, en aucun cas, la réussite n’est proportionnelle qu’à l’intelligence. Mais elle sert à élaborer des stratégies qui permettent d'accroître son propre pouvoir et celui de ses amis, souvent au détriment des autres.
La réussite, c’est un peu de savoir, un peu de savoir-faire et beaucoup de faire-savoir.”
« Un peu de savoir », peut être atteint sans être intelligent, mais on ne peut être vraiment intelligent sans aucun savoir. “L'avantage d'être intelligent, c'est qu'on peut toujours faire l'imbécile, alors que l'inverse est totalement impossible.”
Or, une personne intelligente peut très bien réussir avec des facilités déconcertantes, mais aussi échouer si on choisit le thème du bonheur et de l'amour. Pour Kierkegaard, cela arrive parce que quelqu'un d'intelligent se pose des questions et ainsi s'angoisse. Un intellectuel assis va moins loin qu'un con qui marche, disait Michel Audiard. Pour Kierkegaard, les cons eux (il parlait de "personnes simples") ne se posent pas de questions et donc nagent dans un bonheur niais et facile. "Avant, disait-il, les gens qui savaient ne pas savoir penser s'en remettaient à des autorités compétentes et avaient l'humilité de le reconnaître. Aujourd'hui chacun pense savoir penser et se forme un "ON" indistinct et désordonné, se soumettant à une pensée dominante floue, (le politiquement correct) à quoi il s'abreuve, tout en croyant que c'est lui qui a pensé alors qu'il est pensé par ce "ON" que Heidegger qualifiait d'inauthentique, mais dans lequel il faut néanmoins risquer de se noyer et de le boire jusqu'au dégoût, pour pouvoir revenir à l'essentiel.
Si une personne ne fait que régurgiter ce qu'elle sait, sans faire de lien entre les parcelles de son savoir, est cultivée et non intelligente. Une personne intelligente peut être cultivée mais elle possède une pensée qui lui est plus ou moins propre, si elle ne se contente pas de ne rien remettre en cause. Son intelligence lui permet de performer, de réussir, en comprenant les rouages d’une société, mais ce n’est pas la forme d’intelligence qui lui fait comprendre pourquoi il fait ce qu’il fait.
Il ne faut surtout pas écouter Coluche qui disait : « L'intelligence, c'est pas sorcier. Il suffit de penser à une connerie et de dire le contraire ». “L'intelligence a des limites, alors que la bêtise n'en a pas.”
Tous les diplômes du monde ne signifient pas intelligence, comme aucun diplôme ne signifie pas non plus intelligence. Comprendre, analyser, se faire son propre avis sans suivre ce qui se dit de façon non consciente est de l'intelligence. Suivre, consentir à tout, être un citoyen modèle, ne rien remettre en cause mais avoir un amas de diplôme est de la culture et en aucun cas un signe d'intelligence.
Pour réussir, courir la gloire, la fortune, la richesse, le pouvoir, relève de la culture, car c'est une volonté de la société, volonté qui implique que l'on s'écrase l'un et l'autre alors que l'on vit tous dans un même espace.
Peut-on considérer que Steve Jobs est intelligent sachant qu'il est à l'œuvre d'un outil qui tend plus à nous séparer les uns des autres, au moyen d'écrans ? L'innovation n'est-elle pas aussi un obstacle aux rapports sociaux, aux rapports humains, si on juge l'intelligence comme rapport d'utilité à l’autre ? (3)
La réussite préoccupe chacun d'entre nous à différents degrés, et à de multiples moments de nos vies: au travail, dans notre vie affective, familiale, sexuelle, économique, etc. se confondant parfois même avec la question du bonheur.
Correspond-elle à réussir sa vie ? Une vie psychologiquement riche, qui s’accompagne d’expériences intéressantes, dans lesquelles la nouveauté et/ou la complexité s'accompagnent de curiosité et de culture, de profonds changements de perspective, en restant dénuée de tout ego et de tout orgueil.
L’intelligence c’est alors d’abord accepter les rencontres, l’inattendu et les surprises. Surtout ne pas se limiter, en tentant sans cesse de se construire, en essayant d’accéder aux normes de « réussite » de la société dans laquelle nous vivons. Et de ne surtout pas se plier « être intelligent » comme le demandent les sociétés qui disent : « L'intelligence, c'est comme le parachute : quand on n'en a pas, on s'écrase », car cette idée réductrice de l’intelligence ne rend pas compte de toutes les aptitudes particulières d’un individu, de celle de ceux qui ont pu changer le monde.
N.Hanar
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NOTES
1- En 1983, Howard Gardner, professeur à l’Université d’Harvard, a développé sa théorie qui dit qu’il n’y aurait pas une seule intelligence, mais DES intelligences. Alors qu’il étudiait les lésions cérébrales et leurs conséquences, il observa certains autistes aux capacités extraordinaires, capables de reproduire un tableau de maître ou un concerto après l’avoir vu ou entendu quelques secondes seulement.
Il parvient à la conclusion qu’il existe plusieurs formes d’intelligence, puisque même lorsque certaines sont atteintes, d’autres demeurent intactes.
L’intelligence logico-mathématique détermine une capacité à résoudre des problèmes numériques et logiques, faculté indispensable chez les mathématiciens et les informaticiens.
L’intelligence linguistique se retrouve chez ceux qui lisent, ayant une facilité avec les mots, les phrases, ou même les rimes. Cette faculté est fréquente chez les politiciens, les journalistes ou les communicants, qui parviennent ainsi à construire leurs arguments, à convaincre, etc.
L’intelligence intra personnelle : c’est lorsqu’un individu est capable de «se connaître», de connaître ses émotions, ses désirs, ses besoins.
L’intelligence interpersonnelle est la capacité à interagir sur le plan social et relationnel.L’intelligence visuo-spatiale permet d’avoir un bon sens de l’orientation, une bonne visualisation tridimensionnelle, particularité très présente chez les architectes.
L’intelligence naturaliste se retrouve chez les zoologistes ou les archéologues. Ils sont capables d’observer, reconnaître et classer la nature.
L’intelligence musicale est primordiale pour les musiciens et autres compositeurs. Ils peuvent rapidement reconnaître, reproduire ou créer de la musique, des sons ainsi que des rythmes.
L’intelligence kinesthésique, c’est à la fois pouvoir s’exprimer avec son corps, le maîtriser ou encore effectuer des travaux manuels minutieux. Aptitude que l’on retrouve aussi bien chez les sportifs, les chirurgiens que les acteurs.
L’intelligence existentialiste ou spirituelle, c’est la disposition à se questionner sur le sens de la vie, son origine, etc.
2- Nous sommes dans l'anthropocène, c'est-à-dire une ère au cours de laquelle l'homme prend le contrôle de l'environnement de la planète, depuis (?) 1784, date à laquelle James Watt a breveté la machine à vapeur. Le terme a été créé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 2000.
3-Le terme « intelligence » tel que nous l’employons aujourd’hui est dérivé du latin intelligere qui signifie comprendre, c’est-à-dire « saisir par l’esprit », appréhender un savoir de manière pertinente. C’est l’aptitude à saisir un grand nombre d’informations et à créer des relations entre celles-ci.
L’idée d’intelligence ne se résume donc pas au fait de « réfléchir beaucoup ». Elle n’est pas la mesure de la culture d’un individu, même si on peut penser que l’intelligence suppose la curiosité et la culture. Il est vrai aussi que plus un individu est cultivé, plus il dispose de « matière » pour mener une réflexion féconde et éclairée. Il y a une différence entre le fait d’assimiler un savoir et le fait de comprendre, dans toute sa complexité, ce que l’on assimile.
Charles Spearman - L’intelligence serait une « plus ou moins grande » énergie mentale (vitesse de traitement neuronal) qui permet une « plus ou moins grande » performance globale. Cela ne veut néanmoins pas dire qu’un individu ne peut pas être plus compétent dans un domaine que dans un autre : un matheux ou un littéraire, par exemple. Cette vision de l’intelligence n’a jamais été remise en question, mais est souvent jugée réductrice, voire ostracisante.
L’intelligence : est-elle la mesure du talent, de la compétence d’un individu ou de l’acuité du discernement, c’est-à-dire d’une aptitude générale potentielle ? Le talent d’un artiste dépend également de la reconnaissance d’une œuvre à une époque donnée. Il est indépendant de l’efficience intellectuelle.
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La tendresse
D’abord la définition Lapalissadesque de la tendresse: elle correspond à la qualité de ce qui est dépourvu de dureté. Elle s’applique, par exemple, à la composition des couleurs d’un tableau, qui est dite tendre, lorsqu’elle présente un ton clair, des nuances fondues, des touches légères, sans heurts, peu marquées, donc sur toutes les choses du monde qui ne présentent pas de dureté. Comme tout ce qui produit une impression de douceur sur notre sensibilité, en présentant une apparence délicate, un son musical, ou un toucher très doux. Par extension, la rencontre avec un autre, humain, voire un animal, est qualifiée de tendresse lorsqu’elle fait naitre un ressenti agréable, plaisant, et harmonieux.
Charles Pépin, associe la tendresse à une attitude affective élémentaire, associée aux soins du corps, à l'alimentation, à l’éducation, qui est engagée dès la première relation avec un objet d'amour réciproque.
Hugo écrivait: «Les bras des mères sont faits de tendresse; les enfants y dorment profondément. »
(Les Misérables)
C’est, écrit Pépin, « un besoin premier, vital, dès la naissance: dépendants, nous avons besoin de tendresse pour nous développer, parachever le travail que la nature a laissé en plan [ ] parce que nous sommes nés inachevés. Les petits humains en ont besoin pour supporter l'existence, dissiper l'angoisse (la "détresse infantile" dont parle Freud) et, tout simplement, survivre. Adulte, on garde ce besoin. La tendresse a pour vertu de lever une angoisse existentielle constitutive de l'animal humain, par la caresse, par le soin. Elle nous met donc sur un très bon chemin pour nous ouvrir, désangoissés, désinhibés, au désir et à la sexualité.
Ce qui fait que selon le psychanalyste Pierre Fedida, la composante érotique d’une relation amoureuse, s’accompagnera de tendresse, vue comme une indissociable recherche d'une sécurité d'autoconservation.
Cet affect de douceur, cet état tendre qui traduit de l’amour ou encore de l'amitié, se traduit dans les rapports humains par un comportement affectueux, une communication qui cherche à être agréable, faits d’attentions, de douceur et de chaleur, qui se manifestent par des paroles ou des gestes doux, des marques d'affection, des cajoleries, des câlins ou des attentions délicates.
Or, cette vision de la tendresse, naissant au commencement de l’existence, souligne par contre, que si nous n'en avons pas beaucoup bénéficié en tant qu'enfant, il ne serait pas toujours facile d'en donner en retour.
Pour Sartre et la phénoménologie, c’est différent : la tendresse est une composante de la nature humaine. Ce n’est pas, bien entendu, quelque chose d’inné, c’est aussi l’existence qui précède l’essence, mais la tendresse est, plus généralement, le résultat de l’intelligence du corps dans son rapport au monde. Pour Sartre, le corps est intelligent et ne s'oppose pas à l'esprit: le corps sent et pense en même temps. Ce que montre ainsi la phénoménologie, c'est que la sensualité est spirituelle, et qu'un geste tendre, est plus que sensuel: il a du sens.
Sartre écrit :"Dans la caresse, [signe de tendresse], c'est mon corps de chair qui fait naître la chair d'autrui". Quelque chose va naître de la caresse. Pour lui, contrairement à Freud, pour qui le désir existe avant même son objet, le désir n'existe pas sans l'Autre. C’est en touchant l’autre que je l'instaure comme objet de mon désir. La puissance de la tendresse, est son pouvoir de créer autre chose qu'elle-même.
Cette différence d’approche de la tendresse (par Pépin ou par Sartre), confirme bien qu’il s’agit d’un mot équivoque (qui permet des interprétations diverses). Or, qu’elle soit considérée, dans de multiples définitions, textes et citations, comme un sentiment, une forme privilégiée de communication, une émotion, un état du vécu, une sensation, ou même tout cela à la fois, toujours elle bénéficie d’une connotation positive, comme étant affectueuse, amicale, amoureuse, chaleureuse, ou sensuelle.
Dans tous les cas, elle implique une attraction, qui se traduit par des mouvements accueillants, de rapprochement, ou de contacts.
L’attraction est une force qui s’exerce sur les êtres, en prenant la forme d’une attirance vers quelqu'un ou vers quelque chose, vers ce qui éveille un intérêt puissant, affectif ou intellectuel. Elle déclenche, chez le sujet, un comportement d'approche active. Cette action positive et chaleureuse, exprimée par un individu entrainé vers un autre, est en fait un phénomène qui souhaite une interaction. Cependant, les attentes, les besoins et les motivations du sujet « attiré», seront soumis à la réaction de « ce qui attire », qui ne répondra pas forcément à ses sentiments. Parce que la tendresse, dans ce cas, relève d’un phénomène d’empathie, cette capacité de s'identifier à autrui dans ce qu'il ressent. Or, non seulement l’autre peut ne pas partager les mêmes sentiments, mais peut même ressentir, pour diverses raisons, de l’aversion, de l’antipathie, ou du dégoût. D’autant que la tendresse, a un rapport direct avec le sens primordial du toucher, une nécessité originelle de contact qui l’accompagne.
Comme la tendresse est un état qui peut nous submerger, surtout lorsqu’elle s’impose à nous quand nous sommes en état de danger, de solitude : alors l’état de grâce recherché se transforme en cauchemar.
L‘écrivain et philosophe suisse Amiel écrivait dans son célèbre Journal intime, (1866, p. 371) : « Être séparé, voilà l'épouvante: mourir ensemble, ou être sauvés ensemble, voilà le cri, le vœu de tous les cœurs épris, de tous les êtres qui s'aiment véritablement, d'époux à époux, de parents à enfants, de fiancés à fiancés. Quant aux enfants, aux amis, ils préfèrent plutôt la vie à l'objet de leur affection. Ceux-là ne craignent pas de se sauver seuls; ceux qui périssent ne leur sont pas indispensablement liés. Si je mourais demain, quelqu'un en mourrait-il de douleur ou de chagrin?
Cette idée de la difficulté de considérer la tendresse comme liée au partage est reprise différemment dans une récente publication de Martin Legros (Lettre de Philo magazine) : la tendresse voue celui qui la prodigue à une attente impossible de mutualité, l’amoureux cherchant à la retrouver dans les sentiments de l’aimé… et ne rencontrant au final que son propre reflet.
Citation de Proust : “Quand on aime, l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, le force à revenir vers son point de départ ; et c’est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre et qui nous charme plus qu’à l’aller, parce que nous ne connaissons pas qu’elle vient de nous.”
Toutefois, Claude Lévi-Strauss, à la fin de Tristes Tropiques, fait état de son attachement pour les Nambikwara d’Amazonie, qui lui ont fait découvrir, dans le soutien qu’ils se portent l’un à l’autre au sein même du dénuement le plus radical, quelque chose comme le socle de l’humain. “On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine”. [ ] La tendresse serait alors la semence fondamentale de tous les liens, réels et imaginaires, que nous tissons avec nos proches.
Il se pourrait, en ce sens, dans nos sociétés, que la tendresse relève de l’affinité élective (Wahlverwandtschaft en allemand), un concept de sociologie théorisé par Max Weber. Il s’agit de l’influence et de l’attraction réciproque qui se produit lors de la mise en relation entre deux formes culturelles (politiques, économiques, intellectuelles, idéologiques, culturelles, etc.). Les deux, par le biais de parentés intimes, convergent et de se renforcent mutuellement dès lors qu’ils ont des affinités, c’est-à-dire des caractéristiques communes qui conviennent aux deux.
(Goethe publie en 1809 un roman sur les sentiments humains qui porte le nom d’Affinités électives).
Sa démonstration porte (Dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme- 1905), sur l’affinité élective entre le protestantisme et le capitalisme, du fait de perceptions communes, du monde, du travail et de l'effort. Ce qui peut, à l’échelle des individus, être rapporté aux intérêts communs et à la culture commune de la tribu citée par Lévi-Strauss
Or, nous savons bien que ces attractions électives, en matière de survie, de relations économiques, cultuelles ou culturelles, si elles peuvent bien former un faisceau de tous ceux qui se soutiennent dans la vie, peuvent également devenir la première cause de conflit et ainsi d’un manque de tendresse envers tous, malgré une tendresse communautaire qui peut subsister.
Ce qui montre bien l’ambivalence de la tendresse.
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Alors, la tendresse n’est-elle qu'une attraction, un état passager, ou peut-elle se situer dans la durée. Dépend-elle d’une logique cohérente, ou ne s'accommode-t-elle que de sensations agréables, reposantes, momentanées, ou consiste-t-elle en un altruisme beaucoup plus subtil ?
Bien entendu, Charles Pépin encore, écrit: « Ce qui est tendre fait du bien, quand la vie est dure ». Ainsi, pour lui, certains pensent qu’avant d'être amoureux, on éprouve de la tendresse dans un premier stade. L'amour serait l'étape ultime de la tendresse, lorsqu’elle s’assorti de sexualité, d'envie, et de désir. Mais elle est ensuite « souvent dévalorisée, réduite à ce qu’il reste de l’amour quand le désir s’en est allé, ou même quand l’amour est mort ». « La tendresse sauve tout Quand l'amour a mis les bouts ». chante Pierre Perret.
La tendresse est même parfois vue comme un tue-l’amour. Comme si prendre soin de l'autre, pouvait être un tue-l'amour. C’est réduire l'amour, le désir ou la tendresse au sexuel. Lorsque Daniel Guichard chante « la tendresse, il renvoie à un amour désexualisé "La tendresse, c'est quelquefois / ne plus s'aimer mais être heureux"), ce qui sous-tend une autre forme tendresse, sexualisée, à laquelle elle participe.
C’est donc là, toute la subtilité de la tendresse, qui ne permet pas de marteler une définition, une fonction, une utilité ou des conséquences fermes et définitives.
Parce que « la tendresse est en même temps une promesse qui rend possible autre chose qu’elle-même », et qu’elle « ne ment pas : s’il est facile de simuler l’excitation, voire l’orgasme, il est très difficile de simuler un geste tendre. Le risque est grand d’être démasqué immédiatement », écrit Charles Pépin, qui conclut : « parce qu’il arrive que la vie ne soit pas tendre avec nous, essayons un peu de tendresse. Lorsque la vie est dure, la tendresse a quelque chose d’un acte de résistance, d’une provocation presque. C’est le tendre qui défie le dur.
Philosophes ou psychologues, n’hésitent pas à en faire l’éloge, pensant que ce qu’elle est, va de soi: on en a besoin, elle procure de la satisfaction, avec, de plus, l’émotion que nous ressentons à son seul spectacle.
Le terme de tendresse recouvre des réalités disparates, depuis l’affection envers des proches jusqu’à la naissance inavouable du désir pour des tiers, en passant par les émotions esthétiques que procurent un paysage ou un morceau de musique. La tendresse nomme l’ouverture affective des individus les uns sur les autres, le fait que nous sommes sensiblement branchés l’un à l’autre. (D’après Martin Legros)
Il existe plusieurs manières de manifester de la tendresse, à l'égard d'une autre personne que l'on apprécie, dans nos relations amicales ou amoureuses à travers un regard, un sourire, un câlin (1), une caresse, une parole gentille ou même un cadeau. Ce geste de communication est un moyen de signifier à l'autre qu'une bulle personnelle, privée, peut exister. "La sexualité est sous un certain contrôle, (Mickaël Stora, psychologue), alors que la tendresse montre en nous quelque chose de faillible". C’est une ouverture avec les risque que cela comporte.
La tendresse a cependant une vertu : réveiller notre sensualité dans une existence ultra connectée mais déconnectée du corps. Elle nous fait redevenir réceptifs à notre propre corps et à celui de l'autre.
On peut être angoissé, stressé, fatigué, il suffit que quelqu'un soit tendre avec nous, pose sa main sur la nôtre, pour que cela change instantanément notre rapport au présent. Et c'est le début du désir.
« La tendresse a ce pouvoir de nous rappeler à la présence de l'autre, dans une transition douce avec le temps contemporain de la hâte.
En même temps, se montrer tendre avec quelqu'un, c'est savoir que l'on a soi-même besoin de tendresse, et ainsi se montrer vulnérable, et montrer ainsi qu'il y a dans la tendresse quelque chose d'une extrême lucidité par rapport à l'existence humaine.
Dans la sexualité, il y a toujours ce jeu de tension, ce mouvement, où l'on se montre, d'un côté, fort et performant, et, de l'autre, fragile et vulnérable. C'est peut-être ce qui fait l'intensité érotique, cette alternance parfois très rapide entre les deux états.
On peut facilement jouer à être excité sexuellement, amoureux, passionné. On peut même simuler l'orgasme. Mais simuler la tendresse, c'est beaucoup plus compliqué. Comme s'il y avait dans la tendresse quelque chose de plus sûr que dans l'amour [ ] quelque chose de vrai, qui ne ment pas.
Il y a un émerveillement devant le corps de l'autre, devant le pouvoir incroyable du geste tendre. [ ] Il y a là [ dans la tendresse], quelque chose de subversif, au milieu de tout ce culte de la performance ».
(D’après « La Confiance en soi » Charles Pépin)
« Finalement, la capacité de tendresse, nous permet d’entrer en rapport avec l’entièreté du monde, à tout ce qui est, parce qu’elle est écoute, respect, pour accueillir ce que nous rencontrons.
Ce n’est donc pas un sentiment que je déciderais ou non d’éprouver, mais une ouverture à la présence du monde et de l’autre à laquelle la tendresse nous donne droit. Sans indifférence ou aveuglement alors possibles.
La dictature de l’utilité qui règne partout, nous contraints d’accomplir ce que nous avons à faire, indépendamment du contexte et d’un véritable rapport. Les êtres humains deviennent des « ressources humaines » selon le langage de l’entreprise.
Il faudrait, nous dit-on, gérer nos émotions ! Mais on peut avoir un rapport à ses émotions, les vivre. On ne peut gérer que son compte en banque ! Mystification de l’approche économique
Nous ne devons pas assujettir le monde à notre seul projet, mais le rencontrer pour de bon avec le risque de l’écouter, d’entendre quelque chose qui peut nous toucher, nous donner à penser, nous mettre en mouvement, assumer. Pour cela nous ne dévons pas fuir la tendresse.
Achille a tué Hector, et de rage il mutile le corps de son ennemi et refuse de le rendre à sa famille pour les funérailles. Le père d’Hector, Priam, se déguise et entre dans le camp des Grecs. Il tombe aux pieds du meurtrier de son fils, pleurant et embrassant « ces mains terribles, meurtrières, qui lui ont tué tant de fils ». Il lui parle du lien entre parents et enfants. Et là, moment incroyable, ils pleurent ensemble.
Puis Achille se redresse, prend la main de Priam et l’aide doucement à se relever. Soigneusement, tendrement, il lui remet le cadavre d’Hector, inquiet de savoir si le poids de ce corps n’est pas trop lourd pour le vieil homme frêle. Et les deux ennemis se regardent alors en silence, avec respect :
La tendresse nous permet d’assumer la limite propre à l’expérience humaine.
Laisser être la tendresse, sans la disséquer en un sens bien défini, une condition limitative, une utilité aléatoire, nous oblige à assumer nos limites, notre vulnérabilité, notre besoin d’être aimé, plutôt que nous contenter de ce bonheur confortable partout proposé comme accomplissement de la vie humaine ».
N.Hanar
L’intimité peut-elle être partagée ?
L'intime, (du latin intimus, "qui est le plus en dedans ; qui est au cœur"), est « ce qui est contenu au plus profond d'un être». Il s’agit donc des caractères propres d’un individu, ce qu'il y a de plus personnel en lui, de plus profond, de plus original. L’intime est généralement secret, caché sous les apparences, invisible, à l'observation externe, et parfois même à l'analyse du sujet lui-même. C’est le cas, par exemple, dans la notion « d’intime conviction », dont il est difficile de communiquer l’origine ou les raisons.
Lorsque cet intime, que l’on préserve des curiosités, des indiscrétions, se mêle à la vie générale, lorsque l’intime est partagé, alors seulement on peut parler d’intimité. L’intimité est un partage qui s’effectue sous le signe de l’amour, du couple, de la famille, comme de l’amitié, et ne livre l’intime que sous le couvert la confiance, par des échanges spontanés, et des confidences sans réserve, avec ceux que l’on nomme alors « les intimes ». L’intimité, l’ouverture de son monde intérieur vers l'autre, ne peut exister sans partage, sans proximité affective avec un « intime ».
Ce qui n’empêche pas de conserver un « jardin secret ».
Parce que l’harmonie et donc la présence d’autrui, risque de perturber, d’inquiéter, ce qui pousse d’ordinaire à lui soustraire sa vie intime, au moins en partie, au moins par pudeur. Cependant, nous aurions (selon Serge Tisseron en 2001), un désir humain « d’extimité » consistant à montrer à autrui un peu de son intimité, sans que cela ne soit de l’exhibitionnisme, et qui contribuerait, par l’échange à l’enrichissement de notre identité.
Ce qui fait de l’intimité, une contribution à la survie de l’être humain, en permettant une meilleure adaptation individuelle à la complexité et à la richesse de l’imprévisible environnement humain.(1)
Alors, ce désir d’extime, nous fait nous rendre dans des lieux publics, comme les cafés et y tenons des conversations privées. On y fait des rencontres, on y parle de tout et de rien, mais en conservant une certaine distance.
Entre la vie publique et la vie privée, cet « espace public », ou se rassemblent des inconnus, permet de s’échapper de l’environnement habituel ou de l’isolement, en nous « donnant de l’air » (et l’air de….). Nous pouvons y garder un lien impersonnel avec autrui, sans y regarder de trop près, en préservant ce que nous voulons de notre intimité. C’est,», selon Barthes, « choisir la tangente » alors qu’il nous est « intimé », de nos jours, de présenter notre moi profond, notre intime, dans l’espace public: nous sommes sommés de montrer en permanence, qui nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous ressentons. Nous devons faire face à une tyrannie du partage de l’intimité avec tous sauf à choisir un enfermement sur nous-mêmes, qui, tous deux, peuvent nous fragiliser en profondeur
Ce qui fait que, si nous avons besoin du partage, d’échanges, afin de vivre cette intimité qui ne peut qu’être partagée, nous ne pouvons éviter, incidemment, une certaine vulnérabilité.
Parce que l’intimité se différencie de l’intime, en ce qu’elle suppose une relation, contrairement, par exemple au journal intime, dans lequel peut être exposé, pour soi, ce qu'il y a de plus intérieur, de plus secret et de plus profond, ce qui, d'ordinaire, n'est pas censé être exposé au regard de tous.
Or, aujourd’hui, par l’effet des réseaux sociaux, alors qu’autrefois on se fâchait contre ceux qui lisaient notre journal intime, aujourd’hui on se fâche si personne ne le lit.
Pourquoi sommes-nous si nombreux à nous exposer sur des réseaux sociaux, comme Facebook, qui possède des informations précises et personnalisées sur ses utilisateurs, d’autant plus fiable que ce sont eux-mêmes qui les publient. Ensuite s’ajoutent des approfondissements et des corrections propagées par leurs « amis » présents sur le réseau. Chaque portrait devient une œuvre collective, vue en permanence, et il en nait un personnage public dont l’identité évolue au gré de ce que les autres pensent et savent de lui. Ce qui va jusqu’à « corriger », et même influencer, «l’intime » de l’utilisateur.
C’est possible, selon Clément Rosset, parce que notre identité personnelle n’existe pas, que « seule notre « identité sociale [est] la seule identité réelle ». Notre passeport, les témoignages d’autrui, les traces matérielles de notre histoire prouvent que nous existons socialement. Mais elles n’attestent pas qu’une personnalité unique soit capable d’endosser successivement des rôles sociaux et de rester elle-même. « De ce que “je pense”, il peut s’ensuivre que “je suis”, pas que “je suis un” », démontre-t-il.
Clément Rosset ajoute : ce sentiment d’identité personnelle que l’on ressent grâce aux autres n’est qu’un « bien d’emprunt, tributaire de l’amour de l’autre », un songe destiné à s’évanouir et qui mène nécessairement à la déception. « Un puzzle social [qui] vient tenir lieu d’identité ».
Ainsi, si l’intimité ne peut qu’être partagée, elle ne peut, ni ne doit l’être avec tous !
Parce que ce nouveau rapport immatériel au monde peut être perturbé par un lynchage violent, au moyen des réseaux interposés, sans qu’il n’y ait plus nécessité de présence et de désignation des « intimes ».
Nos interactions y échappent à notre contrôle. Le numérique nous parasite, en pouvant se retourner contre ses utilisateurs, étant une intimité sans véritable relation, constituée de foules éphémères, de justice expéditive ou donc, de lynchage.
Parenthèse : L’affaire de la vidéo sexuelle de Benjamin Griveaux l’a bien montré, les frontières entre public et privé se brouillent. Montrer l’intime d’un parti, le situe de manière négative, bien que ce ne soit pas une si mauvaise affaire du point de vue féministe : pendant des siècles la démarcation public/privé permettait de cantonner les femmes à l’espace privé, et de réserver l’espace public aux hommes. « La vie privée doit être murée, nul ne doit chercher à savoir ce qui se passe dans la maison d’un particulier’, dit le dictionnaire Littré vers 1860 Cette protection de l’intimité mettait les femmes sous la domination des paterfamilias, en jetant un voile opaque sur ce qui se passait à l’intérieur du foyer.
Michel Foucault, avait repris une théorie de Jeremy Bentham, (1748-1832) pour détailler les méthodes d’oppressions qui avaient pour but de dresser les individus et de normaliser les comportements.
Les prisonniers sont placés de manière à avoir la sensation d’être toujours potentiellement surveillés, avec par exemple la présence d’un mirador au milieu d’une cour de prison, d’œilletons ne rendant pas possible pour le prisonnier de voir le gardien, qui, lui, a la possibilité de voir le prisonnier. Le prisonnier se surveillera ainsi lui-même, ne sachant s’il est réellement surveillé ou non, but ultime de ce dispositif.
En ce sens, certains condamnent la multiplication des caméras citadines de vidéo-surveillance qui peuvent provoquer de l’autocensure, comme d’autres, contraints à cohabiter dans un open-space, qui ressentent souvent un malaise à l'égard de leur environnement quotidien. Travailler en open space signifie d'abord évoluer en permanence sous le regard des autres, devant un public, sans le moindre répit, où tout le monde peut entendre ce que l'on raconte à son voisin, tout en étant disponible tout le temps.
Dans ce genre de situation, il est difficile en raison de la surveillance et d'une exposition constante de sentir seulement naître un sentiment d'intimité.
Aujourd’hui, à la société disciplinaire en milieux d’enfermement, dont parlait Foucault, s’ajoutent les sociétés de contrôle que relevait Gilles Deleuze, qui marquent le désintérêt des lieux d’enfermement au profit de la traçabilité dans des lieux ouverts. (Avec aussi des bracelets électroniques).
Si, à notre domicile, les portes de WC ont un verrou, « pour protéger l'intimité », montre bien qu’on ne peut parler d’intimité que si quelqu’un d’autre partage notre intimité. Sinon, on peut laisser la porte ouverte !
D’où la question : quelle est la distance qui rend la proximité possible, comment rendre possible l’intimité qui peut en découler parfois, tout en évitant un déplaisant sentiment d’intrusion ?
Peut-être en cessant d’être spectateur, pour découvrir un univers, non évidemment comme un spectacle, ni bien sûr comme une représentation, mais comme une expérience de symbiose entre les intervenants. C’est ne plus chercher à se détourner du regard d’autrui, à se dérober à sa curiosité, mais au contraire, à en faire un objet de communication ou mieux, un sujet de communion avec autrui.
L’intime enferme dans une unicité, une sédimentation, un enfermement ou l’aventure s’épuise, sauf si l’on demande à l’autre d’y participer, en s’ouvrant alors tant à l’empathie qu’à la contradiction, lorsque l’on permet à l’autre de traverser ce territoire intime, que chacun de nous tente de garder, afin de préserver sa supposée identité propre, en acceptant de baisser les barrières, de se dévoiler à l’autre ».
Entre espace public et espace privé, une relation intime apparaît dès que chacun ne donne ou ne montre ce qu’il considère comme intime qu'à une seule personne et à personne d'autre. Seule est à qualifier d'intimité la relation mettant « l’accent sur ce que chacun ne donne ou ne montre qu’à une seule personne et à personne d’autre : alors on a cette tonalité particulière que l’on nomme intimité ».(Georg Simmel, philosophe et sociologue allemand, mort à Strasbourg ou il enseignait, en 1914).
Plus généralement, le passage par les autres est essentiel pour leur faire porter une part de soi, de moins se mentir ou se tromper sur soi-même, d'être plus vrai, débarrassé du petit moi-moi superficiel, d’un un repli sur soi régressif pour arriver à se rencontrer. L’intimité est nécessaire à l’approche du “Connais-toi toi-même », un espace pour élaborer d'autres possibles, hors d’une pluralité atomisante.
Faire à des personnes qui nous sont indifférentes des confidences très personnelles, réservées d'ordinaire à des proches, ne constitue pas pour autant une relation intime. C’est faire entrer par effraction dans le cadre restreint et électif de l'intimité, le tiers collectif, c’est mimer et miner de l'intérieur le champ de l'intimité.
L’intimité trop partagée est celle par laquelle on tente de s’affirmer en suivant la meute, en voulant répondre à un stéréotype ?
Journaux intimes publiés, autobiographies, affichent les marques de l'intime, et ne font que suggérer une « authentique » intimité, en convoquant toute une gamme de sensations, d'émotions et de sentiments.
“Journal intime. Relation quotidienne de cette part de l'existence que l'on peut se confier à soi-même sans avoir à en rougir. ”Ambrose Bierce
L’étalage du supposé intime (talk-shows, journaux people, télé réalité), n’est qu’une forme d’extension de l’espace public qui ne se limite plus aux coutumes, croyances, usages, langages communs. Pour Michel Serres, les nouvelles technologies provoquent une sociabilité en réseau, au cours de laquelle s’affiche la preuve de son intimité, mais intimité avec le discours dominant. La seule chose qui s’exprime ainsi est l’usage fondamental de la soumission, la falsification de la vie sociale.
On devient alors l ‘acteur, non celui qui joue un personnage dans la vie en société, mais celui qui interprète cette dilution de l’identité qui naît lorsqu’on est en symbiose avec la nature, avec le monde ou avec une autre personne. C’est seulement ainsi que l’on expérimente ce qui est authentique, ce qui n’a besoin d’aucun artifice pour s’épanouir et s’épancher. Car le détachement de soi dont le partage de l’intimité fait état n ‘implique aucun abandon de ce qu’on est réellement, c’est simplement l’habit social qu’il faut laisser au vestiaire.
N.Hanar
Retour vers l'acceuil
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La contribution de Jean Luc
L'intimité peut-elle être partagée?
ll y a peu, nous avons parlé de l'arbre qui est dans la cour et fait la remarque qu'aucune feuille de cet arbre, malgré un aspect symétrique par rapport à son axe central, n'était absolument identique à une autre. Et pourtant chaque feuille de cet arbre permet de l'identifier comme étant d'une espèce particulière. Nous constatons par ce biais que l'identité est ce qui complète les particularités qui, sans cela, resteraient un conglomérat sans cohérence. L'une ne va pas sans l'autre et vice-versa.
En serait-il ainsi également pour les humains? Chacun essaie de cultiver un particularisme par lequel il se définit pour se donner un genre et un style de vie. Cela, et tout autant ce qui se cache derrière l'apparence ainsi créée pour s'intégrer dans le jeu social sans pour autant renoncer à son individualité, composent sa personnalité. Celle-ci ne trouve à s'exprimer qu'à l'intérieur d'un groupe auquel chacun s'identifie parfois jusqu'à permettre de donner un sens à sa vie (notamment pour les identités les plus larges, comme le pays, la civilisation ou la religion, dont on est membre). Mais bien entendu, il peut s'agir de communautés plus restreintes. On peut donc affirmer qu'à des degrés divers, l'identité est ce qui permet de dépasser, voire de sublimer les particularismes. Comme pour l'arbre où l'espèce (en l'occurence l'érable) dépasse les particularités de chaque feuille. Et de fait, l'un comme l'autre sont pour chacun une part de leur intimité. L'individualité, exprimant un particularisme, ne pouvant et ne devant dans un premier temps du moins, se partager; l'identité, fruit de ces individualités particulières étant, au contraire, ce qui incite au partage et le rend possible. Certains voudraient transcender les idées d'identité et en faire une universalité, mais il vaut mieux considérer cela comme une utopie.
En somme, pas d'extériorité sans intériorité et vice-versa. Mais même en ce qui concerne l'individualité, ceux qui sont réputés pour avoir une vie intérieure intense, comme les religieux, du moins ceux qui ne sont pas de purs dogmatistes, ou les artistes, du moins ceux qui ne sont pas des farfelus, éprouvent l'inclination de faire partager ce que leurs méditations ont produit pour les uns et leurs recherches dans le domaine de l'esthétique pour les autres. Les quartiers anciens des villes ont acquis leur cachet souvent grâce aux édifices religieux dont les plus prestigieux sont la fierté des habitants et font l'admiration des touristes. Pouquoi ont-ils été édifiés si ce n'est pour permettre de manifester collectivement ce qui relève de la spiritualité, appelée d'ailleurs communion dans certaines religions? Celles-ci font encore sens de nos jours. On ne souvient de l'émotion quasi-planétaire lors de l'incendie de Notre-Dame de Paris. Qu'un temple moderne comme une surface commerciale brûle et tout le monde s'en moque. De même pour les artistes, nombre de musées et de salles de concert ont été construites pour permettre à chacun de partager avec d'autres les plaisirs artistiques tant visuels qu'auditifs. Heureux celui qui, assistant à un concert, vibre avec les artistes qui se produisent, partage avec eux le souffle parfois épique des oeuvres jouées, nées du travail d'un artiste ayant plongé le plus profondément possible dans son intériorité. Mais qui prête attention au vacarme sonore des supermarchés supposés nous transformer en acheteurs compulsifs, en automates en quelque sorte? Où l'on voit que les musiques électriques promeuvent des processus d'asservissement par l'abrutissement. Certes, concernant cela, il s'agissait dans un premier temps de "s'éclater", de se "libérer", (de quoi d'ailleurs?), voire de se “défoncer”, mais ce sont rapidement devenus des fabriques de pièges émotionnels voire même uniquement sensoriels devant permettre l'émergence d'un homme nouveau, débarrassé de ses inhibitions, frustrations et aliénations pour se plonger, grâce à la marchandisation omniprésente, dans les délices d'un extraversion de pacotille. Il s'est agi de créer de l'insatiabilité, socle d'un nombrilisme fétide, d'un narcissisme putride et d'une égolâtrie morbide où rien ne se partage car seule l'appropriation compte. Le seule intimité qui est promue concerne la pornographie qui transforme les corps en machines à sexe, expressions parfaites d'un résidu de civilisation réduit à la production de machines à sous.
Tel est le fléau du néolibéralisme qui, tel un nuage de sauterelles, s'est abattu sur l'Occident. Il ne doit plus rien y avoir d'intime puisque tout est marchandisé; il ne peut plus rien y avoir à partager, puisque le partage suppose la gratuité et le don, ces abominations suprêmes aux yeux de l'“élite” néolibérale. Le coeur et l'esprit sont le siège de l'intimité, le système actuel les combat car il y voit un piège où son infirmité mentale serait dévoilée. Rien ne doit s'opposer à la toute puissance du désir retravaillé par les stratèges du marché. Son idéologie délétère a pour nom le consumérisme, stade suprême de la transgression et supposé être venue à bout de l'idée même d'esprit critique, relegué au rang de complotisme. Ces jouisseurs compulsifs n'ont même pas vu que sous leurs fenêtres s'érigeait une contre-société ne cherchant qu'à les dégager, au besoin par la violence.
Mais rien n'est jamais figé. Avoir l'esprit critique, analyser lucidement la situation dans laquelle nous avons été immergés, nous permet de nous recentrer sur nous-mêmes. Ainsi nous ne serons plus des étrangers pour nous-mêmes, condamné à vivre un exil intérieur, ce qui est le propre de l'aliénation. Nous saurons définir par nous-mêmes nos besoins et nos désirs, nos intentionalités, ce que celui qui est victime de frustration ne peut faire, pour enfin lever nos inhibitions, ce qui permet de retrouver en nous-mêmes et par nous-mêmes notre vouloir-être, notre volonté de puissance, qui nous sont propres. Il faut détruire les fausses idoles. Bernanos, en son temps, avait déjà fait le constat: “ On ne comprendra rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure”. Mais par la confiance retrouvée, par l'empathie redécouverte, nous aurons plaisir à faire d'une part de notre intimité, celle que l'on désire partager, qui constitue un trésor commun, et qui est celui sur lequel se bâtit une civilisation qui n'oublie pas le beau, le vrai et le bien, en somme ce qui définit l'altruisme.
Le travail est-il nécessaire ?
La philosophie n’est pas destinée à donner des réponses, des remèdes à des problèmes, mais à nous permettre de comprendre le monde et les événements que nous vivons. Philosopher, c’est échanger des idées, interroger des savoirs, afin de comprendre pour quelles raisons des événements ou des idées se produisent, des concepts émergent, et pourquoi nous ne les percevons pas tous de la même manière.
Notre sujet, « Le travail est-il nécessaire », ne porte pas principalement sur la définition du travail, en quoi il consiste, sa valeur ou son utilité, s’il est valorisant ou au contraire dégradant et aliénant. Ce sont des éléments qu’il faudra néanmoins prendre en compte, mais par rapport à la question posée: sa nécessité.
Nécessaire, se dit d'une condition, d'un moyen dont l'existence est la seule qui rende possible un but ou un effet dont on ne peut se passer. Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être. Cette définition oblige à se demander si le travail est le moyen nécessaire, permettant aux humains ou aux sociétés d’atteindre ce qu’ils recherchent, alors que la question ne nous demande pas à quoi ou à qui le travail est nécessaire !
Parmi la multitude des possibles, ou rien n’est inscrit depuis toujours et pour toujours, quel serait la définition d’un travail « non nécessaire » concevable ! Parce que, aujourd’hui, demain, ici ou là-bas, la nécessité n'est pas prédéterminée.
D’abord, qu’est-ce que le travail ?
Le mot « travail » peut s’entendre sous plusieurs sens. Quand on « fait un travail » c’est l’effort ou la peine que l’on se donne pour faire quelque chose, (comme l’accouchement ou la maïeutique), et ce que l’on a produit (l’objet ou l’idée) on le montre comme étant « mon travail ». De plus, il peut en résulter une rémunération, lorsque « j’ai un travail »
Mais, toujours, le travail est une activité, spécifiquement humaine, de transformation, de la matière, de la nature, des idées, à des fins censées présenter une utilité pratique.
Alors, on peut défendre la nécessité du travail, l’environnement, ne fournissant pas au singe nu, suffisamment de quoi survivre. Il s’agirait donc, à la fois, d’une nécessité et même d’une obligation pour la survie, d’une contrainte, physique et psychique, vécue comme quelque chose de pénible et douloureux, comme l’indique son étymologie, (du latin tripalium, appareil formé de trois pieux, utilisé pour ferrer ou soigner les animaux, puis instrument de torture pour punir les esclaves).
Cette connotation négative du travail, se trouve également dans la Bible, qui déjà militait pour l’effort, pour la peine dans le travail. Dieu, qui s’est toutefois reposé au septième jour, (faites ce que je dis, pas ce que je fais !) déclarait à Adam: « Tu te nourriras à la sueur de ton front! »
Cette connotation négative s’est accentuée, par une contrainte sociale permanente. On commence par travailler à l'école, puis nous trouvons un emploi pour, nécessité vitale, gagner notre vie et prendre une place dans la société, ce qui nous soumet à des règles dont on ne décide pas, rognant notre liberté.
Alors certains pensent que cette nécessité détourne l’homme de lui-même, de la connaissance de soi, de la satisfaction procurée par un certain bien-être, le détourne de la possibilité de constituer une identité rêvée, dans la mesure où les contraintes réduisent le temps consacré à prendre soin de soi et à se livrer à des activités, qui ne pourraient exister qu’en dehors du travail, celles qui permettent de réfléchir, de comprendre ce que nous sommes, qui nous sommes, et de s’interroger sur le sens de l’existence humaine en général et de la sienne en particulier. D’où la question de sa nécessité !
Pour d’autres, au contraire, c’est par le résultat de son travail, nécessaire de leur point de vue, que celui qui a réalisé des transformations, prend conscience de son rôle, de son pouvoir, et prend conscience de soi: par la modification de la réalité effectuée par la volonté humaine : le but recherché s’inscrit dans le monde.
Si la civilisation industrielle a bien donné naissance à un travail aliéné, par la reproduction déshumanisée des mêmes tâches et la captation des bénéfices de la production par d’autres que ceux qui la réalisent, il convient, avant tout, de ne pas confondre le travail et les conditions de travail, souvent véritablement aliénantes, qui font que ce n’est pas le travail, par lui-même, qui est aliénant mais bien les conditions critiquables de son organisation. Parce qu’alors, le travail est déconnecté de sa finalité : le travailleur devient un simple rouage d'un système absurde qui le dépasse totalement, il est exhorté à produire toujours plus, alors que l'on baigne dans la surproduction d'objets superflus et que l'on consomme beaucoup trop d'énergie au détriment de l'équilibre écologique de la planète et de son équilibre propre.
Le travail ne constitue donc plus un rapport naturel avec le monde, manger, se vêtir se protéger soi et les autres, etc…, mais un phénomène de socialisation insensé, qui capte et structure l'action et l’identité des individus.
Cependant, cette structuration de l’identité par le travail, peut aussi être nécessaire.
L'humanité, n'est pas seulement soumise aux besoins et aux désirs. Un artisan, un artiste, un ouvrier, dans son activité, développe des facultés intellectuelles et manuelles, le sens de l’observation, de l’anticipation, de l’organisation, la capacité à comparer, à raisonner pour savoir quelle technique est adéquate dans tel ou tel cas, pour inventer, imaginer. Créer une œuvre, pratique comme un objet, soit artistique ou intellectuelle, c’est produire, par son travail, quelque chose qui est « plus » que ce que l'on consomme, une chose qui participe à la construction d’une culture humaine, la sienne et celle de l’autre, et, partant, l’identité d’autrui, en même temps que la sienne propre.
C’est par le travail, par la production d’œuvres extérieures, d’ouvrages, que l’humain devient autonome, devient lui-même auteur de ses progrès, de ses succès, tout en se libérant du cercle des besoins. De ce fait, il parvient à déterminer une individualité qui l’amène à l’estime de soi.
Le travail n’est donc ni bon ni mauvais : il n’a pas « en soi » de sens. C’est l’homme qui y plaque des valeurs, des nécessités et des légitimités. Mais, composante de la condition humaine, il participe à la construction de l’identité de chacun. Le sens n'est pas à chercher, ni à trouver, comme s'il existait déjà ailleurs, comme s'il nous attendait. Il est lui-même le fruit d’un travail. Il n'est pas tout fait: il est à faire, à inventer, à créer, et se révèle en dehors de la facilité par laquelle il nous est désigné. Le sens ainsi, n'est pas dans ce que nous sommes ou faisons, il est ce qui nous fait. Et nous évite ainsi d’emprisonner des individus, dans le travail qu’ils effectuent, dans des catégories, des emplois, qui les réduisent à une condition dont on ne leur permettra pas de s’extraire.
On peut alors se poser la question suivante : l'identité de chacun se définit-elle par son appartenance à un travail, ou à une nation, à une communauté, voire à tout à fait autre chose? Selon Edgar Morin, l’identité humaine est plurielle et prend des formes diverses, et ne se dissout ni dans l’espèce ni dans la société, ni dans un travail en particulier. La nécessité essentielle du travail, ne peut pas être l’apanage d’une école de pensée, d’une théorie économique, ou d’une communauté.
Mais, qu’on le considère comme permettant la production de biens ou de services pour soi ou pour autrui, il crée néanmoins du lien social et de l’insertion, en s’inscrivant dans un processus d’échange. Le travail est alors un concept relationnel, et non une simple qualification individuelle.
Or, le travail occupe une place qui absorbe un temps considérable dans l’existence humaine.
On peut alors se demander si sa nécessité ne serait que le résultat de l’hégémonie du faire et de la vitesse, opposée à l’oisiveté et même à la paresse, (dont plus d’un a fait l’éloge), qui, au contraire, permettraient la découverte de soi à travers la rupture avec l’agitation du monde, comme le ferait le sage, tout en exerçant activement, et avec fruit, la contemplation, la réflexion, au nom de la liberté de chacun de décider de ce qui lui convient…
Alors, après avoir défendu que le travail est nécessaire à la survie humaine, à l’intégration et à l’identité sociale et personnelle, à la conscience de soi, à la dignité en plus d’un salaire, la philosophie s’est posée la question de l’émancipation humaine de la contrainte, qui fait partie du travail, en cessant d’en faire un totem nécessaire, parce que la « vraie vie commencerait hors du travail » (André Gorz).
Cette « vraie vie » n’est pas à confondre avec la notion de « temps libre », qui n’est que fictivement libre, car il s’agit en fait du temps nécessaire à l'entretien et à la reconstitution de la force de travail. Ce temps du loisir est soumis à des contraintes qui sont au moins aussi fortes, aussi socialement déterminées, que celles du temps de travail.
Pour Baudrillard, le loisir est lié à l'impossibilité même de prendre son temps. Socialement organisé, il s'inscrit dans les circuits de production et d'organisation. Il est aussi un moyen de prise en main politique des masses. De l'empire romain à nos jours, en passant par le troisième Reich, les jeux du stade sont d'abord et avant tout un instrument politique visant à empêcher l'existence d'un quelconque réel temps "libre".
Ne resterait-il alors plus que le travail qui pourrait être considéré comme la seule activité, nécessaire à la production de biens ou de services, de quoi que ce soit, à destination d'autrui, l’élément essentiel de ce qui déterminerait l'appartenance des individus à une société, et qui situerait la valeur de l’individu dans son rapport aux autres.
Épicure (340 avant J.C.), écrivait: « il n'y a aucune nécessité à vivre dans la nécessité ».
Hors du travail, il n’y a pas que l’oisiveté, la paresse, ou le temps libre pour permettre la redécouverte de soi à travers la rupture avec l’agitation du monde.
Hannah Arendt établit ainsi une différence essentielle entre le travail dont le produit est voué à la consommation, qui doit être constamment renouvelé, et les activités artistiques et intellectuelles, qui sont destinées à subsister, à durer. Créer une œuvre, c’est produire autre chose que ce que l'on consomme, une chose dont on se sert afin de construire une culture humaine.
Toute liberté, nécessite de se soumettre à des contraintes, mais notre indépendance, notre identité peut être produite par le travail, malgré l’encadrement qui l’accompagne.
Faire quelque chose correspond au désir de maîtriser la chose faite, même s’il faut faire des efforts, voire souffrir, vaincre des obstacles. Mais cette résistance fait qu’en changeant la réalité par le travail, l’individu change à son tour.
Le travail ne sert pas seulement de moyen pour atteindre une fin, mais constitue aussi une voie vers l’épanouissement, vers la culture et la connaissance de soi, vers la satisfaction de donner du sens à une existence humaine. Le sens n'est pas que dans la direction vers où on va mais dans la façon dont on marche.
Le travail nous apporte, le savoir, l’argent, l’occupation, la liberté, la reconnaissance, le lien social, l’identité. Travaillerait-on si l’on pouvait accéder à tout cela par un autre moyen ?
Sommes-nous seulement capables de l’imaginer?
Rousseau (Émile) pensait que « dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, [l’homme] leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon ». Ainsi, pour Rousseau, c’est « de l’oisiveté que viennent tous les vices » alors que « l’assiduité au travail […] prévient le désordre et les vices. » (Projet de constitution pour l’autonomie de la Corse). Cette idée de la nécessité du travail provenait peut être, chez lui, de la constatation que si la nature offre des ressources, il faut quand même faire un certain travail pour les obtenir et les transformer.
Voltaire en rajoutait une couche: « le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin » (Candide). Travailler évite à l'homme de s'ennuyer ou de sombrer dans le vice, et lui permet de subvenir à ses besoins. Ces arguments persistent : de « le travail, c’est la santé », à « Arbeit macht frei ».
La nécessité du travail trouvait sa justification, en étant un moyen utile qui permet d’atteindre un but : les conditions de la survie et du développement de la société.
Au point que s’est installée une croyance dans les bienfaits du travail, devenue une idéologie, donc une théorie qui tente de se faire oublier en tant que théorie pour apparaître comme une donnée naturelle.
L’idéologie masque les conditions historiques qui l’ont vu naitre.
Ainsi nous ne pouvons que difficilement (ou pas du tout) imaginer une existence sans la nécessité du travail, qui devient l’idole de sociétés désenchantées, « l’opium du peuple » des sociétés modernes.
L’idée de travail apparait alors comme une notion construite qui unifie de façon abusive des activités trop différentes pour être appelée d’un même nom.
Ce qui nous ramène à la question qui nous est posée aujourd’hui « Le travail est-il nécessaire? ». Elle est d’actualité parce que nous vivons actuellement une disputation, qui dégénère parfois en affrontements, entre ceux qui veulent imposer la prolongation de la durée du travail et ceux qui n’en veulent pas.
Le philosophe n’a pas pour vocation de départager celui qui a raison de celui qui a tort, surtout, à partir des arguments subjectifs que chaque partie évoque. Ne pas départager, mais tenter de comprendre.
D’abord, autrefois, existaient les mythes transcendantaux de « l’après », par lesquels la quiétude, le bien être de l’individu étaient renvoyés à un monde après la vie, au-delà de la vie. On peut se demander si dans nos sociétés laïques, « l’après » ne serait pas remplacé plus prosaïquement, par un monde « au-delà du travail »: la retraite. (Que peu atteignent et qui ne ressemble pas vraiment, pour ceux qui l’atteignent, à un Eden !)
Ensuite, quelle est la pertinence de la dispute en cours ?
Il se pourrait qu’elle soit anachronique, ne tenant pas compte des progrès récents des intelligences artificielles, comme ChatGPT, des avancées technologiques de la robotisation à propos desquelles, on parle même d’un "grand remplacement" de l’humain par la machine.
Leurs conséquences sur l’emploi, qui est la manière dont s’accomplit principalement le travail humain, que le questionnement de sa nécessité, comme à chaque grande rupture technologique, ne sont pas contournables : (automobile, métiers à tisser, électroménager, etc….) Des formes du travail sont bel et bien détruits et d’autres apparaissent, qui se passent du travail des humains. De plus, ce sont maintenant des emplois dits intellectuels qui sont menacés : d’où la pause, demandée par Elon Musk, et des experts dans le développement des IA. Ce qui arrange bien les finances publiques, parce que tous ces outils ne sont pas soumis à l’impôt et aux charges sociales.
A partir de là, comment financer nos Etats providence si le "chômage technologique" comme le définissait Keynes s’accroît. Faudra-t-il imaginer un jour une taxe sur les robots ou l’I.A. ?
Nous sommes en plein dans une révolution qui, plus que scientifique est anthropologique, et qui menace la place omnipotente de l’être humain dans le monde. Loin d’être l’annexe du travail humain, l’IA semble devoir en devenir le moteur principal, et le travail, tel que nous l’avons conçu jusqu’à présent serait de moins en moins nécessaire
Et pendant ce temps-là, une anachronique dispute sur le temps de l’existence consacrée à un type de conception du travail en voie de disparition, occupe les politiques, les syndicats, l’opinion et les médias
Se demander si l’utilité est le seul critère permettant de justifier de la nécessité du travail, impose de réfléchir à la question de savoir si le travail, peut être également indépendant d’objectifs autres, comme la rentabilité, l’efficacité ou la productivité qui, chaque fois, nécessitent de juger le travail à son résultat et non pour lui-même. Parce qu’alors, un travail non-productif n’est alors pas vraiment considéré comme un travail, mais déconsidéré comme un loisir, comme non-nécessaire.
C’est notre rapport au travail qui devrait se modifier.
Un travail qui permettrait alors d’y prendre du plaisir, même s’il est difficile et ingrat, en constatant, malgré la difficulté, les progrès sociaux et personnels qu’il peut nous faire effectuer. Le travail serait ainsi nécessaire, en lui-même, en dehors des circuits économiques, indépendamment de sa valeur marchande, de ses conditions aliénantes et des idéologies qu’il véhicule.
On ne fera sans doute jamais du travail une expérience sensationnelle de bout en bout, mais il peut permettre une réalisation de soi qui ne sépare pas, par une frontière, l’ordre professionnel du monde privé, tout en abolissant aussi la distinction classique de l’alternance des temps sociaux. Au point que formation, repos et labeur s’entremêleraient et se confondraient afin que l’individu continue de se réaliser tout au long de sa vie.
Mais sommes-nous déjà en mesure de le penser ainsi ?
N.Hanar
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LE DELIRE
Ce terme provient du latin "delirare", verbe formé par "lira", le sillon et le "de" de séparation. Délirer, étymologiquement, signifie donc sortir du sillon, le quitter. D'où la nécessité de savoir ce qu'est le sillon ainsi abandonné; ou du moins ce qu'il représente.
Est-il ce qui serait une perfection? Mais nous savons bien que le monde ne correspond jamais au désir que nous en avons, désir que par vanité, nous identifions à la perfection, d'où ce perpétuel sentiment d'insatisfaction, de frustration que nous éprouvons. La perfection n'existe naturellement que dans le domaine de la pensée, on peut avoir l'idée du vrai, du bien, du beau, à quoi nous ne pouvons jamais donner un caractère concret, qui serait admis par tous. Dans les domaines de l'éthique et de l'esthétique, dès qu'on passe à un essai de réalisation, on n'est jamais "dans les clous" et en quelque sorte, on reste dans des approximations, car dans ces domaines, "il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations" Nietzsche. Le délirant est celui qui se réfugie dans le dogmatisme et l'intégrisme, qui ne sont pas des pensées, mais des crispations de l'esprit.
Dans ce qui est objectivable, dans ce qui relève de la connaissance donc, celle-ci doit partir du réel et ne peut que rechercher des causes; une science des fins, usant des mêmes procédés logiques que ceux qui permettent la connaissance, n'aurait en réalité plus rien de scientifique et relèverait au mieux de la mythologie. Toutefois, le savoir, reposant sur des fondements objectifs, peut se partager en usant d'explications et de démonstrations, ce qui n'est pas le cas lorsqu'on est dans l'intuitif ou le ressenti. Que ce soit l'émotion artistique, l'art étant une "expression ressentie" selon Wittgenstein, ou le sentiment de justice, fondé par exemple sur la notion de devoir chère à Kant, nous sommes dans des domaines où l'on ne peut rien démontrer, tout au plus chercher à persuader. Car, contrairement au raisonnement logique fondé sur une réalité physique, rien n'y est universalisable. Affirmer le contraire relèverait de l'impérialisme culturel. On en est en fait réduit à rechercher ce qui est utilisable pour soi sans que par ailleurs l'on sache très bien en quoi consiste ce soi. On rêve d' un accomplissement et on bute sur une déstabilisation, car on n'est jamais satisfait de ce à quoi on parvient. Puérilement on s'obstine à atteindre une perfection dont on sait bien par ailleurs qu'elle est inatteignable. Est donc délirant le fait de croire qu'on arrivera au terme du sillon, que tout le champ sera un jour labouré. Quant à la récolte toujours supposée bonne, elle fait l'objet d'un imaginaire débridé, depuis le monde immuable des Idées platonicien jusqu'à la fantaisie contemporaine de la Fin de l'Histoire. A supposer qu'on parvienne un jour à un aussi estimable résultat, cela voudrait dire que le champ du questionnement philosophique n'existe plus, qu'il n'y a plus à se poser la question du pourquoi, ce qui est le propre de la philosophie et que la question du comment répondra à tout, englobant la totalité du réel. C'était la position des scientistes du 19e siècle, mais le résultat effrayant en serait la disparition de la subjectivité et donc de la raison d'être de l'homme.
A vrai dire, la question de l'"être-là" de l'humanité, la question du dasein heideggerien, ne peut se poser qu'en englobant l'homme lui-même dans la question. Quelle est la nécessité d'une conscience, la conscience humaine, dont il faut bien admettre qu'elle n'est pas la totalité de la conscience? En effet, l'ordre naturel repose sur un ensemble de lois naturelles qui ne sont pas d'origine humaine. Toute question sur le "Dasein" ramène donc certes au pourquoi de l'Etre mais aussi à soi, à sa pensée singulière qu'il faudrait éviter d’absolutiser. Nous avons bien une idée de ce qui pourrait être vrai ou juste, mais c'est une idée qui restera toujours liée à notre moi propre. En effet, nous ne disposons pas d'un esprit qui serait une substance commune à tous, un esprit substantiel qui pense parce qu'il est esprit et qui de ce fait pourrait aboutir toujours aux mêmes conclusions, mais nous sommes un corps bien physique disposant d'un esprit singulier qui pense en fonction de ce que vit le corps (cf Spinoza: "nul ne sait ce que peut le corps"). De plus, l'esprit ne se perçoit pas plus que l'œil ne se perçoit; il ne perçoit que des situations qui lui sont extérieures et qu'il lui faut analyser, mais en tant qu'il est, il ne sait pas ce qu'il est. Il n'y a donc jamais de chemin tout tracé qu'il suffirait de suivre; seul le solipsiste qui s'imagine pouvoir se définir en fonction de son seul esprit, indépendamment de tout évènement extérieur, peut-être dans cette configuration.
Bien évidemment, il ne faut pas tomber non plus dans l'excès inverse, qui est de considérer que la totalité du vécu se résume à ce qui est objectivement constatable. Cela aboutirait à la néantisation du soi et à la réification de notre existence. Notre vie se résumerait alors au rôle social que nous jouons.(cf le garçon de café de Sartre). Le rôle social peut nous donner un point d'ancrage existentiel, mais ne doit pas nous servir de boussole; la boussole restant l'indistinct pourquoi du questionnement philosophique; le devoir-être ne doit pas recouvrir complètement la question de l'être.
En fait, il s'agit de trouver le point d'équilibre entre le je-sujet et le moi-objet. Celui qui ne serait que le moi-objet serait en quelque sorte le "salaud" sartrien, qui "connait" les hommes et leurs turpitudes, mais qui trouve normal d'en profiter, car il sait mener son raisonnement à bon escient. Il trouverait délirant celui qui privilégie le je-sujet, qui affirme la primauté du ressenti sur le raisonnement, lequel trouvera tout aussi délirant celui qui limitera sa pensée à ce qui est objectivable, mesurable et quantifiable. Alors, lequel délire? Les deux, mon général !
Freud aborda dans l'un de ses écrits le thème de l'inquiétante étrangeté, l' "Unheimlichkeit"; on a toujours un sentiment diffus que le chez soi, que l'on pense connaître, est étrangement inquiétant, ce qui fait que certains traduiront ce terme par "l'étrange familiarité". Il y a toujours une opacité, soit de soi-même, soit du monde, qu'il s'agit de contourner à défaut de pouvoir la maîtriser. Comme on ne peut dominer le monde comme le croient sottement n'importe quel dictateur ou n'importe quel vaniteux, on est toujours obligé de revêtir une apparence qui est comme un vêtement invisible lequel ne nous plait jamais complètement. Finalement on voit bien que le costume socialement présentable que l'on cherche à faire valoir relève du divertissement au sens pascalien du terme. Mais contrairement à Pascal, on peut considérer que le divertissement est plaisant si on ne le conçoit pas comme une diversion, mais comme un jeu, sinon l'Unheimlichkeit sera au rendez-vous. Fuir et se fuir ne mène à rien. Certes, pour le commun des mortels, l'enveloppe sociale représente ce à quoi il donne le plus d'importance; mais est-elle ce que nous sommes vraiment? La construction du soi par la prise d'appui sur autrui est toujours bancale puisqu'autrui fait exactement la même chose. Lorsque ce qui importe, c'est de savoir comment on est perçu, le je-sujet s'efface le plus souvent au profit du moi-objet. "Autrui m'est présent partout comme ce par quoi je deviens objet", note Sartre. Mais finalement toute notre vie ne consiste-t-elle pas à endosser des rôles parce que nous vivons sous le regard d'autrui (Shakespeare) ?
C'est en fin de compte bien la construction de ce moi-objet, par lequel nous nous socialisons, qui pose problème. Il nous donne l'illusion de pouvoir sortir de l'inquiétante étrangeté en devenant acteur dans la société. La tension apparaît lorsque le je, ce qui est en dehors du moi social, devient inintégrable, reste absolument étranger, ou à l'inverse lorsque ce qui compose le sujet ne trouve rien dans le jeu de rôle qui lui proposé qui puisse pour lui faire sens. Un homme "normal" est réceptif à ce qui lui est demandé; il n'a pas de réaction d'angoisse ni ne s'émeut lorsqu'il fait quasi-spontanément ce qui lui est demandé. Dans le cas contraire, lorsqu'apparait une sorte d'hyper-conscience de soi où, quelle que soit la demande, cela est perçu et vécu comme de la manipulation, voire une persécution, le résultat en est une transformation complète de son moi en un objet qui en quelque sorte ne lui appartient pas. Tout ce qui est extérieur est perçu comme totalement étranger et ne peut faire l'objet d'aucune assimilation. Il en vient à se demander si quelque chose a du sens à part son je; si rien de ce qui lui est extérieur n'a de sens, son je est totalement vide de sens également car plus rien ne peut lui servir d'appui et cela entre en contradiction avec la conscience exacerbée qu'il a de lui-même. Alors, effectivement, l'enfer, c'est les autres. Le sentiment d'incompréhension et de solitude est dès lors absolu et ne peut trouver sa solution que dans le suicide, voire le suicide altruiste, lorsque la conflagration entre le je-sujet et le moi-objet atteint un paroxysme. Or, comme l'avait vu Shakespeare, ce n'est pas le moi supposé authentique qui nous fait vivre, mais l'acteur que par la force des choses, nous sommes devenus. Pour rester dans le sillon, il faut savoir éviter de se considérer comme un homme réifié, mais un individu qui a su distinguer entre l'intime, ce qu'il a en propre et qui constitue son jardin secret et ce qui lui est personnel, le personnage qui est ce qu'on montre de soi et ce dont on est fier puisque c'est la construction de soi que l'on a su réaliser, non pas en-dehors du sillon sur lequel le hasard de la vie nous a projeté, mais à partir de lui.
Je terminerai en mentionnant l'ouvrage du psychiatre Louis Sass," les paradoxes du délire", où ce brave homme se fonde sur des écrits du philosophe Ludwig Wittgenstein. Celui-ci constate que souvent les philosophes sont atteints de ce qu'il nomme des « maladies intellectuelles ». Elles se manifestent par le détachement à l’égard de la vie en société comme de toute préoccupation pratique, ainsi que par une pente exagérée à l’abstraction et à la seule manifestation d'une conscience totalement centrée sur elle-même. Ce qui d'après Sass sont les symptômes même de la schizophrénie. La schizophrénie, affirme ainsi l'auteur, est non pas la perte de la rationalité, mais le point ultime sur la trajectoire d’une conscience s’involuant sur elle seule, s'enivrant d'abstraction pure, s'isolant des passions et se désengageant de toute activité sociale. C'est, dit Sass, "ce qui arrive à l'esprit lorsqu'il célèbre perversement sa propre apothéose", mais dont le résultat n'est qu'un " sentiment angoissant de désintégration".
Il est à souhaiter que les apprentis philosophes du café-philo n'accèderont jamais à ce stade. Il est vrai que l'échange d'argument et d'analyse est l'antidote de tout délire, car le délirant est toujours solitaire, il nie tout caractère réel à ce qui semble évident pour tous, et s'isole dans sa camisole de certitudes. Souvenons-nous toujours de la sentence de Nietzsche; ce n'est pas le doute qui rend fou, mais la certitude.
Jean Luc
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Le délire
Ou comment dé-lire délivre des livres
Le délire désigne une perturbation globale, parfois aiguë et réversible, parfois chronique, du fonctionnement de cette «pensée» qui nous permet normalement de comprendre, de connaître, de réfléchir.
Ou plutôt, qui nous permet de comprendre, de connaître, de réfléchir normalement.
Parce que les processus de la pensée se sont construits par l’éducation reçue, la culture acquise ou les cultures abordées, par le rôle social, par les expériences vécues ou les certitudes acquises, des référentiels normatifs se sont installés.
Ce qui fait que dans une société, par définition normative, répressive des instincts, les stimuli, l’irruption dans la pensée d’une idée, d’une réminiscence, sont référencés par rapport à ces normes répressives de la pensée, qu’elles soient éthiques ou sociales, mais toujours structurées par un extérieur à l’individu qui pense.
Cette distance entre la capacité sans limite de la pensée incontrôlable sans cesse stimulée et celles qui lui sont possibles socialement, donc contrôlés, normées, est à l’origine de refoulements et de souffrances.
(Ce qui fait d’ailleurs de la psychanalyse, un vain combat)
Si le langage est contrôlable, la pensée ne l’est pas.
Si l’on tente de rejeter le plus possible tous les contrôles extérieurs, la souffrance en étant le prix à payer, parce que la pensée étant de toute façon incontrôlable, autant conserver sa liberté en acceptant que la société définisse ce qui en résulte, comme un délire, comme « une perte du sens de la réalité, se manifestant par des convictions fausses, auxquelles le sujet adhère totalement, ce qui touche à l'intégrité de la personnalité ».
Or : -comment peut-on parler de «l'intégrité de la personnalité» si ce n’est dans un système figé qui n’accepterait que des personnalités immuables,
-comment peut-on parler de la «réalité», comme quelque chose d’immuable, alors qu’elle est issue d’une perception à un moment donné, dans des conditions données, par une personne donnée, et qu’elle est en perpétuel mouvement, si ce n’est dans un système figé qui définit impérativement ce qu’est le réel et ce qui ne l’est pas,
-comment peut-on parler de référentiels universels «vrais», si ce n’est dans un système figé, dans un champ de pensée limitée qui prétend pouvoir dire ce qui est vérité et ce qui ne l’est pas !
Si le langage est contrôlable, la pensée ne l’est pas.
Or le délire volontaire permet au langage de transgresser les contrôles, les normes du langage.
Il suffit de dé-lire le langage. Dé-lire délivre des livres.
Donc, ne plus considérer ce qui est écrit ou énoncé comme un argument d’autorité, en accordant de la valeur à un propos en fonction de son origine plutôt que de son contenu, même si ce chemin est nécessaire dans la constitution du raisonnement, mais en faisant en sorte que l’argument résonne dans la raison.
Tout savoir est construction d’un dispositif de domination (Foucault), alors il faut, dans le même mouvement, y ouvrir la possibilité d’un savoir dirigé contre la domination, en supportant de voir la pensée être nommée « délire », par une lecture du monde, du langage qui ne corresponde pas à ce que notre raisonnement y voit dans un premier temps. (Utiliser le terme voir ouvre à la vision).
Chaque individu pense d'une façon originale, et peut le faire en dehors de la norme, sans se borner à ce réel tel qu’il nous apparait par notre formation, notre environnement. La réalité possible apparaît alors plus vaste que la vision qu'on en avait précédemment, et la situation plus confortable dans la mesure où nous avons alors prise sur ce potentiel qui nous appartient en propre.
Cela permet de se construire une réalité, non pas une réalité abstraite qui existerait en dehors de nous, mais une réalité dont nous sommes un élément, que nous participons à faire naître en fonction de notre interprétation, et qui dépend de nous.
Cette réalité existe au même titre que l’univers physique. Parce que, dans ma pensée elle m’apparait comme réelle et non comme illusoire. Ainsi, elle existe car l’existence d’un objet est garantie par son apparition dans la pensée. Se donner comme étant, c’est exister.
Il y a une différence entre ce qui est et ce qui existe. Ce qui existe est présent, là, dans le monde. Le Golem existe parce qu’il est là, présent au travers de la littérature et des croyances, mais il n’est pas, il n’a pas d’être en dehors de moi.
La Vérité, objective, universelle, est à la même place que le Golem. En moi, je dois comprendre qu’il n’existe pas une seule Vérité, mais seulement des perspectives différentes du monde
Nous ne percevons pas la réalité qu’à travers nos schémas conceptuels. Dire que seul existe ce que nous connaissons est une décision qui aboutit à l’idée que notre rapport au réel est essentiellement illusoire.
Cette réalité a des propriétés qui nous apparaissent à travers le champ de sens dans lequel nous nous inscrivons et inscrivons donc l’objet perçu. Longtemps, la philosophie a voulu croire qu’il y a une réalité plus profonde et riche de sens derrière ce qui nous apparaît, dépendant d’une décision métaphysique antérieure, d’un principe premier. C’est tout autant délirant ! Mais a permis de mieux comprendre le monde.
Le délire correspond alors à une résistance, une insistance du réel à l’idée que seul existe ce qui correspond à une perception du monde limitée par les chemins que lui offrent les cultures.
Le Délire
6 mai 2015
Relation « non normée » à la réalité
Si la raison est la capacité normative, au niveau de la logique et des critères qui en résultent, qui « fige » la réalité en discernant le vrai du faux, le bien du mal et l’efficace de ce qui ne l’est pas, alors la pensée rationnelle, qu’elle soit ordinaire ou scientifique, est une interprétation « normée » de la réalité, qui lui donne du sens et la rend compréhensible (S. Dehaene, Le code de la Conscience, 2014).
Le délire alors, par contraste, représente la déraison, l’insensé, aussi bien au niveau de l’exaltation affective que de la divagation cognitive. Dans ce cas, la pensée délirante est une représentation « non normée » de la réalité, à la fois sans normes et hors normes, trop déconnectée, comme un rêve en roue libre.
Incapacité à « normer » la réalité
En 1995, le philosophe et psychologue américain Louis A. Sass (Les paradoxes du délire, traduction française 2010) a proposé d’interpréter le délire schizophrène comme la forme extrême du solipsisme, mode de pensée centrée sur elle-même, coupée du monde extérieur, comme elle est analysée par Wittgenstein. En suivant la perspective unitaire de l’identité (Daniel Dennett), où le « Soi » est le vécu auto-conscient, le délire solipsiste représenterait une double dissociation de la pensée, aux niveaux du « vécu » et de « l’auto-conscience ». Sur le plan phénoménologique, cette perte d’identité provoque une tension subjective : Le fou délire, et son délire l’affole !
D’une façon générale, le délire est un trouble de l’interprétation « normée » de la réalité, en fonction des « regards » portés sur elle, et des référentiels mis en œuvre pour cela. Par exemple, délirante serait l’interprétation de la liberté aristotélicienne, considérée depuis le référentiel sartrien du Sujet-conscience pour soi ; ou encore, on délirerait sur la trajectoire des particules, à partir du référentiel relativiste, où l’espace-temps est courbé par la masse.
Par extension analogique, on pourrait aller jusqu’à soutenir avec Deleuze que la nature elle-même, en quelque sorte, connait le délire : L’orchidée « délire » avec son faux abdomen de guêpe femelle, et le bourdon « délire » en s’accouplant faussement avec. Mais en fait, il s’agit de l’expression d’une réalité autrement « normée », l’efficacité du leurre pollinisateur, en l’occurrence.
Invention de subjectivité
Inventer d’autres modes de vie subjective, explorer de nouveaux écarts à la normalité, sans pour autant sombrer dans l’anarchie, c’est bien l’intérêt central du délire ordinaire (Foucault). Pour ce faire, le délire se présente tour à tour comme critique, créatif, adaptatif ou libérateur.
Le délire critique, c’est par exemple celui de la « folie » d’Érasme, satire bouffonne de la Société de la Renaissance, « hyper-normée » par la raison gréco-chrétienne. Cette critique est reconnue maintenant comme justifiée par une réalité non absolue, jamais « figée », mais multi-référentielle et évolutive, relevant plutôt d’un « relativisme rationnel » (Popper, Derrida, Deleuze).
Sur le terrain ainsi déblayé par son ami, Thomas More peut déployer le délire créatif de son « Utopie ». Déjà Platon célèbre le délire festif, poétique, amoureux, voire philosophique (Phèdre). Plus largement, cette créativité traduit pleinement la souplesse mentale qui résulte du relativisme cognitif, fertilisé par l’imagination. Sa fécondité ne se vérifie pas seulement en politique, mais aussi en art avec sa logique imaginative (Breton, Artaud, De Chirico, Dali), et en science avec son imagination logique (Newton, Einstein, Bohr).
Le délire adaptatif permet à la pensée « normée » de ne tomber ni dans le rigorisme, ni dans le laxisme, tout en restant souplement en prise avec la riche diversité de l’existence, pour sa meilleure efficacité.
Enfin, le délire est aussi libérateur, en assurant une dose de liberté individuelle, assez « gracieuse », dans la normativité commune exigée par la cohésion sociale.
Par exemple, la subjectivité sexuelle actuelle, normale, apparait souvent comme délirante aux yeux des générations précédentes. Et si pour autrui, chacun est en gros normal, en détail il est délirant. Le problème du délire est sa conciliation avec la normativité, au sein du « vécu auto-conscient », afin de vivre une subjectivité ni figée ni hyper-mobile, mais souple, à la fois « normée », constituée par la réalité, et délirante, constituante de la réalité.
Patrice
Éloge de la Luxure
20 mai 2015
Blâmable luxure
En parlant de sexualité, fonction naturelle et culturelle, on entend par « luxure » le goût pour la jouissance, le désir du plaisir sexuel, ce qui la rend doublement indéfinissable.
Et pourtant, dans la culture occidentale, la luxure se trouve très généralement blâmée, en tant que sexualité excessive, déréglée par un tel désir de jouissance libre, hors procréation et hors mariage. Le Christianisme a même fini par l’élever au rang de péché capital, en la considérant comme un vice dégoûtant, absolument, ou seulement relativement dans le cadre du mariage procréateur. Il lui est ainsi opposé la vertu de chasteté, obligation votive stricte pour le clergé catholique, plus ou moins radicale selon les églises pour les chrétiens non mariés, et au moins morale pour les mariés.
Or cette morale sexuelle chrétienne de la procréation conjugale, sans recherche de plaisir, est déjà largement présente dans le monde gréco-romain (Foucault). La répréhension de la luxure y concerne en effet l’individu et la société : Par rapport au bien de l’âme, la luxure apparaît comme bassement corporelle, animale, et donc comme un mal ; sur le plan socio-politique, la luxure est vue comme une source de conflits. Alors, à Rome déjà, sont nettement dissociés le sexe-procréateur à la maison et le sexe-plaisir au lupanar.
Le Christianisme, dit Foucault, n’a fait qu’ajouter le « soin » du pouvoir « pastoral », veillant au salut des âmes, à la manière du bon berger aidé par son chien menaçant, qui force son troupeau à rester dans le droit chemin.
Hobbes contre Augustin d’Hippone
Augustin d’Hippone pousse la condamnation chrétienne de la luxure jusqu’à son paroxysme. À la suite de Paul de Tarse, et avant Thomas d’Aquin et Pascal, il n’a pas de mots assez forts pour stigmatiser cette « concupiscence » de la chair, cette « libido » de la volupté, qui contribue tant à empêcher l’être humain de faire son salut, en le détournant de l’amour de Dieu. Débauché repenti et ingrat, il brûle frénétiquement le plaisir qu’il a adoré, allant jusqu’à comparer le sexe féminin à un « cloaque » (égout romain). Aspirant à faire l’ange, il ne pouvait pas faire plus la bête.
Pour sortir de cette aversion sexuelle névrotique, il n’est pas nécessaire de tomber dans un pansexualisme du genre Schopenhauer ou Freud. Hobbes (Éléments de droit naturel et politique) fait doucement remarquer que la luxure est un « appétit » double, jouir et faire jouir, et que le joyeux plaisir que l’on éprouve à faire jouir est tout à fait mental : Ainsi la luxure n’est-elle pas seulement un instinct animal, mais aussi un acte mental de réciprocité morale, où sans attendre Kant, l’humanité d’autrui est déjà reconnue, respectée et appréciée. Montaigne, avec juste prudence, et Nietzsche, malgré son machisme pudique, ont la même valorisation, naturelle et vitale, du plaisir sexuel mutuel. Eux aussi adhérent à l’interprétation sexuelle de l’Ecclésiaste : « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes ».
Casanova contre Sade
Donatien Alphonse François de Sade est le praticien extrême de la luxure violente et criminelle, comme l’atteste en direct Restif de la Bretonne, plus enclin au sexe festif. Sans doute fût-il aimé par sa chanoinesse de belle-sœur, mais sa vie a été surtout un tissu de cruautés sexuelles, infligées à des victimes rarement complices, et aggravées par sa position de domination sur ses proies, souvent ses propres domestiques. Il incarne ainsi la perversion sexuelle du « sadisme » (Krafft-Ebing), où la jouissance est liée à la souffrance et à l’humiliation d’autrui. Matérialiste athée fanatique, le « divin marquis » tente aussi dans ses œuvres de penser radicalement le mal, en affranchissant sa furieuse luxure de toute contrainte, qu’elle soit morale, religieuse ou politique. Bien que son extrémisme libertaire tende à être réévalué depuis Apollinaire et les surréalistes, et encore de nos jours par George Bataille ou Philippe Sollers, Sade demeure le symbole suprême de la luxure haïssable.
À la fois grand séducteur et grand séduit, Giacomo Casanova est peut-être le plus célèbre des praticiens de la luxure partagée, consentante et non transgressive. Envers ses partenaires, il se montrait généralement généreux, honnête, et, soucieux de ne pas leur nuire, il se délectait de leur jouissance : « Le plaisir visible que je donnais composait toujours les quatre cinquièmes du mien », écrit-il dans ses mémoires. Véritable figure de « l’anti-Don Juan » (Félicien Marceau), Casanova a été recherché et aimé par celles à qui il « apportait la lumière », comme le rapporte Philippe Sollers (Casanova l’admirable, 1998), qui ajoute : En toute liberté, « il a pensé et dépensé son corps exceptionnel… Épousant son désir, il a fait de sa vie un roman d’amours et d’aventures ». « Rien ne pourra faire que je ne me sois amusé », conclut Casanova lui-même.
Fausse chasteté
La chasteté conjugale procréatrice représente une mutilation idéologique de la sexualité, qui comporte d’autres dimensions que la simple reproduction. La croyance au dualisme âme - corps dévalorise la sexualité, car l’âme idéale ou incarnée est considérée comme supérieure au corps ; mais si c’est une illusion, alors le monisme « psychosomatique » redonne toute sa valeur à la sexualité, dans la mesure du respect de l’ordre public. En réalité, chez les humains, et même chez les religieux les plus mystiques, on observe une véritable obsession sexuelle, excepté peut-être chez Lord Chesterfield qui estimait que dans le coït « le plaisir est fugace, la position ridicule et la dépense détestable » (S. Blackburn, Éloge du désir sexuel, 2004).
Contribuant au plaisir de vivre, avec l’ensemble des autres plaisirs, respiratoire, alimentaire, sportif, artistique, scientifique, religieux etc…, le plaisir sexuel connait aussi des degrés, depuis le manque total jusqu’à la complète plénitude, et peut se dérégler par défaut ou par excès. On en a plus ou moins le goût, selon la force de la libido, la fonctionnalité organique ou la valorisation morale, mais c’est bien le plaisir qui donne toute sa valeur à la sexualité : Non, la jouissance de la « chair mentale » n’est pas animale, mais pleinement humaine.
Dans la réciprocité consentante, le plaisir sexuel crée une véritable communion des partenaires (Hobbes), mis à part les abus toujours possibles. Comme le remarque Nietzsche, la sexualité est capable de concilier égoïsme et altruisme, pour devenir le socle d’une nouvelle « soif commune » supérieure, l’amitié. Alors, la pleine satisfaction de « désirer et être désiré » entraine le désir de recommencer, dans une sorte « d’éternel retour ». Sel de la vie particulièrement savoureux, la luxure, quand elle n’est pas inhumaine, est tout à fait louable.
Patrice
Eloge de la luxure.
La luxure est un mot féminin qui provient du latin « luxuria » qui désigne d’abord le foisonnement, l’exubérance, ce qui pousse avec abondance, ce qui déborde à profusion de richesses avec faste, exubérance, magnificence et luxe.
C’est ce que l’on constate en observant la nature. Cependant, si on a toujours observé la nature, ce n’était pas toujours la même. Et c’est tout le problème de la perception qui désigne, selon Merleau-Ponty, « un contact naïf avec le monde », un monde naturel mais aussi historique, que la philosophie doit « réveiller » en « remontant en deçà des constructions qui ont enseveli [la perception] sous les sédiments des connaissances ultérieures», empêchant la perception «naïve».
Que s’est-il produit pour que le mot« luxuria » puisse être à la fois à la racine de la luxuriance, qui désigne positivement la richesse, la vigueur et l’épanouissement, et de la luxure, qui désigne négativement un penchant immodéré pour la pratique des plaisirs sexuels, une sexualité désordonnée ou incontrôlée, débauche, lasciveté, intempérances, arrogance, dérèglement, et excès ?
Il fut une époque où la nature était magique. Tout ce qu’elle produisait correspondait à un signe: les tempêtes, le feu, l’étoile de Bethléem, les comètes, tous ces phénomènes naturels étaient perçus comme des signes.
Les religions anciennes ne concevaient pas la luxure comme un vice. Au contraire, certaines religions très répandues pratiquaient parfois des actes luxurieux dans le cadre de leurs rituels, comme les Bacchanales, les célébrations dionysiaques et même des prostitutions sacrées.
Dans la mythologie, il y eut des dieux de la Luxure dans bien des cultures: Vénus, Aphrodite, Lilith, Kama, qui, de plus, étaient aussi souvent considérés comme étant des dieux de l'Amour.
A Pompéi : le sexe n’était alors l’objet d’aucune censure de la part des Romains.
Les cyrénaïques (4e siècle avant J.C.), pensaient que les aspirations, religieuses ou sociales des hommes, les dépossèdent d’eux-mêmes: la vérité ne réside pas dans le ciel platonicien des Idées, mais dans les sensations, et le souverain bien qui procure le bonheur se confond avec le plaisir, la volupté de tous les sens et tous les instants. Jouir, cela signifiait magnifier le corps en tant qu’il perçoit, mange, fait l’amour et rit. Pour autant, l’hédonisme ne prône pas la débauche permanente, mais la constitution d’un soi autonome dans le jeu et la subversion, qui suppose néanmoins de « maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux » (Aristippe).
Ce qui impliquerait, peut-on penser, simplement de contrôler ses instincts, qui sont intimement liés au corps : instinct de conservation, de survie, de reproduction, instinct sexuel, grégaire, maternel, etc. L’instinct est ce premier processus naturel qui réagit, qui se déclenche dans une situation d’inconfort ou de désir. Or ce corps qui s’exprime fait partie de cette nature luxuriante.
Pourquoi dénier à l’homme ce que l’on prête d’emblée à l’animal. Rien ne justifie une coupure entre les vivants: le monde est une unité. Nos sentiments moraux expriment quelque chose de notre état corporel. Le genre humain ne bénéficie d’aucun statut d’exception, et ses élans amoureux s’ancrent dans la matérialité de sa chair, dans le cycle des besoins et de leur satisfaction. Mettre l’instinct reproducteur à distance ne permet pas d’établir une césure entre l’esprit et le corps, la passion amoureuse et la pulsion sexuelle.
Et pourtant lorsque le concept d’âme, ce « souffle, ce principe vital, qui anime le vivant, unie au corps et à la matière, fut supplanté par le concept d’esprit ; le contrôle sur le corps est passé à la dualité séparatrice esprit/corps l’un pouvant être pur et l’autre non.
Par exemple, Platon en écrivant le Phédon, décrit la séparation de l'âme d'avec le corps mais Paul en fera la séparation du corps et de l’esprit.
La responsabilité d’Aristote, est certainement engagée dans ce processus :
- à partir du principe d'identité : A est A, qui donna lieu au postulat suivant : "tout ce qui est vrai est vrai, ce qui est faux est faux, ce qui est bon est bon, ce qui est mauvais est mauvais,
-du principe de contradiction : A n'est pas non-A : "rien ne peut à la fois être et ne pas être, une proposition ne peut être vraie et fausse en même temps", d'où ce qui est vrai n'est pas faux, ce qui est faux n'est pas vrai; ce qui est bon n'est pas mauvais, ce qui est mauvais n'est pas bon,
-et du - principe du tiers exclu : "tout doit ou bien être ou bien ne pas être : une proposition est soit vraie, soit fausse ».
Aristote a posé ces postulats comme régissant "les lois de la pensée", alors qu'il s'agissait en réalité de principes mathématiques. Ce qui lui a permis d’établir des classifications. La luxuriance alors peut s’appliquer à la nature et la luxure à l’homme.
Cette logique, sera le fondement de la conception dualiste qui a structuré les langages, les modes de pensée, et les comportements en Occident de l’antiquité à nos jours.
Ainsi, nous voulons tout définir, délimiter, alors que tout est dé-limité.
Du fait de la possibilité de la séparation des contraintes ont donc été mises en place par tous les systèmes qui ont fondés des groupes de vivre ensemble.
La sexualité a été codifiée, et cette luxuriance qu’est la vie, a été ramenée à la seule sexualité.
Dès l’Antiquité, le concept Platonicien de convoitise, ou de concupiscence, s’est appliqué à toutes les bonnes choses de la vie : boire, manger, et copuler. Concupiscence est devenue, plus tard, chez les hommes d’Eglise, la convoitise spécifique pour le sexe. Ce sont les Pères de l’Eglise (Saint Paul, Saint Clément, Saint Jean, Saint Augustin, Saint Thomas) qui mettent au point la définition théologique de la concupiscence en tant que péché de la chair.
Saint Paul - L’homme laissé à lui-même abandonné à sa nature devient le jouet de ses convoitises. Tout être humain se trouve en état de péché du seul fait qu'il relève de la postérité d'Adam.
La luxure deviendra un péché capital, un péché d’où les autres dérivent. C’est un péché qui vient en tête de liste, un péché principiel, si l’on veut, comme une des sources du mal. Comte-Sponville
L’idéal sexuel de la chrétienté sera la continence.
Le théologien Thomas Gousset, en 1848 en rajoutera une couche en présentant une typologie des péchés de luxure ou péchés d'impureté consommée:
-la fornication simple (relation sexuelle entre deux personnes de sexes opposées, consentantes et libres de tous liens de mariage, vœux religieux, ou promesse de célibat) et l’adultère.
Aujourd’hui, cela ne dérange plus que ceux qui ne veulent pas que d’autres sachent de quoi ils se contentent.
-la masturbation, qui ne contredit pas l’adage « on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
-la sodomie, ou l’art d’aller se faire foutre
-la bestialité (actes de zoophilie), qui pourtant épargne les ours et les lions
Et puis des actes sexuels considérés comme des délits, ce qui fait entrer la loi civile dans la liste :
-le stupre (défloration d'une vierge consentante), qui de nos jours ne s’applique plus qu’au détournement de mineures
-le rapt (enlèvement d'une personne non-consentante pour des fins d'ordre sexuel),
-l'inceste, qui contredit « aimez-vous les uns et les autres. »
-le sacrilège (des lieux sacrés ou des personnes sont violentées pour des raisons d'ordre sexuel), -
Mais il y a d’autres actions à l’encontre de la luxure.
Onfray donne la liste des philosophes amateurs de castration, inventeurs de machines à fabriquer des anges, guerriers qui entendent éradiquer le désir. Ce sont les stoïciens, les chrétiens, les néo-platoniciens de la Renaissance, les néo-stoïciens du Siècle des Lumières, les bouddhistes de la Révolution Industrielle. Quel que soit le système, les machines de l’idéal acétique sont toutes agressives et taillent dans la chair pour canaliser le désir, pour le mettre en cage, pour respecter la tranquillité bourgeoise.
Pourtant, même si la luxure n’est plus qu’un discours qui s’affranchit des interdits sociaux et religieux pour célébrer les possibles « dé-règlements » ( Définition : »Recherche déréglée des plaisirs sexuels ») de la chair, elle persiste en tant que »trace », comme un « non-événement » qui donne du sens à nos rituels amoureux.
La parole peut se déployer tant que la trace ne disparait pas.
Ainsi la littérature regorge de récits (autobiographiques ou non) dont les protagonistes font face à des expériences sexuelles luxurieuses. Georges Bataille nous décrit une succession de scènes de bordel et rejoint les transgressions en s’attaquant à la pulsion de vie et de mort, cette dernière étant la source d'un profond mal-être que la violence et l'absurdité des circonstances amplifient.
La pensée de Sade, a peu à peu désentravé le désir de ses représentations codées, qu’il s’agisse de la peinture mythologique, historique ou religieuse. Ainsi Goya mais aussi Géricault ou Delacroix vont lui donner raison à montrer comment les frontières se brouillent entre l’humain et l’inhumain et que, au bout du compte, un crime est un crime, jusqu’à redécouvrir après lui que “la férocité est toujours le moyen ou le complément de la luxure”, de l’inhumanité qui est en nous.
LA METTRIE a écrit un premier traité au titre provocateur « L'Art de Jouir. ». « L'homme a été fait pour être heureux dans tous les états de la vie. »
Ainsi faire de la recherche du plaisir sexuel un but à part entière n'est pas systématiquement perçu d'un mauvais œil. L'hédonisme et le Kâmasûtra peuvent illustrer ce propos.
La luxure est tant inscrite dans le discours qu’elle est même utilisée afin de la séparer de la luxuriance en mettant en place des normes en son sein. La pornographie poussée à l’extrême, impose un imaginaire normatif et réducteur de la sexualité, ramenant les relations amoureuses à de simples rapports sexuels.
D’où l’importance de reconsidérer notre regard sur la luxure, afin que notre liberté, notre identité ne soient pas à jamais figées.
Bernard
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Les dangers et les limites des convictions
D’une part, les convictions participent à la construction de l'identité individuelle et sociale, d’autre part elles limitent le champ de la vision et de la compréhension que l’individu peut se faire du monde.
Tout au long de sa vie, un individu est confronté à des opinions, des idées, qui ne sont pas les siennes, et ce, de manière quasi quotidienne, surtout depuis le développement accéléré des moyens de communications et des médias. Mais il a la capacité les accepter ou de les refuser.
Cependant celles qui resteront ancrées en lui, qui seront inamovibles, qui lui seront le plus chères, constitueront ses convictions. Elles peuvent être parfaitement vraies ou au moins pertinentes, mais elles peuvent aussi être terriblement erronées et mystificatrices.
Bien sûr ces convictions sont influencées par l’origine de la personne. Son éducation, sa religion, sa classe sociale, ses fréquentations, et son expérience personnelle forgent la base de toutes les convictions que cette personne aura dans le futur. Les religions, les expériences et les idéologies changent la manière générale de percevoir certains événements. Ces convictions sont tellement ancrées, tellement présentes dans la vie de chaque individu qu’il les conçoit comme « sa vérité », que rien ne peut contredire.
Chacun a la conviction d’être dans le vrai, ce qui est la définition de la certitude, « l'assurance pleine et entière de l'exactitude de quelque chose », sans laisser de place au doute.
Chacun a la conviction d’être dans le vrai, ce qui est la définition de la croyance, qui fait que l’on « adhère dogmatiquement à une thèse ou une idée, indépendamment des éléments de réalité la confirmant ou l’infirmant », sans faire preuve d’esprit critique, et en excluant, là encore, le doute.
Et lorsque chacun veut imposer sa vision à l’autre, toute réfutation à l'égard d'une conviction sera perçue comme une attaque contre les personnes ou le corps social concerné, une violence qui appelle donc en retour une réaction de "défense". C’est pourquoi on peut voir les convictions comme des vecteurs de violence lorsqu’elles sont incompatibles entre elles.
L’affaire des caricatures de Mahomet montre bien la limite ténue entre la conviction que la liberté d'expression fait partie de la notion de liberté, ce que la loi civile institue, et ceux dont les convictions font qu’ils les considèrent comme de la provocation, une insulte et une offense envers leurs croyances, leurs propres convictions.
Or notre conception moderne de l’ouverture à l’autre nous demande d’accepter n’importe quelle conviction dans la mesure où tous les êtres humains sont égaux et dignes d’être écoutés et compris, lorsqu’ils expriment leurs certitudes et leurs croyances. Ce qui induit « un rapport confus à la vérité et nous en sommes venus à considérer ce concept de vérité comme inaccessible », ou pour le moins relatif.
Si l’on considère la vérité, ainsi que le suggère Markus Gabriel, comme la« simple description d’un fait », cela ouvre la possibilité d’admettre que nous sommes égaux dans la capacité de dire le vrai ou le faux.
« Qui décrit un fait dit la vérité », est facile d’accès. C’est aussi simple que : « il y a un lien entre cigarette et cancer du poumon ». Dans ce cas, « Il n’y a pas de différence, de coupure, entre mes convictions et la réalité : mes convictions émanent directement de la réalité, elles en font partie ».
Mais comme les convictions sont ce qui modélise le monde, le principe de plaisir fait qu’elles se penchent de préférence vers ce qui y conduit, plutôt que de se contenter du principe de réalité.
A ce titre l’adhésion a une croyance permet la certitude intime de l’existence de quelque chose que l’on pense vrai, sans pouvoir le prouver absolument à tous les autres. C’est un lien personnel et réfléchi avec la conviction d’une vérité qui ne s’établit ni sur la connaissance ou le savoir, mais sur le désir, et sur un raisonnement qui permet de mettre en adéquation le désir et la croyance, avec l’environnement politique, social, économique, culturel, historique dans lequel on vit.
C’est une position ressentie comme nécessaire «parce qu’elle est la base sur laquelle s’établiront l’argumentation, le raisonnement voire aussi le questionnement. La croyance est toujours la croyance de quelque chose- ce quelque chose étant ce qui dans les événements du monde fait sens pour l’individu » « La croyance fonde et structure la pensée …. C’est une réécriture du monde à travers sa propre subjectivité, une certitude personnelle qui peut se partager. ».De plus, elle admet pour nécessaire la recherche continue d’arguments qui la justifient. (D’après Jean Luc Graff). Des arguments qui ne sont donc pas objectifs et qui ne font que consolider les convictions.
Pourtant les convictions sont nécessaires parce que la vie humaine, avec ses alternances de prospérité et d’adversité, engendre la crainte de l’avenir et la recherche effrénée des signes qui pourraient permettre de l’interpréter. « L’esprit humain aime à s’émanciper du réel et de ses contraintes et trouver refuge dans les idées, idées dont l’illustration la plus immédiate est l ‘abstraction, la croyance de quelque chose- ce quelque chose étant ce qui dans les événements du monde fait sens pour l’individu ». (Jean Luc Graff), qui poursuit dans un autre texte : « sans un socle de croyances communes, aucune société ne peut vivre et s’épanouir. »
La religion, par exemple, relie les croyants entre eux, en les reliant tous à Dieu et fait sens, puisqu'il existe autre chose que ce monde, dans lequel le croyant devra établir et respecter des lois morales, des règles de vivre ensemble dont Dieu est garant. ». (D’après Jean Luc Graff)
« Tout homme qui a une conviction, quelle qu'elle soit, a un dieu ; que dis-je, il croit en Dieu. Car toute conviction postule l'absolu ou y supplée ». Cioran
Or la foi, comme toute conviction d’un absolu pose problème.
De ce fait, Michel Onfray, est intolérant vis-à-vis de la foi qu’il considère elle-même, intolérante: « Les trois monothéismes, animés par une même pulsion de mort généalogique, partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. En lieu et place de tout cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la loi et la croyance, l’obéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de l’au-delà, l’ange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, l’épouse et la mère, l’âme et l’esprit. Autant dire la vie crucifiée et le néant célébré. »
A l’opposé être tolérant, c’est accepter les certitudes d’autrui, même et surtout si elles ne correspondent pas à à nos convictions. La tolérance, toutefois ne saurait être absolue, s’appliquer à tout, surtout à ce qui « est intolérance, et menace la liberté, laisse les plus faibles sans défense : ce serait abandonner le terrain aux fanatiques et aux assassins et rendre la tolérance suicidaire ou coupable. On peut être tolérant mais interdire ce qui menace ce qui doit être protégé (la liberté de conscience et d'expression, le libre affrontement des arguments et des idées...). ..Le tolérer, ce serait s'en rendre complice » (d’après Comte Sponville).
Sans convictions, plus de loi, plus de vérité, plus de morale, plus de vie commune.
Ainsi, pour ne pas s’égarer, la tolérance est nécessaire, sachant que » (d’après Jean Luc Graff) : » dans la vie courante, on ne peut être d'accord avec tout ce qui est dit, l'approbation à tout ne pouvant qu'être insensée. Pris en ce sens, tolérer, c'est admettre que l'autre puisse avoir raison, sans pour autant adhérer au bien-fondé supposé de ses dires. La tolérance est donc une vertu absolument nécessaire et traduit une attitude éminemment respectable ». Même si elle peut-être difficile : tolérance provient du latin tolerantia, supporter un désagrément physique, en acceptant une coexistence raisonnée non belligérante car seule une attitude fondée sur la raison, affirmant de manière raisonnée des convictions, permet d'éviter le fanatisme et le dogmatisme.
D’autant que les convictions changent selon la mémoire, l’histoire et l’oubli (titre de Ricœur), les faits, les expériences, les possibilités d’action, l’intérêt général et l’intérêt particulier. On vaccine même selon les convictions issues de statistiques, sur ce qui pourrait advenir. -
S’accrocher à ses convictions dénote du manque de confiance en soi. Douter, c’est les et se mettre en danger. C’est ce qui permet l’immixtion de l’altérité en soi. Les convictions sont leurs propres limites.
Ce qui permet d’établir les convictions comme l’équivalent d’un pharmakon, à la fois remède et poison, mais de toutes façons nécessaires tant que l’on prend conscience de leurs limites, tant que l’on maitrise nos convictions parce que la pensée est échange permanent avec l’environnement et autrui. Elle n’est pas qu’en moi. La pensée ne pense pas le monde, elle pense la pensée.
Et il y a toujours plus d’imagination et de créativité à l’extérieur qu’à l’intérieur d’une organisation.
« Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. » -Friedrich Nietzsche-
"Dans la science, les convictions n'ont pas droit de cité, voilà ce que l'on dit à juste titre: ce n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser modestement au niveau d'une hypothèse, à adopter le point de vue provisoire d'un essai expérimental, que l'on peut leur accorder l'accès et même une certaine valeur à l'intérieur du domaine de la connaissance. Cela ne signifie-t-il pas que la conviction n'est admissible dans la science que lorsqu'elle cesse d'être conviction? On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n'est point de science "sans présupposition ».NIETZSCHE
Autrement dit, il y a un certain type de rapport de l'énoncé scientifique avec l'affect théorique qu'est la conviction. Cet affect théorique est en vérité un affect juridique : la conviction est obtenue par des pièces à conviction. Mais il faut que les gens qui déposent ces pièces ne soient pas vraiment convaincus. C’est une suspension de la conviction, qui, pour Nietzsche doit faire apparaître des énoncés appuyés par des pièces. Le scientifique est comme un artiste, qui produit des convictions à partir d’affects, mais dont il n’est pas absolument convaincu. Dans le champ de tous les énoncés possibles, aucun n'a de prétention à l'exclusivité.
C’est ainsi que des découvertes positives ont été faites, en cherchant:
- à faire de l’or avec du plomb, qui fut le début d’une autre aventure
- à vaincre la mort en créant le monstre Frankenstein, ce qui fut le début d’une autre aventure)-
-à vivre libre par des révolutions, et qui fut le début de bien d’autre aventures.
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Citations
-Le manque de convictions est signe de faiblesse : »Si ceux qu’on appelle fondamentalistes se sentent menacés par des non croyants, c’est que paradoxalement, ils manquent d’une vraie conviction de leur propre supériorité ».Slavoj Zizek. New York Times-3/09/2014.
-La valeur d'une idée n'a rien à voir avec la conviction de celui qui l'exprime. Oscar Wilde
-Toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de responsabilité ou l'éthique de conviction. Max Weber
-Le témoignage des sens est, lui aussi, une opération de l'esprit où la conviction crée l'évidence. Proust
-Une opinion n'est choquante que lorsqu'elle est une conviction.
Bernard
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LA DIGNITE
La dignité est un mot dont la signification a connu une certaine évolution au cours des siècles. Dans la Rome antique, la "dignitas" représentait une vertu. Tous ne la possédaient pas de manière égale, car elle s’apparentait au mérite et de fait seul pouvait exercer une charge honorifique celui qui en était digne, celui qui avait la qualité requise pour le faire. Ce sens a perduré dans des institutions comme l'Eglise catholique où le postulant est, de nos jours encore, élevé à la dignité d'évêque ou de cardinal. Il a également été repris par les hiérarques communistes du 20e siècle et l'on parlait des dignitaires du régime pour désigner ceux qui étaient au sommet de la pyramide du pouvoir. Dans ces cas, comme durant l'Antiquité, la dignité est ce qui caractérise une aristocratie dont les mérites sont tels que c'est par cooptation que les heureux élus accèdent aux fonctions réservées à la petite élite qui la compose. De sorte qu'on a ici une équivalence entre la dignité et l'honneur.
Avec Kant, la dignité prend une autre signification. "Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen", est-il indiqué dans "Les fondements de la métaphysique des moeurs" . Et plus loin, " Tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix, peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité". De ceci on peut déduire que ce qui fait la valeur des individus, c’est qu’ils ne sont pas substituables ou interchangeables : aucun n'en vaut un autre, chacun est unique bien que représentant une commune humanité.
Cela est affirmé plus explicitement encore dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, laquelle stipule: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité en en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Il eut été préférable de mettre le verbe devoir au conditionnel, vu ce qu'est la nature humaine ! Néanmoins la dignité est perçue comme un attribut de l’individu du seul fait de son appartenance à l’espèce humaine. Elle représente une qualité morale inaliénable liée à son essence d'être raisonnable et qui, à ce titre, exigerait un respect inconditionnel. Mais il n'est ici plus question de finalité; chaque être humain, qu'il considère l'autre comme un moyen ou comme une fin, a droit à une égale dignité car elle est réputée être intrinsèque (existante par soi) et inhérente à sa personne, que cette personne s’appelle Mère Térésa, Staline ou Hitler. On ne saurait être ontologiquement indigne, le seul fait d'exister nous rend digne d'exister.
En ce temps-là, en 1948, le monde développé était divisé entre un monde auto-proclamé libre et un monde auto-proclamé progressiste. Dans ce dernier, on affirmait que dès lors où l’existence humaine se réduisait au domaine de la rentabilité et du calcul du profit, il était porté atteinte à la dignité humaine. Les théories socialistes, pour séduisantes qu'elles eussent pu apparaître, ont cependant fait long feu. Allait-on ensuite reconnaître que l'homme est une « totalité de sens », comme l'a écrit Hegel, et qu'un âge d'or débarrassé des encombrants mythes du passé allait rendre à l'humain la dignité qui serait ontologiquement la sienne? On a glosé sur la "Fin de l'Histoire" et certains, comme le politicien US Z. Brezinski ont cru toucher le St-Graal en pérorant sur le fait qu'il fallait "remplacer les élites nationales par des élites fonctionnelles". Mais ceci n'était qu'une nouvelle tentative de réduire l'homme à l'homo economicus, où précisément, ce qui n'a pas de prix n'est pas digne de considération, puisque cela ne vaut rien économiquement parlant. L'homme nouveau, non plus le pur altruiste des marxistes-léninistes dévoué au Parti, mais le bobo libéral-libertaire né des élucubrations supranationales et multiculturelles concoctées par les nouvelles élites, n'eut lui aussi que faire de la dignité de ce qui de fait n'aurait pas de prix. Le "désenchantement du monde" que craignait Max Weber, est bien advenu. Et avec lui, un nouvel ordre moral, fait non plus de bienséance mais de bien-pensance à la fois hygiéniste et compassionnelle; la concurrence victimaire entraînant son corollaire de repentance et de haine de soi bien peu honorable. Le libéral-libertaire est un individu narcissique immature qui réclame à son chevet un Etat-nounou, car quand tout va bien, il s'en remet, pour gérer sa vie, à de multiples "principes de précaution" et à des mythes, comme la fusion rédemptrice inter-ethnique. Dans l'adversité, il se contente de cellules de soutien psychologique et ne s'embarrasse guère de dignité, au sens kantien du terme. Car précisément, maintenant, tout a un prix puisque tout ce qui n'est pas marchandisé s'indemnise.
Ce n'est que dans les cas les plus extrêmes qu'il a quand même fallu mettre des garde-fous à la marchandisation des personnes; ainsi il est interdit, en France du moins, d'instrumentaliser autrui et de le traiter comme un objet, même s'il est consentant. Ainsi, en chaque personne, il y a une part qui ne peut pas être un moyen, et qui reste une fin. Un des exemples les plus caractéristiques a été celui de l'interdiction du lancer de nains. Un arrêt du conseil d'Etat rendu en 1995 considère que " l'attraction de « lancer de nain » consistant à faire lancer un nain par des spectateurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle ; que, par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine ; que l'autorité investie du pouvoir de police municipale pouvait, dès lors, l'interdire même en l'absence de circonstances locales particulières et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition, contre rémunération ". On est rassuré: la notion de dignité n'a donc pas totalement disparu en ce sens qu'elle s'accompagne de la notion de devoir, d'obligation morale: tout ne peut être mis en vente.
Il y a en définitive des façons très différentes de comprendre le concept de « dignité humaine ». On peut encore citer le cas de la bioéthique; la même expression peut être alléguée pour défendre l’euthanasie active: certains jugent licite le " droit de mourir dans la dignité " où il s'agit de braver l'interdiction d'utiliser un être humain à une fin qui lui est étrangère, le tuer. Ne pas tuer, cela était déjà dans la Décalogue, qui conférait un caractère sacré à la vie humaine. Pour d'autres, " l’égale dignité de toute vie" a pour conséquence qu'il n'est jamais licite de tuer, quelles que soient les conditions d'existence, que l'on ait par exemple ses facultés mentales ou pas. En proclamant en 1991 que " la dignité de l’homme tient à son humanité même ", le Comité consultatif national d’éthique est resté vague. Il renvoie à la notion d'humanité et donc d'humanisme et par conséquent à un principe fondamental auquel on ne pourrait déroger. Lequel principe rend tout individu titulaire de droits fondamentaux, en vertu desquels il peut demander un droit à la protection de sa personne. Apparaît ensuite la question de la liberté, qui est bien un droit fondamental. La liberté ne peut se résumer à un caprice; elle implique une responsabilité, laquelle est un régulateur qui entraîne la réparation des dommages éventuellement causés par l'exercice de cette liberté. "Effrayante est une liberté qui ne guide plus un devoir", écrit Gide. Et en effet, le lancer de nains ne répond à aucun devoir. On ne peut de même invoquer l'atteinte à la dignité comme le font les adeptes d'une religion lorsque seule leur susceptibilité est froissée par certaines représentations caricaturales. Même si l'on est personnellement choqué, le débat démocratique impose de s'en tenir à une certaine réserve. Ce devoir s'impose à tous. Serait-ce au juge de déterminer où s'arrête la moquerie et où commence l'insulte? Mais il semble impossible d'invoquer la « dignité humaine » pour la déclarer constitutive de l’ordre public, car cela signifierait restaurer la censure préalable. Plusieurs juristes n’ont pas manqué de le souligner. Tel est le cas d’Anne-Marie le Pourhiet, professeur de droit public à l’université de Rennes I, qui n’hésite pas à parler de « notion fourre-tout ». « Ériger cette notion philosophique et morale, éminemment subjective et relative, en norme juridique, est une folie aboutissant à un arsenal répressif menaçant notamment la liberté d’expression ». Faut-il pour autant évacuer cette notion? Rousseau répond: le législateur, en parlant de dignité, "recourt à une autorité d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre". Finalement, il semble légitime de revenir à Kant: il convient de toujours traiter autrui comme une fin et non comme un moyen. C'est la seule limite qu'on peut s'imposer à l'exercice d'une liberté afin de ne pas perdre sa dignité. Cela doit même être le cas en cas de circonstances exceptionnelles, il faut garder une capacité de jugement; le droit de tuer est légitime en cas de légitime défense ou durant une guerre. Mais même dans ces cas, il faut accepter une limite due au respect de l'être humain, car la négation de la dignité de la personne humaine finit toujours par détruire tout sentiment moral. L'interdiction de la torture et de l'esclavage est par conséquent toujours justifiée. Sinon, on arrive au résultat décrit par Orwell dans 1984, " le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies ".
Jean Luc
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SENS ET SIGNIFICATION
Sens et signification sont à la fois des vocables apparemment simples de notre langage ordinaire et des concepts philosophiques encore plus complexes et controversés.
"Le sens d'un mot, dit Paulhan, est un phénomène complexe, mobile, qui dans une certaine mesure change constamment selon les consciences et, pour une même conscience, selon les circonstances. A cet égard le sens d'un mot est inépuisable... Le sens véritable de chaque mot est déterminé, en fin de compte, par toute la richesse des éléments existant dans la conscience qui se rapporte à ce qu'exprime le mot."
D’autre part, la signification d’un mot pourrait être la liaison entre un mot et un contexte social particulier, que l’on retrouve notamment dans les dictionnaires qui établissent la convention stable du langage au sein d’un groupe social: Lev Vygotski (psychologue soviétique du début du 20e siècle): "le mot pris isolément et dans le dictionnaire n'a qu'une signification. Mais, cette signification n'est rien de plus qu'une potentialité qui se réalise dans le langage vivant, où elle n'est qu'une pierre dans l'édifice du sens". Ainsi la signification ne serait pas le sens, mais une partie de celui-ci seulement.
Ce qui ferait que le sens se construirait dans les consciences (une production interne), et la signification serait dans les dictionnaires (une production sociale externe), un poteau indicatif établi par une culture donnée.
Le sens serait donc du domaine de la pensée et la signification de l’ordre de la communication. Ce qui est néanmoins très restrictif.
Mais le mot "sens" serait plus large que le mot "signification" et ferait donc place à plus d'interprétation et donc plus de subjectivité. Bien qu’ils soient quasi synonymes, le mot "sens" aurait une dimension plus subjective, tandis que le mot "signification" aurait une dimension plus objective.
Cette approche, établissant un type de différence entre sens et signification n’en reste pas moins encore restrictive. Le dictionnaire n’y est que l’image, la représentation d’un rapport conventionnel au savoir d’une société donnée. Ce qui fait que cette démonstration aurait tout aussi bien pu se faire en remplaçant « dictionnaire », par coutumes, usages, ou croyances collectives.
Lors du précédent café-philo, nous avions considéré le symbole comme l'articulation, le rapport au sens qui ébranle le rapport au savoir.
Ainsi, le symbole serait la partie visible d'une comparaison dont l'autre terme n’est pas visible, variable, conventionnel ou magique, mais dont le symbole suscite le sens, un sens qui fait vibrer quelque chose dans l’esprit, qui invite à découvrir, à révéler, à éclairer, à étendre le champ de la perception et du savoir, hors de la perception, au-delà du savoir. Ce qui permettrait à la raison de résonner, ce qui s’appelle « penser ».
Parce que, comme toute perception, le sens que l’on attribue au symbole dépend de l’éducation, de la culture, des expériences, du vécu, de la psychologie de l'individu, selon les conventions apprises, des analogies et des associations d’idées, qui vont permettre une relation entre le sens premier du symbole et son sens symbolique.
Ce qui ferait du symbole quelque chose ayant plus de sens que sa représentation « matérielle », un objet, une image, un mot écrit, un son, une forme , une couleur, un geste ou bien un signe, dessiné ou sculpté, une trace particulière qui se limiteraient, dans un premier temps, à une signification.
Encore une fois le sens serait une production interne, et la signification serait une production sociale externe.
Le sens serait constitutif de la perception intérieure que l’on a du monde, alors que la signification ne serait que descriptive, par rapport à un référentiel qui le relie à une réalité désignée qui serait extérieure.
Sens et signification, résultant tous deux d’une perception, sont tous deux susceptibles d’interprétation.
L’interprétation- La perception de ce qui se présente à mes sens est une faculté vide de sens. Le sens est dans les relations que j’établis entre les phénomènes, les sensations et mes connaissances, mon savoir. Les significations qui font comprendre ce qui est perçu, se trouvent dans le champ d’apparition du phénomène, ses qualités, le reste du monde et mon expérience.
Lorsque je perçois un cube, je n’envois qu’une partie, mais je fais appel à un savoir, que je puis être amené à abandonner (Sartre), parce que je sais aussi que l’erreur des sens est possible: les roues des voitures semblent tourner vraiment en arrière, le soleil parait tout proche de la terre, le bâton semble brisé dans l’eau. Si je perçois le soleil comme tout proche de la terre, je m'interdis de comprendre que l'univers n'est pas conforme à ce que j'en perçois. Bien que je ne puisse l’observer que la nuit pour ne pas me bruler les yeux ! C'est donc bien le savoir qui éduque la perception.
La perception se distingue de la sensation qui, isolément, n'est qu'une abstraction. L'esprit unifie les sensations dans la conscience. “ Percevoir, c'est se représenter ce qui se présente : la perception est notre ouverture au monde et à tout”(Comte Sponville)
Comprendre le sens et l'intention de la parole d'autrui ne saurait être objectif.
La compréhension de ce qui est dit se heurte à ma propre subjectivité, donc à ma culture, mes savoir, mon expérience, tout ce qui me constitue en tant qu'individu. Comprendre, c’est interpréter, c’est remonter d’un signe à sa signification, c’est tâcher de rendre compréhensible, saisissable par la pensée, des paroles, des faits et des gestes qui se présentent devant nous. C’est le cas, par exemple, de la description d'un événement que me fait autrui.
Le sens est à la fois la signification et l'orientation. Comment comprendre et se comprendre (saisir le sens du monde et de son existence). Comment penser autrui, le monde, soi-même, de manière à donner un sens, à ce qu'ils aient un sens pour nous? Comment penser le sens de l'existence....s'il n'y a que des interprétations. ?
Alors qu’en est-il de cette »production sociale externe », que nous percevons?
Peut-on limiter le sens au rapport entre moi et le monde, production interne, rapport toutefois nécessaire et fondamental, qui justifierait mon désir de vivre, car pourquoi vivre si l’on ne peut trouver de sens à la vie, en ne considérant la signification que comme l’interprétation première d’un signe premier?
Depuis Socrate, l'un des ressorts principaux de la pratique philosophique est de nous rendre compte du manque de fondement de nos croyances. Or la culture, les savoirs reposent naturellement sur croire; sur la foi accordée à ses maîtres, aux croyances sociales. "Il faut que quelque chose nous soit enseigné comme fondation." Nous avons besoin de certitudes soustraites au doute car "Le doute même n'a pour base que ce qui est hors de doute." (L. Wittgenstein, De la certitude).
Si l’on accepte l’approche précédente, il n’y aurait pas de sens « en soi ». On pourrait même dire que le sens est riche de son vide. Notre perception du monde serait investie du sens qu'on veut lui donner, et révèlerait même un sens que l'on n'aurait peut-être pas voulu lui donner, mais que nous comprenons, qui nous parle. Cette interprétation que nous avons donné à un fait, perçu dans un moment du réel, serait la première intervention de la liberté, la liberté de jugement, d'interprétation, celle qui nous permet de nous connaître, qui nous oblige à nous connaître, à passer de ce qui nous semble être ce qui constitue le « moi » à une vision du moi, non au centre, mais « dans » le monde.
Ce non-dit nous dessaisit de ce que Deleuze appelle le «tout-à-l ‘ego», du pouvoir de ne dire que« je », et nous permets ainsi de devenir, d'être à l'écoute, de changer, donc de nous ouvrir à l’altérité, mais aussi à la désobéissance, à la transgression.
Alors ce qui donne du sens, donne un sens, c’est-à-dire une signification (que l’on retrouve ainsi en tant que manifestation du sens), une orientation. Ce qui fait que l’orientation d’un acte, lui donne sa signification.
Vivre signifie : respirer, manger, bouger etc. alors que son sens serait pourquoi manger, bouger, se reproduire et mourir ?...
Ainsi s’ouvrirai le désir en tant qu’il est quête permanente et se fermerai le ressenti du caractère absurde, de l’absence de sens, de l’existence.
En passant du comment au pourquoi, le sens devient plus un chemin et la "signification" plus une pratique, une manifestation.
La philosophie outrepasse la fonction représentative du langage en cherchant à s'intéresser non à la référence sèche mais à sa signification, qui, elle a une « existence », et aux interprétations des ou du sens qui fonctionnent ou pas et qui changent selon le contexte où l'époque.
Contrairement à ce qui se passe dans nos sociétés médiatisées où l’on se contraint de vider de sens la signification des mots, par des " convulsions" pour ne pas décrire ce qui est, et en masquant constamment la réalité et le sens uniquement derrière des considérations économiques et sociales par un verbiage incessant…
Respect de la vie, devoir moral ?
1er juillet 2015
La « vie » n’est pas claire
Le terme de « vie » renvoie à plusieurs sens.
On peut entendre par là ce qui se passe chez le vivant, l’ensemble des phénomènes qui ont lieu dans les organismes, ou bien leur principe vital (essence, âme) ; mais aussi, on peut se référer à ce qui arrive au cours de l’existence, à tous les événements existentiels, ou bien à la valeur de l’existence elle-même.
Sans doute peut-on considérer globalement la vie comme un des états de la matière (inerte, vivante). Mais la frontière est floue entre l’inerte et le vivant. En effet, virus et prions n’ont pas le plein statut d’organisme vivant, et d’autre part, la biologie de synthèse (par exemple, cellules avec gènes synthétiques) ouvre le champ des possibles.
Par ailleurs, l’origine du vivant à partir de l’inerte est encore mystérieuse. Même si la recherche a progressé depuis la première expérience de Miller sur la « soupe primitive » (1953), les mécanismes du passage de l’organique au pré-biotique, puis au vivant, restent encore largement non élucidés. Cependant, les éléments qui semblent acquis sont les suivants : Formation d’une membrane sélective, à la fois séparant et reliant un milieu interne « vivant » et un milieu externe inerte ; fonctionnement homéostatique, optimisant l’énergie (molécule d’ATP) et l’information (molécule d’ARN et protéines).
La « vie humaine » est ambiguë
On retrouve la même pluralité de sens au sujet de la « vie humaine » : Soit phénomènes d’ordre biologique et psychosociologique, soit événements existentiels (apprendre, faire et aimer), soit principe vital (âme, esprit), soit valeur morale (dignité).
D’un point de vue global, on peut considérer la vie humaine comme l’état auto-conscient de la matière vivante, c’est-à-dire comme la « projection mémorielle » du vécu conscient, constituant ainsi la socio-culture (technique, langage, sociabilité).
L’origine de l’auto-conscience reste mystérieuse, au sein de la conscience. Certes, l’être humain est doté d’un plus gros cerveau que les autres primates : Quelques 900 cm³ seraient ainsi disponibles pour l’affectivo-cognitif, en plus du strict volume nécessaire au sensori-moteur (A. Prochiantz). Mais on ignore encore largement comment l’activité neuronale est traduite en activité mentale. De plus, des expériences cliniques, comme l’indifférence à la douleur ressentie (« Cela fait mal, mais ce n’est pas moi qui souffre »), montrent que conscience et auto-conscience peuvent être dissociées.
Par ailleurs, la frontière est floue entre conscience animale et auto-conscience humaine : Grands singes, dauphins, éléphants, corvidés… réussissent au test du miroir, et s’auto-reconnaissent comme le fait un bébé dès 18 mois.
Ensuite, la frontière n’est pas moins floue entre l’humain biologique et l’humain socio-culturel : À partir de quand est-on pleinement humain ? La chaîne d’événements biologiques est continue au cours du cycle vital (gamètes, fécondation, stades embryonnaires, fœtus, naissance), et privilégier l’un ou l’autre événement, la fécondation par exemple, est biologiquement arbitraire. Actuellement, c’est la naissance qui inaugure juridiquement l’existence d’une « personne », alors que Pascal penchait plutôt pour « l’âge de raison », sans attendre toutefois l’âge adulte pleinement raisonnable. Mais la sensibilité évolue avec les possibilités techniques (échographie…), et la considération juridique des phases prénatales peut évoluer en même temps, sans aller jusqu’à donner le statut d’être humain à l’embryon ou à l’œuf fécondé, ce qui ne serait pas plus justifié biologiquement que de le donner aux gamètes eux-mêmes.
Pas de morale universelle à l’égard de la vie
Au sein de l’Humanité, foisonnent les permissions de tuer.
Pour les religions, et particulièrement les monothéistes, la primauté absolue de Dieu, de l’âme et de la vie éternelle rend secondaire la vie humaine, voire non respectable quand elle est jugée pécheresse et mécréante. La guerre sainte, le djihad, peut alors s’imposer en toute bonne conscience : À l’instar des papes croisés, le héros chrétien Bernard de Clairvaux prêche le massacre (« Tuez-les tous, car ils aiment mieux mourir que se convertir »), et encore maintenant le pape François, dans l’avion qui le ramène de Corée, exhorte à « arrêter les djihadistes »…
De même, les morales qui valorisent une vie vertueuse ou une vie utile, stigmatisent du coup le vice et la nuisance, et par là justifient l’élimination des vicieux (Savonarole, Robespierre) et des nuisibles (bouc émissaire, torture).
Les idéologies politiques ne sont pas en reste, qui trop souvent cherchent à exterminer leurs opposants, jusqu’au génocide : vendéens, koulaks, juifs, etc…
De fait, il existe une grande variation individuelle dans la sensibilité envers la vie.
La cueillette et la récolte agricole ne sont généralement pas considérées comme des massacres de végétaux. En revanche, la sensibilité à l’égard de la vie animale est très contrastée : Chasse, élevage, corrida font l’objet de controverses, tandis que certains animaux n’inspirent aucun respect (mouche, fourmi), et que d’autres déclenchent un réflexe exterminateur (moustique).
Mais c’est au chapitre de la vie humaine que les sensibilités morales peuvent s’opposer le plus : Non seulement sur la guerre ou la légitime défense, mais aussi sur les thèmes sociétaux plus ou moins brûlants que sont l’avortement, la peine de mort ou l’euthanasie.
Alors ici aussi, la Loi est nécessaire, qui puisse s’imposer à toutes les morales particulières, pour délimiter à travers le débat citoyen les autorisations de tuer.
Patrice
La foi permet-elle de combattre le dogmatisme?
Partons du savoir scientifique: celui-ci découle d'une connaissance rationnelle, méthodique et rigoureusement objective de ce qui est.
Celle-ci progresse en ignorant les singularités des individus, en faisant l'impasse sur leurs croyances tout comme sur leurs enracinements culturels. Cette démarche raisonnée aboutit à la compréhension de ce qui est, mais a-t-elle encore une pertinence lorsqu'il s'agit d'aborder les valeurs qui structurent notre existence et qui permettent de donner une finalité à sa finitude? Cette interrogation, avec beaucoup d'autres, a été pour la première fois été mise en avant notamment par Socrate et Platon, pour lesquels il importait de tout soumettre à la lumière de la raison. Ce n'était qu'à cette condition que l'on pouvait aboutir à l'"Idée du Bien", de laquelle découle toute chose; le Bien étant "ce qui est au-delà de l'essence et la surpasse en dignité et en puissance", étant ce qui est au-delà de toute contingence.
Pourtant dès que l'on quitte le monde matériel, il n'y a plus moyen, pas plus hier qu'aujourd'hui, de s'entendre sur des définitions issues d'un raisonnement et qui seraient universellement valables. Les Grecs, déjà, durent s'en irriter. Ils finirent par considérer que, par la méthode dialectique, méthode également construite sur la raison tout comme l'investigation de la nature faite par les "physikoi", les physiciens, il devait être possible, dans le champ moral cette fois, de surmonter l'opposition entre l'être et le paraître, entre l'opinion toujours changeante et la vérité. Et même si un jour, devait apparaître le mythe de la taverne, parlant de notre estaminet favori, on en retiendra peut-être la tentative épisodiquement formulée de surmonter l'opposition entre le relativisme et l'absolu.
Qu'est-ce donc que la foi? Bien évidemment, c'est une image de l'absolu, mais d'un absolu qui ne serait pas figé. Car ce qui est figé relève du dogme, celui-ci s'érige et s'auto-proclame comme seule source d'autorité et ce faisant, d'autorité contraignante. La foi ne repose pas sur l'autorité, mais sur la confiance que l'on éprouve envers une source de transcendance, indéfinissable quant à son contenu, mais nécessaire en ce qu'elle donne à chacun un ancrage existentiel. Acceptant cette définition, l'on pourra éviter de s'embourber dans le relativisme qui ne peut servir de fondement à rien.
La foi ne rejette pas la dialectique, car elle ne ferme pas la porte au raisonnement, contrairement au dogmatiste qui considère que la dialectique ne peut mener qu'à l'égarement puisqu'il est déjà en possession de certitudes. Celui-ci veut bien admettre que la vérité est ce qui surpasse l'essence en dignité et en puissance, mais il ne pourra s'agir que de sa vérité, illustration de ce que Heidegger avait nommé la "métaphysique de la subjectivité». En tant qu'elle est sienne, cette vérité particulière ne sera plus susceptible d'aucune évolution car ceci pourrait ébranler ses croyances. Elle est, et en tant qu'elle est, elle est la perfection dans laquelle il se reconnaît et se mire, tel Narcisse. "La vérité est une et l'erreur multiple" avait dit un jour S. de Beauvoir lorsqu'on l'avait interrogée sur ses inébranlables certitudes politiques et son adhésion à l'idéologie du parti unique.
L'examen dialectique, précisément, permet d'écarter les opinions fondées sur des a priori et des jugements de valeur, mais permet-il pour autant, comme le considérait Platon, de distinguer le bien du mal, le juste de l'injuste, le vrai du faux ? Surtout pourrait-il permettre de sortir de la violence que génèrent souvent les affrontements idéologiques pour in fine aboutir, utopie suprême, à une communion des humains dans une vérité bâtie sur des valeurs admises par tous et par là, universalisables ? Bref, le cours de l'histoire est-il susceptible de changer un jour? Jusqu'à maintenant, rien n'incite à penser que ce pourrait être le cas, et le cours de l'Histoire a signé l'échec de Platon.
L'honnêteté intellectuelle, si tant est que certains y souscrivent, ne conduit à aucune harmonie entre les êtres et de tous temps, ce sont les dogmatistes, les salauds, au sens sartrien du terme, qui ont forgé ce cours de l'Histoire. Si sens de l'Histoire il y a, il conduit toujours à la victoire du dogme sur la raison et nous sommes actuellement parvenus à un nouveau moment historique où le dogmatisme se manifeste avec une virulence toute particulière. Du refus d'admettre qu'en matière métaphysique il puisse y avoir plusieurs options découle le refus d'admettre toute réflexion et cela aboutit toujours à une société totalitaire, phénomène que les naïfs croyaient définitivement éradiquer lors de la chute du Mur de Berlin et qui actuellement revient, tel un boomerang.
Il est donc infiniment regrettable que l'affirmation platonicienne du primat de la raison sur tout le reste (les émotions, les passions, les intuitions) soit resté lettre morte. Y a-t-il jamais cru d'ailleurs? Il savait bien que le corps est le tombeau de l'âme, que ce sont les pesanteurs liées aux appétits du corps, les "eaux glacées du calcul égoïste", qui empêchent l'esprit de donner toute sa capacité. Et pourtant, si vérité il y a, on ne voit pas comment il serait possible d'y accéder autrement que par le mouvement dialectique. Ce qui ne veut pas dire qu'à la raison il faille rendre un culte stupide comme cela s'est vu lors de la Révolution française. Elle n'est pas une déesse qu'il faut louer, mais un instrument, un outil qu'il faut savoir manier avec dextérité car elle est la seule à même de pouvoir combattre le dogmatisme.
Comment pourrait-on procéder sans tomber dans un matérialisme asséchant?
Les 2 sources de la pensée européenne sont Athènes et Jérusalem, la philosophie et les deux religions monothéistes qui ont trouvé à s'y illustrer. Benoit XVI, chef en son temps de l'Eglise catholique, indique, dans un discours tenu en 2008: "Au plus profond, la pensée et le sentiment savent qu'à l'origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l'irrationalité, mais la raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté". De ceci, on peut déduire que les vérités, ou du moins ce qui est considéré comme telles par la foi, ne sont pas étrangères, ne sont pas extérieures à la raison, et qu'un bon usage de celle-ci aboutit à une connaissance de celle-là. Et, comme le mouvement dialectique n'est jamais achevé, toute synthèse pouvant être la source d'une nouvelle antithèse, il ne peut en son sein y avoir de place pour un quelconque dogmatisme.
Certes, on pourra toujours dire que la raison dans les sciences, se fonde et aboutit à des démonstrations, alors que le balancement dialectique ne dépassera jamais le stade de l'argumentation et donc en restera au stade de la croyance. C'est que le monde des objets nous est totalement extérieur et est précisément, ce qui peut être objectivé, rationalisé, sous la forme de concepts universellement valables. La molécule d'eau sera H2O, dut-on en découvrir sur Mars. Il y a par contre une pluralité humaine non réductible à une formulation unique et qui nous permet d'expérimenter la liberté de penser. Alors, certes, il ne peut y avoir de vérité admissible par tous, mais il devrait y avoir au moins un comportement commun permettant d'éviter les violences liées aux manifestations de la métaphysique de la subjectivité. Laissée à elle-même, celle-ci devient totalement arbitraire, voire délirante, même et surtout si elle affirme s'appuyer sur des écrits raisonnés. Mais justifier la prétention d'incarner à soi seul la légitimité de détenir la pensée juste, grâce à des pensées d'autrui est ridicule. "Un âne qui transporte des livres n'en reste pas moins un âne", dit un proverbe d'Asie Centrale.
L'époque actuelle, en Occident du moins, prétend s'affranchir de la métaphysique; cela serait une bonne chose si la conséquence en était une raison enfin parvenue à maturité, n'ayant plus besoin des béquilles mentales de la croyance, si souvent intolérante. En réalité, la conséquence de ce rejet de la métaphysique a plutôt été l'affichage d'un nombrilisme béat, lequel ne devait afficher que le caractère ludique de l'existence. Une telle autosatisfaction des adeptes du "jouir sans entrave" apparu en 1968 n'est peut-être pas étranger au retour de l'intégrisme religieux de la part de populations nouvellement arrivés et qui, c'est à leur honneur, ne se sont pas reconnues dans un tel infantilisme.
Il semble donc souhaitable que l'homme garde en lui l'idée d'une instance transcendante inscrite dans le réel, dans le réel de la nature comme dans celui de sa pensée. Sinon il sera livré à ce que le philosophe tchèque Jan Patocka nommait, " l'anarchie rationaliste". Sans préoccupation d'ordre métaphysique, l'homme, englué dans sa superficialité, est comme désemparé et est alors à la merci de n'importe quel montreur de marionnettes auto-proclamé guide de l'humanité.
Alors la foi, est-elle un mirage ou un oasis? Pour Max Weber, elle est un mirage, dans son ouvrage: la vocation du savant il affirme: "La vie ne connait que l'incompatibilité des points de vue ultimes, l'impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de décider en faveur de l'un ou de l'autre".
Ce à quoi Benoît XVI semble répondre:" Une culture qui renverrait dans le domaine subjectif, la question concernant Dieu, serait une capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l'humanisme". Considérée de la sorte, la raison est une faculté qui porte l'absolu en elle; il s'agit donc là, de la part de l'ancien pape, d'une pensée toute platonicienne et l'on voit ici se rejoindre les deux sources de la pensée européenne, Athènes et Jérusalem. Une telle approche, qui réhabilite la champ de la foi dans le domaine de la raison et en fait une oasis, illustre la stupidité des propos d'un ancien président de la République, pour qui seul le prêtre et non l'instituteur pouvait transmettre des valeurs. Or, on l'a vu, un homme de foi qui fermerait la porte à la raison est le dogmatiste dont, à juste titre, il faut se méfier. Alors qu'un homme de science qui fermerait la porte à la foi, sachant bien qu'il n'aura jamais réponse à tout, ne ferait qu'illustrer la suffisance qui caractérise l'insuffisante réflexion des vaniteux et des prétentieux.
Jean Luc
Peut-on prendre la mesure de tout?
Devant ma télévision, je réfléchissais au sujet, sachant déjà que la moitié d'un tout mesure 3 mètres, puisque le tout est de s'y mettre ! Afin d’être en mesure de traiter le sujet, je savais qu’il fallait que je me mesure aux sciences exactes. Comme mesurer, c’est «évaluer une grandeur ou une quantité, par comparaison avec une autre de même espèce, prise comme terme de référence», que l’on désigne comme » l’étalon », j’ai zappé le film que je regardais dans lequel un étalon se démenait avec démesure, mais en mesure avec ses partenaires, pour passer sur une chaîne, sur mesure avec le sujet et relevant d’une «science»: la météo.
Au fur et à mesure de l’exposé du présentateur qui différenciait la température relevée de la température ressentie, donc une température objective et une température subjective, j’ai pris la mesure du problème: prendre une mesure peut être quantitatif, mais peut aussi être qualitatif. Dans les deux cas, à l’aide d’un appareil de mesure créé sur mesure par l’homme ou par le biais de ses sensations ou de ses sentiments, l’homme veut être la mesure de toute chose.
Ainsi il serait possible de prendre la mesure de tout, le problème étant alors la valeur de cette mesure.
Prenons pour exemple l’expérience de la mesure d’une grandeur: la détermination de la longueur d’un bâton. La formulation: « Ce bâton mesure deux mètres » contient l’obligation de l’existence d’un bâton de référence, l’étalon « mètre », la décision de comparer le bâton avec l’étalon mètre et une opération concrète de calcul, permettant d’« additionner » deux longueurs et ainsi d’en former une troisième.
Ce processus fait d’un attribut d’un objet physique, une quantité. L’attribut devient mesurable, une construction qui n’existe que par l’opération de la mesure. Dans cette optique, tout devient mesurable.
Cette idée de rattacher des nombres à certains attributs des objets qui nous entourent, est omniprésente dans nos activités scientifiques visant à comprendre le monde. Et nous avons l’habitude bien établie de compter des personnes, des choses, des événements et plus généralement tout ce qui apparaît sous forme discontinue, de "traduire en un chiffre un phénomène"...
L’avantage que nous en retirons est la facilité que nous avons de manipuler et de communiquer des nombres et d’avoir ainsi la possibilité de comparer facilement et de manière plus précise les résultats de nos recherches. La mesure est cette opération qui nous fait passer d’un attribut quantifiable, à son expression numérique, pour étendre et transmettre notre savoir sur la réalité.
Ce concept de mesure se retrouve aussi bien dans la tradition philosophique, dans le domaine des sciences sociales que dans le domaine des mathématiques et celui des sciences expérimentales.
Il apparaît par exemple avec la signification de « harmonieux », « vertueux », « beau », « bon », dans la tradition philosophique traitant de questions d’éthique ou d’esthétique.
Pourtant mesurer, ou "prendre la mesure de", ne peut alors pas être un acte indépendant de la conscience de l'observateur.
Même si les unités de mesure ont été choisies de façon à ce qu'elles soient objectives, c'est dans le processus de transformation d'une grandeur en unités de mesure, qu'intervient la subjectivité.
On peut ainsi établir des critères de comparaison et des tests qui permettent des évaluations, qualitatives cette fois, qui peuvent avoir un sens. Mais ces évaluations, les tests d'intelligence par exemple, donnent des résultats pour les échantillons pour lesquels ils ont été conçus, mais pas nécessairement significatifs pour d'autres panels.
Dans ces cas, les objets sont souvent de nature collective, agrégée. Les propriétés d’un tel ensemble ne sont plus simplement la somme des propriétés des individus qui le constituent, mais peuvent être, le plus souvent, des émergences, des qualités qui sont propres à l’ensemble et qui n’apparaissent pas chez aucun de ces individus. Il suffit de penser, par exemple, à la signification du taux de criminalité et de l’évolution de celle-ci dans un contexte urbain. La régularité et la périodicité de la criminalité ne peuvent pas être imputées à des individus, mais à des unités d’une autre nature, des collectivités.
Ce sont des concepts globaux comme les attitudes, les motivations, les préférences, ou dans le domaine économique, de production, de consommation, d’inflation. Ces concepts ne sont pas mesurables directement et nécessitent une construction théorique pour les approcher empiriquement.
Quoi qu’il en soit, cela demande toujours l’établissement d’un ensemble de conventions si l’on veut partager et communiquer les résultats. Dans toutes ces situations, il n’est pas toujours très clair ce que l’on mesure exactement, et si ce que l’on mesure est ce qu’on prétend étudier. Très souvent les sciences sociales, mais aussi la psychologie, semblent se trouver dans la situation où c’est précisément la mesure qui crée le concept.
Les attributs mesurés ne sont finalement définis, la plupart du temps, que par le processus de la mesure.
Il existe une notion précise de ce qu’est une mesure. Cette notion se base sur l’idée de quantité et sur la certitude que ce sont les attributs quantifiables qui sont mesurables dans un sens strict. Il existe des critères précis de ce qu’est une quantité. La vérification empirique de ces critères devrait donc être une activité préliminaire à toute mesure. Or cette approche rigoureuse n’est possible que dans certains cas et se limite aux sciences exactes.
Bien que parfois, les deux puissent correspondre. Les études sur la perception du son - la sonie – (par Zwicker notamment) permettent de réconcilier à la fois des mesures physiques de fréquences de sons, le ressenti subjectif grave / aigu, et le fonctionnement de l'oreille interne et montrent bien qu’il y a convergence à la fois du ressenti, de la mesure physique et des processus biologiques. Les mesures subjectives correspondent parfaitement aux mesures biologiques.
« Dire que l'homme est mesure des choses, c'est donc opposer à la diversité du monde l'ensemble ou le groupe des pouvoirs humains » (Valéry, Variété III, 1936, p.242):
Puisque l’homme est comme est un étranger dans le monde qu'il n’a pas créé, mais qu’il veut l’organiser afin de le comprendre et de le dominer, il abstrait du monde phénoménal ce qu’il sélectionne et mesure, pour en faire de l' information, pour substituer à la complexité de la réalité des valeurs manipulables par l'esprit qui vont permettre de raisonner et de dialoguer, donc de construire de la connaissance et d'avoir des systèmes d'explications.
L'homme est alors étalon, et sert bien de mesure au monde. L'unité abstraite remplace alors le corps humain.
“ L’homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas“. Platon- Protagoras-
De cette phrase il y a une interprétation relativiste qui revient à dire qu’il n’y a pas d’absolu ou d’universel : le bien, la justice, les sensations la vérité sont reliées à la vision, unique, de l’individu. De cette façon, tout serait vrai, contre l’idée platonicienne d’une science universelle : les Idées sont vraies, universelles, et éternelles.
Une interprétation rationaliste est possible. On peut aussi interpréter cette sentence comme un éloge de la raison humaine. L’homme, grâce à sa raison, fait advenir le monde en tant que monde rationnel. Ce qui est conforté par l’interprétation phénoménologique : “toute conscience est conscience de quelque chose“, (Husserl) et le monde n’existe qu’en tant que monde visé par une conscience, par une intention.
Si l’homme est la mesure de toute chose, c’est parce qu’il injecte du sens dans le monde. Si la conscience disparaît, c’est la signification du monde qui disparaît également.
S’il est ainsi possible de prendre la mesure de tout, si le problème est la valeur de cette mesure, s’il y a paradoxe parce que la mesure implique déjà une préconception du monde et de la chose que l'on souhaite mesurer, cela résulte de la construction d’un ensemble de conventions qui constituent les mesures et de référentiels créés par cet homme,, mesure de toute chose, qui correspondent à une vision préconçue du monde.
Nous devons cela aux anciens Grecs..
Une démonstration consiste en une suite d’arguments partant d’une hypothèse pour arriver à une conclusion. Mais cette suite d’arguments doit reposer, pour que la démonstration soit exacte, au bout de la chaine des arguments, sur quelque chose que l’on accepte comme vrai, un axiome, une vérité indémontrable qui doit être admise a priori. Pour certains philosophes grecs de l'Antiquité, un axiome était une affirmation qu'ils considéraient comme évidente et qui n'avait nul besoin de preuve.
Pour Pythagore et pour son école, tous les rapports de grandeurs sont représentables par des nombres. L’existence éventuelle de grandeurs incommensurables était exclue.
Il est ainsi évident, par exemple, que deux quantités, égales à une même troisième, sont égales entre elles.
En géométrie Euclidienne il est tout aussi évident que par un point extérieur à une droite, on ne peut faire passer qu’une seule parallèle. Ce n’est pas à démontrer, l’axiome est évident.
Si les parallèles se coupaient au-delà de la sphère du monde fini, elles se couperaient dans un monde qui n’existe pas, car cela présupposerait l’infinité de l’espace.
Parce que, selon la pensée aristotélicienne, le monde est clos, fini, séparé en deux espaces distincts, le domaine des dieux et de l’éternité, et celui des hommes mortels dont la terre est le centre. Cette conception du monde perdurera jusqu’au 15e/16e siècle.
Cependant, Démocrite, philosophe grec (460-370 av. J.-C.), avait déjà avancé la notion d’espace infini formé d’atomes qui se combinent au sein d’une substance illimitée, un univers qui n’a pas de limites.
Pourtant, pendant deux millénaires, cette conception restera ignorée, le Moyen Âge chrétien reprenant le postulat d’Aristote.
Ce n’est qu’au début du 19e siècle, que cette vision sera remise en question (Lobatchevski, Gauss, etc…), en posant l’axiome d’une infinité de droites passant par ce point. Nouvel axiome avec une nouvelle vision de l’espace (non-euclidien).
Ce qui implique que toute autre vision est possible et démontrable…
« L’espace est une représentation nécessaire à priori qui est le fondement de toutes les intuitions extérieures » Kant-Critique de la raison pure.
« La philosophie transcendantale de Kant refuse la possibilité pour l’homme de se prononcer sur les choses "en soi ", c’est-à-dire, sur la façon dont sont les choses indépendamment de tout point de vue et notamment de tout point de vue humain. Tout ce qu’on peut déterminer avec certitude, c’est la façon dont les choses sont pour nous (Kant les appelle des "phénomènes "). Ainsi, quand Kant nous parle d’espace et de temps, il s’agit des lois de notre sensibilité. Or, que nous dit Kant à propos de ces lois de notre sensibilité, en ce qui concerne l’espace ? Qu’elles sont euclidiennes. La géométrie euclidienne est synthétique a priori. Nous ne pouvons nous rapporter aux choses dans l’espace que de cette manière.
Or, avec la découverte des géométries non-euclidiennes, nous pouvons affirmer que nous pouvons tout à fait nous représenter une autre géométrie que la géométrie euclidienne. Elle n’est donc pas synthétique a priori, et rien ne nous dit que nous ne pouvons pas nous rapporter aux choses dans l’espace d’une autre manière. Si l’espace était vraiment euclidien, alors, on ne pourrait pas se représenter un espace non-euclidien, puisqu’il est censé être ce qui gouverne les lois de notre sensibilité. Plus encore, si nous quittons le point de vue transcendantal pour regagner le point de vue réaliste adopté par Einstein, rien ne prouve que l’espace soit, en lui-même, indépendamment du point de vue de l’homme sur les choses, euclidien. C’est d’ailleurs à une autre géométrie, à une géométrie non-euclidienne, que la théorie de la relativité d’Einstein recourt. Dans cette théorie, la lumière ne se propage plus en ligne droite : l’espace est non-euclidien, les corps obéissent aux lois de la géométrie non-euclidienne. »)
J’attends, comme le messie, le philosophe qui permettra de penser le monde, l’homme, autrement.
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A voir : Etienne Ghys sur Dailymotion – « Et si le théorème de Pythagore n’était pas vrai ».
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Le texte est-il toujours un prétexte ?
5 août 2015
Qu’est-ce qu’un texte ?
« Discours fixé par l’écriture », selon Paul Ricœur, un texte est un mode culturel d’objectivation (écriture) et de subjectivation (lecture). C’est donc globalement un élément de la Subjectivité humaine qui recouvre la pensée, le savoir : « Il n’y a pas de hors-texte », dit Derrida, car tout est dans le texte, ses origines et ses références, et sa déconstruction révèle la multiplicité de ses sens et de ses temporalités. Roland Barthes confirme d’ailleurs que « tout texte est un inter-textes », tissé d’autres textes antécédents et collatéraux.
Or tout texte est inscrit dans le temps, a une dimension historique. Deux conceptions s’opposent au sujet de la constitution de la Subjectivité, c’est-à-dire du Texte en général, au cours de l’Histoire (Simon Bourgoin-Castonguay, thèse Université Paris-Est, 2014) :
Dans la perspective de Paul Ricœur (Temps et Récit, Du Texte à l’Action), un texte est de la Subjectivité historicisée, c’est-à-dire déployée dans l’Histoire grâce au désir de comprendre, à travers la capacité d’agir.
Du point de vue de Michel Foucault (Les Mots et les Choses, La Volonté de Savoir), un texte est de l’Histoire subjectivée, c’est-à-dire créatrice de Subjectivité, sous forme de systèmes de pensée, les « épistémés », grâce à la volonté de savoir, à travers les « pouvoirs-savoirs » agissants.
Rapport entre texte et prétexte
Si on entend par prétexte une apparente justification, occasion ou excuse, de faire ou de dire, alors un prétexte peut prendre diverses formes : parole, écrit, action, événement, image ou dessin.
En revanche, un texte représente toujours un prétexte. À quoi ? À subjectiver, c’est-à-dire à intégrer sa signification dans la représentation de soi et du monde, que se fait le Sujet.
Pour Ricœur, le pré-texte réel de la « nature humaine » forme la base du prétexte interprétatif (Herméneutique). Le texte interprété exprime alors le Sujet humain dans sa vérité, à travers sa Substance.
Pour Foucault, le texte représente un double prétexte, l’intention du texte lui-même, et celle du lecteur, qu’Umberto Eco appelle « l’utilisation ». Le texte interprété invente alors le Sujet humain dans sa condition évolutive, même avec ses invariants.
Boucle prétextuelle
La subjectivation d’un texte se réalise selon un mécanisme qui suit le modèle neurocognitif de la Perception : Sa signification est le résultat d’une construction analogique interactive entre le texte-stimulus et la Subjectivité, indissociablement faite de mémoire et de plasticité. Cette signification ainsi « construite » s’intègre alors dans la Subjectivité.
Le rapport entre le texte, élément de culture, et la Subjectivité est un exemple du phénomène de coadaptation évolutive, qui gouverne en général la réalité physique et humaine. Le Texte est prétexte de Subjectivité, et la Subjectivité est prétexte de Texte : Texte et Subjectivité sont en boucle prétextes l’un de l’autre, ce qui pourrait bien concilier les perspectives de Ricœur et de Foucault.
Patrice
Le texte est-il toujours un prétexte?
Un texte est un ensemble de signes conventionnels, organisés dans un langage, qui constituent un écrit, destiné à communiquer.
Qu’il s’agisse d’une œuvre littéraire ou philosophique, d’un document original et authentique considéré comme référence et faisant autorité, ou servant de base à une culture comme les textes classiques, les contes, les mythes ou les Ecritures saintes, un texte est toujours porteur de sens.
La question qui nous est posée est donc de voir si tout texte manifeste toujours, en lui-même, par lui-même, une intention préméditée, plus ou moins dissimulée, relevant d’un motif déterminé et faisant de tout texte un prétexte dissimulant la vraie cause de l’écrit.
D’abord, un texte n’est pas issu du néant.
R. Barthes, Théorie du texte. » Tout texte est composé ou inspiré de « lambeaux de textes qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et finalement en lui: tout texte est un intertexte; d'autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables: les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langages sociaux, etc., car il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui ».
Donc ce que le texte véhicule appartient à une culture, qu’elle soit individuelle ou commune et le sens qu’il induit n’appartient pas forcément entièrement à l’auteur ou au lecteur. Tout énoncé se rapporte à un référentiel extérieur. Tout texte dépend d’un pré texte.
Alors comment, dans cette construction du texte, son « tissage », comme l’indique sa racine commune avec le mot tissu (de textere), comment un texte peut-il être utilisé comme prétexte destiné à influencer, à suggérer, dans un sens précis voulu?
André Gide dans »De l’influence en littérature » s’était posé cette question.
Il distinguait les influences qui agissent sur les individus en général des influences particulières qui agissent sur un individu isolé dans un groupe. « Les premières tendent à réduire l’individu au type commun ; les secondes à opposer l’individu à la communauté. » Celles-ci seraient l’occasion de reformer un noyau d’individus isolés regroupés autour d’une influence plus subtile lorsqu’est reconnu dans un texte, non pas ce qui n’existait pas encore, mais ce qui, inconsciemment, vivait en eux de manière latente et demandait à être révélé.
C’est pourquoi l’idée d’un aspect systématiquement néfaste de l’influence paraît étrangère à Gide.
L’influence essentielle ne proviendrait donc pas de celui qui chercherait à tout prix à écrire de manière à influencer, mais au contraire de celui qui aurait à la fois réussi à traduire en mots l’idée qui l’obsède et à être responsable de ces mots qui sont plus important que lui-même: de celui qui «ne se suffit pas à lui-même».
Surtout s’il parvient à construire un ton impersonnel au texte, une langue objective, visant à produire une impression de séparation avec le lecteur, ceci afin d’affaiblir la présence de l’auteur pour induire, chez ce lecteur, un sentiment de coopération avec l’auteur, et un plaisir intellectuel à la lecture du texte et du raisonnement.
C’est donc, pour Gide, celui qui reçoit l’information, qui peut maîtriser l’influence que le texte à sur lui bien qu’il y ait une intention d’influencer de la part de l’émetteur de tout texte qui se pose ainsi comme prétexte.
En effet, s’il y a volonté, à travers un texte, de manifester une intention préméditée, afin de l’utiliser comme prétexte dissimulant la vraie cause de l’écrit, il faut aussi savoir qu’étudier les textes, cela revient, pour une grande part, à les interpréter, c'est-à-dire à en extraire des significations indirectes.
Cette attitude interprétative n'est pas le propre de la réception des textes. Elle caractérise la communication verbale en général qui convoque un ensemble d'informations, de savoirs et de raisonnements.
Pour être compris, un énoncé requiert en fait un ensemble de savoirs préalables, qu’ils soient linguistiques et encyclopédiques ou fruit de l’expérience.
Ainsi, les significations indirectes de son savoir, de ses jugements de valeur ou de ses opinions que l'énonciateur nous laisse apercevoir, qui n’ont pas le même statut que les significations littérales, et qui sont seulement suggérées, permettent au lecteur de pouvoir refuser de les assumer comme siennes.
D’autant que ces significations indirectes sont en nombre indéfini. C'est une caractéristique du texte que de s'adapter à la compétence interprétative de son lecteur.
Dans ce cas, c’est le lecteur qui utilise le texte comme prétexte pour conforter ses propres opinions, sa propre vision du monde ou pour leur permettre d’évoluer.
Cette interprétation que le lecteur s’approprie est fonction de la tension entre la signification apparente de l'énoncé et ses propres codes personnels ou sociaux de valeur (bienséance, beauté, moralité, etc.).
C'est notamment le cas avec des énoncés provenant de contextes culturels éloignés ou anciens et dont nous ne comprenons plus les valeurs, mais dont nous réadaptons la signification avec des normes idéologiques modernes, afin de leur restituer une pertinence dans un univers, un contexte culturel nouveau au-delà des contextes historiques où ils ont été écrits.
En conclusion : le contenu d’un énoncé ne peut pas être évaluable en termes de vérité ou de fausseté indépendamment de la prise en compte des circonstances de son énonciation: comprendre le sens d’un énoncé ne revient donc pas à comprendre comment doit ou devrait être le monde pour que cet énoncé soit vrai, ni quel est le but avoué ou inavoué, prétexte de son expression.
La compréhension du sens d’un énoncé (et des critères qui le fixent) est sujette à libre interprétation, parce que le sens n’existe pas avant d’être articulé ou perçu dans le texte, et ne se réduit pas à l’information qu’il apporte, ni à ses référentiels, ni à ses intentions visibles ou masquées.
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La croyance est-elle un poison pour les sociétés ?
Platon relève dans son « Phèdre », les significations opposées des termes pharmakon (remède) et pharmakon (poison) dans la Grèce antique.
Pour Platon, l’écriture est un remède parce que notre mémoire est limitée, que nous avons des trous de mémoire, et que nous sommes des êtres faillibles. Mais d’autre part c’est aussi un poison, car l’écriture, nous fait perdre la mémoire, parce qu’à cause de l’écriture, nous en désactivons la pratique.(1)
De la même manière, il est possible d’aborder la notion de société, remède à la violence entre les hommes, à la peur, à l’insécurité, au chaos mais aussi poison, dans la mesure où en résulte la perte volontaire d’une forte part de liberté et la soumission à un ordre, à des règles souvent en contradiction avec nos volontés individuelles.
La croyance(2), pour sa part, constitue également un remède. Non seulement elle est le moteur de certaines actions (il faut croire que c’est possible pour se lancer, pour chercher), mais elle résout aussi temporairement les problèmes provoqués par les brèches de la connaissance, comble la nécessité déstabilisante d’expliquer l’inexplicable, la peur du vide, l’incapacité à accepter son ignorance, lorsque la raison est mise en échec.
Mais c’est aussi un poison, lorsqu’au lieu de titiller la raison, la croyance se pétrifie en une autorité dogmatique et interventionniste, utilisée pour construire une conception du monde qui implique obéissance et soumission en imposant à tous, ce qu’il faut croire, dire ou penser.
Ainsi le sujet « La croyance est-elle un poison pour les sociétés ? », considéré sous l’angle du pharmakon fait surgir une autre question : pour accepter les contraintes de la vie en société, pour boire le poison, ne faut-il pas d’abord croire en la société, croire que l’intérêt général doit primer sur les intérêts particuliers, croire « sans pouvoir absolument le prouver » (Comte Sponville), en la nécessité d’une organisation, d’un système structuré d'associations et d'alliances, qui implique une coordination et généralement aussi une subordination d'éléments les uns aux autres » {Bergson-Les deux sources), croire que «les humains ont besoin de société. Parce qu'ils ne peuvent vivre seuls, ni seulement les uns contre les autres. Parce qu'ils ne peuvent s'isoler, comme disait Marx, qu'au sein de la société….dont les règles sont culturelles. C'est que les individus y sont libres de les violer ou pas. C'est où commence la politique. C'est où commence la morale. Il peut y avoir des sociétés sans Etat, sans pouvoir, sans hiérarchie. Mais il n'y a pas de société sans solidarité, ni d'ailleurs de solidarité sans société.» (Comte Sponville).
Or si le sujet nous a interpellé aujourd’hui, c’est parce que ce qui devrait faire tenir ensemble les personnes qui composent la société, l’appartenance à cette société, le sens de ce qui semblait nous relier les uns aux autres est entré en crise.
Bruno Latour : « la conception de ce qui nous faisait tenir ensemble se trouve ébranlée. Nous ne sommes même plus certains de ce que veut dire « nous ». Il semble que nous soyons tenus par des connexions qui ne ressemblent plus aux liens sociaux agréés. Le doute plane sur ce que nous sommes censés faire ensemble. Le social n’est plus un domaine spécifique, mais un mouvement très particulier de réassociation ou de réassemblage. »
Il n’existerait plus de contexte social, plus de domaine distinct de la réalité auquel on pourrait coller l’étiquette société.
A force de raboter les identités et de codifier les relations d’altérité, les lois, les conventions, les médias, l’agitation de sous-groupes que le pouvoir intéresse au détriment du vivre ensemble, les sociétés ne représentent plus une structure lisible.
Ce qui fait que l’être humain, selon les analystes, se retrouve réduit à sa fonction, à son origine ou à sa culture et n’a qu’une valeur déterminée par son utilité donnée dans un cadre social donné.
Par exemple Marx, a voulu montrer que la croyance en un Dieu, constitue une misère religieuse qui est à la fois l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre cette misère. Parce que la religion, et donc Dieu, sont des productions de l’homme qui vont à l’encontre de la réalité constituée exclusivement par les rapports politiques et économiques que les hommes entretiennent entre eux pour devenir le moyen qu’ont ceux qui profitent de ces rapports pour pérenniser leurs privilèges. La religion, va " déréaliser " ce qui est réellement vécu (les rapports sociaux et économiques) et donner une réalité à un monde fantastique, imaginaire, qui compensera les difficultés de la vie ici-bas.
La suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple, comme opium du peuple, est une exigence de son bonheur réel.
Cet exemple de la distance entre le monde réel et le monde vécu, se retrouvent chez les analystes qui réduisent l’homme à sa fonction, a son origine géographique (xénophobie), à sa religion (antisémitisme, anti islamisme), à son économie (soumission à la loi des marchés).
Finalement, c’est la philosophie de l’être qui est débordée non par une philosophie de l’autre, mais par une croyance de ce qu’est l’autre.
La philosophie de l’être (ontologie) est l'étude de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire l'étude des propriétés générales de tout ce qui est. Le corolaire de cette philosophie est qu’il y a ce qui est et ce qui n’est pas (le non-être).
Or, Castoriadis notamment, nous a montré que le monde n’est pas épuisable par ces organisations où chaque objet peut être identifié et classifié en termes « clairs et distincts », et où les relations entre les objets ou classes d’objets relèvent de la pure logique. Il y a, au cours du temps, apparition de nouveaux modes d’être qui remettent en question la séparabilité absolue de deux objets de la pensée qui, puisqu’ils interagissent, peuvent être intriqués ; ils doivent alors être pensés comme un tout et leurs états ne peuvent être décrits séparément. Ce qui remet en cause le concept d'individualité: deux particules fondamentales sont intrinsèquement indiscernables l'une de l'autre, de sorte que l'on ne peut parler de l'électron n⁰1 ou de l'électron n⁰2, mais d'un système composé de deux électrons.
Finalement peu importe ce qu’EST une société ou une croyance, les deux concepts sont inséparables, et interagissent l’un sur l’autre à la manière d’un pharmakon.
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NOTES
1-(Chez Platon, dans le cadre de du monde des Idées, connaître, c’est se ressouvenir. Savoir, c’est se souvenir.)
2-La croyance peut être un faux savoir : " dans l’Antiquité, on croyait que la terre était immobile au centre du monde ; ou un savoir douteux : " je crois qu’il va pleuvoir " ; (je n’en suis pas certain). Ce qui est commun à ces deux espèces de croyances, c’est qu’on ne semble pas avoir de raisons, ou bien pas de raisons suffisantes, en tout cas, de croire.
Elles peuvent donc être irrationnelles parce qu’elles sont absurdes, et parce qu’elles s’opposent à la raison, sont insuffisamment fondées, ou relèvent de l’opinion.
Au sens large, la croyance est un état mental qui porte à donner son assentiment à une certaine représentation, ou à porter un jugement dont la vérité objective n’est pas garantie. Croire quelque chose, c’est donc, semble-t-il, assentir à quelque chose, sans pourtant en être certain. La croyance, dans son acception générale, s’oppose donc au savoir en tant qu’elle est seulement plus ou moins vraie (= probable).
Elle est ainsi irrationnelle au sens où elle est une adhésion à une idée fausse, ou bien à une idée peu probable ou très incertaine. La plupart du temps, en effet, il semble que nous n’avons aucune raison ou en tout cas aucune raison valide, d’adhérer à ce à quoi nous croyons.
Il y a quand même y avoir une différence entre croire qu’il va pleuvoir alors que l’on voit des nuages arriver, et croire qu’il va pleuvoir alors qu’on est en plein désert en plein été ou croire que les soucoupes volantes existent alors que je sais que la science contredit toute possibilité d’existence ailleurs que sur la terre…
De quelle(s) croyance(s) parlons-nous effectivement, quand nous décrétons les croyances ou le phénomène de croyance irrationnel (le)s ?
Hume définit la croyance comme la propension de l’esprit à affirmer ce qu’il conçoit. Elles ont ainsi un lien essentiel avec nos actions: le rôle des croyances est de produire des actions, des comportements.
Alors, la croyance n’est autre que la façon dont agissent sur nous certaines idées. Certaines idées font sur nous l’effet d’être vraies, et d’autres, l’effet d’être fausses ou fictives.
Croire, c’est le mécanisme de notre esprit par lequel nous tenons quelque chose pour vrai.
Quand je lis un livre d’histoire, je crois que ce que l’on me raconte a réellement existé; mais quand je lis un conte de fées, je ne crois pas ce que l’on me raconte, je " sens " que ce n’est qu’une fiction.
La croyance ne consiste donc nullement, en soi, à adhérer à quelque chose sans en être certain.
-on ne peut savoir quelque chose sans y croire: en ce sens, le savoir n’exclut pas la croyance, et repose même en un certain sens sur elle (je ne peux pas " savoir " que la terre tourne autour du soleil, si je n’y " crois " pas !)
Cette croyance causale est ce qui fait que vous pouvez sortir de chez vous en emportant votre parapluie quand le bulletin météo annonce de la pluie (même si ce n’est que probable : la météo se trompe, finalement, assez souvent, mais ce qu’elle nous dit du temps repose sur des données objectives, comme la science.
Bref : la croyance ne se forme pas par décision volontaire, mais par l’effet de mécanismes naturels dont la base est constituée par les impressions reçues par l’esprit. Elle échappe donc au contrôle du sujet. C’est en ce sens qu’elle paraît effectivement être irrationnelle: elle n’a pas son origine dans la raison, mais elle est causée par quelque chose d’extérieur à l’agent, qui agit sur lui sans qu’il y puisse quelque chose, et sans même qu’il en soit conscient ; c’est irrationnel car ce n’est pas le sujet qui est à l’origine des effets causés.
Pourquoi la rationalité serait-elle tout entière dans le mode déductivement valide de raisonnement ?
Celui qui croit en Dieu ne semble avoir, pour un observateur extérieur, aucune bonne raison de croire en son existence :
-il n’y a en effet aucune donnée empirique certaine, il n’y a de plus aucune preuve démonstrative certaine.
La religion apporte des réponses à toutes les angoisses, à toutes les " inconnues " de l’existence, et a donc une fonction apaisante.
Puisque la probabilité que Dieu existe est non nulle, et puisque le gain de celui qui croit en l’existence de Dieu sera infiniment grand si cette croyance est vraie. Dans cet argument du pari, une probabilité basse est contrebalancée par une utilité élevée.
De toutes façons : Comment démontrer rationnellement la validité de la raison, que toute démonstration suppose ? (Comte Sponville.)
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Qu’est-ce que l’égalité ?
L’égalité est une utopie, alors que l’équité pourrait éventuellement être de ce monde.
Le signe « = », en mathématiques, indique une identité absolue entre les éléments qu’il sépare, une équivalence totale, chaque élément pouvant être substitué à l’autre. Or cette substitution n’est valable qu’en mathématiques.
Dans tous les autres domaines, les éléments du réel, les êtres, l’égalité est soit partielle, soit relative à une même référence. Ce qui en fait une mesure qui sert en fait, à référencer les inégalités.
Les êtres, les choses ne sont pas à égalité par rapport à ce qui est de même nature et ce qui les caractérise, c’est leur différence.
Ce qui permet de mesurer l’égalité, c’est est l’inégalité qui préexiste à la notion d’égalité.
Ce qui fait de l’égalité l’expression de la volonté de gommer (ou non) les différences, et en fait une utopie.
La différence est le résultat de la comparaison entre des choses qui sont identiques à un autre égard.
« Aristote : « Différent se dit de choses qui, tout en étant autres, ont quelque identité, non pas selon le nombre, mais selon l'espèce, ou le genre ou par analogie » (Métaphysique, A, 9). Il n'y a pas de différence entre une pomme. En revanche, il peut y avoir des différences, entre deux pommes, entre une pomme et une poire. La différence suppose la comparaison. Dire que deux choses sont incomparables, cela suppose qu’on les compare » (Comte Sponville)
« Les hommes ne sont ni aussi forts, ni aussi intelligents, ni aussi généreux les uns que les autres. Ces différences parfois s'équilibrent ou se compensent : tel sera plus fort que tel autre, qui sera plus intelligent ou moins égoïste... Mais il arrive aussi, et peut-être plus souvent, qu'elles s'ajoutent : certains semblent avoir toutes les chances, tous les talents, toutes les vertus, quand d'autres n'ont que des faiblesses, que des tares ou du malheur…..Les êtres humains, à les considérer comme individus, sont manifestement inégaux ». (C.S.)
Alors nous voulons compenser ces inégalités par une égalité en droits et en dignité par des lois, et mettre sur le même plan Eichmann et mère Teresa. Et dire, comme Comte Sponville: »Ce n'est pas parce que les hommes sont égaux qu'ils ont les mêmes droits. C'est parce qu'ils ont les mêmes droits qu'ils sont égaux ».
Pour défendre la notion d’égalité, l’inégalité étant la règle, nous sommes passés du fait au droit.
Nécessaire si elle est « en droit et en dignité », la notion d’égalité est une utopie dangereuse si elle est considérée comme un absolu.
Absolue, ce serait la fin de l’histoire, un paradis ou rien ne se passe (et ou rien ne passe), le lieu où l’agneau dort à côté du lion (même s’il ne dort que d’un œil), la porte ouverte, aussi, aux tripotages génétiques.
Parce que l’inégalité est mouvement, relief, distance, différence, la vie en somme, (et non en sommeil), l’humain. L’inégalité, c’est la force de chacun et de tous.
Et cette égalité relative aux droits et à la dignité, les hommes ont voulu, de tous temps, la mettre en œuvre. La question est de savoir si ce n’est pas également une utopie susceptible de provoquer frictions, envie ou nivellement forcé donc atteinte aux libertés individuelles, les deux notions étant relatives à un référentiel individuel ou social. Or ce n’est pas du même référentiel qu’il s’agit en démocratie selon que l’on soit en social-démocratie, en démocratie néo-libérale ou toute autre forme de démocratie qui établit des lois.
Alors peut-on vraiment dire que l’égalité en droits c’est l’égalité devant la loi?
Platon et Aristote, dans l’antiquité avaient développé cette idée. Or lorsqu’on évoque l’égalité devant la loi, il faut aussi se demander qui fait les lois, ce qu’elles contiennent comme volonté.
A cette époque on considérait qu’il existait une hiérarchie « naturelle » entre les humains (citoyens plus ou moins « vertueux », esclaves, femmes et métèques). Platon considère qu’il est bon pour la Cité qu’il y ait un plafond et un plancher de richesse. De même, la dignité était proportionnelle aux mérites de chacun.
Par exemple, dans la cité grecque la démocratie, véhiculait l’idée que le pouvoir ne doit revenir ni à un seul (monarchie) ni aux meilleurs (aristocratie), mais à tous les citoyens de manière égale. Cette citoyenneté ne concernait bien sûr ni les femmes, ni les esclaves, ni les métèques (étrangers résidant dans la Cité).
Mais, pour la première fois, l’égalité devient une « valeur ». C’est une égalité qui donne non pas le même à tous, mais à chacun ce qui lui revient selon sa nature. Bref, elle vise l’équité plutôt que l’égalité.
L'équité désigne une forme d'égalité ou de juste traitement dans l'appréciation de ce qui est dû à chacun ; au-delà des seules règles du droit en vigueur. L’équité adapte les conséquences de la Loi (souvent générale) aux circonstances et à la singularité des situations et des personnes. La notion d'équité appelle celle d'impartialité et de justice, tandis que la notion d'égalité se rapproche de l'égalité de traitement. Utopie.
De quoi parle-t-on, au juste lorsqu’on parle d’égalité: de l’égalité de salaire, de l’égale considération due à chacun ? Et à qui s’adresse ce processus : s’agit-il des citoyens ou des étrangers, des ex-colonisateurs ou des ex-colonisés, des hommes ou des femmes, des adultes ou des enfants, des humains ou des animaux, des êtres vivants ou de toute autre entité naturelle ?
A force de tout mesurer à l’aulne de l’égalité, la conscience négative que nous avons de l’absence d’égalité, ne cesse de gagner du terrain, nous rend incapables d’agir en accord avec nos convictions d’équité et mine nos consciences « parce que nous nous inquiétons du creusement constant des inégalités et nous fait ressentir que ces dernières augmentent».
Cette passion de l’égalité est source de frictions, tout autant, si ce n’est davantage, que de nivellement, et stimule l’envie.
Ces défauts de la notion sont habilement utilisés par le consumérisme.
Chacun compare son jardin et sa voiture à ceux du voisin, dans les banlieues populaires comme dans les quartiers résidentiels. Vivre en démocratie, c’est se demander sans cesse pourquoi, ouvrier ou patron, l’on ne jouit pas de plus de biens matériels, quelle que soit son mérite ou son implication dans la vie de la cité.
L’égalité encourage, outre l’envie, la recherche de la distinction. Chacun cherche pour ses enfants le meilleur établissement, la meilleure éducation possible.
L’ambition principale des peuples n’est plus de se battre pour des droits, mais de consommer toujours plus. Le cas de la Chine est instructif : les gens peuvent très bien y supporter de n’avoir ni institutions démocratiques, ni protection sociale, ni système de santé, ni retraite, du moment qu’on leur donne accès à la consommation et aux loisirs.
Or la poursuite de la consommation génère davantage d’inquiétude que de satisfaction.
Finalement, cette notion d’égalité n’est utile que pour ceux qui ne veulent pas mettre en avant la notion d’équité, difficile à mettre en œuvre, mais du domaine du possible, de la liberté et plus à même de permettre les épanouissements, les volontés et les désirs individuels.
Sensibilité et Rationalité
2 septembre 2015
Prédominance de la rationalité sur la sensibilité
Si on entend par sensibilité la capacité à ressentir des émotions, à être affecté par des sentiments, et par rationalité la capacité à former avec logique des pensées normatives, alors on constate dans la Philosophie occidentale une tendance générale à affirmer la prédominance de la raison sur le sentiment.
Dans l’Antiquité grecque, la concorde sociale, longtemps réalisée autour du sensible « gracieux » (Avoir, Apparence, Plaisir), puis mise à mal par la discorde individualiste des sophistes, a tenté son rétablissement par la quête du rationnel normatif (Vrai, Beau, Bien) de la part des philosophes socratiques et des stoïciens, en particulier (M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, 2011). Dans les diverses théories de l’âme humaine, le primat de la composante rationnelle est toujours affirmé par rapport à la composante passionnelle (Platon) ou sensitive (Aristote), et la passion est plutôt considérée comme un obstacle à la sage maîtrise de soi et à la juste « vie bonne ». Cette hiérarchie psychologique sera reprise et figée par la philosophie chrétienne dualiste, en dogmatisant la prééminence de l’âme intelligente sur le corps sensible et « concupiscent ».
Avec la Modernité, les rapports entre passion et raison se diversifient : Séparatisme total pour David Hume (Traité de la nature humaine), où il n’y a pas de sens à parler de « fausse passion » ; dualisme corps – âme pour Descartes (Traité des passions de l’âme), où la passion corporelle, utile à l’âme, mais dangereuse par ses excès, est à maîtriser ; et rationalisme absolu pour Kant (Anthropologie d’un point de vue pragmatique), où la passion, encore plus nuisible à la liberté de l’âme que l’émotion, est à proscrire absolument. Cependant, la sensibilité connait une certaine réhabilitation avec les romantiques (Rousseau, Schelling, Novalis), dans leur amour pour la Nature et l’Absolu, mais surtout avec Hegel : Dans l’Histoire, la passion est au service de la raison, comme son bras exécutif, voire sa « ruse », et « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ».
Les femmes ont « les cheveux longs et les idées courtes »
Ce préjugé multiséculaire considère les femmes comme naturellement dominées par leur sensibilité, et plutôt irrationnelles : Sensibles, émotives, passionnelles, voire hystériques, elles représentent dans la conception traditionnelle gréco-chrétienne, une humanité logiquement inférieure, soumise par nature à la supérieure humanité masculine, moins sensible, plus rationnelle.
En réalité, que sait-on dire actuellement sur les différences psychologiques entre femmes et hommes ?
Il n’est pas douteux qu’il existe des différences physiologiques qui ont une influence sur les attitudes et les aptitudes. Par exemple, au niveau hormonal, la présence de testostérone plus importante chez les garçons que chez les filles, tend à donner à ceux-là une meilleure aptitude à l’analyse de système ; au niveau cérébral, les connexions neuronales transversales, inter-hémisphériques, sont plus intenses chez les femmes, ce qui favorise le lien entre langage et émotion, et les longitudinales, intra-hémisphériques, plus intenses chez les hommes, ce qui favorise le lien entre perception et action. Mais ces différences physiologiques sont soit minimes, non déterminantes, soit tardives (adolescence) : De fait, les différences parmi les femmes, ou parmi les hommes, sont supérieures aux différences moyennes entre hommes et femmes. C’est de loin l’expérience vécue qui configure le plus fortement le cerveau éminemment plastique : C’est donc en faisant des mathématiques que l’on devient mathématicienne, aurait déjà pu dire la belle Hypatie d’Alexandrie, avec Aristote ! Les stéréotypes féminins et masculins forment les attitudes et les aptitudes beaucoup plus que les bases biologiques. Et on peut affirmer que le fait que les femmes ne soient pas bonnes en maths, science, orientation ou décision, mais par contre soient douées pour le relationnel, l’émotion ou le bavardage… relève du phénomène de prophétie auto-réalisatrice, d’origine sociale.
La sensibilité humaine est une sensibilité rationnelle
Il n’y a pas lieu d’opposer sensibilité et rationalité.
La conception de François Jacob est dépassée : Non, le cerveau humain n’est pas « un ordinateur (rationnel) monté sur une charrette à cheval (sensible) », et l’Évolution ne nous a pas joué le mauvais tour de « bricoler » un cortex flambant neuf sur des vestiges « reptiliens ». Le cerveau est unitaire, et fonctionne comme un tout intégré, par interaction de ses parties spécialisées dans les automatismes, les émotions ou les réflexions, par exemple.
D’ailleurs, depuis quelque temps, l’émotion est nettement revalorisée par les sciences neurocognitives : Ainsi, les émotions favorisent plutôt, et justifient les raisonnements et les décisions rationnelles, comme l’a montré le neuropsychologue Antonio Damasio (Erreur de Descartes) ; et depuis les années 1990 s’est développé le concept « d’intelligence émotionnelle », avec sa mesure par le « quotient émotionnel », aptitude qui favoriserait la réussite sociale.
Mais il n’y a pas lieu, non plus, de hiérarchiser sensibilité et rationalité.
Au sein de la sensibilité animale, qu’est-ce qui différencie la sensibilité spécifiquement humaine ? L’être humain, comme les autres animaux, est régi par l’économie affective : Rechercher ou entretenir bien-être et plaisir, fuir ou combattre mal-être et déplaisir, voilà ce qui commande normalement son comportement de « vie réussie », dont la reproduction est certes un élément capital. Or cette affectivité n’est aucunement au service de la raison.
Dans son effort de reconstruction de la raison, Claudine Tiercelin (Collège de France, mai 2013) affirme que la raison véritable doit être sensible aussi, doit entrer en composition avec le sentiment (joie et jouissance), afin de parvenir à « juger tout en aimant » (Chamfort). On peut penser que c’est l’inverse, que c’est le sentiment véritable qui doit être rationnel aussi : En effet, la rationalité vient décisivement enrichir l’arsenal des ressources affectives, en permettant d’interagir au mieux avec la complexe diversité de l’environnement humain. La sensibilité pleinement humaine est une sensibilité rationnelle, consciente d’elle-même, et par là, dans une manière d’être au monde « normativo-gracieuse », bien capable de réussir la vie.
Patrice
Peut-on rendre quelqu’un amoureux ?
Rendre quelqu’un amoureux, peut signifier: faire devenir; être la cause active de ce qu'une personne ressente ce qu'elle n'éprouvait pas auparavant. Mais rendre quelqu’un amoureux, peut également signifier faire recouvrer à quelqu’un la seule capacité d’être amoureux dont il était privé, qu'il avait perdu, comme on peut lui rendre la santé, la liberté, l’honneur et même la vie.
D’abord, qu’est-ce qu’être amoureux ?
Etre amoureux est à la fois un sentiment et un état qui se rapporte à cet amour, que les grecs désignaient par deux mots différents: philia pour l’amour raisonnable, l’amour amitié, l’inclination pour autrui, l'amour qui se partage et se réjouit dans la joie et d’autre part éros, l’amour physique, celui qui unit deux êtres, celui qui prend, qui domine, caractérisé par le manque parce que l’être aimé manque tout le temps, même lorsqu’il est là, parce que ce qui est recherché c’est une forme de fusion avec l’autre à laquelle on ne parvient jamais, alors que cet autre vient occuper tout notre espace intérieur.
Et ce sentiment amoureux, a plusieurs sens et prend plusieurs formes. Il n’y a pas de règle unique: chaque sentiment amoureux correspond à une situation particulière, dans des environnements temporels, culturels et sociaux différents que nous ne maitrisons pas.
C’est un mouvement qui porte un être vers un autre être, ou vers une divinité, vers une entité idéalisée; vers une idée ou un idéal. Spinoza y voyait une joie liée à l’idée d’une cause extérieure, une force, plutôt qu’un manque, alors que Platon y voyait un aiguillon animé par le désir qu’il définissait comme un manque, c’est-à-dire une aspiration à posséder ce que l’on n’a pas. Mais toujours du fait d’une cause extérieure.
De plus, ce mouvement, quel qu’il soit, n'est pas figé, définitivement définissable: il change, tout comme ce dont il se nourrit, tout comme ce dont il est l’enjeu, et nous aussi, nous changeons. Alors chacun se «bricole» sa propre notion de l'amour, et se l'approprie. Chacun aime comme il peut…tombe ou s’élève.
La question posée est donc de savoir si l’on peut rendre quelqu’un amoureux en lui permettant, par son action, de ressentir ce qu’il ne ressentait pas auparavant ou de lui permettre d’accéder à ce dont il était totalement privé, lui rendre la capacité d’aimer; si une démarche maîtrisée par la raison peut provoquer un sentiment, une aspiration.
Beaucoup de société pensent que cet état amoureux peut être induit par des techniques sociales répertoriées ou même des principes magiques en s’adressant à une force extérieure, par la prière notamment.
Mais alors il faut toujours l’apport d’un tiers, l’énonciateur, qui met littéralement «l’idée dans la tête de l’autre», et choisit le moment et le lieu de son intervention en incorporant dans son discours un indice permettant de repérer ce vers quoi ou qui la relation doit tendre.
Les philosophes se sont intéressés à ce rôle d’énonciateurs. Finalement, rendre amoureux de la sagesse et rendre amoureux des êtres procède de la même démarche qui consiste à transmettre pour élever.
Pour Lucrèce, nous pouvons trouver l’amour et rendre amoureux par un biais qui consiste à transformer les défauts d’un individu en qualités, parce que chacun serait attiré par des sentiments qui lui font défaut.
Notre société pour laquelle l’amour est un bien de consommation a récupéré cette idée dans une publicité étant en cela tout à fait Kantienne. En effet, pour Kant, aimer, c’est vouloir « ingérer » l’autre, le réduire corps et âme à un produit de consommation, un « rôti de porc », affirme Kant. « L’homme n’a aucune inclination à manger la chair de l’autre sauf dans l’inclination sexuelle » (Leçons d’éthique). Le mariage est la seule solution pour mettre fin à ce cannibalisme amoureux – ou plutôt pour le légaliser.
Ces propos pour montrer que cette fonction d’énonciateur destinée à rendre l’autre amoureux se limite, vaille que vaille à des techniques, des artifices, que l’on pourrait maîtriser.
Dans une conférence récente, Tobie Nathan indiquait même que le moment favorable était celui où la personne que l’on souhaite «rendre amoureuse» n’est pas sécure en elle-même, en détresse, en état de burn-out, en deuil. Ce que font très bien les sectes.
Or cela n’explique pas comment il est finalement possible qu’un sujet s’ouvre et se donne à l’altérité, en aime un autre autant, voire davantage que lui-même, ou s’ouvre à une idée, une pensée différente qui fera exploser ses certitudes.
D’autant que la sociologie d’Émile Durkheim jusqu’à l’œuvre de Pierre Bourdieu, n’a eu de cesse de démontrer la banalité de nos choix amoureux ou intellectuels, déterminés à notre insu par les mécanismes sociaux des habitus de classe.
Prenons l’exemple de la rencontre amoureuse. Il y a eu une époque où les parents partaient à la recherche de conjoints pour leurs enfants, en veillant à l’équilibre des patrimoines et des statuts sociaux, à la transmission du nom et présentaient ensuite les intéressés l’un à l’autre. Il s’agissait donc précisément d’éviter le hasard, la volonté des intéressés et la séduction.
Aujourd’hui, nous pensons que ce sont désormais les individus qui se choisissent eux-mêmes, ce qui fait place au libre arbitre et à l’inclination personnelle. Or la sociologie constate, dans ce contexte ouvert de formation des couples, des régularités statistiques à peu près aussi fortes que lorsque le mariage était arrangé ! Le hasard fait bien les choses !
Le hasard, ou le discours?
Selon Roland Barthes, toute histoire d’amour passe par des figures imposées, où la passion se raconte, se déclame, se questionne. Car l’amour se vit toujours à travers le discours amoureux qui ne serait qu’un « radotage », l’éternel retour des mêmes figures imposées, fantasmes ou obsessions qui viennent et reviennent par « bouffées », immédiatement engluées dans l’Imaginaire construit par la culture environnante. C’est pourquoi l’ordre des figures n’a aucune importance. Même le début, ce coup de foudre, est souvent« reconstruit après coup » et appartient lui aussi à l’Imaginaire. Barthes refuse de raconter l’amour comme une histoire qui aurait un début, une fin et une morale : c’est un « grand ruissellement imaginaire » qui traverse le sujet amoureux par fragments.
Alors il n’y aurait nul besoin ou il ne serait même pas possible de rendre amoureux. Il suffirait de coller au discours environnant ou de s’y opposer, ce qui revient au même, puisqu’on en aurait alors conscience.
Cependant, tout discours en dit plus que ce que dit le texte.
D’ailleurs, pour devenir cet »énonciateur », pour amener quelqu’un à être amoureux, encore faut-il maitriser l’amour pour en faire un outil, savoir le façonner afin de pouvoir modifier, de dominer l’objet sur lequel il s’applique et savoir ce que l’autre désire.
Or l’amour n’est pas maîtrisé, c’est lui qui maîtrise. Littéralement, il vous prend, vous saisit sans connaître ni le devoir, ni l’interdit. Il est spontané, senti et ressenti, et ne se réduit à aucune définition qui l’enfermerait dans un seul sens. L’amour me met hors de moi. Dès lors, je progresse, j’avance, j’élargis le champ de ma connaissance
La psychanalyse a fait de cet élan, de cette émotion extraordinaire qui transcende l’être et fait exploser ses limites, une aliénation du moi, comme si le pouvoir de voler rendait prisonnier, et l’a défini comme le désir de ce qui nous échappe, nous enfermant dans le refoulement et l’insatisfaction, comme si se dépasser et s’ouvrir était une déviance de l’être, comme si le corps était sale et plus puissant que l’esprit. La psychanalyse s’est comportée comme le gardien du temple des interdits sociaux et culturels, en soignant et faisant rentrer dans cette norme que par ailleurs elle récuse, ceux qui veulent être plus que ce qui leur est donné et permis.
Alors rendre amoureux serait pouvoir indiquer à quelqu’un le chemin du refus de la »religion de l’amour » que prône notre époque, de ce discours préétabli qui nous empêche de voir que l’amour n’a jamais été une expérience tranquille ni un synonyme d’assouvissement : il s’est toujours présenté comme un problème davantage que comme une solution.
On n’est séduit que malgré soi (la séduction est un événement) ; en même temps on ne l’est qu’avec son accord plus ou moins avoué (la séduction est une complicité). Quelque chose nous a soudain correspondu. Pouvoir être séduit, c’est donc le fait d’une attente, séduire, c’est s’adresser à cette attente.
Le discours social, notamment par l’intermédiaire de la violence du consumérisme nous a laissé imaginer qu’une certaine vie bonne était possible. Ce serait par exemples de vivre avec et pour cette personne dont on vient de croiser le regard dans la rue, de partir en vacances dans cette voiture dont on vient de voir la publicité sur un panneau, d’habiter à la campagne comme cette agence immobilière en vante la facilité... Ce qui séduit les uns ne séduit pas les autres, mais le principe est toujours le même : qu’on soit détourné de la voie que l’on suit, en étant mis face à l’éventualité que la vie soit enfin vraie.
Les jeux de séduction forment en effet une modalité du rapport social.
Badiou cite des slogans du site de rencontre, Meetic : « Ayez l’amour sans le hasard ! » ; « Vous pouvez parfaitement être amoureux sans souffrir ! » Pour lui l’amour est aujourd’hui menacé par cette vision sécuritaire, droitière, celle d’un amour-contrat à zéro risque. « Il faut réinventer le risque et l’aventure, contre la sécurité et le confort ».
Finalement, de cette énième énonciation d’un philosophe indiquant cette fois que l’on ne peut rendre amoureux qu’en prônant la prise de risque s’inscrit à nouveau dans la banalité des discours dominants d’une époque, d’un lieu, et vit à travers le discours amoureux d’une époque. Cet amour contingent, n’est pas un bien à acquérir.
L’homme est-il maître de son destin?
Tout a toujours été fait pour nous persuader du contraire.
Pour ce faire, le « destin » désigne ce que sera l’avenir d'un être humain ou d'une société comme étant prédéfini par une instance qui est soit considérée comme supérieure aux hommes, par exemple divine, soit comme immanente à l'univers ainsi que le voudrait la Philosophie de l'histoire ou les lois de la nature.
Ce qui rend très difficile; voire impossible, à un homme ou à une société d'échapper à son destin, à cette « Force de ce qui arrive et qui semble nous être imposé sans qu'aucune de nos actions n'y puisse rien changer » (Dictionnaire des concepts philosophiques)
Dans la mythologie, le Destin, ou Destinée, est une divinité aveugle qui a sous son emprise les cieux, la terre, la mer et les enfers: rien ne peut changer ce que cette fatalité fait arriver dans le monde. Même le plus puissant des dieux, Jupiter, ne peut fléchir le Destin en faveur ni des dieux, ni des hommes.
Les lois du Destin étaient écrites de toute éternité et les mortels ne pouvaient se soustraire à leur destinée, malgré leur volonté (Œdipe).
La philosophie de l'histoire, notamment le marxisme, considère les sociétés comme soumises à des transformations qui les font passer par un certain nombre d'étapes auxquelles elles ne peuvent échapper et qu'il est possible de prévoir. Par exemple, les partis révolutionnaires ont pour mission de favoriser ou de forcer l'avènement du dernier stade d'une société parfaite appelée le socialisme.
Les lois de la nature considèrent l'univers comme soumis à des lois qu'il est possible d'expliciter afin de prévoir le devenir des phénomènes. Il en résulte soit un déterminisme pessimiste indiquant un mouvement général de dégradation aboutissant progressivement au chaos, soit au contraire un déterminisme optimiste d'organisation du chaos aboutissant à des formes de plus en plus complexes (darwinisme).
Pour ceux convaincus que Dieu a ordonné le monde, Dieu est un anthropomorphe, agissant selon des fins.
Pour Spinoza, au contraire, Dieu s'identifie avec la nature et n'est donc pas un créateur ontologiquement séparé du monde. Spinoza est panthéiste. Les vérités ont été déposées dans l'esprit de l'homme par Dieu comme des semences naturelles. Descartes parlera d'idées innées.
Même, lorsqu’au 15e siècle, l’humanisme mettra l’homme au centre du monde, la religion, l’instance régulatrice n’est pas remise en cause mais seulement la façon dont elle est pratiquée.
Que ce soit la mythologie, le recours au divin, la philosophie de l'histoire ou les lois de la nature, l’homme se trouve face à un ordre qui ne le laisse maître de rien, l'homme n'a aucune liberté.
Même une certaine conception de la psychanalyse nous dit que tout ce que nous faisons, disons, sommes, est profondément lié à ce que nous avons fait, subi, dans notre enfance. Notre passé est déterminant : il est la cause de nos actes ou de nos dires. Nous ne sommes donc pas libres, pas les maîtres absolus de nos actes, de nous-mêmes, de notre destin.
Comme si l’homme craignait le monde, la nature, tout ce qui survient et qu’au cours des siècles il, avait mis en place des modèles lui permettant de s’écrier: «ce n’est pas moi, ce n’est pas ma faute!».
Comme si il y avait en l’homme une sorte de double personnalité:
-un Moi, objet naturel, soumis à l’hérédité, à une « nature humaine », à l’éducation, à la sociabilisation, qui déterminerait notre comportement et notre destin, réduit au déterminisme qui stipule qu’il n’y a pas d’événement sans cause, et que, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets, que tout ce qui arrive n’aurait pu être autre qu’il n’est, ce qui limite la vision du monde à la Nécessité et qui ne parviendra jamais à éveiller l’homme à une réelle Conscience de soi.
-Et un Moi accédant à la conscience de soi capable de faire en sorte que le désir porte sur un objet non-naturel, « autre chose qu’une chose » qui dépasse le donné immédiat, c’est-à-dire qui porte sur le désir lui-même, sur le désir en tant que tel, sur la « présence de l’absence d’une réalité » qui permet à l’homme de s’apparaitre à lui-même comme désir et à se faire action, négatrice du MOI naturel et transformation du donné « en ce qui n’était pas là avant».
Ce dernier Moi, seul, peut avoir le choix entre plusieurs contraires ou possibilités, aurait la faculté de se déterminer soi-même à agir, et de choisir entre des contraires sans que rien ne l’y contraigne. Un pouvoir de décision absolu, à partir de rien, sans motif, afin de se réapproprier le monde(Levinas) en se constituant en un être séparé.
Le prix a payer pour ce faire est si lourd que l’homme a de lui-même constitué des moyen d’éluder cet autre regard sur le monde. (Lire, en fin de ce texte, l’édito de Christophe Barbier, dans l’Express)
Et la notion »classique » de destin combat cette vision pourtant possible. Si le monde dans sa totalité obéit au principe du déterminisme universel, on ne voit pas comment cela pourrait être possible. Il y aura toujours une cause de ce que je fais, cette cause elle-même aura une cause, qui elle aussi aura une cause, etc. En affirmant que mon acte est libre, je ne fais rien d’autre que commettre une faute de logique, puisque j’affirme l’existence d’un acte, d’un événement, sans cause. Bref, même si je ne me rends pas compte, je suis déterminé à agir comme je le fais, je ne suis pas libre.
Si donc on croit au déterminisme, alors, on doit dire qu’il est exclu que l’on puisse faire autre chose que ce que l’on fait. Et l’on retrouve le fatalisme: de « fatum », destin. Le destin, c’est ce qui a été dit par l’oracle et arrivera inévitablement, puisque ça a été dit et écrit.
Or l’homme n’est pas un être seulement naturel ; par conséquent tout ce qui existe n’est pas que naturel. Il y a d’autres lois, et l’homme peut se déterminer à agir en vertu de ces lois, qui ne sont pas soumises mais en quelque sorte au-dessus de ces lois naturelles (Impératif catégorique - Kant)
Sinon, la réflexion de Camus,( Réflexions sur la peine capitale) devient une règle absurde: « si un homme est conduit, par les lois de la nature, à faire ce qu’il fait, nous ne pouvons ni l’en approuver ni le blâmer, pas davantage que nous ne pouvons reprocher à une montre d’être en avance ou en retard. »
La conséquence serait l’abolition de la justice, de la morale et du droit: plus de prisons, plus de punitions puisque nous ne sommes pas entièrement libres de nos choix !
Il faut donc admettre qu’il existe des choses qui n’arrivent pas nécessairement, qui ne soient pas strictement soumises au déterminisme. Que le déterminisme n’est pas universel.
"Ce qui est nécessaire, dit Aristote, c'est l'alternative ("ou"). L'une des solutions arrivera nécessairement. Mais, jusqu'à demain, l'une ou l'autre des solutions peut très bien advenir : cela n'est pas déterminé ou nécessaire.» Ainsi le déterminisme ne s'oppose pas à la liberté, il n’empêche pas que l’homme puisse agir sur lui !
Si nous sommes déterminés, influencés, notre destin qui s’écrit n’est pas nécessaire. Nous ne sommes donc pas déterminés à faire ce que nous faisons. Notre destin est entre nos mains. Le sens de la vie n’est pas une direction, mais une signification.
Le destin n’est que, comme l’indique Comte Sponville, « l'ensemble de tout ce qui arrive, et qui ne peut pas ne pas arriver. Le mot s'applique spécialement à ce qui ne dépend pas de nous. Cela ne signifie pas que c'était écrit à l'avance, superstition néfaste, mais simplement que ce qui est ne peut pas ne pas être. Le destin est donc le réel même : ce n'est pas une cause de plus, c'est l'ensemble de toutes.
Nos pensées dirigent nos vies, et de fait, que nous sommes réellement responsable de notre existence, et de notre destinée. Notre façon de penser conditionne tout le reste.
Citation du Talmud :
Surveilles tes pensées car elles deviendront tes idées
Surveille tes idées car elles deviendront tes paroles
Surveilles tes paroles car elles deviendront tes actes
Surveilles tes actes car ils deviendront ton caractère
Surveilles ton caractère car il deviendra ton destin
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D’après les séances précédentes du café philo, Comte Sponville, Wikipédia et La « mort de l’homme » et la querelle de l’humanisme. [Article paru dans les Archives de Philosophie, t. 72 - Cahier 3, juillet-septembre 2009], visible sur Google.
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Un édito de Christophe Barbier paru dans l’Express
Depuis Noé et le Déluge, l'eau est l'ennemie de l'Homme, créature terrestre qui aspire aux cieux et craint les flots. C'est pourquoi les inondations, au-delà même des tragédies et des deuils, revêtent une force symbolique que n'ont pas les autres catastrophes, hormis, peut-être, les éruptions volcaniques, si comparables, avec leurs « pluies de cendres » et leurs « torrents de lave » : la force de la punition, du châtiment, de la vengeance. Il s'agissait jadis d'une action des dieux ; aujourd'hui, c'est la planète qui nous inflige, paraît-il, de tels fléaux, comme autant de réactions à nos comportements délictueux. Le productivisme humain, c'est un fait, cause un réchauffement climatique qui entraîne de funestes phénomènes, des tornades qui ravagent les plaines américaines ou quelques arpents aquitains aux orages qui ont tué samedi sur la Côte d’azur, et à Vacqua alta, qui finira par noyer Venise. Autant de colères de Gaïa, en attendant l'inversion du Gulf Stream, synonyme d’Apocalypse... •Alors que les raisonnements scientifiques sur le changement de climat et son impact sur l'humanité sont exacts, il faut se garder de leur greffer de telles lectures mythologiques, qui donnent un tour moral au débat : le bien et le mal n'ont rien à voir avec les soubresauts de la météo. S'il s'agit de renvoyer l'Homme occidental à une responsabilité collective, ce n'est pas dans la théologie que se trouvent les bonnes explications, c'est dans la sociologie. En effet, tout en ne faisant pas ce qu'il faut pour enrayer la mue climatique et éviter les catastrophes, nous nous leurrons dans leur anticipation et dans leur gestion, atteints que nous sommes par trois maladies.
La maladie de la prévision. Nous exigeons que tout soit annoncé, prophétisé. L'heure de l'orage, le volume d'eau par mètre carré et le trajet des coulées de boue ne sauraient échapper aux ordinateurs, et les intempéries doivent être calculées comme les éclipses. Ce scientisme ridicule s'emploie à nier la fatalité et refuse que le hasard (ou le destin), prenne la forme d'une bourrasque et fasse tomber la branche sur la voiture au moment où celle-ci passe sous l'arbre. Cela renvoie à notre penchant contemporain à rejeter l'idée même de la mort.
La maladie de la précaution. Depuis des années, notre société poursuit la vaine quête du risque zéro, ne supportant pas qu'on l'entraîne en des voies non entièrement sécurisées. En refusant de courir le moindre risque collectif, la France renonce de fait à être pionnière et se condamne à profiter après les autres, en le payant au prix fort, de tout progrès majeur. A ce train, nous serons plus tôt que nous ne pensons dépendants et ruinés, ou sous-développés. Celui qui préfère le nid douillet à l'envol évite certes les chutes mortelles, mais il finit par mourir de faim... C'est à cela que mène le principe de précaution, que nous avons inscrit dans notre Constitution, établissant ainsi que la France sacrifie l'avenir au présent, qu'elle préfère la conservation à la conquête et le confort à l'audace. La flamme nationale n'évoque plus les Lumières mais la chaleur, celle du « mourir à petit feu » que nous promet la précaution. Oui, la France périra par obsession de ne pas vouloir périr.
La maladie de la protection. En sa peur du risque, la société exige de l'Etat qu'il détourne d'elle les fléaux, et l'administration, soucieuse de se couvrir elle-même autant que de remplir cette mission multiplie les « vigilances », oranges ou rouges, des « pics de pollution » aux « épisodes cévenols ». La vie devient une alerte permanente, où le « Vous voilà prévenus » précède le « On vous l'avait bien dit ». Bien sûr, l'opinion finit par ne plus croire ceux qui la mettent sans cesse en garde, parfois pour rien, et la sirène doit hurler toujours plus fort si elle veut être entendue.
Prévision, précaution, protection : ce triptyque illusoire ne forme pas un bouclier, et l'Homme s'avance, quasi aveugle et presque sourd, au-devant des caprices du temps et de l'érosion du temps...»
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Et si vous avez envie de quelque chose de moins sérieux !
L’horoscope, par exemple, permettrait de déduire l’avenir de quelqu’un de la carte du ciel et du moment de sa naissance, avec les astres. C’est un des astres.
BÉLIER (23Mars-19Avril) - Les béliers sont disciples d’Héraclite qui pensait que tout est mouvement et qu’on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve. C’est pourquoi ils tournent souvent en rond et sentent mauvais. Et puis, comme Héraclite pensait qu’il n’y a pas de différence entre le haut et le bas, vous recherchez un ou une partenaire qui n’ouvre pas la bouche que pour parler philosophie. La solitude vous pèse.
TAUREAU (20Avril-20Mai) - Vous foncez parce que vous être trop bête et trop obstinés pour faire quoi que ce soit d’autre. Vous ferez une rencontre importante qui vous marquera. Le carrossier vous fera des prix.
GÉMEAUX (21 Mai -20 Juin) - Vous avez un esprit vif et pouvez rapidement vous adapter à toutes les situations. Ce qui signifie que vous êtes un parasite.. Les Gémeaux gravitent souvent dans le milieu de la finance et des affaires où ils exploitent au mieux leurs dons pour l'escroquerie et la malhonnêteté... Si vous êtes Gémeaux, les impôts ont certainement un dossier épais comme ça sur vous ! Rentrez vite tout planquer.
CANCER (21 Juin-22Juil.) - Si votre connaissance du monde est entièrement issue de votre expérience, comment expliquer l’infini de votre ignorance et votre incapacité à choisir un melon. Néanmoins vos efforts porteront leurs fruits sauf s’il s’agit de melons.
LION (23Juil.-22Août) - Comme tous les passionnés d’éthique, vous passez votre temps à expliquer aux autres ce qu’ils doivent faire. C’est pourquoi tout le monde vous hait. Bien entendu, vous n’appliquez jamais vos principes d’éthique à vous-même, la vie étant trop courte pour perdre son temps à tendre la joue gauche. Mettez une escalope sur votre œil. De plus, vous êtes arrogant et vaniteux, et encore ce ne sont ici que vos qualités. Pour les défauts, je ne préfère pas en parler. Méfiez-vous de vos ex.
VIERGE (23Août-22Sept.) - .Les vierges sont changeants. Ils ne le restent pas longtemps. Assurez vos opinions, sinon la transsexualité vous guette. Les Vierges sont très influencés par leur ascendant………à condition de le connaître.
BALANCE (23 Sep.-22 Oct.) - Les balances ont des idées brillantes pour rédiger la thèse de philo qui leur tient tant à cœur. Mais disciples de Socrate, comme lui, les balances n’en écriront jamais une ligne. Vous êtes des génies méconnus et même vous n’en avez pas conscience. Essayez de ne pas finir sous les ponts.
SCORPION (23 Oct.-21 Nov.) - Comme Heidegger ou Hegel, vous avez la capacité de rendre totalement inintelligible ce qui pourrait être dit simplement. Vous n’avez pas demandé votre conjoint en mariage, mais vous lui avez proposé d’opter pour la sacralisation du colloque amoureux dans une perspective monogamique afin d’assurer la finalité biologique de l’instinct sexuel. Ecrivez en Allemand.
SAGITTAIRE (22 Nov.-21 Déc.) - Vous arriverez à vous intéresser à la philosophie de Nietzsche, Kierkegaard ou Wittgenstein dès que vous pourrez écrire leurs noms sans consulter un dictionnaire. Votre vue baisse, ne spéculez plus en bourse. D’autant que, plutôt que d’avoir des actions en bourse, vous préférez le contraire.
CAPRICORNE (22 Dec.-19 Jan.) - Les natifs du Capricorne sont séduits par Heidegger qui prône que l’homme se projette dans son avenir et passe donc à côté de son présent. L’Etant dissimule l’Etre. Surtout celui qui va à la pêche dans l’Etant.
Coluche vous fait plus rire que Bergson, surtout si vous allez ouvrir la porte quand on vous dit que Berg sonne………N’abusez pas des aliments sucrés
VERSEAU (20Janv.-18Fév.) - Les natifs du Verseau ont tendance à camper sur leurs positions. Choisissez plutôt de changer de position ce qui surprendra votre partenaire. Plutôt que de faire de la philosophie ici, faites des maths là. Ménagez vos nerfs
POISSONS (19Févr.-20Mars) -
Dirigez-vous vers Dieu au lieu, comme tous les poissons, de vous diriger avec votre queue. Gare aux ennuis respiratoires
, restez branchies.
« La laïcité est-elle une neutralité religieuse ?
La laïcité désigne le principe de séparation, dans l'État, de la société civile et de la société religieuse, ce qui implique que les institutions, publiques ou privées, se doivent d’être indépendantes des religions.
Il devrait en résulter, pour l’état, une neutralité religieuse, c’est-à-dire le fait de s’abstenir de prendre parti, de prendre position, pour ce qui concerne la religion, tout en affirmant sa neutralité entre les croyances dont il doit tolèrer les cultes, sans faire aucune distinction de traitement entre les citoyens selon leurs croyances.
La Laïcité, selon Comte Sponville « Ce n’est pas l’athéisme. Ce n’est pas l’irréligion; c’est une organisation de la Cité, un principe d’indépendance par rapport aux Églises, le droit en conséquence, pour chaque individu, de pratiquer la religion de son choix ou de n’en pratiquer aucune ». L’État ne doit pas régenter les Église, ni les Églises régenter l’État. « La laïcité nous permet de vivre ensemble, malgré nos différences d’opinions et de croyances. C’est pourquoi elle est bonne, juste, nécessaire ». « L’État ne dit ni le vrai ni le bien, mais seulement le légal et l’illégal. Dans un État vraiment laïque, il n’y a pas de délit d’opinion. Chacun pense ce qu’il veut, croit ce qu’il veut. On a le droit d’être contre. Pas de les violer »
Pris dans son acception courante, rester neutre, c’est ne pas prendre parti, ne pas s’engager d’un côté ou de l’autre. Toutefois, et dans la mesure où il implique la non-discrimination à raison de la race, des convictions idéologiques, politiques ou religieuses, le principe de neutralité rejoint le principe d’égalité avec lequel il se confond.
Dans un second sens, la neutralité s’identifie au terme d’impartialité et non une neutralité d’abstention, mais une neutralité de respect, qui lui fait protéger la liberté d’exercice des cultes sans favoriser la propagation de doctrines religieuses ou le prosélytisme religieux, dans les lieux publics. Le respect de la « liberté de conscience négative (le droit de ne pas croire) » vaut bien, en effet, celui de la « liberté de conscience positive (celui de croire librement)».
Ainsi, la neutralité de l’État en matière cultuelle commande d’interdire, par exemple, la présence d’une croix ou d’un crucifix dans la salle d’audience d’un tribunal ou encore sur le mur d’une salle de classe dans une école publique.
Cette neutralité religieuse a pour but de faire vivre l’unité morale de populations composites, et d’organiser un « monde commun, ce qui n’est pas gagné, parce qu’elle a toujours été, du fait des circonstances, des résistances ecclésiales, bricolée, raccommodée et accommodée.
Dès le début, lors de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen : Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits».
Ce qui est repris par la Constitution du 4 octobre 1958 : « Le Peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils sont définis par la Déclaration de 1789. - Article 1er - La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »
La proclamation solennelle de la laïcité se réfère donc indirectement à « l’Etre Suprême »! Référence chrétienne que Jacques Chirac voulait faire rayer du préambule européen.
Et puis il y a l’Article 1 er de la loi du 9 décembre 1905 de séparation de l’Église et de l’État : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. [...] »
Cette loi remplace le régime du concordat de 1801, qui est pourtant toujours en vigueur en Alsace-Moselle pour des raisons historiques (les élus alsaciens en faisaient une des trois conditions d'acceptation de leur rattachement à la France en 1919, sans quoi ils demandaient un référendum, que la France ne pouvait prendre le risque de perdre après une guerre si meurtrière).
Or exprimer sa croyance est une attitude active, extériorisée et qui, de ce fait, peut gêner ceux qui ne croient pas ou croient différemment que le croyant qui exprime sa foi. Ceci est particulièrement problématique au regard de la situation juridique des lieux publics.
Est un lieu public tant un centre commercial ou un cinéma, qu’un hôpital, une caserne, une bibliothèque, ou encore, un théâtre, détenus par une personne publique.
Est du domaine public, un ensemble de biens, affecté à l’usage de tous aménagé à cet effet.
Toutefois, rien n’est moins évident, d’autant que le domaine public peut faire l’objet d’une occupation privative ; comme les concessions funéraires, les cimetières, qui permettent à leurs occupants d’exprimer leur liberté religieuse.
Les cimetières sont normalement aconfessionnels. Toutes les parties publiques du cimetière, telles que les espaces et allées, sont soumises à cette neutralité religieuse, et par suite, ne peuvent recevoir d’emblèmes religieux sauf s’ils existaient avant l’entrée en vigueur de la loi de 1905. Mais les tombes et monuments funéraires, étant de nature privée, bien que se trouvant dans un lieu public, peuvent être réalisés par les familles en étant ornés de signes ou emblèmes religieux. Et ce, d’autant plus que face à la mort, les principes et les règles s’effacent souvent au profit du respect dû aux défunts et à leurs dernières volontés.
Et puis, un grand nombre de lieux privés sont le siège d’exécution de services publics. Les établissements privés confessionnels, associés au service public de l’Éducation nationale, ne retirent pas le crucifix, éventuellement apposé au mur des salles de cours, lorsque ces dernières sont transformées en salles d’examen pour le déroulement des épreuves du baccalauréat.
Ainsi la neutralité de la prestation de service public ne peut plus faire aujourd’hui abstraction d’un certain nombre de données issues de la volonté de ne pas couper l’école de la société et donc de la diversité de celle-ci et il est quelquefois difficile de combiner neutralité et “revendications identitaires”.
Le principe de laïcité et de neutralité religieuse consubstantiel à la République qui s'applique à l'Etat, à ses services publics et à ses agents, se heurte au problème qui survient du fait d'une conception de plus en plus répandue dans l'opinion publique, qu’il ne peut concerner, de manière trop générale ou trop absolue, ni les citoyens ni les espaces privés que sont les entreprises ou les associations.
Parce que, dès sa constitution, l’état s’est déterminé par rapport à la religion, en l’acceptant ou en la rejetant voire en l’ignorant tout en essayant parfois de faite passer des rites religieux pour des coutumes.
En effet, durant des siècles, les religions ont imprégné de nombreuses cultures à travers le monde. Que serait la culture indienne sans le bouddhisme ou la culture américaine sans le protestantisme ? Il y a un processus de réappropriation de la tradition. Les différences entre les peuples sont liées à leur histoire culturelle.
Le concordat de 1801 reste en vigueur pour des raisons historiques. Les jours fériés sont rythmés par les fêtes chrétiennes. Le service public de radio et de télévision (France 2) doit diffuser le dimanche matin des émissions religieuses au profit des cultes juif, protestant, catholique et musulman.
Les exigences d’une neutralité religieuse absolue sont donc tempérées par les “accommodements raisonnables” permettant à chacun d’exercer sa liberté religieuse, montrant que l’Etat n’est pas indifférent aux questions religieuses ou spirituelles, et même qu’il s’est construit dans le respect des différences religieuses en faisant de la laïcité un de ses piliers fondateurs, prolongement du principe d’égalité.
Parce que si intégrer signifie uniformiser, de peur de voir émerger une société « communautariste », cela signifie aussi essayer de gommer toutes les différences sociales, religieuses, intellectuelles, etc., cela reviendrait à faire fi de la réalité en se tournant vers un individu idéal, un étalon-individu aussi aseptisé que certains produits vendus sous vide en grande surface.
Mais, cela ne signifie pas indifférence aux questions religieuses au regard des faits (affaires dites du « foulard islamique », rites et processions religieuses sur la voie publique, etc.).
Dans l’affaire « du foulard » se trouvait opposée la liberté positive des deux requérantes de vivre en fonction des préceptes de leur foi, et la liberté négative des élèves et enseignants de ne pas se sentir soumis à la pression de suivre les commandements d’une religion donnée.
Conclusion
La laïcité n’est pas l’hostilité à la foi religieuse ou à la croyance. Elle se définit par la volonté de construire un cadre juridico-politique assurant la liberté de conscience et l’égalité de traitement de chacun.
Non l’égalité des religions, mais l’égalité de toutes les options spirituelles, la liberté de conscience, l’égalité de traitement de tous et l’universalité de la puissance publique, sans discriminations.
Faudrait-il, sous la pression revendicative de communautés chrétienne, musulmane, sikh ou juive, évoluer vers un principe de tolérance offrant pleinement droit de cité à toutes les expressions religieuses, ce qui correspondrait à une neutralité passive, ou réaffirmer les vertus d’un modèle républicain aspirant à garantir la liberté de conscience de chacun, en définissant fermement ce qui est légal ou ne l’est pas, ce qui correspondrait à une neutralité religieuse active?
L’enjeu est d’affirmer un principe de coexistence entre les différents cultes, la paix civile entre les convictions, et le libre épanouissement des individualités en cultivant la capacité de penser et de juger par soi-même. Aujourd’hui, l’application stricte du principe de la laïcité à la française, avec une neutralité religieuse active, ne permet pas d’y répondre et aiguise les communautarismes.
Cette vision de la laïcité intègre des éléments qui vont au-delà du respect de ce qui est légal ou illégal en délimitant une sphère privée illusoire, puisqu’en même temps cette laïcité bricolée permet des exceptions à la loi, pour certains, ce qui va à l’encontre de la notion d’égalité et n’interdit absolument pas aux individus d’exprimer publiquement leurs croyances et leurs identités. Les cloches sonnent dans nos villages, les femmes musulmanes qui le souhaitent sont libres de porter le voile dans la rue, et, sous réserve qu’elles ne mettent pas en question l’ordre public, les processions religieuses sont libres.
Et d’autre part elle autorise les contestations, investies par les religions constituée, de lois: interruption volontaire de grossesse, autonomie financière de la femme capable de posséder un carnet de chèques, décision unilatérale de recourir à la contraception, hier, et aujourd’hui gestation pour autrui, procréation médicalement assistée, euthanasie passive, mariages de couples de même sexe, etc.
Mais dans le cadre du respect des libertés, l’Etat a-t-il vraiment le choix de se limiter, sans intervenir, à une neutralité religieuse passive, qui n’est plus une réelle neutralité?
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Sources – Wikipédia. « La liberté religieuse dans les lieux publics » par Stéphane GUÉRARD - Maître de conférences à l’Université du droit et de la santé, Lille II, visible sur Internet.
« Laïcité », dans le «Dictionnaire philosophique»-André Comte-Sponville
Henri Pena-Ruiz : « La laïcité n’est pas hostile à la foi », dans Philosophie Magazine
Débat entre Catherine Kintzler, Jean-Marc Ferry, dans Philosophie Magazine
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La laïcité est-elle une neutralité religieuse ?
L’Etat laïc institue la séparation de la société civile et religieuse, l’Etat n’exerce aucun pouvoir religieux et l’Eglise n’exerce aucun pouvoir politique ; l’Etat est neutre entre les religions.
Résumé :
. Neutralité de l’Etat et neutralité de l’église dans la société civile, mais « neutralisation » de l’église pour pouvoir vivre ensemble.
. Liberté de conscience et tolérance sans discrimination garanties par l’Etat contre la religion.
. Limites de la laïcité quand l’Etat doit se mêler de religion (contre le voile, l’excision, les persécutions) mais limite aussi si l’Etat est faible.
. La laïcité est-elle un mythe ? Chaque religion détient toujours la vérité même si dialogue inter-religieux, mais on peut glisser de l’objet de la croyance vers la conviction du croyant en société laïque (Pierre Bayle).
. Une aide de la philosophie :
. Chercher à limiter la convergence entre sens de la vie donné par la religion et la vérité dans la société laïque.
. Neutraliser la vérité sur son aspect singulier en attendant qu’elle devienne la vérité consciente, la vérité en soi (Hegel). Ou confiner la religion dans les limites de la simple raison, une religion éthique (kant). Ou enfin évoluer vers une morale sans religion.
. L’Etat athée peut éclairer le croyant sur une autre voie : il appartient à la philosophie de dire la vérité de l’illusion, qui est l’aliénation de la conscience ; l’aliénation c’est la carence de la conscience, une non transparence à soi car Dieu ne peut être que la connaissance de soi de l’Homme.
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La religion serait dangereuse pour la société civile et donc à neutraliser ?
. L’église veut dicter la loi commune aux croyants et aux non-croyants qui eux devraient se convertir afin de faire prévaloir la vérité contre la liberté ; et ceux qui parlent du ciel en permanence le font pour mieux profiter de la terre ; en Alsace, le concordat de 1801 unifie les deux Royaumes !
. Certains vivent avec le souvenir et la nostalgie des privilèges publics des religions, l’époque bénie de la collusion entre le politique et le religieux. Ainsi la survivance de l’école privée face à l’école publique tend à un morcellement de la France et un retour à l’Ancien régime.
. La religion confine à une tradition rétrograde où Galilée, Callas et Spinoza ont été empêchés de faire valoir le produit de leur raison. Aujourd’hui encore, la laïcité n’a qu’un siècle contre les 20 siècles de la religion.
. La religion est un facteur d’instabilité car elle se veut au service d’une vérité doublée d’une mainmise sur la vie quotidienne du peuple.
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La séparation est-elle obligatoire ?
. En Grande-Bretagne, la religion anglicane est la religion de la royauté, sans causer de problèmes spécifiques.
. En Iran avec le régime des mollahs et en Arabie séoudite, l’emprise de la religion est forte sur la société civile en limitant les libertés.
. La France est hostile à la religion depuis la révolution et a souhaité la laïcité.
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La séparation de l’Etat et de l’église est conditionnelle pour contenir la religion.
. Elle nécessite un Etat fort, un réel pouvoir politique temporel, sinon la laïcité s’épuise sous les coups de boutoir de la religion et de ses lobbies la laïcité est un principe général du droit qui est supérieur à la constitution, mais cette idée n’est pas à elle seule suffisante car l’Etat actuel s’affaiblit, l’Occident connait une perte de confiance face à son histoire coloniale mal digérée, face à une immigration subséquente ; les idéaux des Lumières sont fragilisés, l’Etat s’affaiblit au mont du regain des religions.
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Le sens et la vérité dans la société civile.
La religion est une vérité singulière qui est une étape provisoire avant de parvenir à la vérité philosophique, la vérité en soi.
. La société civile doit conforter l’esprit universel, en jouant la liberté de conscience de la laïcité contre la soumission et la dévotion de la religion.
. Dans notre monde désenchanté où l’on va chacun pour soi, la religion est la compensation pour donner un sens à sa vie, et l’Etat doit empêcher qu’elle soit la finalité. Cette compensation est une réponse à Darwin et à Hayek, les victimes déboussolées du darwinisme social de la sélection naturelle ( contraire à la sphère culturelle normale des sociétés dites modernes où l’on devrait mesurer son caractère évolué selon ce que notre société réserve aux plus démunis) se tournent vers la religion et son fanatisme éventuel ; un principe universel doit être une boussole contre les seuls aspects singuliers des communautés dont la religieuse, pour partager un rapport au sens avec tous les citoyens d’un même ensemble.
5- La question de la liberté dans une société civile.
. Il n’existe plus de contrainte par corps non plus que sur les esprits : liberté de conscience, de penser, de vote....)
. Il ne doit plus exister de « blasphème pour celui qui vénère ce qui est blasphémé» en Alsace-Lorraine en dépit du concordat ! Car en général, l’église ne doit plus être en mesure de sanctionner les écarts des incroyants en raison de la séparation d’avec l’Etat ! L’église ne doit plus être persécutrice en ce bas-monde pour le salut de l’âme dans l’autre monde, en somme châtié pour faire du bien dans l’au-delà !
. L’individu a sa liberté de croyance et ne doit plus craindre la conversion forcée !
. Nous devons faire davantage confiance au gouvernement des Hommes qu’à celui de Dieu.
. Nous ressentons ce lien quasi charnel entre le principe de laïcité et des pensées émancipatrices.
. Mais la liberté est un fardeau plus lourd à porter que la foi ; la laïcité est plus difficile à défendre que la religion.
. La liberté n’est pas un ensemble de particularismes, mais une tension vers l’universalisme en adhérent au contrat social de l’Etat.
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La société civile et la tolérance sans discrimination .
. La république est un ensemble de valeurs communes, de respect, de tolérance et de dialogue.
. L’Etat doit garantir l’existence d’une société plurielle.
. L’Etat doit s’abstenir de pratiques publiques discrimantes selon les religions (CF Irlande du nord)
. L’Etat neutre assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine....et de religion.
. L’Etat garantit dans le droit positif la liberté de conscience déclinée en liberté de culte ; cependant une tension naît inévitablement entre la neutralité de l’Etat laïque et la liberté de conscience, tension exprimée comme un manquement à la laïcité : expression religieuse à l’école, hôpital, armée, prison...
. L’Etat neutre ne doit pas interdire l’expression de la religion, ni salarier, ni favoriser aucun culte selon l’article 2 de la loi de 1905 ; excepté en Alsace-Moselle, mais quand donc l’islam sera-t-il intégré à la loi concordataire, et quand donc l’enseignement de l’islam sera-t-il intégré au dispositif de la loi Falloux ?
. Au final, l’Etat doit permettre de croire ou de ne pas croire et l’espace public doit être neutre afin d’autoriser la coexistence harmonieuse des différentes religions.
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Les limites de la neutralité de l’Etat.
. L’émancipation laïque et sociale, si elle implique la neutralité de l’Etat entre les religions a cependant des limites ; l’Etat peut exercer un droit de limitation de l’expression de la religion :
. Interdiction du port de signes ostentatoires religieux à l’école (Cf. Loi de Jean Zay de 1937 sur l’interdiction du port de signes religieux à l’école).
. Interdiction de l’excision.
. Condamnation pour crime du refus de transfusion sanguine pour un membre des témoins de Jéhovah.
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La laïcité est-elle un mythe ?
La laïcité est peut-être un mythe mais une vérité pour ceux qui y croient, cependant reconnaissons le chemin parcouru depuis l’ancien régime :
. Avant la laïcité, nous avions la tolérance des religions édictées par l’édit de Nantes, mais c’était la tolérance d’une religion réformée (protestante) par rapport à une religion vraie, le catholicisme !
. Puis, il a fallu accorder un statut identique et une égalité pleine et entière aux différents cultes ; Pierre Baye trouva la solution en supplantant l’orthodoxie par l’orthopraxie : ce qui fait l’authenticité de la foi, ce n’est pas l’objet de la croyance, mais la sincérité de celui qui croit (absence de compétition de vérité)
. Mais si les religions demeurent incompatibles du point de vue de la vérité, elles deviennent compatibles du point de vue de la conviction ; il ne reste plus que l’opposition entre la sincérité et l’hypocrisie et non plus entre la vérité et l’erreur.
De plus, il n’y a plus d’entêtement dans l’erreur ou l’aveuglement dans la vérité, tout est désormais ramené à la résistance fondée sur la liberté individuelle, c’est-à-dire la dignité de l’Homme.
De ce fait, les persécutions deviennent indignes car elles entendent nier ou détruire ce qui fait l’essence de l’être humain, sa résistance, sa fidélité à ses convictions et croyances, cela même au prix de sa vie. Nous assistons alors à un déplacement de la vérité vers la conviction et les religions peuvent ainsi cohabiter !
Chaque religion n’affirme plus que l’autre est fausse et nous parvenons à la paix civile ; dans la société laïque, l’athée peut toujours affirmer que la religion est une illusion, mais il appartient à la philosophie de dire la vérité de l’illusion, qui est l’aliénation de la conscience ; l’aliénation c’est la carence de la conscience, une non transparence à soi car Dieu ne peut être que la connaissance de soi de l’Homme. Feuerbach avait bien dit que si les oiseaux avaient un Dieu, il serait emplumé !
En définitive, la liberté de croire est seule respectable et non pas la croyance ; je ne peux pas ne pas accepter que l’on critique ma croyance, je dois être agnostique car je porte en moi toutes les composantes du genre humain et de la condition humaine, exprimée ou non ou différemment par quiconque.
Mais il demeure la question philosophique du sens et de la vérité :
. Dans l’Etat laïque, la vérité laïque et scientifique qui procèdent de l’observation et de la raison, doivent primer sur la vérité théologique fondée sur une perspective, en fait une vérité singulière et non universelle, relative et non pas absolue, particulière et non générale, datée et non hors de l’histoire et du temps.
La philosophie doit être perçue comme un recours pour trouver une solution à la question du sens et de la vérité ; en effet, le pouvoir politique trop faible n’ose aborder de front cette question de la religion et de sa vérité ; certes le dialogue inter-religieux se propose de clamer le feu de l’incendie qui couve, car c’est admettre que plusieurs vérités religieuses peuvent cohabiter.
Nous devons approfondir et distinguer nettement le sens et la vérité au sein de la laïcité:
. La religion fournit un sens à la vie sans que ce soit une vérité ; mais en réalité, le sens et la vérité se recoupent : si on veut être chrétien, on doit croire à la résurrection et si on pose la question de cette vérité on va vers le conflit.
. La philosophie peut envisager ces 2 questions et poser le problème de la vérité des religions sans tomber dans des perspectives de radicalité :
. Hegel, nous enseigne qu’il y a du vrai dans les religions, mais temporairement, avant que la vérité soit consciente d’elle-même, soit la vérité en soi ! C’est à la philosophie de trouver la vérité de la religion.
. Kant, dit oui à la religion mais dans la limite de la simple raison, ce doit être une religion éthique.
En fait, la critique de la religion doit permettre de la spiritualiser !
L’idéal est que nous parvenions à une morale sans religion :
. Nous pouvons agir moralement sans religion, mais sans la pression ou la promesse d’une religion (enfer ou bonheur-vérité) nous devons être sûrs que le voisin obéisse aux mêmes commandements impératifs, de ne pas tuer, voler...ce serait l’aboutissement sur le chemin de la religion universelle.
Mais la religion est un lieu-commun, communautaire, est un lieu de résistance au pouvoir politique trop envahissant sur les consciences. L’ancien député alsacien, Benjamin Constant pensait qu’un sentiment religieux peut s’épanouir dans un régime libéral ; cependant la religion n’est pas réductible aux seuls aspects éthiques et voire esthétiques, cela ne suffit pas car existent aussi les composantes de prosélytisme, de fanatisme, de soumission et de dévotion !
Gérard
Que cherchons-nous au café-philo ?
L'absence ou la rapidité de modification des repères culturels et sociaux provoquent déséquilibres et inadaptations dans un environnement social dépourvu de symbolique culturelle cohérente et de projet unifiant évident et simple.
Le café-philo, par ses références à une histoire constitutive de la pensée, par sa connotation sociologique de « café ou l'on se rencontre » qui permet la constitution d'un groupe ayant le même projet intellectuel valorisant, semble répondre à la demande de recherche d'un lieu où toute parole constructive est possible.
D’ailleurs, le café-philo n’est pas un lieu ; il a lieu. Le café-philo est un moment éphémère où se constitue une « communauté de recherche » informelle.
Le café philo n’est pas seulement un lieu où l’on boit quelque chose mais un lieu où l’on boit quelque chose avec les autres pour discuter. C’est un arrêt, une pause, dans un cadre qui offre une mixité de toute sorte, où coexistent : âge, sexe, classes sociales, savoir, non-savoir, préjugés, raison, opinions, passion, silence et bruit, où s’entremêlent l’intellectuel et le vécu, le réfléchi et l’affectif puisque tout le monde peut s’exprimer. C’est une façon d’être ensemble et de réagir contre la pensée unique et dominante, contre le savoir penser, le penser correct. Il favorise le questionnement, l’esprit critique, la distance, le recul, la déconstruction de ce qui est où s’impose dans une société de consommation comme la nôtre où le champ de réflexion est en voie de rétrécissement et les espaces de réflexion de plus en plus rares.
On peut y débattre des concepts (le beau, le vrai, la liberté) ou des grandes questions de l’existence (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? que sommes-nous, où allons-nous et pourquoi ? quel est , le sens de la vie ?) et à la fois répondre à un besoin de « thérapie du sens de la vie », dans lequel la philosophie apparaît comme une voie de travail sur soi, une recherche des schémas de la relation intellectuelle au monde, au travers des mots, des savoirs et du vécu, et ceci, le plus souvent, sans références culturelles philosophiques, et hors du champ de la psychanalyse.
La philosophie répond à une certaine nécessité de compréhension du réel, de notre monde et de nous-mêmes par la réflexion, la pensée, la critique, la prise de recul, de distance et peut permettre l'évolution de nos consciences individuelles.
Les sujets choisis sont l'image de nos propres problèmes émotionnels: - accepter les différences - l'amour est-il outil de connaissance ? - - rêver, est-ce vivre sa vie ? - - peut-on vivre sans désirer ?
Pour cela les participants endossent certains rôles, comme dans la tragédie Grecque et ses masques, pour s'exprimer avec distance par rapport à leurs émotions pendant un café philo. Ainsi y cohabitent des rôles: le dominant qui détient l'autorité de dire, celui qui sait, le shaman qui a accès au monde divin, le juge qui prononce des sentences, le poète qui sait faire rêver, le figurant critique et le public, entité éphémère et polymorphe mais active et réactive qui se manifeste, et celui qui vient se confronter aux autres par la contradiction systématique pour affirmer sa différence et son indépendance par rapport à toute pensée constitutive.
Ainsi cette apparence de spectacle théâtral ou de jeu de rôle du café philo, permet à chacun de mettre à jour les représentations qui organisent chaque personnalité, permet de la valoriser, avec toute la distance par rapport au moi que cela implique.
Parce que le café philo n’est pas qu'un lieu de conceptualisation et de réflexion sur les connaissances possibles, mais également un lieu où l'on accepte d'être déstabilisé par la parole de l'autre, ce qui constitue le commencement de la philosophie (doute). Le thème est approfondi, notre perception de la problématique évolue, nos jugements se modifient; et après la discussion nous ne pensons plus tous comme à son début.
La confrontation des arguments oblige à intégrer le point de vue de l’autre. Les abeilles produisent le miel et la cire en butinant le suc des fleurs que d’autres ont cultivés. Il devient évident que ce que le cerveau comprend n’est pas suffisant. Il faut faire l’expérience de l’ouverture à l’autre qui peut modifier notre façon d’être. La thérapie ne concerne que le sujet en thérapie.
Ecouter les autres a autant d'importance que notre parole.
Même si le groupe constitue une juxtaposition de convictions, leur mise à l'épreuve se révèle importante et permet de bouleverser les certitudes.
Le café philo est cet espace vide un “ espace de non savoir ” qui va permettre la mise à l’épreuve, le détournement des opinions, où, refusant l’enracinement dans des idées, nous les soumettons à la discussion publique afin de tester leurs fondements et de tenter de répondre à des questions fondamentales sur l’homme, la nature, le monde pour répondre aux questions “Que puis-je savoir ? ” (Métaphysique), “Que dois-je faire ?” (Morale), “Qu’est-ce que l’homme ? ” (Anthropologie), “ Que m’est- il permis d’espérer ? ” (Religion).
La visée du café n’est pas la transmission de savoir concernant l’histoire des idées mais la mise en pratique d’un processus de pensée soumis aux exigences du raisonnement philosophique.
La philosophie n'est pas une science : elle n'offre pas de nouvelles connaissances, mais une réflexion sur les connaissances disponibles. (Comte Sponville).
L’objectif du café est d’amener le groupe à un questionnement, non d’écouter passivement un expert ou un sachant. Il est une amorce, une impulsion à la philosophie.
On ne se prend pas au sérieux sinon on serait ridicule car nous n’avons pas tous cette culture philosophique pour prétendre faire de la philosophie. Au café, on raisonne.
“ Le café philo est un lieu humain et chaleureux permettant de nouer des relations fructueuses avec des gens motivés par la curiosité intellectuelle. C’est un espace où l’on peut prendre le temps de se poser des questions, un lieu d’échange sans vérité dominante.
A notre époque marquée par un sursaut d'individualisme, l'intention « groupale » du café philosophique, crée des liens par la rencontre avec autrui, en mettant en évidence les différences qui nous caractérisent et les proximités qui nous rassemblent et manifeste la volonté de tisser un monde commun par l'épanouissement raisonné de la pensée individuelle.
Bien sûr, on ne peut éviter:
- le discours « militant », (l’écologiste ne verra que l'ennemi industriel uniquement préoccupé de détruire les équilibres pour prospérer).
- le discours « convaincant », truffé de certitudes, totalement fermé
- le discours « étroitement personnel », qui voudrait faire prendre en charge par le groupe ses difficultés, psychologiques, familiales, professionnelles ; par lequel l'intervenant attend de son témoignage fort et affectif, une compassion, une aide, des conseils personnels...
Toutefois, la confrontation avec l’autre de la pensée ou de l'expérience personnelle, lui permet d’être revue en généralisation, ce qui s’appelle la conceptualisation.
Ainsi nous pouvons nous libérer des systèmes de pensée parce que c'est bien dans l'artisanat de la pensée que naîtra notre liberté.
Le café philo nous préserve de « ne pas être », et de revendiquer notre libre-arbitre, qui est « de ne pas subir avec le sourire d'un autre, le sort que l'on n'a pas accepté ou refusé de toutes ses forces ».( Gérard)
Alors, que cherche-t-on dans un café-philo? On cherche à penser ensemble. Partager des idées, écouter des arguments, questionner et se laisser surprendre, aiguiser sa pensée critique.
On improvise, sachant que toute improvisation a besoin de méthode. Tout jazzman sait que, plus sa maîtrise des modes, des rythmes, de l’art instrumental est grande, plus il sera créatif, plus il pourra la partager et donner une place aux qualités des autres musiciens, les mettre en valeur sans les critiquer, les brider, refaire leur éducation ou essayer de les réfuter.
C’est une résistance contre la distraction ». Beaucoup de choses voudraient nous distraire de l’essentiel dans l’actuelle société du spectacle, remplacer la création par la variété, et in fine, éviter la pensée.
Finalement peu importe qui vient au café philo et pourquoi il s’y rend.
Qu'est-ce qu'un barbare?
Dans l'Antiquité, était défini comme barbare celui qui ne faisait pas partie de la Cité. Pour Hobbes, le barbare est le non-civilisé: dans l'état de nature, tout est possible puisque rien n'est interdit. Pour Rousseau, au contraire, le barbare est le produit de l'état de culture, celui-ci éloignant l'homme de sa supposée bonté naturelle. Nietzsche, l'esthète, estime que l'état de barbarie découle de" l'absence de style ou le mélange chaotique de tous les styles". Ce seront toutefois les mouvements totalitaires qui, à partir du 20e siècle, donneront les caractéristiques de la barbarie contemporaine: un mouvement précédant un gouvernement non seulement autocratique, mais violent, agressif, cherchant, comme dans l'absolutisme, à contrôler les comportements, mais aussi les pensées. Il en résulte un effacement complet de l'individu et une mise en retrait de sa subjectivité.
Barbarie et totalitarisme sont devenues des notions quasi-identiques, quoiqu'il puisse y avoir de la barbarie sans totalitarisme ("gang des barbares", du dénommé Youssouf Fofana, dont les motivations n'étaient que crapuleuses, ou encore le génocide du Rwanda), mais jamais de totalitarisme sans barbarie. La barbarie étant ce qui accompagne le totalitarisme, étant le moyen dont il se sert pour asservir les populations qui lui sont soumis ("En tout homme, on peut trouver un coupable", Beria). Le totalitarisme charrie une conception du monde définitive, une vérité irréfragable qui ne peut être discutée et contre laquelle il n'est même pas permis de douter. Les partisans d'un tel système s'estiment autorisés à exercer toutes les exactions contre les récalcitrants ou les déviants parce que la "vérité" énoncée est affirmée comme ne pouvant être amendée de quelque manière que ce soit.
Tant que ce qui fait autorité pour quelques-uns n'a pas encore été transformé en un pouvoir total, l'obligation de tuer s'accompagne fréquemment de la volonté de se sacrifier, voire de mourir, pour faire triompher cette "Weltanschauung". La mort du combattant est alors vu par celui-ci comme un acte de guerre, son corps étant son arme. Il faut bien voir que dans une structure totalitaire, a fortiori lorsqu'elle est religieuse, la mort n'est qu'un instant, un moment glorieux qui s'inscrit dans le processus à long terme suivi par le mouvement totalitaire. La mort n'est jamais vue comme une fin et il est absolument erroné de parler de suicide. L'acte de mourir s'inscrit dans le destin de la communauté, celui qui choisit de se sacrifier est en osmose avec elle, il ne peut jamais s'agir d'un individu isolé, d'un loup solitaire, comme on l'entendait jusqu'il y a peu, dire par les thuriféraires du "politiquement correct". De sorte qu'en agissant ainsi, la cause défendue acquiert un statut, une vigueur, on peut même dire une autorité, qu'elle n'aurait pas eu s'il elle en était restée au stade d'un argument, énoncé dans une discussion où la pluralité d'opinions est la règle (" La révolution n'est pas un diner de gala", Mao). Au contraire, puisque la cause est l'expression d'une vérité, une vérité définitive, la mort est secondaire par rapport au destin de la collectivité qu'il s'agit de sauver et de son idéologie qu'il s'agit de faire triompher. L'individu, ne représentant que lui-même, devient alors une quantité négligeable.
Le but poursuivi est toujours politique, même si pour des raisons eschatologiques, les croyances religieuses peuvent servir de support. Dès lors, ce qu'il convient d'analyser, ce n'est pas tant le contenu de la croyance, mais la manière dont cette croyance devient motivante. On peut, par exemple, toujours gloser sur l'islam, religion de tolérance et de paix, ce genre de discours n'a aucune prise sur celui dont son interprétation personnelle du texte religieux est une certitude, l'expression même de la vérité, et non une croyance dont il est permis de douter. Nietzsche avait bien remarqué que c'est la certitude qui rend fou, et non le doute. Pour le terroriste, la croyance élevée au rang de vérité tient son importance en ce qu'elle permet de fixer une valeur à son existence et de donc donner un sens à sa mort. Entre le manipulateur qui envoie son combattant à la mort et le manipulé qui accepte la mort, il n'y a là rien que de très logique, même si, vu de notre point de vue démocratique, ce genre de comportement paraît barbare car totalement insensé.
Pour qui considère que la connaissance, la science, la logique, le raisonnement auraient dû pouvoir transcender le passé tribal de l'humanité et ramener le lot de croyances charriées par les uns et les autres au rang de folklore, il faut déchanter. Malicieusement, chaque chose engendre son contraire, et le progrès technologique du XXe siècle s'est vu accompagné de tornades idéologiques dont les effets ont été et sont comparables aux grandes épidémies de peste de jadis.
Mais la raison, pour utile qu'elle soit, ne fait pas sens. Pourquoi? Permettant d'opérer une séparation entre le sujet et l'objet, elle permet d’appréhender le sujet lui-même comme un objet, lui ôtant de ce fait sa sacralité.
Cela peut ruiner son vouloir-être, sa "volonté de puissance". L'auteur Carlo Strenger, psychanalyste de son état, spécialiste des questions de terrorisme, a écrit l'ouvrage suivant: "La peur de l'insignifiance nous rend fou".
Le titre indique que la recherche de sens, qui permet un destin commun, est ce qu'il y a de plus essentiel puisque c'est cela qui nous écarte de la folie. Aucune science ne permet cela, car la science ne donne pas de réponse à celui qui est en proie au sentiment d'abandon, qui est convaincu que ce qui l'entoure est l'expression d'un pur nihilisme; ce qui peut être le cas lorsque l'homme est réduit au stade d'agent économique, où on le somme d'être festif grâce à la profusion sans fin de gadgets. Dans l’ouvrage cité, est décrit l'homme contemporain écrasé par sa propre insignifiance dans un monde paradoxalement hyper-connecté. Il semble illustrer ce propos de Soljenitsyne: "le premier des droits de l'homme, c'est de ne pas encombrer son esprit avec des futilités, ce qui mène à une abolition de la vie intérieure, à un humanisme rationaliste, à un juridisme sans âme". Qu'eut pensé cet auteur s'il avait connu Facebook, où le lien se résume au nombre de "followers" des uns et des autres? Il semble donc souhaitable que la recherche d'un destin commun soit canalisé par une recherche de signification de l'existence, recherche n'excluant pas la raison, raison analysant les croyances mais évitant de les justifier car ce n'est pas son rôle.
La raison ne peut être le guide nous conduisant vers l'âge d'or d'une humanité enfin débarrassée des scories laissées par son état primitif. Dans l'ouvrage de Strenger, est cité un extrait de "2 conceptions de la liberté" d'Isaiah Berlin: "Il est une conviction responsable plus que tout autre du sacrifice d'individus sur l'autel de l'histoire, que ce soit la justice, le progrès, le bonheur des générations futures, la mission sacrée ou l'émancipation d'une nation, d'une race, d'une classe, ou encore de la liberté elle-même qui exige la mort des uns au nom de la liberté de tous. Selon elle, il existerait quelque part, dans le passé ou l'avenir, dans une révélation divine ou le cerveau d'un penseur, dans les injonctions de l'histoire ou de la science, dans le cœur simple et bon d'un homme intègre, une solution finale". Ce texte a été écrit en 1958, où certaines expressions étaient encore lourdes de sens... Il poursuit: "Le désir même d'être assuré que nos valeurs sont éternelles et à l'abri des vicissitudes dans quelque monde céleste objectif traduit sans doute une nostalgie pour les certitudes de l'enfance ou pour les valeurs absolues de notre passé d'homme primitif. «Reconnaître la validité relative de ses convictions, et pourtant les défendre résolument, est ce qui distingue l'homme civilisé d'un barbare". (Joseph Schumpeter) Exiger davantage procède sans doute d'un besoin métaphysique aussi profond qu'incurable, mais lui permettre de gouverner notre vie est le signe d'une immaturité morale et politique tout aussi profonde et bien plus dangereuse".
Il faut donc avoir l'humilité d'admettre qu'adopter une vision du monde ne doit pas être autre chose que le prélude d'une quête sans fin de ce qui ne sera en fin de compte qu'une image de la vérité. Cette image, il faudra la respecter comme une icône dont le sens ultime demeure caché et non lui donner le statut d'idole devant laquelle on se prosterne. Il convient de ne jamais croire qu'on soit parvenu à une solution finale, définitive, achevée; bien au contraire céder à la tentation de l'illusion qu'il existe une solution de ce type est ce qui risque de nous transformer en barbares. La barbare considère que sa finalité, qu'elle soit rationnelle ou pas, est comme une amulette, un fétiche, qui ouvre, à lui ou à sa communauté, les portes du paradis sur terre. Et pour avoir le paradis que ne ferait-on pas ?
Rester fidèle à ses convictions tout en évitant le dogmatisme, ce n'est qu'ainsi qu'on peut avoir une relation apaisée avec autrui et trouver une justification à sa réflexion. Il est nécessaire d'admettre que rien, absolument rien, ne peut, ne serait-ce que prétendre à l'universalité. Par exemple, l'idéologie des droits de l'homme est et restera un simple credo si elle se refuse à admettre que l'on puisse contester sa prétention à l'universalité. « Les droits de l’homme ne sont universels que s’ils incluent le droit de ne pas croire au dogme de l’universalité des droits » écrit le journaliste italien Giuliano Ferrara, passé du communisme au berlusconisme ! N'y a-t-il pas là en effet, l'expression d'un nouvel ethnocentrisme dans l'affirmation de l'universalité de droits alors même que cette déclamation est strictement occidentale? On n'en trouve pas l'équivalent dans d'autres cultures. Faire, comme les USA au Moyen-Orient, la guerre au nom du droit, tout en torpillant par ailleurs le droit international, n'est apparu pour beaucoup que comme une manifestation de pur impérialisme. L'ordre libéral n'aime pas les nations, il ne raisonne qu'en termes d'individus qui seraient enfin en pleine possession d'eux-mêmes grâce à la désaliénation apportée par le marché mondialisé. Cette utopie est dangereuse, comme l'avait déjà affirmé Pasolini: «Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé la société de consommation ». Un premier contrecoup est apparu avec l'apparition de l'"Etat islamique". Or qu'est celui-ci, si ce n'est une nouvelle mouture du "Blut und Boden", cher aux théoriciens nazis? Il est alors légitime de se poser la question: où sont les barbares d'aujourd'hui ? Ceux qui désacralisent l'homme en le réduisant, au besoin par la force, au rang de consommateur délié de toute appartenance, ou ceux qui, de manière perverse, réagissent par la recherche de la sainteté dans le crime et la terreur?
Jean Luc
Le suicide est-il tabou ?
Le tabou - A l’origine le mot tabou faisait référence à une personne, un animal, une chose, donc à ce qu'il n'était pas permis de toucher parce qu'investi d’une puissance sacrée jugée dangereuse ou impure. Cette interdiction de caractère sacré s’est transformée dans nos sociétés en un interdit d'ordre culturel, une règle d'interdiction respectée par une collectivité, qui porte sur le comportement, le langage, les mœurs, des événements, ce qu’il serait malséant d'évoquer, en vertu des convenances sociales ou morales. Or toute société, qui a parfaitement conscience de ses tabous, édicte des règles afin de régir les relations de ses membres avec ce qui est désigné tabou et donc extérieur, dangereux pour sa pérennité. (5)
Je voudrais essayer de montrer comment le traitement du suicide par nos sociétés ressemble fort au traitement du tabou par les sociétés primitives pour lesquelles le tabou à la fonction de mettre en place des règles d’existence en commun.
Le suicide - Selon Comte Sponville, le suicide, cet « homicide de soi », ce choix, non de la mort, qui nous attend tous, mais du moment de sa mort, est considéré par certains comme un crime, mais par d’autres comme un droit. « C'est un acte tout d'opportunité, et point l'absolu parfois qu'on veut y voir: l’assassin est la victime. [ ] Il s'agit, ni plus ni moins, de devancer le néant, de prendre le destin, si l'on veut, de vitesse.».
Mais comme il est interdit de s’arroger un droit qui ne fait pas partie de ceux que la nature ou législation accordent, qu’il manifeste un échec des conditions d’existence de l’individu dans le système social, le suicide, considéré comme un tabou dans la vie quotidienne, est traité par le législateur qui veut mettre en place des règles d’existence en commun afin de l’éviter.
En effet, face au suicide de ceux qui nous entourent, que nous aimons, il n’y a pas de réponses, que des questions, qui touchent notre sensibilité au plus profond de notre être et font que nous sommes tentés de remettre la société en question. Comme face au suicide nous n’arrivons pas à nous expliquer le geste de ceux qui se font à la fois assassins et victimes, peut-être utilisons nous également individuellement cette règle d’interdiction qu’est le tabou en investissant ce geste d’un caractère sacré, non « naturel » donc « surnaturel », non social donc « anti social », qui alors ne peut être prononcé, discuté, par respect ou par pudeur, en somme qui ne se discute pas.
A- Le suicide est tabou pour les religions : il va à l’encontre de la volonté de Dieu.
« C'est une sorte de blasphème que d'imaginer qu'une créature quelle qu'elle soit puisse déranger l'ordre du monde ou s'ingérer dans les affaires de la Providence! Cela suppose que cet être possède des pouvoirs et des facultés qu'il n'a pas reçus de son créateur» écrit David Hume dans son Essai sur le Suicide dont il cherche à pourtant à justifier la possibilité en prouvant « que le suicide n'est nullement une transgression de notre devoir envers Dieu » parce que toute explication qui fait appel à la raison peut démontrer que ce geste n’est pas en contradiction avec la foi, le sacré.
-« La nature continue toujours à suivre son cours, un homme fatigué de vivre, traqué par la douleur et le malheur, empiétant sur ce qui relève de la divine providence, ne dérange pas l'ordre de l'univers. Chacun n'a-t-il pas, par conséquent, la libre disposition de sa propre vie? Et ne peut-il pas légitimement user du pouvoir dont la nature l'a doté?
-La soumission à la providence que vous exigez, pour chaque calamité qui me touche, n'exclut nullement l'habileté ou l'industrie humaine, si par leur entremise je puis éviter ou repousser cette calamité ». S’il était « impie [ ] de mettre un terme à notre propre vie, et de nous rebeller ainsi contre notre Créateur; pourquoi ne serait-ce pas impie, de construire des maisons, de cultiver le sol, de naviguer sur l'océan? Dans toutes ces actions nous employons les pouvoirs de notre esprit et de notre corps, pour produire quelque innovation dans le cours de la nature ».
Hume, donc, veut démontrer que le suicide n’est pas opposé aux règles religieuses ou sociétales et qu’il est possible de le justifier, de l’utiliser afin de mettre en place des règles d’existence en commun.
B- Le suicide est tabou pour nos sociétés occidentales : il va à l’encontre des buts qu’elles poursuivent.
« Examinons à présent », écrit David Hume « si le suicide [ ] constitue un manquement à notre devoir envers notre voisin et envers la société. Un homme qui se retire de la vie ne fait pas de mal à la société: il cesse seulement de faire le bien, et si cela est un dommage, il est bien minime. Je reçois les bénéfices de la société, et donc je devrais promouvoir ses intérêts [ ]
« Supposez qu'il ne soit plus en mon pouvoir de promouvoir les intérêts de la société, supposez que je sois devenu pour elle un fardeau, supposez que ma vie empêche une autre personne d'être plus utile à la société. En pareil cas, mon abandon de la vie devrait être non seulement innocent, mais même louable. Que le suicide puisse être souvent conforme à l'intérêt et à notre devoir envers nous-même, nul ne peut le contester, qui reconnaît que l'âge, la maladie ou l'infortune peuvent faire de la vie un fardeau, et la rendre pire encore que l'annihilation. Je crois que jamais aucun homme ne se défit d'une vie qui valait la peine d'être conservée ».
La société n’est donc pas responsable des suicides, seuls les individus qui font fi de la raison le sont, ce qui autorise les sociétés à mettre en place des règles d’existence en commun.
Aujourd’hui, nous avons créé un observatoire national du suicide. Son rapport, fondé sur des statistiques ! (3), souligne (relevé dans Philo.Mag.):
-que les crises existentielles ou de dépression y « apparaissent comme l’une des causes principales de suicide, parfois associée à l’alcoolisme et aux troubles mentaux ». Cela ressemble fort à ce que Foucault, reprochait à la vision de la folie opposée à la raison, pour dire qu'il n'y a pas une seule réaction possible à ce qui semble s’opposer à la raison et que le regard que l'on y porte dépend de la culture dans laquelle elle s'inscrit. Pourtant, encore une fois, comme la folie, le suicide se retrouve ainsi asservi au regard médical.
-que, en outre, les problèmes d’argent, les traumatismes et la précarité comptent parmi les principaux facteurs extérieurs qui favorisent le passage à l’acte.
-que les taux de suicide les plus élevés sont partout enregistrés chez les personnes de plus de 70 ans. Dépendantes, isolées, en perte d'autonomie, les vieillards sont partout les plus fragiles.
Il faudrait donc statistiquement s’attendre à une hécatombe!
La notion de tabou fait référence à un interdit d'ordre culturel, investi d’une puissance sacrée jugée dangereuse qu’il convient de respecter. Asservir à la raison, ou plutôt à une raison, et de manière discutable et seulement statistique, un acte comme le suicide, commis par ceux qui sont devenus »autres », comme en dehors du système, est bien l’attitude de ceux qui veulent intégrer un tabou à ce qu’ils considèrent être la raison.
Ensuite l’observatoire continue, à conclure n’importe quoi, comme ce qui se produit dans les interprétations des mythes : « L’ici-bas était orienté par l’attente de l’au-delà. Et puis, soudain, ( ?) en quelques siècles, ce système s’est effondré. Alors que la croyance religieuse s’effritait, la vie longue a chassé la mort hors de notre champ d’expérience » (elle en faisait partie ?).
Et puis les membres de l’Observatoire font appel à Camus, pour qui le suicide serait le seul « problème philosophique vraiment sérieux » suscité par la « confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». S’appuyant sur l’intuition du philosophe, ils contestent que le suicide puisse être simplement considéré comme « un acte mûrement réfléchi, qu’il serait illégitime de tenter d’empêcher ».
Le suicide étant ainsi interprété comme une inadaptation de l’individu à la société, ils préconisent, «sur la base de cette étude, [ ] un plan d’action visant à prévenir le suicide convaincus « que la plupart des personnes qui attentent à leur vie le font non parce que la vie en général ne leur semble pas valoir la peine d’être vécue, mais parce qu’ils ne trouvent pas d’autre issue dans leur vie en particulier ».
A titre indicatif, je cite des extraits du mythe de Sisyphe, qui démontre tout à fait autre chose : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. [ ].On n'a jamais traité du suicide que comme d'un phénomène social. Au contraire, il est question ici, pour commencer, du rapport entre la pensée individuelle et le suicide. Un geste comme celui-ci se prépare dans le silence du cœur au même titre qu'une grande œuvre...[ ]
Un monde qu'on peut expliquer, même avec de mauvaises raisons, est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières, l'homme se sent un étranger... Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité.[ ] Le sujet de cet essai est précisément ce rapport entre l'absurde et le suicide, la mesure exacte dans laquelle le suicide est une solution à l'absurde. [ ] L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. C'est cela qu'il ne faut pas oublier. C'est à cela qu'il faut se cramponner parce que toute la conséquence d'une vie peut en naître.
L'irrationnel, la nostalgie humaine et l'absurde qui surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute la logique dont une existence est capable. ...
Il s'agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu'elle sera d'autant mieux vécue qu'elle n'aura pas de sens. Vivre une expérience, un destin, c'est l'accepter pleinement... Vivre, c'est faire vivre l'absurde... L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité... C'est ici qu'on voit à quel point l'expérience absurde s'éloigne du suicide.
Le second rapport de l’Observatoire fait appel à Emile Durkheim, (1) auteur d’une étude classique de la sociologie consacrée au suicide comme phénomène social : « Le suicide, c’est un drame de santé publique. Ce sont chaque année entre 10 000 et 11 000 personnes qui mettent fin à leurs jours, et environ 80 000 personnes qui sont hospitalisées à la suite d’une tentative de suicide. Ce sont des vies brisées, des familles endeuillées, des professionnels de santé souvent désemparés. C’est une société qui s’interroge, aussi, sur sa part de responsabilité. Le suicide est peut-être l’acte individuel le plus absolu, mais il est aussi révélateur d’un échec collectif. Charge à nous de le comprendre, de “s’élever au-dessus des suicides particuliers et apercevoir ce qui fait leur unité”. (Émile Durkheim. Cité dans Philomag). Une cause unique ???
Nos sociétés ne peuvent admettre que de leur fait, nous sommes plus ou moins incapables de nous projeter dans l’avenir, dépassés par la technique, la domination d’un marché inhumain, désorganisés, n’ayant plus de référentiels culturels stables, noyés dans vision négative du futur. Notre idéal de « bonne vie » nous délie du monde social dans lequel les signes cachent le sens par une prolifération de signes et de sens, qui nous jettent vers des vies inconnues, des possibles impossibles et un relativisme absolu.
Le référent du tabou est alors convoqué comme fonction d’atténuation, perceptible à travers le recours aux euphémismes, aux silences, aux explications alambiquées, afin d’éviter de choquer, afin de rendre le geste compréhensible. Ce qui n’efface pas la réalité, mais utilise le tabou afin de permettre le « vivre ensemble ». (Pourquoi en voudrait-on tous de ce vivre ensemble, au détriment de nos aspirations? Près de 50% des Américains sont prêts à voter pour Donald Trump ! Et nous, en Europe ?)
C- Le suicidé lui-même est tabou : en fait, c’est peut-être la notion de mort, en général, qui est un tabou dans nos sociétés. Et lui aussi est bizarrement combattu ! (Philomag - Ceux qui restent)
« L’expression “faire son deuil” connaît un succès croissant. Or “faire son deuil” est un paradoxe absolu. Le deuil est par excellence un moment d’impuissance : un événement réel nous percute et nous n’y pouvons rien. Or le verbe “faire” sous-entendrait qu’on pourrait y opposer un acte, une volonté, quelque chose… Il semble que, dans le deuil, tout le travail consiste plutôt à aller dans le sens de l’acceptation de la perte. Il s’agirait plutôt de “défaire son deuil”. D’ailleurs, autrefois, dans les civilisations anciennes, les rites qui entouraient le deuil visaient un but précis : il s’agissait d’accepter qu’une part du vivant reste avec le mort, l’accompagne dans son périple avant de pouvoir revenir vers les vivants.
Pour Freud, tout être humain, au moment de la naissance, du sevrage, fait l’expérience insupportable de la séparation du premier objet aimé, la mère. Chez la personne endeuillée, dans les premiers temps, il se passe la même chose : un sentiment de vide, d’absence, de tristesse, comme si le temps était arrêté, que la perte était éternelle. Il va falloir se sevrer peu à peu de la présence qu’a déposée en nous l’autre, laquelle s’incarne sous la forme de souvenirs, de lieux, de vêtements, de mille détails, etc.
Mais la société actuelle ne facilite pas la tâche. Elle est dans l’escamotage de la mort.
Cela heurte notre idée qu’une vie aurait une sorte de durée “suffisamment bonne” et qu’il existe un ordre des générations. (4)
Ceux qui restent ont l’impression de n’avoir pas été capables de protéger le disparu, même s’ils ne sont, bien sûr, responsables de rien. Ils se sentent défaits des apparences et du “divertissement”, comme dirait Pascal, et sont confronté à notre finitude, à la brièveté de notre passage sur terre et à sa vanité.. Faire du suicide un sujet tabou qui a pour fonction de mettre en place des règles d’existence en commun permet de construire des lois « totem » mais démontre un échec de la parole et laisse ainsi bien des gens dans une solitude qui ne peut plus être ni habillée ni maquillée.
N.Hanar
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NOTES.
1-« On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat. » Durkheim
http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/suicide/suicide_Livre_1.pdf
2-Rencontre avec le suicide – Cioran (long résumé)
On ne se tue que si, par quelques côtés, on a toujours été en dehors de tout. Il s'agit d'une in appropriation originelle dont on peut n'être pas conscient. Qui est appelé à se tuer n'appartient que par accident à ce monde ci ; il ne relève au fond d'aucun monde. On n'est pas prédisposé, on est prédestiné au suicide, on y est voué avant toute déception, avant toute expérience: le bonheur y pousse autant que le malheur, il y pousse même davantage, car amorphe, improbable, il exige un effort d'adaptation exténuant, alors que le malheur offre la sécurité et la rigueur d'un rite.[ ] "J'en ai assez d'être moi", se répète-t-on quand on aspire à se fuir; et lorsqu'on se fuit irrévocablement, l'ironie veut que l'on commette un acte où l'on se retrouve, où l'on devient soudain totalement soi.[ ] Je n'ai pas vécu dans le possible mais dans l'inconcevable..[ ] Il existe en nous une tentation, plutôt qu'une volonté, de mourir. . [ ] Cette fureur en pleine nuit, ce besoin d'une ultime explication avec soi, avec les éléments. D'un coup, le sang s'anime, on tremble, on se lève, on sort, on se répète qu'il n'y a plus aucune raison de tergiverser, de différer: cette fois-ci, ce sera tout de bon. À peine est-on dehors, un imperceptible apaisement. On avance pénétré du geste qu'on va accomplir, de la mission qu'on s'est arrogée. . [ ] Attendre la mort, c'est la subir, c'est la ravaler au rang d'un processus, c'est se résigner à un dénouement dont on ignore la date, le mode et le décor. .[ ] La mort n'est pas nécessairement ressentie comme délivrance; le suicide délivre toujours. .[ ] La conspiration millénaire contre le suicide est cause de l'encombrement et de la sclérose des sociétés. Il nous appartient d'apprendre à nous détruire au bon moment.[ ], C'est bien l'indignité de la mort naturelle que l'on aperçoit, de quelque côté que l'on regarde. Durer, c'est s'amoindrir: l'existence est perte d'être. .[ ]. À partir d'un moment donné, persévérer, c'est consentir à déchoir. .[ ] Combien de fois ne me suis-je pas dit que, sans l'idée du suicide, on se tuerait sur-le-champ! .[ ] À la vérité, il est plus aisé de se tuer que de vaincre un préjugé aussi ancien que l'homme, ou tout au moins que les religions, si tristement imperméables au geste suprême. .[ ]. Entre le stoïcisme antique et la " libre pensée " moderne, entre, mettons, Sénèque et Hume, le suicide subit, l'intermède cathare mis à part, une longue éclipse, -âge sombre en effet pour tous ceux qui, voulant mourir, n'osaient enfreindre l'interdiction de se donner la mort.[ ] C'est lui - défi à toutes les majuscules -qui humilie, qui écrase Dieu, la Providence et jusqu'au Destin. On ne se tue pas, comme on le pense communément, dans un accès de démence mais bien dans un accès d'insupportable lucidité, dans un paroxysme qui peut, si on y tient, être assimilé à la folie, car une clairvoyance excessive, poussée jusqu'à la limite et dont on voudrait se débarrasser à tout prix, dépasse le cadre de la raison.
[ ] Il faut être avide d'absolu pour envisager le suicide. [ ] Quand on a compris que rien n'est, que les choses ne méritent même pas le statut d'apparences, on n'a plus besoin d'être sauvé, on est sauvé, et malheureux à jamais. .[ ] J'ai beau savoir que je ne suis rien, il me reste encore à m'en persuader vraiment. Quelque chose, au-dedans, refuse cette vérité dont je suis si assuré. Ce refus indique que je m'échappe en partie; et ce qui en moi se dérobe à ma juridiction et à mon contrôle fait que je ne suis jamais certain de pouvoir disposer pleinement de moi-même. .[ ] L'obsession du suicide est le propre de celui qui ne peut ni vivre ni mourir, et dont l'attention ne s'écarte jamais de cette double impossibilité.
[ ] L'instinct de conservation -pur entêtement et rien d'autre -, il importe de le combattre, d'en dénoncer les ravages. On y arrivera d'autant mieux qu'on réhabilitera le suicide, qu'on en soulignera l'excellence, qu'on le rendra joyeux et accessible à tous. Acte nullement négatif, c'est lui au contraire qui rachète, qui transfigure tous les actes commis avant lui. Par le plus inexplicable des malentendus l'existence a été déclarée sacrée; non seulement elle ne l'est pas mais elle ne vaut que dans la mesure où l'on travaille à s'en défaire. Elle est au mieux accident -un accident que petit à petit chacun convertit en fatalité. .[ ] A l'intérieur de l'univers religieux, il apparaissait comme une insanité et une trahison, comme le forfait par excellence. .[ ] Se mettre en endura, jeûner jusqu'à l'épuisement complet, était une pratique, consécutive à l'initiation, et qui avait pour mission de préserver le " consolé ", par une mort rapide, du danger d'apostasie ou de toutes sortes de tentations. .[ ] Quelqu'un de tout à fait bon ne se résoudra jamais à s'ôter la vie. Cette prouesse exige un fond - ou des restes -de cruauté. Celui qui se tue aurait pu, dans certaines conditions, tuer: suicide et meurtre sont de la même famille. .[ ] L'avenir, ce précipice, à tel point m'atterre que j'aimerais en voir disparaître jusqu'à l'idée. .[ ]
Ma raison chancelle devant tout ce qui arrive, devant tout ce qui doit arriver, Ce n'est pas ce qui m'attend, c'est l'attente en soi, c'est l'imminence comme telle, qui me ronge et m'épouvante, Pour retrouver un semblant de paix, il me faut m'accrocher i un temps sans lendemain, à un temps décapité.
[ ] La seule manière de détourner quelqu'un du suicide est de l'y pousser. Il ne vous pardonnera jamais votre geste, il abandonnera son projet ou en retardera l'exécution, il vous tiendra pour un ennemi, pour un traître. .[ ]
Le vivant en tant que tel est un insensé doublé d'un aveugle: inapte à discerner le côté illusoire des choses, il aperçoit partout du solide, du plein. Dès que par miracle il y voit clair, il s'ouvre à la vacuité et s'y épanouit.
3- "Selon les statistiques, il y a une personne sur cinq qui est déséquilibrée. S'il y a 4 personnes autour de toi et qu'elles te semblent normales, c'est pas bon." Jean Claude Van Dame.
4-« Au moment d’un deuil, le déni est une manière courante de garder le mort encore vivant en soi et d’opposer au non-retour irréductible l’idée d’un revenir toujours possible ou de la permanence d’une présence. Anne Dufourmantelle
5- Tabous : représentations, fonctions et impacts
Dans quasiment toutes les sociétés, il existe ainsi des choses, objets ou sujets, dont l’évocation en public est considérée comme inappropriée si elle n’est pas faite au moyen de circonlocutions. On les appelle « tabous » et on range derrière ce mot accommodant toute une série de questions liées à la divinité, à la malédiction, au racisme, au sexe, aux excrétions corporelles, à certaines maladies, à la mort, aux habitudes alimentaires et vestimentaires, à certaines orientations politiques et religieuses, bref à un ensemble d’objets et de trajectoires jugés offensants.
Ceci dit, il faut reconnaître aussitôt qu’il n’y pas d’unanimité entre les hommes sur ce qui doit être considéré comme tabou. En d’autres termes, ce qui est jugé tabou dans un environnement socioculturel donné peut très bien être considéré comme banal ou autorisé dans un autre, étant donné que ce qui provoque l’anxiété, l’embarras ou la honte dans le premier contexte peut parfois dans le second être considéré positivement, ou laisser les gens indifférents. Aussi, rendre compte de cette différence d’attitudes nécessite parfois que soit analysées les formes et représentations à travers lesquelles le référent du tabou est convoqué dans l’interaction, qu’elle soit directe comme au cours d’une conversation ou différée comme dans un texte littéraire. La fonction d’atténuation, perceptible à travers le recours aux euphémismes, signale ainsi en contexte délicat la volonté des interlocuteurs ou des auteurs « d’éviter de choquer, afin d’être élégant, courtois, digne ou distingué ». Or si l’euphémisme essaie de changer le nom de la chose taboue afin de rendre son évocation moins choquante, il ne parvient pour autant pas à effacer la réalité, qui demeure latente, en attente d’être réactualisée par un interlocuteur moins circonspect, ou d’être mal interprétée par un lecteur peu averti.
Evoquer le tabou, dans un contexte postmoderne caractérisé par le questionnement systématique des catégories liées au sacré, ne va pas sans poser un certain nombre de questions auxquelles les hommes, qu’ils soient simples locuteurs ou artistes, répondent par des stratégies discursives destinées à atténuer ou à renforcer le choc des mots et images. En aval, la réaction du public suite à l’énonciation non conventionnelle d’un tabou permet de mesurer le seuil de tolérance du groupe ou d’évaluer la réactivité des instances, étatiques ou communautaires, chargées de veiller à ce que l’outrage, le blasphème, la profanation ou la diffamation ne viennent compromettre le vivre-ensemble.
Dr Lozzi Martial
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La fonction sociale du mythe.
Nicolas Sarkozy a déclaré qu’à partir du moment où l'on acquiert la nationalité Française, « nos ancêtres sont les Gaulois».
Ses adversaires au vote primaire de la droite, la gauche, ont immédiatement attaqué.
Alain Juppé a «souris» de cette «nullité du débat politique», Bruno Le Maire a parlé de caricature, Najat Vallaud-Belkacem a déclaré: «Faut-il faire un cours d'Histoire à Monsieur Sarkozy, qui visiblement en a besoin?- Oui, il y a parmi nos ancêtres des Gaulois, mais aussi des Romains, des Normands, des Celtes, des Burgondes, des Niçois, des Corses, la Guadeloupe, la Martinique, des Arabes, des Italiens, des Espagnols... C'est ça la France», François de Rugy a ajouté: « Stop à cette régression simpliste sur la France ». Dans «Le Monde», même deux profs d’histoire ont détricoté les propos de Nicolas Sarkozy sur les « Gaulois ».
Or je ne supporte pas, c’est épidermique, la mauvaise foi de ceux qui ne cherchent, à leur profit personnel, qu’à imposer un sens simpliste à des propos, en faisant comme s’ils ne comprenaient pas le pourquoi, la raison profonde, pour laquelle les propos ont été tenus, et ceci en dépit leur culture et leur intelligence.
Si, de plus, l’ensemble des médias, joue leur jeu, sans procéder à une analyse honnête de ce qui a été dit, afin d’influencer lecteurs et auditeurs et de les amener à une «pensée juste et correcte», le doigt sur la couture du pantalon, je me retrouve dans la position inconfortable de devoir tenter de comprendre pourquoi « nos ancêtres les Gaulois » ont étés convoqués par un homme avec qui je n’ai pas particulièrement d’affinités.
“Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres et cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes qui les déterminent ”Spinoza.
Bien entendu, « les Gaulois » ne correspondent à aucune réalité historique, le terme recouvrant en fait de nombreuses populations rassemblées sous le nom « Gaulois » par l’empire romain.
Bien entendu, longtemps, l’école de la République s’est basée sur les manuels scolaires d’Ernest Lavisse en 1884, historien du «roman national» censé communiquer à des enfants d’origine disparate «l’amour de la patrie». Ce mythe des Gaulois a persisté jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, et bien entendu, qu’aujourd’hui, l’idée d’enseigner aux enfants une histoire «continue» dans laquelle nous serions les descendants des Gaulois n’a plus de sens. (Bien que nous descendions tous d’Adam et Eve!)
Dire «nos ancêtres les Gaulois», a bien une fonction, très éloignée de «l’erreur historique» qui lui est attribuée: c’est bien de l’énonciation d’un mythe qu’il s’agit et non de la réalité à prendre, avec mauvaise foi, «à la lettre».
A un moment de l’histoire française, au cours de laquelle le débat politique tourne autour de la notion vague d’identité nationale, alors que sont mis en avant des termes comme « intégration », la fusion d'une minorité dans l'ensemble national, « assimilation »,l’action de rendre semblable des hommes d'origines différentes, voire « uniformisation », l’action de nous rendre tous pareils, sans distinction, en faisant disparaître les caractéristiques distinctives des différents éléments ou individus d'un ensemble, c’est-à-dire des termes encore plus vagues, que chacun habille de ses propres atours, peut-être a-t-il été « senti » la nécessité d’un référent plus fédérateur, voire transcendant: un mythe susceptible de réunir tous les membres d’une société..
Reprendre un « mythe fondateur », comme cela s’était produit à la fin du 19e siècle, a probablement ainsi été suggéré à Nicolas Sarkozy. Les mythes ont toujours traité des questions qui se posent dans les sociétés qui les véhiculent, qu’il s’agisse de la création du monde, des phénomènes naturels ou du statut de l'être humain dans ses rapports avec le divin, avec la nature, avec les autres individus ou de la genèse d'une société humaine et de ses relations avec les autres sociétés.
Le rôle premier du mythe fondateur a toujours été de répondre à un manque, à une angoisse, et il réapparait souvent pendant les périodes de trouble, de crise identitaire, de remise en cause des institutions et des traditions, des situations où une société est paralysée, et ne sait vers où aller. Ainsi les mythes de Clovis et de Vercingétorix, ont été construits a posteriori pour essayer de forger une identité française, en faisant référence aux pères fondateurs de la nation dont il faut suivre les pas, afin de remobiliser la nation en vue d’un projet commun, d’une action. (Raoul Girardet)
Mais aujourd’hui, au cours de cette campagne électorale dans laquelle ne s’énoncent surtout que des propos extraordinairement simplistes, évoquer un mythe fondateur, afin de le positionner en tant que référentiel, était-ce judicieux, dans la mesure où le mythe fondateur peut aussi accentuer, voire provoquer, le ressenti d’un manque d’identité.
Plus généralement, le mythe, qu’il soit fondateur ou social, se présente toujours comme un discours qui affiche sa transparence, mais qui, en fait, ne vise pas à représenter la réalité mais à la transformer, ce qui lui a permis, dans l’histoire de l’humanité, d’assurer la cohésion d’un groupe social. (1) Alors peut-il encore de nos jours avoir la fonction d’unifier un groupe, de servir comme le voulait Bachelard, de symbole pour une situation dramatique?
D’abord, qu’est-ce qu’un mythe ? - Le mot désigne, "un récit se référant à un ordre du monde antérieur à l’ordre actuel ». Il est destiné à expliquer une loi de l'organisation naturelle des choses", tout en donnant une dimension sacrée aux événements. (2) Ainsi il renvoie à une symbolique forte, et explique le pourquoi d’une organisation dont l’origine n’apparaissait pas évidente aux hommes.
Les mythes alors mettent en scène des êtres divins, visent à expliquer la création du monde, certains phénomènes naturels, et puisent leurs racines dans l’inconscient collectif en prenant une valeur symbolique. Ainsi, le mythe peut exercer soit une fonction religieuse en déterminant les relations entre l’homme et le sacré (le mythe de la chute du Paradis répond aux interrogations sur la création) soit une fonction sociale : afin d’assurer la cohésion d’un groupe (Romulus fonde la ville de Rome après avoir tué son frère) et même une fonction morale en exprimant les angoisses, les pulsions inconscientes, comme le mythe de Faust.
Ceux qui ne font pas référence à l’histoire des premiers temps d’un groupe, font référence à une conspiration, à un âge d’or ou à un sauveur par exemple.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui est la fonction du mythe en tant que récit fondateur d'une pratique sociale par l’instauration des « idées forces » d’une société, celles qui vont suggérer ce vers quoi devront tendre le raisonnement et les actions communes... Si les mythes traitent des questions qui se sont toujours posées dans les sociétés, ils forment alors une structure permanente qui se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur du groupe». Le mythe transforme une contingence en éternité.
De ce fait, le mythe devient une parole performative pour la culture qui l'a créé, racontant une histoire qui relate tous les événements primordiaux à la suite desquels l'homme est devenu ce qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire un être mortel, organisé en société, obligé de travailler pour vivre, et vivant selon certaines règles.
L »état de nature », hypothèse mythique développée par Hobbes, Locke ou Rousseau en est l’exemple philosophique. Le mythe d'origine se pare alors d’une « vérité » parce que la communauté le répète, l’assimile, ce qui produit une re-création du monde, et fait que cette idée force, cette structure permanente revient régulièrement à l'occasion d'un recommencement, d'une transformation souhaitée.
Ces mythes sociaux sont employés pour mobiliser et ont été utilisés comme instrument de propagande par le fascisme, ou pour exalter la Nation à la fin du 19e siècle.
Toute nation dans le mouvement de son histoire a besoin de repères qui témoignent de sa pérennité et contribuent à consolider « le désir d'être ensemble » du fait que nous aurions vécu ou subi un destin commun, jalonné de faits d'armes ou de mythes comme autant de marqueurs identitaires de l'idée de nation. Ainsi Vercingétorix devient l’image du premier héros national mort pour la patrie, ce qui permet la création symbolique d’une identité.
Que Jeanne d'Arc ait ou non existé, qu’elle fut ou non une jeune gardienne de brebis ignorante à qui Dieu confia la mission de sauver le royaume de France, même si son nom n’était pas « d'Arc », même si elle n’était pas morte sur le bucher, Jeanne d'Arc donne lieu à un mythe qui fait qu'elle est régulièrement convoquée aussi bien par la Droite que par la Gauche et même par l'Eglise pour des motifs spécifiques. C’est ainsi, par exemple, qu’elle a pu devenir le symbole de la France réconciliée avec l'Eglise catholique. Détournement des « voix célestes » pour en faire des « voix électorales».
Tout comme la littérature, en transposant l’action dans le temps: l’Antigone d’Anouilh se déroule en 1944, ce qui permet à Anouilh de dénoncer le régime de Vichy.
Même la publicité et les médias fonctionnent en créant des mythes vendeurs ou des mythes destinés à une manipulation d'ordre politique ou commercial.
Et c’est performatif parce que : "Tout mythe est un drame humain condensé. Et c’est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle" (Gaston Bachelard).
René Girard va plus loin et pense que le mythe raconte, d'une façon déformée, un évènement réel à l'origine de l'ordre social qui régit la communauté, cet évènement étant l'expulsion ou le meurtre d'une victime au cours d'une crise de violence généralisée. Ce meurtre a ramené la paix et la victime apparaît tout à la fois comme responsable de la crise - c'est pourquoi on l'a éliminée - et comme ayant apporté la paix miraculeuse qui a suivi son meurtre: ses pouvoirs apparaissent comme transcendants, elle est ainsi divinisée.
Ces « mythes d'origine » permettent de se remémorer un événement inouï qu'est le meurtre fondateur de toute société, et les rituels permettront de le commémorer en réunissant le groupe.
Ainsi, en révélant à l’homme d’où il vient, le mythe lui révèle aussi où il va ou, du moins, où il peut aller, s’il obéit aux prescriptions comme aux interdits du récit du mythe. (Jacques Lacarrière).
« L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction »(Lévi-Strauss), parce que, en racontant un affrontement primordial, il décrit métaphoriquement le passage du désordre à l’ordre.
Et il devient ainsi, une histoire qui donne á penser, qui sollicite l’interprétation, et crée un sens qui ne fut ni donné ni révélé, mais transformé, et fournit des modèles de comportements, un sens au monde et une valeur à l’existence. Dans cette perspective, il apparaît comme un élément important de la cohésion du groupe: « le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial », une histoire inventée pour répondre à une question ou à une angoisse: il faut expliquer la déchéance actuelle, et ménager l’éventualité d’un salut, d’un retour à la perfection de l’origine. (Mircea Eliade, Aspects du mythe)
Roland Barthes dans son livre Mythologies: « Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en identité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat. Le mythe fait une économie: il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse: les choses ont l’air de signifier toutes seules. » Pour Roland Barthes, le mythe est, avant tout, un système de communication, un message
« Le mythe a pour mission de transformer une intention historique en nature, une continuité en éternité. On associe des sentiments et des valeurs au mythe qui nous fait oublier l'origine. La fonction du mythe est donc d'évacuer le réel, de perdre la qualité historique des choses. (3)
Mais faire appel au mythe brouille aussi les repères ce qui dérange les acquis culturels et un certain ordre établi. Cette quête d’identité encourage à définir un groupe de la manière la plus étroite possible, avec des référentiels limités. Or, non seulement nous sommes tous différents, tous en permanente évolution, mais de plus, la perception que nous en avons varie selon les situations individuelles. Or plus l’identité est large, plus on trouve des points communs avec les autres.
Si le mythe lie tous les éléments du groupe et le fonde, en fait une entité reconnaissable, différentiable des autres groupes, s’il crée une identité commune, partagée avec les autres membres d’une société, c’est peut-être au risque éventuel d'enfermer le groupe dans un culte du passé ou d’un homme providentiel. Cette célébration du mythe fondateur peut parfois faire que le groupe peut aller jusqu’à ne plus accepter de nouveaux membres, jusqu’à refuser de s’adapter à un monde en perpétuelle évolution. Parce qu’il l’empêche de regarder vers l’avant, le mythe fondateur peut donc parfois entraîner un groupe auparavant dynamique sur la voie du déclin voire de la disparition.
Il existe une multitude de mythes fondateurs, et ces mythes sont utilisés ensuite par une force politique pour pallier un manque. Mais à force d’utiliser le mythe, qu’elle le veuille ou non,la société est enfermée dans les idées souvent inadaptées à la situation.
Peut-être les politiques utilisent-ils le mythe en se référant à La Boétie afin d’empêcher toute perte de leur influence, de leurs pouvoirs parce que: « C’est d’abord l’habitude qu’a le peuple de la servitude qui explique que la domination du maître perdure» en faisant participer les dominés à leur domination. Ce sont là les structures éternelles du pouvoir: le confinement à des cercles restreints des processus décisionnels, l’usage massif d’un levier de propagande adéquat (aujourd’hui les médias), et l’instauration d’une formule (magique) de transcendance (religion, patrie, liberté, égalité…), et la référence aux mythes fondateurs.
Peut-on vraiment, par l’appel à un mythe fondateur, « trouver une réponse unique à des problèmes différents » ? Claude Levi Strauss.
N.Hanar
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NOTES
1- Le mythe fondateur, est un récit légendaire expliquant l'origine d'un rite ou d'une cité, comme l’épopée de Gilgamesh à Babylone, le mythe de Romulus et Remus à Rome, le mythe d'Érechthée à Athènes et le Kalevala en Finlande. Ce sont des mythes de fondation.
En Finlande, le Kalevala est une épopée composée au 19e sièclesur la base de poésies populaires de la mythologie finnoise transmises oralement, obtenue par l'assemblage de poèmes populaires authentiques recueillis entre 1834 et 1847 dans les campagnes finlandaises.
En France, on trouve ainsi ce type de récits identitaires qui se basent sur des évènements anciens. Par exemple, sous la Troisième République avec Vercingétorix qui devient le récit fondateur expliquant les qualités des français, ou Jeanne d'Arc qui devient le symbole du fondement de la France héroïque aidée par Dieu, trouvant ses origines dans un combat de libération. On trouve également des mythes complètement inventés comme, en Suisse, le personnage de Guillaume Tell rendu célèbre par un drame de Schiller. Enfin, on retrouve des mythes recyclés à l'instar du récit de l'Exode qui inspire le mythe fondateur des États-Unis, les colons anglais, fuyant un roi oppresseur, traversant un océan vers une Terre promise d'où il faut chasser les autochtones.
2-Claude Lévi-Strauss relève qu’un « mythe se rapporte toujours à des événements passés avant la création du monde […] ou […] pendant les premiers âges […] en tout cas […] il y a longtemps […].Ces événements sont censés se dérouler dans un temps avant l’histoire, « avant la création du monde » ou « pendant les premiers âges ».
3- Par exemple : les jouets qui reproduisent le monde adulte. (L’Armée, la Radio, les Postes, la Médecine etc.). Ainsi, le jouet livre le catalogue de « tout ce dont l'adulte ne s'étonne pas : la guerre, la bureaucratie, la laideur, les Martiens, etc. ». L’enfant n'aura pas à inventer le monde ni même à le remettre en question, seulement à l'utiliser en bon propriétaire pantouflard. La fonction du mythe, c'est d’évacuer le réel !
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4- (Pour ceux qui sont arrivés à lire jusqu’ici !)
La gauche se réfère plutôt à un mythe errant et la droite à un mythe railleur si elle n’est pas anti ces mythes.
Ce qui délie mythe ces mythes, lorsque le mythe ose ce vers quoi le mythe tend, c’est d’abord l’absence d’une nana mythe, et l’impression d’avoir affaire à un seau d’eau mythe, ce qui fait que je suis plutôt anti mythes et vis en erre mythes.
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La fidélité
Il y a quelques mois, nous avions choisi pour sujet «Qu’est-ce que la fidélité ?».(A lire sur le site du café-philo). Il ne s’agit pas de reprendre le même débat!
En résumé nous avions défini la fidélité comme la loyauté, l’attachement à ses devoirs et à ses affections, l’attachement à la foi donnée à une religion, à une autre personne, à soi-même ou à des idées. Ce qui se traduit par le respect de l'engagement pris avec une constance que le temps n'altère pas. La fidélité conjugale n’en est qu’une composante, tout comme la fidélité du consommateur, la fidélité de celui qui suit toujours la même ligne politique ou conserve toujours la même foi religieuse.
Comte Sponville nuance cette définition : «la fidélité n'est pas l'exclusivité; c'est la constance. Être fidèle à ses idées, ce n'est pas se contenter d'une seule», et donc être fidèle à ses amis, ce n’est pas n’en avoir qu’un seul, être fidèle à une femme ou à un homme…..
Or écrit Charles Pépin. « Si notre vie n’est pas facile, c’est que nos différentes fidélités possibles entrent bien souvent en concurrence. L’infidélité dans le couple peut tout à fait relever d’une fidélité à soi, comme la fidélité à des valeurs peut relever d’une infidélité à son désir profond [ ] notamment lorsque ces valeurs ont été reçues dans une éducation sans être questionnées. Parfois aussi, nous nous battons pour un projet, tentons d’être fidèles à une ambition pour découvrir plus tard qu’elle nous correspond mal, et qu’une forme de fidélité à soi, à son histoire, devrait plutôt exiger un renoncement à ce projet»
En fait, cette apologie de la fidélité, qui nous parait évidente au premier abord, se fonde sur des notions qui ont rang de « valeurs » morales : la confiance, l’horreur du mensonge, le rejet des tentations, la loyauté etc….Creusons un peu cette évidence.
Dans nos civilisations, l'interdiction de l'adultère avait une fonction : la transmission des biens par l'héritage, du nom et de la filiation par le sang, le respect d'un certain ordre moral, (« Tu ne commettras pas d’adultère»), comme ont eu une fonction de stabilité sociale dans l’histoire, tous les interdits sociaux, artistiques ou politiques, afin que les idéologies et les fondements inamovibles de toute société puissent se perpétrer. La fidélité est alors le moyen utilisé par l’ordre social pour nous enfermer dans de petites cases toutes faites, où fidélité rime avec éternité, contre le vagabondage, qu’il soit sexuel, commercial, politique ou idéologique, qui pourrait être la marque des rebelles à l’ordre moral dominant, la marque de ceux qui testent d’autres chemins, d’autres possibles, ceux qui, comme le veut Badiou trouvent le sens de la vie dans la fidélité à ce qui arrive. (Deviens ce que tu es !), et non à ce qui est ou qui fut.
Or, la liberté ne consiste-t-elle pas justement à prendre le risque de s'affranchir des contraintes qui empêchent de devenir soi, dans le respect de la liberté d'autrui ? D'être infidèle à la fidélité pour regarder sans cesse le monde avec un regard neuf pour pouvoir se poser la question de ce « qui suis-je ? », un ‘je’ non figé, en constant devenir.
Être libre, c'est rester ouvert à la pluralité des événements, en les questionnant, sans rester fidèle à un questionnement « juste » et normé par l'éducation, les médias, le bon sens, et les idées dominantes.
Qu’est-ce d'autre que la philosophie ? Ou plutôt, que devrait-elle être d'autre, sinon une pensée contraire à la fidélité à des idées toutes faites. La pensée est infinie, la fidélité est limitée, voire bornée.
Toute notre philosophie morale, celle qui a permis la constitution de nos sociétés telles qu'elles sont, se fonde sur la fidélité définie comme l'obéissance à un ordre moral qu’il s’agit, pour elle, de justifier.
Jusqu’où peut aller cette fidèle obéissance ?
Peut-elle, par exemple expliquer l’étonnant succès que connaissent les Démocratures, ces régimes politiques qui, tout en ayant au moins certains attributs de la démocratie, comme des élections pluripartites, n’en sont pas moins dirigés d’une façon autoritaire voire dictatoriale, impliquant la rareté sinon l’interdiction des médias indépendants ainsi qu’une justice inféodée.
Comment peut-il se faire, se demandait déjà La Boétie, que « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ? ».
Comment peut se produire cette domination d’un peuple par laquelle l'amour de la servitude se substitue au désir de liberté ?
Pour La Boétie, la première cause de la servitude volontaire est justement l'oubli de la liberté, et la coutume de vivre dans une société hiérarchisée où les hommes non seulement se résignent à la soumission mais, bien plus, la servent avec leur plein consentement. « La première raison de la servitude volontaire, écrit-il, c'est l'habitude ».
L’habitude, c’est la manière usuelle d'être, de se comporter, d’agir, sans réfléchir, machinalement, du fait de la force, de l’influence, du pouvoir, et de la puissance des règles morales, sociales ou religieuses en vigueur auxquelles il convient d’obéir par fidélité et loyauté. Et cela, même si, alors, les hommes agissent contre leurs propres intérêts, convaincus que la fidélité à des lois objectives et incontournables, comme la nécessité de la mondialisation, de l’économie libérale qui seraient aujourd’hui, des mouvements auxquels il n’est pas possible de s’opposer.
« Pour sortir de cette domination il faut sortir de l'habitude et de la fidélité: désirez et vous êtes libre, car un désir qui n'est pas libre n'est pas concevable, ce n'est pas un désir. La liberté c'est ce que nous sommes, et si vous n'êtes pas libre, c'est que vous avez renoncé à votre désir. » (Inspiré par Le Discours de la servitude volontaire - Étienne de La Boétie- 1548)
Diderot ajoutait, en 1751 : « Rien, en effet, te paraît-il plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui se gercé ; sur une pierre qui s'ébranle ?. Supplément au voyage de Bougainville - Diderot - 1751
Cette fidélité comme modèle social avait déjà été critiquée par Locke en 1690 : « même les hors-la-loi et les voleurs, qui ont par ailleurs rompu avec le monde, doivent donc garder entre eux la fidélité et les règles de l’équité, sans quoi ils ne pourraient rester ensemble. Mais qui soutiendrait que ceux qui vivent de fraude et de rapine ont des principes innés de vérité. Essai sur l’entendement humain.
L'allégeance coupable des philosophes à une pensée qu'ils pensent parfaite et faisant fonction d'argument d'autorité est pareille à l'allégeance contractuelle du couple ou du citoyen. Notamment par l’acceptation d’un vocabulaire ésotérique et d’idées forces. Il ne faut pas se tromper de fidélité en philosophie.
Aujourd’hui, nous vivons un paradoxe: la construction civile, religieuse, juridique, pour le maintien de l'ordre social provoque aujourd'hui la séparation des couples, nécessaire à l'atomisation individualiste libérale, (deux consommateurs sont préférables à un seul), induit la fragilisation et la fragmentation des pouvoirs (l’Europe se délite, les partis traditionnels se déstructurent, l’image caricaturale des hommes politiques devient plus importante que leurs idées). Et il en est de même pour la pensée qui se dilue dans l’infidélité à une recherche structurante au profit de la recherche d’accession au pouvoir par des promesses politiques hallucinantes, des publications dont le but n’est plus d’éclairer la vision du monde, mais d’être en tête des « meilleures ventes de livres ».
Alors, finalement, ne vaut-il pas mieux de laisser la conclusion à Milan Kundera :
« La fidélité est la première de toutes les vertus ; elle donne son unité à notre vie qui, sans elle, s’éparpillerait en mille impressions fugitives ». - L’insoutenable légèreté de l’être -
N.Hanar
La curiosité est-elle un vilain défaut?
Pourquoi la philosophie a écarté la curiosité du champ des investigations du monde au profit de l’étonnement et pourquoi il est essentiel de l’y réintégrer.
L'origine de la philosophie: « C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or, apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance.
Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire». Aristote.
Souvenons-nous que pour les anciens Grecs, les activités utilitaires traduisent le tribut que l'homme doit payer à la nécessité biologique et sociale. Comme tout animal, l'homme a des besoins à satisfaire. L'impératif de la survie le condamne à toutes les tâches nécessaires à l'entretien de la vie. Satisfaire ses besoins est donc une contrainte vitale, forcée, et par définition la contrainte s'oppose à la liberté.
Par cette l'activité utilitaire, l'homme est comme un esclave. Il est au service de la satisfaction de besoins le définissant comme être biologique. Il poursuit une fin qui n'est pas sa fin propre en tant qu'il est autre chose qu'un animal, fin qui ne lui permet pas la liberté de s'adonner à des activités typiques de son humanité comme les loisirs, l’étude, la compréhension des phénomènes cosmologiques. Cette nécessité l’aliène et seuls des êtres privés de liberté doivent prendre en charge cette contrainte. (D’après Simone Manon)
On ne trouve pas le terme de «curiosité» chez Aristote. Parce que la philosophie est une discipline aristocratique, réservée à une élite. L’utilisation du terme de «curiosité» ne lui est attribuée que par des commentateurs qui tentent inconsciemment de l’intégrer à sa pensée, afin d’y inclure de l’utilitaire et du « populaire ». (Toute traduction est une trahison ?)
Pour Heidegger, aussi, «l’étonnement porte et traverse la philosophie de son règne».
Dans Être et temps, le bavardage et la curiosité sont mis en cause comme manifestations typiques de la «vie inauthentique». La vie authentique, c'est-à-dire conforme à l'«être-au-monde» effectif, trouve une expression adéquate dans le travail. Selon Heidegger, quiconque bavarde et s'abandonne à la curiosité, ne travaille pas; il est détourné de l'exécution d'une tâche déterminée; il a suspendu ou mis en sourdine toute sérieuse «préoccupation». Il se comporte comme un spectateur du monde. (1)
D’ailleurs, à propos de la curiosité, Heidegger cite Augustin. Dans les Confessions, le curieux est défini comme celui qui s'abandonne à la concupiscentia oculorum, à la convoitise des yeux, désirant assister à des spectacles insolites et quelquefois même horribles: «La jouissance recherche le beau, le chantant, le suave, le savoureux, le mœlleux; la curiosité recherche aussi, pour en tâter, leurs contraires. Qu'a, en effet, de plaisant, la vue d'un cadavre mis en pièces ? Augustin, comme Heidegger, considère la curiosité comme une forme dégradée et perverse de l'amour de la connaissance, voire comme frivole, vain, inutile, ou même diabolique, et donc dangereux et condamnable.
Walter Benjamin (début du 20e siècle) comprend comme une promesse ce que Heidegger perçoit comme une menace et dénigre; il fait donc l'éloge de cette autre «manie de connaître» un aspect du monde.
Selon Heidegger, la curiosité « ne cherche la nouveauté que comme tremplin vers une autre nouveauté», témoignant d'« une incapacité typique de s'arrêter sur ce qui se présente».
Benjamin, au contraire, estime qu’elle enrichit les capacités de perception humaines. La vision errante ne se limite pas à recevoir passivement un spectacle donné, mais, décidant chaque fois à nouveau de ce qui mérite de venir au premier plan et quelle chose doit être reléguée à l'arrière-plan, elle exerce une fonction critique. Les médias, curiosité à l'énième puissance, exercent les sens à considérer le connu comme s'il était inconnu, c'est-à-dire à distinguer «une marge de liberté énorme et imprévue» jusque dans les aspects les plus ressassés et répétitifs de l'expérience quotidienne. Mais, en même temps, ils exercent les sens aussi à la tâche inverse: considérer l'inconnu comme s'il était connu, à acquérir une familiarité avec l'inattendu et le surprenant, s'habituer au manque d'habitudes consistantes.
Si «l'étonnement est cette capacité qu'il y a à s'interroger sur une évidence aveuglante, c'est-à-dire qui nous empêche de voir et de comprendre le monde le plus immédiat» (Jeanne Hersch - L'étonnement philosophique. 1993), la curiosité nous ouvre tous à ce qui n’est pas évident, à ce qui demeure caché.
La définition même de la curiosité, désigne la «disposition d'esprit d'une personne qui manifeste l’envie d'apprendre, de connaître des choses nouvelles. Elle se manifeste par une curiosité d'esprit, une curiosité artistique, créatrice, intellectuelle, philosophique, prospective; et aussi sexuelle.
Pourtant, même ainsi, elle reste définie comme souvent un désir, plus ou moins importun, d'en savoir davantage (sur une personne, sur des événements), voire une curiosité malsaine, « fureteuse, indiscrète, insolente, maladive, mauvaise, qui nous dévore.
Et se voit ainsi qualifiée de « vilain défaut ». Alors que curiosité vient du latin « curiositas », le soin, avoir soin de…prendre soin de….(Sens qui persiste dans la « maison de cure »).
Et qu’en Allemand Neugirich signifie littéralement « avide de nouveauté ».
Il subsiste toujours ce poids de la philosophie ancienne qui a toujours voulu distinguer l’étonnement de la curiosité, valorisant cet étonnement qui porterait sur l’intelligible pour nourrir la science par rapport à la curiosité qui, portant sur le sensible, nourrirait l’opinion ou du moins le futile.
On trouve cette position chez Alain. – «La vraie raison du savoir n'est pas une vaine curiosité, qui d'ailleurs se contente souvent de peu, ni même un souci des progrès matériels, qui n'intéresse souvent que des passions inférieures ; la vraie raison de savoir c'est la sagesse même, et l'organisation d'un avenir raisonnable pour toute notre espèce.
Cette assurance positive, évidemment compatible avec une modestie de l'esprit, trop bien fondée, diffère tout à fait de cette curiosité (vulgaire) vaine (et tyrannique) qui se porte aux nouveautés.
Que l'observateur de la nature humaine sera ainsi délivré des fantaisies et des aberrations individuelles qui attirent la curiosité et permettent aussi toutes les hypothèses.
Je pense donc que la curiosité est le moteur de la recherche de ce qui n’est pas évident, calculable, prévisible, mathématique.
Comme le disait Albert Einstein « Je n'ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionnément curieux. »
La curiosité est toujours éveillée, toujours en mouvement, jamais figée. Elle est fonction et non but.
La curiosité n’est pas la volonté de connaître ou de savoir, mais d’être confronté à l’inconnu, même au non-sens. (On nomme « curiosité » un objet qui ne correspond pas aux normes, une « différence »). On dit « c’est curieux » pour ce qui n’apparaît pas commun.
Accepter et vouloir la confrontation à l’inconnu permet d’inclure l’absurde, l’ignoble et l’inconnaissable, le rêve et l’art, à notre champ d’exploration.
La curiosité est la légèreté de l’exploration qui ne dit pas le savoir. Elle est ludique, universelle quant à son objet, sans jugement de valeur sur son sujet. On offre à la curiosité, alors que l’on porte à la connaissance.
On est piqué par la curiosité et cloué dans le savoir.
Paul Léautaud écrivait: « On faisait reproche à quelqu’un, devant moi, pour sa curiosité. Je me récriai : "Etre curieux? Ne blâmez pas ! C’est une qualité. La curiosité est un côté de l’intelligence. Il n’y a que les sots, les niais, les cerveaux inertes, qui ne sont pas curieux. Il faut être curieux le plus possible. Se mêler de ce qui ne vous regarde pas, écouter aux portes, regarder aux fenêtres pour voir ce qui se passe chez les gens, suivre d’autres dans la rue pour écouter ce qu’ils disent, lire les lettres qui traînent, faire parler telle personne sur telle autre, provoquer les confidences, lire au travers des enveloppes, faire semblant de dormir dans une réunion pour amener les autres à parler plus librement, payer des domestiques pour savoir des histoires sur leurs maîtres, épier, écouter, regarder, fouiller, surprendre, découvrir, avec l’air de l’homme le plus indifférent, — le comble de l’adresse en cette matière ! — c’est ainsi qu’on apprend quelque chose dans la vie. Les gens qui ne sont pas curieux sont des sots. La curiosité, c’est le besoin de savoir. Celui qui n’est pas curieux n’apprendra jamais rien." »
La curiosité n’a pas d’objet, c’est un état. Elle se porte sur l’insignifiant, un objet qui ne représente rien dans le champ de la connaissance du regard de celui qui l’y porte. C’est donc un état ouvert ou tout peut se produire.
Qu’est ce qui anime l’homme ? Qu’est ce qui fait qu’il est ce qu’il est ?
Ce qui est au commencement, ce qui l’anime pourrait être la volonté, le désir, le besoin ou peut-être seulement la simple curiosité animale qui est ce par quoi tout commence, un mouvement irrépressible qui projette tout homme dès sa naissance vers l’inconnu.
Mais si l’on évacue l’animalité, on constate que l’étonnement, la curiosité ne nous sont pas donnés au départ: nous ne savons pas que nous sommes curieux! Nous en prenons conscience par l’altérité, par l’observation des autres, en constatant que l’acceptation des situations, des difficultés n’est pas la même chez tous.
La curiosité remet en cause les conclusions, les résultats de l’étonnement..
Le curieux est celui qui adopte une position excentrique, il veut voir « autour ». La curiosité marque la fin de l’ordonnancement, de l’harmonie grecque du cosmos, dont la culture chrétienne, qui a choisi ce qui nous reste des anciens, a voulu continuer en remplaçant les dieux par un seul Dieu.
Or, comme le fait remarquer Peter Sloterdijk dans « Après nous, le déluge », qui étudie les discontinuités, les chaines de ruptures, ( Œdipe est celui qui rompt l’enchainement généalogique en « devenant à la fois le père et le frère de ses enfants », puis jésus qui ne donne plus le nom de « Père » qu’à Dieu), la curiosité a remis la réflexion vers l’impensé.
La curiosité est ce « pourquoi ? » enfantin qui le mènera vers d’autres « pourquoi ? » et des « comment ? », des « qu’est-ce que ? », des « que sais-je ? », des « qui suis-je ? ». Même si, parfois, la curiosité égare, conduit aux eaux troubles du mystère, de l’interdit, de la folie.
La curiosité a de tout temps été considérée à la fois comme le moteur de notre désir de connaissance et comme un “vilain défaut” susceptible de conduire tout un chacun à s’aventurer dans des zones aussi dangereuses que parfois interdites. La grande question du “Pourquoi ?” n’a cessé, tout au long de l’histoire de l’humanité, de se décliner dans les contextes les plus différents et sous une grande variété de formes : Pourquoi le mal existe-t-il ? Mais aussi : Qu’est-ce que la beauté ? Pourquoi le langage nous façonne-t-il ? Qu’en est-il de ce qui définit notre identité ? Quelle est notre responsabilité ici-bas ?
L’étonnement pourrait être considéré comme une limitation de la curiosité au comment, alors qu’elle contient également le pourquoi, même si elle reste ce qui parait inessentiel à des systèmes, des visions du monde qui se veulent la bonne méthode. (3)
*****
Notes
1-Le travail est ce qui permet à l’homme de subvenir à ses besoins vitaux. Mais, en s’organisant, en se diversifiant, le travail est aussi ce qui éloigne l’homme de ses nécessités vitales, en faisant que sa préoccupation pour les besoins vitaux n’est plus immédiate : le travail ouvre à d’autres possibilités de l’existence humaine et dépasse ainsi la vie animale. (Découverte du feu, travail de la pierre , du fer, jusqu’à l’Internet).
2- Le mythe de Pandore
Pandore, la première femme, fut créée sur l'ordre de Zeus qui voulait se venger des hommes pour le vol du feu par Prométhée. Zeus offrit la main de Pandore à Épiméthée, frère de Prométhée. Pandore apporta dans ses bagages une boîte mystérieuse que Zeus lui interdit d'ouvrir. Celle-ci contenait tous les maux de l'humanité, notamment la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, ainsi que l'Espérance.
Une fois installée comme épouse, Pandore céda à la curiosité et ouvrit la boîte, libérant ainsi les maux qui y étaient contenus. Elle voulut refermer la boîte pour les retenir il était hélas trop tard ! Seule l'Espérance, plus lente à réagir, y resta enfermée. La boite qu'elle ouvrit se nomma alors Boite de Pandore.
3- Hegel esthétique - Un esprit profond étend sa curiosité sur un nombre infini d’objets. Ce don naturel, cette capacité de s’intéresser à tout, de saisir le côté individuel et particulier des choses et leurs formes réelles, aussi bien que la faculté de retenir tout ce qu’on a vu et observé, est la première condition du génie.
Le sentiment de l’art, comme le sentiment religieux, comme la curiosité scientifique, est né de l’étonnement : l’homme qui ne s’étonne de rien vit dans un état d’imbécillité et de stupidité ; Cet état cesse lorsque son esprit, se dégageant de la matière et des besoins physiques, est frappé par le spectacle des phénomènes de la nature, et en cherche le sens, lorsqu’il pressent en eux quelque chose de grand, de mystérieux, une puissance cachée qui se révèle.
Alors il éprouve aussi le besoin de se représenter ce sentiment intérieur d’une puissance générale et universelle. Les objets particuliers, les éléments, la mer, les fleuves, les montagnes perdent leur sens immédiat, et deviennent pour l’esprit les images de cette puissance invisible.
C’est alors que l’art apparaît. Il naît du besoin de représenter cette idée par des images sensibles qui s’adressent à la fois aux sens et à l’esprit. Ici l’objet principal est de distraire notre curiosité, de détourner l’attention de l’enchaînement des faits.
N.Hanar
Qu’est-ce que la honte?
Je me suis rendu pour mon premier rendez-chez un nouveau médecin. Une spécialiste de médecine interne.
Quand elle est entrée dans la salle d’examen, j’ai tout de suite remarqué qu’elle était dans ma classe de lycée quelques 50 ans auparavant. Elle portait largement les signes de son âge, voutée, ridée…
Je lui ai tout de suite demandé si elle me reconnaissait parce que nous avions été en même temps à Fustel et qu’elle était dans ma classe. Et là, elle m’a regardé et elle a dit : Vous étiez prof de quoi ?
La honte, naît d’une mise en lumière soudaine d’un trait physique, d’un comportement, d’une action, que l’on voudrait qu’ils restent cachés, et de l’émotion que l’on éprouve à ce moment-là, qui se traduit par des manifestations physiques. On se sent « démasqués », d’où la réaction de se cacher le visage, de se dérober au regard d’autrui. Le visage, signe visible le plus patent de cette humanité, est concerné, d’où l’expression « perdre la face ». Dans ce regard, « je me trouve et je me perds…je suis alternativement fait et défait.
La honte, on dit qu’elle nous « tombe dessus », qu’on va « mourir de honte », qu’ « on aurait voulu disparaître », que nous sommes « mis à nu ». Parce que la honte survient lorsqu'on est visible dans un aspect de soi qu'on juge très négativement, parce que, la honte signe une blessure narcissique profonde, qui peut conduire, lorsqu’elle est excessive, à des situations comme le désespoir, la dépression, voire le suicide. Elle est source de souffrance individuelle et amène à des conduites d'évitement, une phobie sociale, une anxiété, un sentiment de non-appartenance, un isolement social.
Ce n’est pas toujours la présence physique de l’autre qui provoque la honte. Elle se produit aussi, hors de la présence d’autrui, lors d’un comportement, d’un acte, non conformes à ce qui nous sert de référentiels moraux, sociaux, familiaux ou personnels.
Mais dans ces deux cas, la honte implique la présence d’un regard, et s’accompagne d’une rupture dans l’identité que l’on s’assigne, lorsqu’on se juge soi-même, par rapport à l’image que l’on souhaite donner. « Ce que la honte découvre, c’est l’être qui se découvre » dit Levinas. Autrement dit, la honte viendrait réduire à néant les constructions imaginaires (en provenance du moi idéal) que nous échafaudons sur nous-mêmes. Dans la honte s'exprime une préférence pour un monde dans lequel ce qui s'est passé n'aurait pas eu lieu.
Et puis, si on peut « avoir honte »de soi, de ses actes, on peut aussi « avoir honte de l’autre », et même d’avoir honte d’avoir honte! Qui n’a pas connu ce jeune ado qui a honte de ses parents quand ils l’accompagnent devant le collège. (1)
La honte est une émotion complexe. Complexe, car le sentiment de honte correspond à différentes manifestations, qui sont associées à de nombreuses autres notions: humiliation, culpabilité, déshonneur, opprobre, pudeur, timidité, mépris, difficiles à distinguer parce que la honte est également associée au silence et au secret et qu’elle a une dimension sociale, secrète, narcissique, corporelle et spirituelle
Tout ça, c’est bien, c’est dictionnaire, psy-machin et compagnie. Mais pourquoi la honte ?
Car la honte n’est pas inhérente à l’individu, mais provoquée par les diktats des normes culturelles et sociales. Elle n’est pas naturelle, mais utilisée comme un outil de régulation, (ce qui permet de contrôler, maintenir et conserver la maîtrise de l'évolution d'un phénomène).par tous les systèmes permettant de plus ou moins bien vivre ensemble,
La honte ne s'enracine pas dans la conscience d'avoir mal agi (il s'agit là de culpabilité), mais dans le sentiment d'être indigne, comme être humain dans un contexte social. Dans le film de David Lynch « Eléphant Man », le personnage principal, ne fait rien de mal, et pourtant il souffre de honte. Il vit caché, humilié, et il dit la souffrance de la honte quand il crie « Je ne suis pas un éléphant, je suis un être humain ».
Je peux avoir honte d'avoir de grandes oreilles, mais je ne peux pas m'en sentir coupable.
Donc certaines hontes nous paraissent illégitimes ou inappropriées. Max Scheler nous parle d’une indigène qui a honte de porter le short « ridicule » que le missionnaire lui propose pour cacher « ses parties honteuses », alors que, pour lui, se promener tranquillement le sexe au soleil n’est pas du tout objet de honte. De la même manière Stendhal : « Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu’on cache le plus ici, mais mourrait de honte plutôt que de montrer son bras. Il est clair que les trois quarts de la pudeur sont une chose apprise. »
Dans la société japonaise, il y a un prix très fort à payer pour ne pas perdre la face et succomber à la honte. Chacun y est à sa place, l’ordre et la hiérarchie sont respectés dans le plus petit détail. Le comportement de chacun est ainsi précisément fixé, pris dans un réseau de dettes mutuelles dès la naissance. Tout ce qui est accepté de l’autre fait dette. La vertu commence avec le remboursement de la dette que l’on doit à sa famille, à la société et à la nation. Le caractère de ces obligations est absolu et l’individu ne pèse d’aucun poids face à elle. Tout ce qui fait perdre la face ou affecte l’honneur est un affront qui plonge celui qui le subit dans une honte qui exige effacement et réparation. Si l’affront n’est pas lavé, ou la dette payée, il n’y aura pas d’autre solution que le suicide. Dans un tel système, la défaillance n’a pas sa place. La compassion n’a pas sa place, ni l’excuse ou le pardon, ni non plus la possibilité de s’en prendre à l’autre, de déplacer sur lui la responsabilité. En sommes-nous si loin dans nos sociétés ?
Dans tous ces exemples, on voit bien que l’individu se détermine et se structure par l’incorporation des normes collectives de sa société d’appartenance qui le rendent incapable de se déterminer par lui-même à l’intérieur du cadre reçu. Lorsqu’elle survient elle correspond à un « effet d'opprobre entraîné par un fait, une action transgressant une norme éthique ou une convenance (d'un groupe social, d'une société) ou par une action jugée avilissante par rapport à la norme (d'un groupe social, d'une société), et ainsi un sentiment de pénible humiliation par la prise de conscience de son infériorité, de son imperfection, une gêne qu'on éprouve à l'idée d'enfreindre certaines convenances sociales, culturelles ou morales, ou à l'idée d'agir à l'encontre de sa dignité ou de la décence.
Même la célèbre thèse de Sartre développée longuement dans « l’Etre et le Néant » y participe: un homme seul monte l’escalier pour rejoindre son appartement et entend du bruit dans un appartement. Intrigué et curieux, il met l’œil à la serrure pour voir ce qui se passe. C’est alors qu’il va voir une deuxième personne le regarder en train de regarder…Alors « (La honte) est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge». Et ce danger n’est pas un accident, mais la structure permanente de mon être-pour-autrui. Je suis ainsi prisonnier d’une « nature », d’un « en-soi ». Et même lorsqu’autrui n’est pas physiquement présent, son influence est présente: «Et l’œil était dans la tombe et regardait Caïn».
Marcel Gauchet pense que cela change avec «la personnalité moderne », qui s’affirme après le 17e siècle, et qui continue de se référer à un collectif qui le précède, à tout un ensemble de traditions, de normes et d’idéaux dont il n’est pas le créateur, mais il y ajoute la liberté de choix, la conscience de la responsabilité, et donc le conflit inévitable entre une tradition et une autorité socialement instituées qui continuent de déterminer les vérités les normes et les idéaux auxquels il convient de se référer, et un individu dont la capacité de discernement rationnel et de libre engagement est désormais reconnue.
L’homme sait qu’il appartient à une société, mais ce n’est plus cette inscription sociale qui le détermine en tant que sujet. Il aurait en propre, dit Gaucher, d’être le premier individu à pouvoir se permettre d’ignorer qu’il vit en société. L’individu « déconnecté », connaît beaucoup moins le sentiment de l’obligation et le sens de la dette, qui ont pourtant étaient très prégnants pendant si longtemps. Il ne s’agit plus que « d’être soi-même », de ne pas être entravé dans l’utilisation des opportunités d’épanouissement qui se présentent, d’agir avec volonté et liberté en toute indépendance.
Il en résulte un déclin partiel de la honte, par un exhibitionnisme massif face à un ordinateur, par des émissions de télévision qui suppriment les barrières de la pudeur.
Vaut-il mieux cacher la honte, comme tous ceux qui font semblant, le matin, aller au travail alors qu'ils n'en ont plus ? Comme ce faux médecin, Romand qui a menti à sa famille et a fini par l'assassiner. Est-ce que cela ne survient pas lorsque la honte n'a plus le courage de s'afficher ?
Parce que, sans contrôle de soi, ce serait notre humanité elle-même qui est menacée par notre incapacité à éprouver ce sentiment qui ferait de nous des humains.
Ainsi, on peut trouver à la honte des aspects positifs.
Les anciens grecs, pensent qu’elle participe de « la vie bonne ». Le regard de l’autre n’est pas un regard hostile, mais un regard plutôt compréhensif, « qui nous veut du bien », figure morale avec laquelle nous pouvons entrer en dialogue constant. C’est un « autrui intériorisé » qui m’aide à distinguer le bien du mal, et qui pallie à l’insuffisance de la raison.
Cette honte qui nous tourmente tant aurait une valeur positive dans la vie relationnelle : elle servirait à apaiser autrui en lui montrant à quel point son regard peut nous affecter, et aussi parce qu’elle fait connaître qu’être humain suppose une différence d’avec soi, une non coïncidence, une vulnérabilité qui nous rapproche en tant que semblable. B. Cyrulnik nous rappelle à ce sujet qu’une société sans honte serait une société sans regard, et par conséquent sans jugement. « Société narcissique où je me fous de ce que tu penses…Il y a des gens qui n’ont jamais honte, car ils se foutent de l’opinion des autres. ». De ce point de vue, l’existence de la honte est aussi ce qui nous permet de vivre ensemble.
Cyrulnik aborde cette question à propos des rescapés de camps de concentration (honteux de ses bourreaux et du genre humain à travers eux, honteux d’être vivants, honteux de cette expérience indicible…), (c’est le cas de Cyrulnik qui est lui-même un rescapé des camps).
Les aspects positifs de la honte sont de l'ordre de l'éducation, de l'apprentissage de la vie sociale, de l'humanisme. La honte régule les relations sociales. Elle protège chacun en signalant les bonnes limites à ne pas dépasser. Les esquimaux utilisent par exemple la honte pour apprendre aux enfants à ne pas traverser la banquise, risque mortel pour eux. Quand un enfant traverse la glace pour la première fois, les esquimaux lui font honte pour lui apprendre à faire attention à ce danger qui peut lui coûter la vie.
La honte, en tant qu'inhibition, est positive quand elle limite nos comportements sans altérer notre identité. Comme toutes les émotions, elle nous informe sur nous, et nous invite à ne nous placer ni en « sous-homme » (soumission, position de victime) ni en « surhomme » (domination, position de sauveur ou persécuteur).
Elle permet de constater que nous n'assumons pas ce qui nous fait honte. Elle nous informe de l'importance des personnes devant lesquelles nous vivons cette honte. »
En conclusion : à la fois soumission et assistance à vivre ensemble, la honte, outil de régulation, nous informe sur notre valeur et notre place d'humain dans la communauté des humains. Elle renvoie à la dignité, à l'identité et à la justesse relationnelle de chacun dans la communauté humaine.
Ce qui est formidable, c’est que les pouvoirs qui établissent les normes et les référentiels de régulation, n’ont pas dit leur dernier mot.
Dorénavant les algorithmes vont lutter contre l’incertitude de l’existence qui fait de la honte un sentiment ambivalent en ciblant avec précision une uniformisation des désirs de chacun avec les désirs de tous, des comportements de chacun avec ceux de tous, afin que la honte ne se produise plus et conduise à une nouvelle forme de servitude maitrisée, en détournant le sens de la phrase de Nietzsche : »Quel est le sceau de la liberté acquise ? Ne plus avoir honte de soi-même ».
N.Hanar
Bienveillance
12 juillet 2017
Bienveillance cognitive
« Nul n’est malveillant » dit Platon (Gorgias), car le but de toute action étant le bien, l’avantage pour soi, et le bien n’étant jamais que le vrai, objectif et absolu, il ne peut pas y avoir de malveillants fautifs, mais seulement des ignorants erronés : Par suite, la bienveillance, pas plus que la malveillance, réellement n’existe ; et seule existe la volonté du vrai, sorte de « vériveillance » névrotique, exempte de morale manichéenne. Le Stoïcisme reprendra cette perspective : « Traite avec douceur celui qui te fait du tort. Dis-toi à chaque fois : Il a cru avoir raison » (Épictète).
Bienveillance morale
Dans le Christianisme, une bienveillance morale absolue, charité universelle, est imposée par Dieu, contre la concupiscence malveillante due à un principe du Mal (Satan et péché originel), introduit par le manichéisme augustinien. Du côté du Kantisme, le respect universel d’autrui est absolument imposé par la Raison. Pourtant, ces absolutismes apparaissent comme très artificiels : La bienveillance morale prétendument obligatoire n’est fondée, selon Nietzsche, ni sur Dieu ni sur la Raison, mais sur le ressentiment des faibles envers les forts qui leur paraissent « malveillants » ; et surtout, elle est incompatible avec la banalité du mal, en particulier celui du bourreau légitimé par l’Autorité, lequel ne se ressent pas comme malveillant, et invoque la « bienveillance » des victimes pour désarmer leur vengeance (H. Arendt, S. Milgram, J. Littell).
Comme le confirme la morale « expérimentale » (R. Ogien), la bienveillance est naturellement relative aux personnes et aux circonstances : De même que la générosité, la bienveillance dépend de l’état de bien-être ou mal-être, et se voit favorisée par la satisfaction. Alors, c’est la souffrance, et non pas l’ignorance ou le Mal, qui rend malveillant : « Ne dites jamais que les hommes sont méchants, cherchez l’épingle » qui leur fait mal (Alain). « Il n’y a pas de méchants, il n’y a que des gens qui souffrent » (Céline).
Bienveillance bouddhiste
La bienveillance bouddhiste est une empathie très « cérébrale » : Ce souci du bien-être d’autrui s’efforce d’éviter tout attachement affectif, afin de préserver la suprême sérénité. Ainsi, en tant que détachement renonçant à toute maîtrise dans la relation à autrui, la bienveillance bouddhiste représente une « mort vivante », comme la qualifie le poète indou Kabîr au XVème siècle. Or, cette démission vitale est démentie par la Biologie (attachement hormonal lié à la bienveillance), ainsi que par les malveillances du « national-bouddhisme » (Bhoutan, Birmanie).
Par ailleurs, la bienveillance amicale elle-même n’est jamais tout à fait exempte d’ambiguïté. Elle peut toujours être plus ou moins intéressée, favoriser une rivalité, comme pour Nietzsche et Wagner, ou sombrer dans la fusion névrotique, comme pour Montaigne et La Boétie, voire dans la psychopathie, comme dans le cas de « Harry, un ami bienveillant ».
Bienveillance pragmatique
Parfois, la bienveillance peut apparaître comme une recette pragmatique pour réussir socialement. Ainsi, la « communication bienveillante », non-violente, se présente aux États-Unis comme une méthode relationnelle, située entre thérapie et impératif moral. Mais hélas, il vaut mieux avoir déjà une personnalité « bienveillante » (attention à autrui, intention) pour pratiquer une telle communication, et certaines situations requièrent plutôt de la fermeté, sans particulière bienveillance.
Autre exemple, le « paternalisme bienveillant » est une technique d’influence recommandée également aux États-Unis, comme incitation douce à égale distance entre autorité et liberté. Mais hélas, l’effet d’une telle incitation est variable selon les individus, les domaines et les situations, avec le risque de fluctuation imprévisible entre anarchie et dictature. Il semble préférable de bien poser les règles et les limites, sans renoncer pour autant aux incitations.
Tout naturellement, les bienveillances envers autrui et soi-même vont ensemble, comme forme particulière de psychisme relationnel en boucle : On est animé d’une relative bienveillance envers certaines personnes, par bienveillance envers soi-même, pour soi-même ; ce qui contribue à réussir sa vie, fort heureusement.
Patrice
L’engagement. Quelles compromissions?
L‘engagement, consiste à mettre son action, son art, ses capacités ou sa personne au service d'un combat, d’une cause ou d’idées que l'on estime juste. L'intellectuel engagé n’est pas obligé de soumettre sa pensée, comme firent certains, à une cause déjà constituée par ailleurs. « La liberté de l'esprit est plus importante que l'engagement, écrit Comte Sponville. On pense aux Romains d'Astérix: «Engagez-vous, engagez-vous, qu'ils disaient ! » Le mot est d'abord militaire, et l'idée, dans son usage intellectuel, en a gardé quelque chose. Tout engagement suppose l'obéissance ». Et Comte Sponville conclu : « Toute pensée la récuse ».
Pourquoi pense-t-il ainsi ?
S’engager, consiste à donner son accord à une action, d’acquiescer à des idées, en pensant sincèrement avoir eu en sa possession tous les éléments pour distinguer entre des actions, celles qui seront jugées acceptables sur le plan normatif et/ou sur le plan moral, celles que l’on peut approuver après avoir pesé les enjeux.
C’est un consentement, comme nous l’avons vu qui doit répondre conjointement à trois conditions pour être absolument valide:
-être libre, donc doit avoir été obtenu en l’absence de coercition ou de contrainte
-être éclairé : celui qui consent doit bien être informé et bien comprendre à quoi il consent.
- provenir d’un sujet ayant la capacité psychologique et juridique de consentir à ce qui lui est proposé.
Toutes ces conditions en appellent à la réflexion, à la pensée.
Alors que la compromission, c’est s'exposer, s'engager dans une affaire; un arrangement conclu par lâcheté ou par intérêt, transiger avec sa conscience ou ses principes en acceptant certains accommodements avec ses valeurs, pour son intérêt personnel (son ambition, ses passions ou sa tranquillité), voire pour un idéal ou des idées auxquelles on adhère. Mais il est clair que celui qui se compromet, sait qu’il transige avec sa conscience, avec ses valeurs.
La compromission ce n’est pas l’erreur ou le mauvais choix qui peut résulter d’un engagement hasardeux parce qu’on le pense juste ou moral.
Face à une situation nouvelle, au surgissement de faits ou d’idées différentes des nôtres, à une autre culture, notre perception du monde, notre inscription dans ce monde qui est le nôtre peut se trouver bouleversée. Pourtant souscrire aux idées d’un candidat aux élections présidentielles qui va engager toute une société, ou consentir de se marier qui va engager tout individu sur une voie de partage avec un autre être, est d’un tout autre ordre que se consentir pour une nouvelle voiture lorsque l’ancienne a rendu l’âme, ce qui fait qu’il est impossible d'avoir une grille de discernement universelle. Tout dépend des enjeux.
C’est une délibération personnelle, un jugement intérieur souverain qui tranche entre différentes options. Et après avoir délibéré, on décide ou non de s’engager. (1)
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Tous les engagements, donc, n’impliquent pas une compromission.
Mais tous impliquent un compromis ! (2)
Le compromis a mauvaise presse, souvent une connotation négative, du fait de sa proximité sémantique avec la compromission, alors que, selon Georg Simmel il est “l’une des plus grandes inventions de l’humanité”,
Faire des compromis, apparait à tort comme renier ses croyances, s’abaisser devant les autres, ranger ses principes, trahir ses causes, donc se compromettre. Le compromis semblerait être renoncement, voire de la lâcheté. Or, le compromis est tout le contraire : une vertu démocratique, un geste d’affirmation, de raccordement, d’ouverture à l’autre, un souci de l’entente, par-delà tout ce qui oppose les sujets entre eux.
L’ambivalence du mot est trompeuse. Le compromis couple une notion positive: accepter de coopérer en situation de conflit, et une notion négative : abandonner une part de ses prétentions au lieu de s’opposer dans un entre-deux fade ne permettant pas de trouver des règles du vivre-ensemble, mutuellement satisfaisantes”, en considérant l’autre moins comme un adversaire qu’il faut contraindre que comme un partenaire qu’il faut convaincre”.
Concéder n’est pas se compromettre, mais s’engager dans la vision d’un possible vivre ensemble qui accepte la différence. Le consensus repose sur la capacité à déplacer son propre point de vue pour le laisser ouvert à un autre regard, à accueillir un point de vue étranger à soi, “une manière intelligente de résoudre les conflits. (3)
C’est “une pensée dialogique qui ne vise pas à résoudre les contradictions en les dépassant mais à les maintenir en tension, sans les dénaturer”.
Donc, selon la formule : « Compromis, oui... Compromission, non ! », le compromis se dévoile comme expression de sa liberté et la compromission, comme sa perte.
Pourquoi cette confusion, suggérant que s’engager, c’est se compromettre ? Sommes-nous des êtres de non-devenir, figés dans nos certitudes et nos supposés savoirs?
Peut-être, entre autres, est-ce le résultat de ce que l’on nomme le “malaise dans la civilisation” qui vient chez nous de l’impression d’être extrêmement seul dans une société où la dépendance de chacun à tout ce que font les autres ne cesse de se renforcer, ce qui nous amène sans cesse à être appelés à faire des choix.
Avec, à chaque fois, le sentiment de perdre un peu de notre liberté, de prendre des risques, d’être dans l’incertitude, avec anxiété.
Tout choix implique bien un renoncement, un sacrifice. Mais qui se fait au nom des valeurs que l’on estime bonnes, au nom de ce que l’on pense être juste, vrai, sans renoncement ni résignation.
Le sacrifice est un rituel nécessaire à la constitution de l’individu.
L’individu est le fruit d’une éducation, voire d’un conditionnement, déterminant les repères (lois, religions, morales) et leur interprétation (interdit, permissivité).
Que ces repères soient humains, divins, ou des valeurs absolues, leur application implique le renoncement à d’autres repères (l’instinct, la bestialité, des valeurs non absolues de groupes)
L’évolution se faisant en transgression ou dépassement des limites, certains individus ont assumé ce rôle social de transgresseur (le prêtre ou le sorcier, l’artiste, le comédien, le fou…et même le jugement à posteriori sur celui qui s’est compromis).
Longtemps, la philosophie, avec Rousseau ou Kant, par exemple, nous a dit : être libre, c’est obéir à la règle que l’on s’est donnée. Donc se contraindre soi-même, s’engager dans une norme morale contraignante en se compromettant en tant qu’individu libre qui se prive ainsi de possibles bien plus vastes.(4)
Or est-ce là, dans cet engagement à respecter cette morale, se compromettre ou trouver un compromis ?
Devenir l’agent de son propre changement”, bien au-delà de la politique ou de la morale, ne s’impose pas cruellement, comme une domination. Elle permet au contraire la liberté politique qans cette démocratie, que nous désirons.
La défaite des discours politiques tient précisément à ce qu’ils demeurent rivés à des modèles idéologiques. L’avenir y paraît encore et toujours envisagé sous l’angle de la prévision d’un avenir à atteindre.
On a affaire à des technocrates, à des ingénieurs de la chose publique, sans aucune vision, aucune profondeur de champ qui ne se compromettent pas en s’engagent, mais qui font de leur compromission, un engagement.
N.Hanar
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NOTES –
1-Pour Charles Pépin : « Nous pourrions affirmer qu’un choix est rationnel, explicable, tandis qu’une décision se joue toujours quelque part dans l’au-delà de notre raison, dans une sorte de folie de l’instant, qui nous prend au moment exact où nous y allons sans trop savoir pourquoi nous y allons. On choisit de s’endetter pour acheter un appartement, mais on décide de se marier. On choisit de faire une terminale scientifique, mais on décide de prendre une année sabbatique et de faire le tour du monde » [ ] Décider, ce n’est pas «arbitrer en raison, choisir de satisfaire un désir plutôt qu’un autre » [ ] parce que « si nous attendions toujours d’être sûrs pour agir, d’avoir les arguments justifiant que nous sommes en train d’effectuer le bon choix, nous n’agirions jamais. Agir dans le doute, c’est alors décider, et non choisir. Voilà pourquoi la décision relève de l’art, non de la science. De l’intuition, non de l’argumentation. Tous les grands décideurs vous le diront : le jour où on le sent, on ne sait pas pourquoi. [ ] Pourquoi les croyants affirment souvent avoir « choisi » de croire en Dieu ? Ils disent « choisir » pour « décider ». Choisir, c’est écouter les arguments de sa raison et en tirer des conséquences logiques. Décider, c’est écouter le mouvement de la vie en soi et lui donner son assentiment, parfois au prix de la raison. [ ] C’est justement parce qu’il n’y a aucune raison de croire en Dieu que je peux décider d’y croire. [ ]
Il y a dans toute décision quelque chose de ce saut dans le vide, quelque chose de cette folie et de cette liberté au cœur desquelles nous nous sentons exister. Bien ternes sont, par contraste, toutes nos raisons de choisir – si bonnes soient-elles…Ch. Pépin (Philomag)
2-Extraits du Petit traité du compromis, l’art de la concession de Christian Thuderoz, Par Jean-Marie Durand
3-“Le programme du compromis est un programme d’approfondissement de la démocratie” : une démocratie “délibérative”, où nulle tyrannie n’empêche quiconque de participer à la définition des règles du vivre-ensemble ; une démocratie “pluraliste”, où les conceptions du juste et du bien, par le jeu de la confrontation, sont explicitées et argumentées ; une démocratie “régulée”…
Au fond, le compromis n’est autre qu’une méthode pragmatique, permettant de “résoudre les différends sans égaliser les différences”. “Il part du point de vue que les divergences sont réductibles, que des zones d’accord existent continûment, que des intérêts peuvent se révéler compatibles.”
Il est “génératif” en ce sens qu’il crée de la valeur, du lien social ; il articule des polarités, actionne des dynamiques sociales. Une pensée de la mesure, de l’équilibre. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit pour autant une pensée de la moyenne “qui nivelle” ou de la confusion “qui obscurcit”. C’est “une pensée dialogique qui ne vise pas à résoudre les contradictions en les dépassant mais à les maintenir en tension, sans les dénaturer”. Elle ne procède pas “par répulsion ou disjonction, mais par distinction et récursivité”. C’est en cela qu’aujourd’hui comme hier, cette pensée de midi, visant la juste répartition des droits et l’équilibre de la mesure, reste absolument utile.
Au-delà d’une morale à la réputation un peu fade, l’art de la concession muscle le corps social, sans lequel il se disloquerait tragiquement. Le compromis nous sauve du chaos.
Petit traité du compromis, l’art de la concession de Christian Thuderoz, Par Jean-Marie Durand
4- Ricoeur pose cette question : « Qui suis-je, moi si versatile pour que néanmoins tu comptes sur moi ? ». Ce qui maintient mon