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vérité

La vérité se réduit-elle à ce que l’on croit savoir ?

 

Ce sujet réunit trois concept importants de la philosophie: vérité, croyance et savoir, auxquels sont attachés de multiples sens, selon les époques, les connaissances et les références culturelles de leur utilisation. Ce qui nécessite de ne pas trop se perdre dans leurs définitions, afin de permettre une réflexion et un débat.

 

Nous sommes séparés du réel par les moyens qui nous servent à le connaître: nous ne connaissons le monde que par l’intermédiaire de nos outils de perception et d’expérimentation. Les phénomènes, les faits, nous apparaissent à travers nos sens, sont interprétés par notre culture, notre éducation, nos capacités et nos facultés intellectuelles, qui peuvent déformer ce qui constituera le contenu de nos savoirs.

Or, malgré  ces obstacles, certains défendent que ces savoirs restent indépendants de la manière dont ils sont perçus, sont conformes à la réalité, adéquats aux faits tels qu'ils se sont réellement déroulés et constituent alors, pour eux, LA Vérité, conçue comme une adéquation certaine, entre leur perception du monde et la réalité : la vérité se réduit-elle alors à leurs savoirs, une supposée connaissance vraie du monde ?

C’est ce que notre sujet, nous demande de questionner.

 

Lorsque ceux-là expriment LEUR vérité, ils le font avec sincérité et honnêteté. Ils pensent dire vrai, sans se tromper, sans mentir, mais ils ne se portent garants que de l’exactitude avec laquelle ils racontent ce qu’ils ont perçu, ce qui correspond à la véracité des faits. Or, l’expérience montre que la véracité d’un témoignage, ne correspond pas souvent à la vérité des faits! (1)

Kant écrivait: “Il peut se faire que tout ce qu’un homme tient pour vrai ne le soit pas (car il peut se tromper), mais en tout ce qu’il dit, il faut qu’il soit véridique.” Pour Kant, nous avons tous le droit de dire ce que l’on croit savoir, d’un droit subjectif à la véracité, qu’il distinguera, en réponse à Benjamin Constant, d’un droit à la vérité dont personne ne saurait prétendre qu’il la possède, parce que la vérité, elle, désigne un jugement objectif sur l’état réel des choses. La vérité est dotée d’un caractère universel, plus vaste, qui ne se réduit pas à ce que l’on croit savoir, de l’opinion toujours particulière, du ressenti, des croyances installées, et des dogmatismes qui pensent posséder la vérité, à priori.

 

Si la vérité est « universelle », « absolue », qu’elle rejoint ce que la philosophie a appelé la « chose en soi », l’objet de la connaissance, tel qu'il existe en lui-même, indépendamment de la connaissance que nous pouvons en avoir, elle révèlerait  une adéquation  parfaite entre ce que nous en percevons et ce qu’elle est réellement. Ce serait une vérité définie comme excluant tout jugement individuel, mais que nous ne saurions pouvoir atteindre du fait des limites de notre sensibilité et de notre condition humaine.

 

Ne faut-il pas, néanmoins, ne pas mettre en doute qu’elle existe néanmoins, ne se réduisant pas à ce que l’on croit en savoir ?

 

Cette impossibilité de l’atteindre, fait même écrire à Comte Sponville, que la vérité « universelle et absolue », avec un grand « V », indépendante de tout rapport avec des faits, n’existe pas. Mais qu’elle est nécessaire à la raison parce qu’autrement «il n'y aurait aucune différence entre un délire et une démonstration, entre une hallucination et une perception, entre une connaissance et une ignorance, entre un faux témoignage et un témoignage véridique, entre un savant et un ignorant, entre un historien et un mythomane », et qu’ainsi «tous les discours se vaudraient et ne vaudraient rien (puisqu'on pourrait dire aussi bien, ou aussi mal, le contraire de ce qu'on dit). Ce serait la fin de la raison, et de la déraison. Si rien n'est vrai, comme le voulait Nietzsche, que reste-t-il à vivre et à penser ? S'il n'y a pas de faits, s'il n'y a que des interprétations, selon la formule de La volonté de puissance-, le monde même se dérobe : il n'y a plus que des discours sur le monde ».

 

Ainsi, même si la vérité nous est inaccessible, il nous faut considérer que c’est néanmoins possible afin d’éviter les rapports de forces conflictuels des interprétations. « C'est le monde de la guerre, du marché et des médias et du simulacre. C'est notre monde. Plutôt c'est ce que certains voudraient qu'il soit, un monde sans être, sans réalité, sans vérité, un monde sans consistance, un monde virtuel, où il n'y aurait plus que des [ ] simulacres et des marchands, un monde pour rire, comme un jeu de l'esprit». (2)

Pour en sortir, continue Comte Sponville, il faut « un retour décidé à l'idée de vérité » pour « échapper au relativisme intégral », ou au scepticisme permanent [ ].

La vérité se réduit-elle à ce que l’on croit savoir ?

Blaise Pascal, (1623-1662) mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, reconnaissait les limites de la déduction rationnelle: il est des vérités qu’on ne peut prouver (pour lui l’existence de Dieu). C’est pourquoi il ne faut, selon lui, ni exclure la raison, ni n’admettre que la raison, parce qu’il y a des limites à notre logique. Mais il ne convient pas, pour autant, de se contenter de: « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà [ ], le contraire d’une vérité n’est pas nécessairement une erreur, mais l’oubli d’une vérité contraire. »

 

Sinon, si la vérité se réduit à ce que l’on croit savoir, ce sera « A chacun sa vérité », une vérité uniquement subjective et relative, chacun pouvant disposer d'une vérité qui ne serait que la sienne. Mais une vérité qui n'est vraie que pour moi et qui ne l'est pas nécessairement pour les autres, est-ce encore une vérité ?

Il nous faut la penser universelle et accessible, non réductible à ce que l’on croit savoir: il serait absolument absurde, par exemple, de soutenir que chacun a sa propre définition du triangle, ce qui conduirait à renoncer à toute science possible, comme admettre que chacun est libre de penser ce qu'il veut quant à la réalité de tel événement historique singulier, conduirait à renoncer à toute connaissance de l’histoire ou de l’humanité.

 

Considérer qu’elle soit accessible est le nécessaire point de départ de toute recherche: la réflexion et la raison ont d'abord pour rôle d'examiner, de critiquer « ce que l’on croit savoir », qui sera, alors, soit éliminé si l'on met au jour sa fausseté, soit conservé, si on peut le démontrer.

C’est par la confrontation des « vérités de chacun », leur remise en cause en commun, que pourront être mises au jour les insuffisances éventuelles de chacune. Ce qui implique que chaque interlocuteur ait en vue, non la seule défense de son opinion propre, mais l'horizon d'une vérité universelle que peut être nul d'entre eux ne détient encore ou ne détiendra peut-être jamais– et qui nécessite le dépassement et l'abandon de toute subjectivité. « On ne peut rien fonder sur l'opinion », disait Bachelard, « il faut d'abord la détruire ».

 

Admettre que la vérité ne se réduit pas à ce que l’on croit savoir est essentiel, parce que nos savoirs, qui sont la somme ou la synthèse de toutes nos connaissances, sont tout de même, ce qui permet nos actions, nos pensées et nos comportements.

Nous avons donc besoin de « croire savoir », pour mener notre vie, en essayant néanmoins de distinguer ce qui relève de l’opinion, qui sacralise l’avis et met l’expérience sensible et intellectuelle personnelle, en étalon de ce qui est vrai. De distinguer aussi ce qui relève de certaines croyances, qui rendent nos savoirs indiscutables, en les pensant comme vrais, hors de toute démarche critique.

Même si nous ne sommes pas aptes à penser absolument en toute objectivité, et ainsi à accéder à une vérité dépassant « ce que l’on croit savoir », nous pouvons, au moins, décrire les faits et les événements, le plus précisément possible, afin de nous approcher d’une vérité qui n’appartiendrait pas qu’à nous.

 

Philosopher d’ailleurs, consiste d’abord à s’ouvrir au dialogue pour sortir de la caverne, à penser autrement, voire contre soi, à changer de point de vue, plutôt que s’accrocher à ce qu’on sait ou croit savoir. Les « supposés savoirs » ne doivent être considérés que comme des Vérité Intermédiaires Provisoires.

 

Ce qui ne remet pas en cause nos savoirs, mais permet, en plus, de penser tous les possibles.

Ainsi, la question n’est plus celle du décalage qui existe entre le monde et la vision que l'on en a, d’une vérité qui se réduit à ce que l’on croit savoir, face à une vérité universelle inaccessible, mais celle de l’ouverture de l’esprit à une représentation du monde qui n’est plus prisonnière de son propre point de vue.

Comme l’explique Sartre, nous disposons de l'Imaginaire, le produit de cette faculté qu'est l'imagination, qui permet de penser en changeant de champ de pensée, d'échapper aux contraintes du donné: la conscience peut à tout moment se décrocher, prendre de la distance, pour s'arracher aux contraintes de la perception et des savoirs: « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n'en rêve votre philosophie » «écrivait déjà Shakespeare, qui ne faisait pas d’Hamlet sans casser des œufs.

 

Il y a quand même une différence entre croire qu’il va pleuvoir alors que l’on voit des nuages arriver, et croire que des individus ont été faire un tour dans des soucoupes volantes extraterrestres, entre un récit conforme à ce qui s’est passé, qui dit la vérité: il a plu cet après-midi, la terre tourne autour du soleil, la gravité attire les objets que l’on lâche vers le sol et un récit qui dit ce que l’on pense et ressent: la démocratie est foutue, le président est un con, (même si la concordance est une possibilité), ce qui ne correspond qu’à la vérité de celui qui parle, tout en le confortant dans ses croyances.

 

La vérité se réduit-elle à ce que l’on croit savoir ?

Mais, comme le savoir, est le résultat d’une initiation : la transmission des parents, puis des enseignants, des lectures, d’expériences particulières (les nôtres et celles de nos proches), il ne peut s’installer en nous sans que nous y croyons, sans que nous ne le considérions comme vrai : je ne peux pas autrement, " savoir " que la terre tourne autour du soleil, ou que l’Histoire du monde que l’on m’enseigne correspond bien à ce qui s’est passé.

En ce sens, le savoir n’exclut pas la croyance, n’exclut pas « ce que je crois savoir », et repose même en un certain sens sur elle. Parce que nous devons tenir certaines choses pour vraies, pour pouvoir produire des actions et des comportements.


Le savoir vrai ne se réduit pas aux sciences dites dures. Dans les sciences physiques, aucune théorie n’est jamais définitivement ni absolument considérée comme vraie. Elle l’est tant qu’aucun fait nouveau, aucune découverte ne sont venus la contredire. Pour autant, le savant qui adopte cette théorie et l’utilise fait comme si était vraie.

Si la vérité nous dit bel et bien quelque chose du réel et nous permet d’y agir, ceci n’exclut pas sa dimension d’idéal asymptotique, une valeur vers laquelle on tend, sans jamais l'atteindre.

C’est ce qu’Einstein et Infeld, pensent de la vérité objective. En physique, les concepts sont des « créations libres » de l’esprit dont nous ne pouvons vérifier la conformité au réel. Les vérités font consensus de façon temporaire au sein de la communauté scientifique, mais une nouvelle expérience ou une nouvelle théorie pourraient les démentir. Même s’il ne s’agit que d’une convention temporaire, produite par une discussion, une méthode et un accord, même si ce n’est pas une vérité qui se prétend définitive, elle constitue néanmoins un authentique pouvoir sur le réel.

 

Par contre, les sciences humaines et sociales, l’histoire n’apportent pas le même genre de preuves en définissant des « vérités ». L’historien ne peut prouver par A+B ou par la présence de traces génétiques que César a bien franchi le Rubicon, mais il s’appuie sur des témoignages de l’époque, des documents historiques, des traces archéologiques qui rendent son travail objectif. Néanmoins, celui-ci comportera toujours une part de croyance car on ne peut pas prouver définitivement la valeur d’un témoignage. Un faisceau d’indices concernant sa validité atteste de sa valeur de vérité mais il subsistera toujours un doute.

 

Tout l’édifice du savoir humain repose sur un ensemble de croyances partagées. Aucun savoir ne pourrait jamais s’élaborer sans une base de vérités considérées par tous comme absolues, c’est-à-dire évidentes en elles-mêmes (par exemple, l’idée que le monde existe indépendamment de moi, et qu’il s’y déploie certains phénomènes observables que je peux analyser, puisqu’ils ne sont ni fictifs, ni des frasques de mon esprit). Mais qu’il subsiste toujours une doute est l’une des principales garanties de l’objectivité que recherchent tous ceux qui ne se contentent pas de ce qu’ils « croient savoir ».

 

Croire, croire savoir, ce n’est pas QUE donner son assentiment à ce qui ne se démontre pas par un raisonnement objectif, juste et vérifié. C’est aussi donner un moteur à des actions (il faut croire que c’est possible pour se lancer, croire que des hypothèses sont possibles pour chercher), ce qui résout aussi temporairement les problèmes provoqués par les brèches de la connaissance, comble la nécessité déstabilisante d’expliquer l’inexplicable, la peur du vide, l’incapacité à accepter son ignorance, lorsque la raison est mise en échec.

Sauf lorsque la croyance se pétrifie en une autorité dogmatique et interventionniste, utilisée pour construire une conception du monde qui implique obéissance et soumission en imposant à tous, ce qu’il faut croire, dire ou penser, réduisant la vérité à ce que l’on croit savoir!

 

Nous devons admettre que la vérité ne se réduit pas à ce que l’on croit savoir, comme, par exemple, que l’esclavagisme, le sexisme, le racisme, le totalitarisme sont moralement des choses mauvaises sans que cela soit démontrable scientifiquement car dans le domaine moral, nous ne sommes plus entièrement dans le domaine du savoir. Des principes reposant sur des croyances ce qui n’enlève rien à leur pertinence et à leur bien-fondé.

Sans un socle de croyances communes, aucune société ne peut vivre et s’épanouir, même si elles ne sont jamais partagées par la totalité des membres qui la composent.

 

La vérité se réduit-elle à ce que l’on croit savoir ?

Le discours qui oppose le vrai au faux, une vérité universelle et une vérité relative, le savoir à la croyance, est dépassé parce que le monde est complexe et que la compréhension du réel n’est pas binaire. Jamais, dans les faits, les croyances et les savoirs n’ont entièrement correspondus à ces clivages de manière cohérente.

 

En conclusion : Julian Assange, est poursuivi par les Etats Unis, qui demandent en ce moment, son extradition depuis le Royaume Uni, pour avoir dévoilé des documents confidentiels concernant l'activité des Américains en Afghanistan et en Irak (WikiLeaks). Assange, qui risque une peine de 175 ans de prison dans un pays qui se veut à la fois victime, procureur et juge, a diffusé des informations qui ne faisaient que révéler des informations vraies", mais qui tombent sous le coup d’une infraction d'espionnage, anachronique et politique, datant de 1917.

Assange avait la conviction que nous avons tous le droit de connaitre les faits qui se sont véritablement déroulés.

Une conviction, c’est l’état d'esprit de celui qui croit fermement à l'importance, à l'utilité, au bien-fondé de ce qu'il pense, et qui a la certitude d’avoir conscience d’une vérité qui dépasse celle qui résulterait de sa propre vision du monde, susceptible de rassembler le plus grand nombre.

 

Robert Badinter incarnait une conviction: la défense d’une seule vraie valeur, la vie humaine, plus forte que tout, indépassable en toutes circonstances. Alors, imperméable aux sondages, indifférent à son image, il a défendu Patrick Henry, odieux tueur d’enfant, ou milité pour la libération de Maurice Papon, préfet complice des nazis, et participé à la suppression de la condamnation de l’homosexualité, parce que « il y a toujours un moment où l’humanité doit prévaloir», quitte à se confronter aux colères de l’opinion publique, plutôt que de changer d’avis.

Comme Robert Badinter qui incarnait l’antithèse de la démagogie et du populisme, ces deux cancers qui rongent les démocraties, en osant défendre ses convictions, au lieu de naviguer au gré des courants, des opinions, des influenceurs séducteurs, et des algorithmes utilisés par un dirigeant totalitaire, Alexeï Navalny, par sa lutte anti-corruption incarnait les actions de ceux qui croient que leurs actions peuvent élargir la vision d’une vraie liberté, érigée en valeur absolue, qui dépasse celle dont les limites sont imposées du dehors, par le refus de discussions et de débats, bornée par les croyances et les convictions de ceux qui réduisent la vérité à ce qu’ils croient savoir.

 

La vérité, pour chacun de nous, se limite à ce que l’on croit savoir, mais ne s’y réduit pas !

Il n’y a pas de réponse simple à notre portée pour un problème aussi complexe, mais la science, l’échange avec les idées différentes d’autrui, l’approche des pensées autres, politiques, philosophiques, artistiques ou littéraires, nous permettent de penser que la vérité, celle qui ne se réduit pas à ce que l’on croit savoir, existe bien, mais que l’on ne peut, au mieux, que tenter de l’approcher.

N.Hanar

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NOTES

1-Le courage de la vérité. Foucault - Le concept central de parrêsia – « dire la vérité » – est ici précisé dans sa dimension d’acte. S’il doit y avoir dans ce dire « un lien fondamental entre la vérité dite et la pensée de celui qui l’a dite », si elle implique deux interlocuteurs, celui qui dit la vérité et celui à qui elle est adressée, il y faut pour cela une certaine forme de courage. C’est celui de Platon lorsqu’il va voir Denys l’Ancien, lorsqu’il assume le risque de proférer à l’intention du tyran des vérités qui peuvent lui coûter la vie. La parrêsia s’oppose à la rhétorique, laquelle ne se soucie ni de la vérité ni ne suppose le courage.

 

2- L’opinion, contre laquelle luttait Platon, infeste à nouveau la raison. Il s’est même trouvé des philosophes bien décidés à « renoncer à l’idée de vérité », d’après la fameuse phrase de Nietzsche, « il n’y a pas de faits, juste des interprétations », qui ne cesse de projeter son ombre sur notre rapport à la vérité.  Or la vérité n’est pas soumise aux aléas de l’opinion. Nous devons réaffirmer la nécessité du vrai face au relativisme généralisé. Et aussi au "bullshit", du philosophe américain Harry Frankfurt, auteur de l'essai De l'art de dire des conneries, en 2005: c'est mentir délibérément pour cacher la vérité, la déformer à son avantage ou convaincre en la détournant.  Donc maintenir un rapport avec la vérité, sans se soucier de la vérité.

Selon Gérald Bronner, Donald Trump peut enchaîner les mensonges sans que ses fans ne s’en rendent compte, « parce qu’ils ne les vérifient pas !

Ce n’est pas qu’ils ne tiennent pas à la vérité, mais ils ne se confrontent pas à la contradiction. » Il est tellement plus facile de se laisser aller à ses croyances, ce « bonbon »… Les algorithmes ciblent nos goûts, les réseaux sociaux nous confortent au sein d’une communauté d'« amis » pensant comme nous. Et nous voilà réduits à « l’insularité cognitive », en « nous enfermant dans un univers mental qui nous ressemble. »

 

Les faits erronés et les théories du complot, amplifiées par les nouvelles technologies, comptent parmi les fléaux de nos sociétés numériques. Ils peuvent remettre en question des vérités scientifiques ou des événements historiques.

On est même allé jusqu'à demander aux "Français" ce qu'ils pensaient de l'efficacité de l'hydroxychloroquine pour soigner le Covid-19 en avril 2020, alors même que la science n'avait pas encore tranché cette question ! Il s'en est trouvé 79 % pour avoir un avis.

De plus, « Nous savons qu'il y a un réchauffement climatique qui nous menace ; pourtant nous nous comportons collectivement comme si nous ne le croyions pas réellement. C'est là un fait enraciné dans la pensée humaine qui avait été repéré par Pascal. Il rappelait que les humains se savent mortels mais qu'ils font tout pour ne pas le croire et se distraire de cette certitude. On peut déplorer cet aveuglement volontaire ; cependant, si l'on y réfléchit un instant, on peut le voir aussi comme l'une des clefs qui ont assuré jusque-là notre survie ». (Gerald Bronner).

 

L'être humain a toujours été réceptif aux fausses informations mensongères qui ont toujours existé. La faute en incombe à son cerveau, comme le montrent les neurosciences. Nos méninges, explique Albert Moukheiber, cherchent à construire une vision globale du monde, quitte à nous faire prendre la fiction pour la réalité. "Le cerveau opère sans cesse des réductions de l'ambiguïté [...] afin de nous présenter un réel stable et cohérent." Les mécanismes cérébraux qui se déclenchent au contact de fausses informations sont les mêmes que ceux impliqués lorsqu'on assiste à un tour de magie ou lors de la mise en route de la mémoire. 

A cela s'ajoute un biais cognitif particulier appelé l'effet Dunning-Kruger : lorsqu'il est confronté à un domaine qu'il ne connaît pas, le sujet a tendance à surestimer ses connaissances. Trop confiant, il est enclin "à prendre pour vérité définitive des idées simplistes et fausses", précise le scientifique. Un autre chercheur, Matthew Motta, a voulu mettre en lumière cet écueil en travaillant avec des militants anti-vaccins. Il a demandé à certains d'entre eux de regarder un film qui affirme, sans aucune preuve scientifique, que la vaccination contre la rougeole, la rubéole et les oreillons accroît le risque de souffrir d'autisme. A la fin du visionnage, la majorité des témoins étaient convaincus de mieux maîtriser le sujet que les spécialistes.

Tout le monde peut basculer dans le conspirationnisme ou être victime de fake news. Albert Moukheiber en appelle donc à la modestie de chacun : "Alors que nous sommes soumis à un flot continu d'informations, le défi est moins de lutter contre l'ignorance que de combattre l'illusion de connaissance." 

Le psychologue clinicien rappelle que notre cerveau préfère justifier et conserver les opinions personnelles plutôt que de les remettre en question ; donc prendre des distances avec les énoncés relevant du pathos ou de l'émotion ; prêter attention aux arguments étayés. Une bonne manière de préserver la santé de la démocratie.

 

(Le mouvement Woke n'est que le dernier avatar d'un processus de déconstruction qui, depuis plusieurs décennies, mine nos démocraties. Quelques idées le résument. Tout pouvoir, toute autorité est une oppression qu'il faut débusquer. Tout savoir doit être déconstruit, car il est le produit d'un pouvoir. Toute distinction cache une hiérarchisation. Tout langage reflète une domination qui masque la vraie réalité.

C'est là que s'invite une autre victime de taille, la planète elle-même, opprimée par la même civilisation. Le mouvement de libération de cette oppression, c'est l'écologisme radical, l'écologie dite "profonde", qui est à l'écologie ce qu'est l'islamisme à l'Islam. On utilise explicitement la peur ("Je veux que vous paniquiez", comme le dit Greta Thunberg). Car, si l'on pense que l'humanité est menacée de disparition à brève échéance, que notre planète est trop petite pour trop d'hommes, et que l'on tourne le dos au progrès pour résoudre nos problèmes, il n'y a pas d'autres solutions que de proclamer l'état de guerre, la suspension des libertés et de la démocratie pour engager à marche forcée la décroissance. Le véritable ennemi de la planète, c'est donc l'homme lui-même et, dans une approche malthusienne, il faut en réduire le nombre. La planète a des droits supérieurs à nos pauvres droits humains). Wokisme, (par Alain Madelin) –

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progres

Qu’est-ce que le progrès ?

 

A l’origine, le progrès, du latin «progressus», était synonyme d’une marche en avant, littéralement l'action d'avancer, une progression sur un chemin. Il semble que ce soit chez Cicéron, (106-43 av. J.-C.), puis chez Francis Bacon (1561-1626), au XVIe siècle, que le terme bascule vers le sens plus métaphorique, d’une amélioration, d’un accroissement de la connaissance, des savoirs humains, et de l'épanouissement de la morale et de la liberté de l’humain. Comme nous en saurons toujours de plus en plus, nous accroitrons la capacité de nos actions à aller du moins bien vers le mieux, et tout ira de mieux en mieux. La dernière des étapes sera toujours considérée préférable et meilleure que la précédente.

Une première bascule du sens se produit à partir de la Renaissance, et surtout des Lumières au XVII siècle, l’idée d’associer le progrès à un développement des techniques et de la science, prend le pas sur celle d’une croissance spirituelle, parce que le progrès est difficile à évaluer, sauf dans les domaines techniques, où il est susceptible d’être quantifié.

Ensuite une fracture se produit peut être au 20e siècle ou le rapport à la technique devient foncièrement ambigu et paradoxal. Ce que montre son étymologie : « progresser : marcher en avant »… Mais vers où ?

 

Nous connaissons du progrès le meilleur et le pire, l’antibiotique et la catastrophe nucléaire, l’efficacité de la médecine et le clonage. Chacun peut être à la fois enthousiaste et sceptique face au progrès. Bien que l’humanité sache depuis toujours que le même couteau peut être une arme comme un outil, nous pensons nous trouver dans la même configuration problématique que Prométhée ou subir le châtiment des constructeurs de Babel. Le progrès dit alors quelque chose du tragique de la condition humaine.

 

“Le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une même médaille”, écrit Hannah Arendt.

Or, se focaliser sur les deux faces d’une même médaille, fait oublier la médaille, et nous devons être attentifs à ne pas privilégier le point de vue, l’opinion que l’on en a, et alors faire n’importe quoi ou ne rien faire

 

Ce point de vue est souligné par Comte Sponville: « Le progrès (social, politique, économique, technique...) n'est progrès, que relativement à certains désirs qui sont les nôtres (de bien-être, de justice, de liberté...). C’est un point de vue sur l’Histoire ». Un changement vers le mieux, est une notion subjective et « progrès » est alors un terme essentiellement relatif, puisqu’il dépend de l’opinion et de l’échelle de valeur de celui qui le pense.

 

L’évolution, par exemple, désigne le passage progressif d'un état à un autre, alors qu’e la notion de progrès suppose, de plus, une amélioration. Selon les astrophysiciens, l’univers serait né il y a 14 milliards d’années dans une déflagration nommée " big-bang " où se formèrent le soleil et les planètes qui l’entourent. Sur la Terre, la vie s’éveilla et le 1er hominidé, capable de pensée réflexive, y fabriqua le 1er outil. L’univers est ainsi considéré comme un processus évolutif, réglé par une succession de phénomènes : il a un âge et une histoire. L’évolution peut être considérée comme un progrès, comme ce qui aboutit à un état irréversiblement différent de l’état initial si l’on pense qu’elle produit un aboutissement préférable à tous les états antérieurs. Or aujourd’hui, cette évolution n’est plus considérée comme un progrès par ceux qui considèrent que l’humain n’est qu’un virus qui détruit la planète et perturbe son évolution.

En perdant la « médaille évolution » de vue, au profit de l’une ou l’autre de ses faces, l’image de l’évolution perd l’instable, l’éphémère, le fluctuant qui la caractérise au profit d’une évolution linéaire de la face privilégiée. Avec tous les dangers que cela comporte.

 

Ce qui est dû, probablement, au fait que parler de progrès oblige à reconstruire intellectuellement les périodes passées afin de pouvoir faire des comparaisons. Or nous avons changé, le temps a fait que nos sociétés, l’environnement technique, social, moral et culturel qui est désormais le nôtre, rend ces comparaisons, ces reconstructions intellectuelles des périodes passées, très éloignées de leur objectivité supposée, et même d’une exactitude impossible. Nous ne faisons des événements du passé, à notre insu, que des objets de notre monde contemporain. Nous les pensons avec notre grille de lecture.

Ainsi nos guerres dites « mondiales » ont fait découvrir à l'Occident le caractère ambivalent du progrès technique, qui augmente à la fois les moyens de sauver des vies humaines et les capacités de destruction des bombes atomiques. La « médaille progrès », a chaque fois montré, que lorsque nous avons affaire à un processus de développement ou d’apprentissage, il est possible de parler de progrès….ou de régression.

Lorsqu’il ne s’agit pas seulement d’apprécier un changement, mais de juger d’une supériorité, il faut disposer d’une norme de référence à laquelle chaque progrès sera rapporté afin de déterminer son degré de conformité à la norme. Or, il n’y a pas de norme objective ou absolue de référence.

 

Par exemple, Hans Jonas (Le Principe responsabilité, en 1979), pense que la critique du progrès ne se résume pas à une dénonciation de ses dangers (comme ceux écologiques). Il estime qu’il conviendrait de cesser de lui assigner un but, qui ferait qu’il n'aurait alors plus pour horizon que son propre déploiement.

Ne serait pas à compter comme progrès ce qui est bénéfique aux dépens de l'avenir"

 

Alors, que nous ne voyons plus le progrès que comme une croissance, donc un développement, une extension, l’augmentation de quelque chose, sensée amener, par étapes, à un degré supérieur, qui, toujours, perfectionne et améliore nos conditions d’existence, par un progrès matériel et un progrès moral. Idée qui a abouti à la radicalisation de l’idée de progrès.

 

Ce qui fait, selon Comte Sponville,  que « nos cultures ont tendance à penser que « le progrès, social, politique, économique, [technique], est la tendance normale de l'histoire [et] que le présent est globalement supérieur au passé; comme l'avenir, sauf catastrophe, sera supérieur au présent ».

Cette foi dans un progrès qui améliore l'évolution de l'humanité, est devenue la vraie foi de note époque, la vraie “religion de la civilisation occidentale ». Malgré Lévi-Strauss, pour qui le progrès n’est ni nécessaire ni continu, parce que, qualifiées par leurs diversités culturelles les différentes sociétés ne convergent pas vers le même but. La réalité est autrement variée, bien plus complexes.

 

Peut-être qu’aujourd’hui nous pourrions essayer de redéfinir l’idée de progrès dans le sens d’une évolution du simple au complexe, de l’homogène à l’hétérogène, de la concordance à la diversité.  Les conditions de la vision du progrès de transformeraient alors sensiblement.

Au XX siècle les totalitarismes et les différentes guerres ont évincé l’optimisme des siècles précédents pour laisser la place à une grande désillusion : l’avenir, qui paraît désormais imprévisible, inspire davantage de craintes et d’inquiétudes que d’espoir. Nous sommes loin des « lendemains qui chantent ».

Les progrès enregistrés dans un domaine précis ne se répercutent pas automatiquement dans les autres domaines. Très souvent on constate l’inverse. L’urbanisation excessive a multiplié les problèmes sociaux et l’industrialisation incontrôlée s’est traduite par une dégradation sans précédent du milieu naturel et de notre environnement. On commence à comprendre que PLUS n’est pas synonyme de MIEUX. On distingue de plus en plus entre AVOIR et ETRE, entre le bonheur matériel et le bonheur tout court. 

 

Mais « On n'arrête pas le progrès, disait Pierre Dac, même la police n’est pas fichue de l’arrêter ».

Le progrès est pourtant devenu un impératif. « On n’arrête pas le progrès », révèle aussi la contradiction d’un progrès à la fois destin inévitable et exigence impérative, qui conduit à ne jamais se satisfaire du moment présent.

Le progrès a créé une puissance qui s'autonomise et nous gouverne, au moins autant que nous la gouvernons, en créant les besoins qu’elle vient satisfaire, qui nous font vivre, mais qu'on ne peut plus arrêter, sans mettre en cause l'existence même de nos sociétés. Nos voitures font plus que menacer l'environnement, mais on ne reviendra pas à la traction hippomobile. Nos télévisions, nos réseaux sociaux, menacent l'intelligence, mais on ne reviendra pas en arrière. L’idée de progrès a engendré une sorte d’idolâtrie de tout ce qui est neuf: toute nouveauté est a priori meilleure par le seul fait qu’elle est neuve.  (J’ai trouvé cette phrase sur mon IPhone!). C’est ce « bougisme » dénoncé par Jean Baudrillard. Coluche disait: « Demain, quand on offrira un livre à un gamin, il le tournera dans tous les sens pour savoir où il faut mettre les piles.»

 

Alors, est-ce que chaque découverte scientifique, chaque développement des techniques, tout ce qui fait que nous en savons de plus en plus, est-ce que cela amène vraiment un mieux, un progrès qui réalise une réelle amélioration de la condition humaine ?

Contrairement à la notion de nature humaine, qui limite l’humain dans ses caractéristiques innées et le fige dans une essence, la condition humaine se défini comme les événements, les situations, les expériences, donc tout le vécu qui compose l'existence humaine, par l’éducation, la culture, l’environnement social, les conflits, et les aspirations de chacun. Cette condition humaine, est l’image des limites de l'homme qu'il comprend avoir le pouvoir de dépasser afin de l’améliorer.

Or même la vision de la condition humaine est devenue curieusement pessimiste. Aujourd’hui nous voyons bien qu’un pays dans lequel l’éducation ne coute rien, les soins médicaux pour les cas graves, sont ouverts à tous, la liberté de parole et de mouvement évidente, n’est perçu que par tout ce que l’on peut y percevoir de négatif (qui ne doit pas être négligé, mais n’en constitue néanmoins pas l’essentiel)

Cette condition humaine que l’on peut juger injuste, absurde, difficile à supporter et à vivre, on voudrait qu’elle soit différente. C’est l’espoir subjectif, de faire se rejoindre un rêve, un souhait, un idéal, qui ouvrirait sur un monde où l'on atteindrait, hors de toute solitude, de tout désespoir, de toute injustice, ces conditions humaines d’existence différentes que l’on imagine.

 

Parce que le progrès présente également une détérioration de la condition humaine. Il a provoqué la mise en coupe réglée de la nature, son pillage, son saccage, le travail à la chaîne, la bombe atomique, l’efficacité destructrice des guerres et la dégradation irréversible de l'environnement, le culte de l'utile et du rendement.

 

Pourtant, la technique est ce qui désigne «un ensemble d'instruments (outils, machines, logiciels...) et de savoir-faire», qui a profondément modifié l’environnement humain, permis la domestication de la nature (son arraisonnement, dit Heidegger), et transformé les conditions de travail.

Selon Hannah Arendt, l’outil est le prolongement de la main et le fait rester maître dans la relation qu’il entretient avec les moyens techniques qu’il utilise. Mais la machine n’est pas seulement un outil plus performant : c’est un objet d’une autre nature, ayant des implications anthropologiques très différentes. L’homme est obligé de se mettre à son service, il est tout entier mobilisé par et pour le fonctionnement de la machine. Il en épouse le rythme. Le remplacement progressif de l’outil par la machine constitue donc une étape, voire une rupture très importante dans l’histoire du progrès technique, par ce que son utilisation nécessite de s'y adapter. (Et  elle ne connaissait pas Chat GPT). (D’après un texte de  Mathias Roux dans Philomag). “Le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mis dans les mains d’un psychopathe. ” Einstein

 

N’empêche que la conscience du progrès est ce qui nous permet de ne pas oublier d'où nous venons. Un ordinateur vaut mieux qu'un boulier. Les premiers outils ont permis la maitrise du feu, des gravures ou peintures rupestres, la culture et l’agriculture, jusqu’à l’ère industrielle et avec elle le développement des sciences et des techniques. Rien ne devrait nous empêcher d’aller vers de nouveaux progrès.

 

Ceux qui le voudraient, comme les réactionnaires, ne sont pas contre le progrès, mais jugent «que c'en serait un, voire le seul possible, que de revenir à telle ou telle situation antérieure: guérir, c'est le plus souvent revenir à la situation antérieure, ou s'en rapprocher ». (C.S.)

A ceux-là s’opposent les progressistes, des optimistes qui pensent que le progrès (social, politique, économique), est la tendance normale de l'histoire, et que le présent est globalement supérieur au passé.

 

Parce que le progrès peut être conçu comme une force, une marche irrésistible vers la transformation positive de la société, ou ce qui a souvent justifié des formes de domination (sur la nature ou les peuples colonisés, par exemple). Ainsi (pour le sociologue  allemand Peter Wagner), «l’aspiration au progrès n’est légitime que si celui-ci vise essentiellement la lutte contre les aliénations et la construction d’une « capacité d’agir collective démocratique ».

 

Alors, de quel « progrès » parle-t-on ? De la croissance économique, de l’innovation scientifique et technologique, des avancées sociales ou de l’extension des droits, de la morale ou de la liberté individuels ?

Faut-il privilégier un profond ressentiment pour avoir cru en ses promesses et tout arrêter ? Et préférer repli sur soi vers le conformisme et la tradition. ( Selon C.Fleuty). Ou s’inquiéter de la « logique addictive » qui est inscrite au sein de ce besoin d’innovation permanente ? (Selon Pierre-Henri Tavoillot).

 

Cette religion du progrès qui pourrait se définir comme la supériorité intrinsèque du futur sur le passé, s’est répandue dans tous les pays d’Occident, s’emparant également de tous les esprits, se répétant en échos amplifiés dans la littérature, la poésie, la science, la politique et les journaux. Elle perd ainsi tout contour défini, tout sens précis. Tout doit lui être sacrifié, parce qu’elle justifie le présent, par un éclairage subjectif du passé.

 

Marx, par exemple, projette sur tout le passé humain un schéma explicatif de type économique, alors que le rôle de l’économique dans l’histoire des anciennes civilisations est très faible, l’économique n’étant alors jamais pensé comme tel.

 

Ainsi, nous ne sommes plus certains de maîtriser les conséquences lointaines de nos actions. Cette montée du réel vers le possible ouvre des mondes nouveaux, que nous cherchons de plus en plus à créer, sans avoir à tenir compte de l’obstacle ou de l’épreuve du réel.

 

Ce que rejoint Etienne Klein, «nous ne sommes plus certains de maîtriser toutes les conséquences lointaines de nos actions. La nature apparaissait comme la dépositaire d’une sagesse implicite, sur laquelle l’homme devait modeler ses actions et aussi, dans une certaine mesure, sa façon de penser. Or la technologie a fini par mettre à l’épreuve ce pouvoir réparateur de la nature, considérée désormais, comme un réceptacle, régulé mais fragile, du fait des empreintes que font sur elle les actions et les idées, de sorte que nous ne pouvons plus dire que nous façonnons seulement « l’ici et le maintenant ».

D’autant « qu’aujourd’hui, l’utilisation généralisée de simulations, de modélisations et de scénarios dans toutes les disciplines scientifiques changent le statut de l’expérience et du réel. Il s’entoure de virtuel, car la science, désormais, traite des possibles, et non seulement de ce qui est. En ce sens, elle devient prolifique et l’amène à intervenir sur le possible autant que sur l’existant, sans que personne ne puisse dire a priori s’il cela mène au bon ou au mauvais. Cette diversité des possibles empêche qu’on puisse se former une image de l’avenir. Notre méfiance vis-à-vis de ces progrès est également augmentée par le fait que nous avons compris qu’il ne faut pas voir de dangers, uniquement là où séviraient des intentions perverses ».

 

Comme ces problèmes qu'engendrent les nouvelles luttes regroupées sous le terme américain de woke - du verbe to wake, "éveiller". Cette idéologie est hégémonique, jusqu'à menacer, dans certains bastions universitaires, la liberté d'expression et la liberté académique. La pensée woke survalorise l'individu souffrant et étend le domaine de l'offense jusqu'à rendre impossible toute critique. C'est le règne des offusqués sur la raison et l'argumentation. Une part de plus en plus grande de la jeunesse appréhende le corps social comme une galerie d'identités interagissant dans des rapports entre dominants et dominés, sur la base exclusive de critères de race et de genre. Si cette "nouvelle vague" rencontre tant de succès, c'est que le féminisme et l'antiracisme doivent être améliorés. Mais avec la pensée woke, le résultat est contreproductif : même "pour la bonne cause", cette façon de découper la société sécrète du conflit. Et empêche le dépassement de l'altérité par la fraternité et la citoyenneté.

Ainsi se dessine une nouvelle Internationale "progressiste" sans pensée sociale.

(Les kidnappeurs du progressisme - Par Anne Rosencher *L’express)

 

Le progrès n’est ni un mythe, ni une abstraction, mais une nécessité résultant de la nature même des choses, de la nature même de la vie. Mais en se focalisant sur l’une des faces de la médaille, on finit par se demander si le progrès a encore un avenir?

Parce que l'idée d'une amélioration de la condition humaine par le progrès, qui peut représenter une menace autant que son amélioration, est présente dans tous les esprits. Mais elle permet de comprendre que PLUS n’est pas synonyme de MIEUX, ,et que nos sociétés de confiance ne devraient pas devenir des sociétés de confrontations.

“Le progrès a encore des progrès à faire.”

N.Hanar

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resilience

La résilience est-elle possible ?

 

Lorsque tout le monde, ou presque, s’accorde sur la valeur d’une idée, le rôle de la philosophie n’est pas de la juger bonne ou mauvaise, mais de comprendre pourquoi et comment elle s’est imposée, que ce soit de bonne foi ou par calcul !

 

La « résilience » est d’abord un concept emprunté à la mécanique, qui désigne la capacité, pour un matériau, de reprendre sa forme initiale à la suite d'un choc, d’une pression.  C’est donc une capacité de résistance à une modification, lui permettant de revenir à son état initial après avoir été perturbé.

 

Par analogie, les sciences humaines en ont fait une notion qui s’applique à la faculté de résister à des drames, la capacité de surmonter les pires tragédies, de pouvoir se remettre d'un état de stress post-traumatique qui en résulte, une qualité rendue populaire, notamment par Boris Cyrulnik. (1) Posséder cette capacité a été étendue à des organismes, des espèces, des systèmes, des structures leur permettant de surmonter une altération de leur environnement. Actuellement, l’existence de ce processus, ce pouvoir d’adaptation aux drames, par l’acceptation puis le dépassement d’un traumatisme, d’une rupture avec ce qui est attendu, espéré, voire d’en sortir plus fort, ne parait pas faire de doute.

 

La question qui nous est posée, pourtant, en demandant si la résilience est possible, met cette évidence, ce quasi-consensus psychomédiatique, en question !

Ce qui est possible peut se réaliser, mais sans que ce soit systématique.

 

Nous connaissons tous pléthore d’exemples d’individus, de sociétés, de systèmes, de communautés, ayant été exposées à des risques, en ayant été blessées, traumatisées, qui ont su les absorber, les accueillir en restaurant leurs structures fondamentales et essentielles, mentales ou morales, ainsi que leurs fonctions de base. Mais elles n’y ont pas résisté : elles ne sont plus les mêmes après ce qu’elles ont subi. La résilience n’est pas une digue qui résiste aux chocs, qui élimine tous les risques de l’existence, ni ce qui en limite les effets. Une capacité d'adaptation, qui n’est pas un retour à un état initial, mais une capacité de récupération ou de régénération d'un organisme, d’un individu ou d'une population, comme l'aptitude d'un écosystème à se reconstituer à la suite d'une perturbation (la reconstitution d'une forêt après un incendie, par exemple).

 

La définition proposée par des psychologues dont Cyrulnik: « Capacité d'une personne ou d'un groupe à se développer bien, à continuer à se projeter dans l'avenir en dépit d'« événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes sévères ».

 

Or, cette capacité est-elle possiblement ouverte à tous, humains, sociétés, communautés etc…

Même si on suppose que tous en ont la capacité, nous observons pourtant que certains ne parviennent pas, avec ou sans aide extérieure, à prendre acte de l'événement traumatique de manière à ne pas, ou ne plus, vivre dans le malheur et à se reconstruire, se dépasser, s'accrocher, sans jamais baisser les bras, d'une façon acceptable, en vue de retrouver un équilibre et de poursuivre leur chemin. Ils s'enfoncent dans la tristesse et la dépression, ne parviennent pas à faire face, et encore moins a en ressortir plus fort et confiants en la vie. Ils restent dans une confrontation permanente au traumatisme et souffrent d’une désorganisation psychique.

La capacité de résilience est bien la manifestation de la remarquable plasticité de l'esprit humain, qui lui permet de surmonter des traumatismes, mais le consensus dont elle fait l’objet, qui en fait la possibilité majeure, pour tous,  de surmonter les obstacles, est discutable.

 

Nous vivons, dans notre environnement, dans des sociétés de plus en plus « épurées » de tous les excès, qui tentent d’éliminer toutes les émotions négatives : « Dans un débat, par exemple, il faut être calme pour être efficace, il ne faut jamais s’énerver, sinon on va commenter le fait que je m’énerve et pas ce qui m’énerve parfois de façon légitime. Résultat : on ne perçoit plus les raisons légitimes de s’énerver, on valorise l’hyper adaptation, la résilience. Or être résilient sur une situation pourrie mène surtout à l’impuissance. Une femme battue, si elle ne se met pas en colère contre son mec, n’arrivera jamais à partir. Pour changer une situation oppressante, il faut savoir s’énerver ! » (Albert Moukheiber, neuroscientifique et psychologue) (2)

 

La résilience ne parait pas possible à ce qui ne nous semble pas acceptable.

L’acceptation désigne le fait d’adhérer à des valeurs, des qualités que l'on ressent pouvoir adopter  et reconnaitre comme bonnes, en concordance avec notre vision du monde.

L’acceptation stoïcienne ne concerne pas plus la résilience. Selon Épictète, « Il y a des choses qui dépendent de nous, d’autres qui n’en dépendent pas.

Le stoïcisme nous invite, à se préoccuper de ce qui dépend de nous, à savoir nos actions et nos jugements, et à se détacher de ce sur quoi nous ne pouvons avoir de contrôle, en acquiesçant à leur présence. Nous devons avoir  conscience de notre champ d’action, le reste ne doit pas nous toucher ! Nietzsche, tout en rejetant leur ascétisme, reprend aux stoïciens leur « amour du destin » (amor fati). Alors, nous n’acceptons plus l’idée selon laquelle nous ne sommes pas responsables des malheurs qui se produisent loin de nous ? (3)

 

Comme la « résilience réactive » décrite jusqu’à présent, n’est pas possible ou même pas souhaitable pour tous, s’y est ajoutée une « résilience proactive », une stratégie fondée sur le concept de résilience. Elle vise, non pas à combattre la rupture qui s’est produite, mais à en réduire au maximum les impacts de façon prévisionnelle.  Nos sociétés savent qu’un tsunami, des inondations ou une attaque terroriste laissent des traces chez les survivants. Alors, pour les rendre le plus résilient possible, sont mis en place des programmes de résilience préventifs, des tests pour mesurer les capacités à résister à une catastrophe naturelle ou à une attaque terroriste.  Des kits pratiques pour ouvrir la voie à la résilience !

 

Le philosophe allemand Axel Honneth, écrit : « Comme ce qui doit former le cœur même de la normalité d’une société, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi, nous sommes passés à une société du soin, prélude à la société de résilience et la permettant plus aisément. Or, ce soin en question, le care, ne s'apparente-t-il pas à de la rééducation pure et simple. Ainsi, dans un de ses discours, Mme Aubry précisait, « les services publics doivent éduquer, accompagner, émanciper chacun, pour le porter au plus haut de lui-même ».

 

Ce qui ajoute à la complexité de cette notion polysémique, finalement assez vague de résilience, qui fait que certains chercheurs, peuvent même y voir des tentatives de manipulation idéologique, de soumission donc à un ordre du monde, d’inspiration néolibérale, comme il y eut un ordre universel, un ordre hiérarchisé, ou même un ordre démocratique, contre lesquels, il n’y aurait pas une capacité, une volonté humaine, susceptibles de venir le contrarier. Résilience rendue possible par la soumission!

 

La résilience serait alors un postulat, pour lequel un individu est toujours capable de faire face et de se réaliser, quelles que soient les difficultés rencontrées. Comme une exigence de résilience, pour la cohésion sociale: une simple notion aisément mobilisable, rendant possible l’auto-organisation et l’adaptabilité.

 

Et cela nous séduit, parce que nous voulons que ce soit notre décision propre qui nous gouverne, que nous soyons celui qui pèse les enjeux de l’existence, que la décision nous appartienne.

Mais peut-on vraiment tout surmonter par un soi-même libre, sans subir l’influence de ceux qui croient savoir qui nous sommes, de ces mouvements Woke qui éveillent le sentiment en l’orientant, des idées « forces » de la société dans laquelle nous vivons?

On pèse, on délibère, on choisit. Mais quand on décide, ce qui nous a influencés a peut-être déjà décidé.

Peut-on réellement sortir de ce qui a influencé notre constitution du « moi », pour l’accepter comme étant singulier, s’il n’y a que la possibilité de cette résilience à accepter?

S’ajoute, de plus, à ce problème, la déferlante de « coach de vie », de consultants en coaching et en psychothérapie, en développement personnel au sein des entreprises, plus ou moins farfelus, qui se sont emparés de l’idée de l’acceptation de soi, en contournant le questionnement sur ce que signifie être.

Un chemin souvent pernicieux, parce qu’il mène soit à ne trouver qu’une place utilitaire, ou simplement confortable, dans une société, mais, une condition impensée.

 

Pour devenir et vivre autre chose que ce qui a été expérimenté ou appris, il vaut peut-être mieux prendre du recul pour comprendre les fondements et les aboutissants de tout événement. Et ainsi se décentrer de soi-même, de ne justement ne plus se contenter d’être seulement « Soi », de ne pas rester le « même », plus ou moins modifié à la marge. Ce serait même pouvoir penser contre soi-même, ne pas rester dans l’immédiateté de ce qui se produit, mais prendre du recul, prendre son temps et s’opposer à toutes les pratiques rigoristes, dénonciatrices, prophétiques ou messianiques, qui veulent nous mettre au pas dans les cases immobiles d’une vérité qui n’est qu’illusion. Parce que le monde n’est pas « neutre » et que nous ne le percevons pas tous de la même manière.

 

Dès lors que l’on considère la résilience comme un processus, on est conduit à privilégier une analyse des trajectoires. Cela revient à accorder une importance à l’histoire, à notre histoire et à la complexité de la vie social et de la vie psychique. Alors qu’avec la résilience, il devient inutile de perdre du temps à essayer de comprendre les sinuosités des affects et des pensées. Mieux vaut renoncer à continuer une existence difficile et dangereuse qui exclut la révolte. Le monde d'aujourd'hui a besoin de révolte, de rebelles spirituels.

 

L’humanité a subi jusque dans les dernières décennies du XXe siècle la négativité des risques de l’existence : on naissait, on survivait plus ou moins longtemps et plus ou moins bien – et on mourait. Or tout appartient désormais à une sorte de monde de pièces mécaniques, gérables comme les éléments d’un stock, usinables et remplaçables. N’entendons-nous pas délinquants ou addicts (à tout et n’importe quoi) avouer leur impuissance et nier leur responsabilité parce que « ce n’était pas eux, mais un« fantôme dans la machine ».

 

Petit à petit, chacun finit par se considérer comme une entreprise, qui doit gérer sa réputation et faire sa publicité sur les réseaux sociaux. Chacun, comme une start-up doit utiliser au mieux ses ressources ; et être « résiliente » face à tous les changements et bouleversements du monde. Individuellement, vous pouvez être frappé par un licenciement, une rupture, voire un tremblement de terre, un ouragan, une attaque terroriste. Mais comme vous êtes une start-up, vous allez utiliser la technologie pour optimiser votre réaction à ces accidents et vous projeter vers de nouvelles opportunités. Parce que s’épanouir est devenu une obligation.

A force de confisquer les affects, on risque d'étouffer les symptômes. C'est comme si on tentait de boucher une source qui veut jaillir.[ ] Il faut laisser le temps aux gens de souffrir, de pleurer, de s'effondrer, plaide le psychanalyste Philippe Grimbert ». Et ne pas se contenter d’une médecine de catastrophe qui traite les victimes en malades.

 

Les épreuves ne sont pas forcément négatives et insurmontables, et penser que l’on peut rebondir de tout et de n’importe quoi, est une idée qui nous fait plaisir et qui suscite de l’espoir. Or l’espoir n’est qu’une « disposition de l’âme à se persuader que ce qu’elle désire adviendra » (Descartes), une anticipation égoiste de ce que l’on souhaite des transformations du monde.

Bien que cela soit possible, le psychanalyste Serge Tisseron , auteur du “Que sais-je ?” sur la résilience, met en garde sur la seule consolation qui peut en résulter : « heureusement je suis résilient. Ça les console. Le risque, c’est qu’ils croient qu’ils ont cette force en eux et aucun travail à faire sur ce drame. »

Alors qu’ils sont, en fait, minoritaires, « le risque avec la notion de résilience, insiste-t-il, « c’est de finir par croire qu’il y a toujours une possibilité de se dégager d’un traumatisme, que tout est possible ». Alors que « lorsque quelqu’un a souffert très tôt dans son enfance, personne ne peut lui enlever cette épine, ajoute-t-il. La créativité peut puiser sa source dans cette souffrance mais elle ne permet pas de s’en dégager ». Le danger, « c’est de penser à tort être assez élastique pour tout supporter ». 

La résilience existe. Elle permet à ceux qui ont vécu les choses les plus affreuses de continuer leur vie, mais l’idée qui soutient qu’avec la résilience ils peuvent les dépasser m’agace. Tous les événements traumatiques laissent une trace et une souffrance. » Que l’action ou la création n’effaceront jamais.

 

Dans une société qui érige le bien-être en dogme et où « aller mal » semble interdit, y aurait-il alors des winners et des losers ? Ceux capables de résilience et les incapables ? Des forts et des faibles ? Ceux qui en profitent et ceux qui sombrent dans la dépression après un traumatisme ?

Il existe aussi des effets de hasards et de rencontres, une capacité individuelle de résilience possible, une force qui peut être renforcée ou diminuée en fonction de l’environnement et de son inscription dans une histoire, qui sont des facteurs protecteurs ou es facteurs aggravants.

La capacité de résilience d’un individu serait en réalité dépendante des autres. « Ceux qui mettent longtemps à se remettre du trauma ou ne s’en remettent jamais sont ceux qui ont été abandonnés par le groupe », écrit Boris Cyrulnik dans « Autobiographie d’un épouvantail ». « On ne se sort pas tout seul, spontanément, d’un traumatisme, prévient Patrice Louville. L’intermédiaire de quelqu’un d’autre vous permet de regarder en face votre souffrance, de la mesurer, et ensuite d’en faire quelque chose. »

La solitude (objective ou ressentie) engage dans une spirale dont il est difficile de se dégager: se sentant seule, insatisfaite, et souffrant d'une plus mauvaise estime de soi, la personne se montre plus irritée et désagréable envers les autres, voire défensive et agressive envers autrui.

 

Tous les textes sur la résilience ne nous disent pas grand-chose sur un autre de ses danger : celui de penser qu’elle serait toujours « bonne », « soutenable », positive, et que la résilience des uns ne se ferait jamais contre celle des autres.

 

La résilience est possible, il est même tout fait afin qu’elle le devienne, mais est-ce vraiment toujours souhaitable ?

L'expérience traumatisante ne se vit plus alors dans sa réalité, mais par rapport une fin qui ne nous appartient pas, un « meilleur » hypothétique. On ne vit plus la suite de l'événement tel qu'il est, mais par rapport au sens hypothétique qu'on lui assigne, au lieu de penser ce qui arrive, et de changer sa vision du monde en conséquence.

N.Hanar

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NOTES

1- Concept et notion désignent tous deux une idée générale, mais le concept est lié à une théorie construite et acquiert ainsi un sens précis, alors que la notion est, elle, considérée comme ayant un sens plus lâche et plus empirique.

 

2-Albert Moukheiber, né en 1982 , est un docteur en neurosciences psychologue clinicien et professeur d’univertsité. En 2019, il publie le livre Votre cerveau vous joue des tours dans lequel il aborde le fonctionnement du cerveau et les biais cognitifs en affirmant que « moins on connaît un sujet, moins on est capable de mesurer à quel point on ne maîtrise pas le sujet en question ». Selon lui, la connaissance de ces mécanismes permettrait de refaire société en se basant « sur un socle commun de réalité »,

 

3-Selon Épictète, « Il y a des choses qui dépendent de nous, d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, c’est la richesse, la célébrité, le pouvoir en un mot toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas. ».

 

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tutoiemnt

De quoi le tutoiement est-il le nom ?

 

Il semble que ce questionnement « De quoi est-il le nom? », ait démarré avec Alain Badiou et la parution en 2007 d'un livre polémique et provocateur: De quoi Sarkozy est-il le nom ? Cette expression a ensuite été reprise dans le champ de la réflexion, plutôt que dans celui de la, critique, lorsqu’on a vu apparaitre : De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? De quoi l'argent est-il le nom ? "De quoi la philosophie est-elle le nom ?, qui ont traité ou maltraité le sujet du livre, en analysant ce qu’il désignait et la place qu’il prenait dans la société.

 

D’abord, qu’est-ce qu’un nom ? Le nom est l’aspect extérieur, par lequel un individu, une chose, une idée ou un mot se présentent au regard, le nôtre ou celui des autres. Ce qui porte un nom le distingue en désignant sa spécificité, et, par-là, lui donne un sens.

Or tout sens donné à un nom, renvoie à des réseaux de notions ou de concepts, différents selon les cultures, un sens qui peut être plus ou moins rationnel ou imaginatif, et qui ouvre à l’interprétation.

 

Il n’y aurait rien d’autre à dire d’un nom qui se suffirait à sa définition, s’il restait enfermé dans le sens unique que lui donne un dictionnaire, s’il ne pouvait s’enrichir de tout ce qui d’autre peut « sortir de lui », comme le montre l’histoire des mots susceptibles de se dé-limiter, de s’ouvrir à d’autres sens.

 

Alors, de quoi le tutoiement est-il le nom ? (Et pourquoi se poser la question ?)

 

Tutoyer, peut ainsi être considéré comme le nom d’un signe d’amitié, parce que, par l’usage du tutoiement, autrui est reconnu comme une tierce personne particulière. L’amitié fonde une communauté qui admet les différences et un attachement sans allégeance. Elle réalise la liberté sans jamais l’aliéner. On est alors, à tu et à toi, ce qui indique une relation très proche et très forte entre deux individus.

 

Mais, tutoyer ou son contraire vouvoyer, peuvent aussi être le nom d’une conception profondément hiérarchique de la société, même s'il n’y a plus autant de prise en compte de l'origine sociale, comme ce fut longtemps le cas.

Jusqu’au XVIIIe siècle, des codes très nets étaient établis dans la société française: le vouvoiement s’inscrivait dans une «hiérarchie, une verticalité ». Il n’était pas adéquat de tutoyer un aristocrate si l’on était bourgeois, qui lui-même était tutoyé par la noblesse, et vouvoyé par un mendiant. On ne pouvait se tutoyer qu’entre semblables, entre pairs. La hiérarchisation des relations humaines, organisée autour du statut social des individus, ne permettait alors aucune ambiguïté. Les repères étaient parfaitement définis.

 

Les choses ne sont pas aussi limpides désormais, et les frontières, comme les repères, se sont brouillées. Par exemple, Jean-Jacques Rousseau, dans Emile, ou de l'éducation (1762), juste avant la Révolution, recommande le tutoiement systématique dans la famille. S’il est toujours d’usage d’employer le vouvoiement face à un inconnu, une personne âgée ou un supérieur hiérarchique, la frontière établie entre le tu et le vous tend à s’estomper. Le tutoiement ne renvoie plus systématiquement à une logique d’infériorité, mais davantage à une volonté de marquer que «l’on partage quelque chose (une même profession, les liens du sang, l’amitié)». Le vouvoiement «exprime [alors] a priori la distance ou tout au moins la non-solidarité», et peut entraîner une incompréhension, pire, une vexation de la part de l’interlocuteur, parce que l’image que nous renvoyons à notre interlocuteur repose partiellement sur la formule que nous décidons d’employer.

Si Gilbert Montagné a tendance à tutoyer tout le monde, c’est parce qu’il ne vouvoie pas…

 

-Dire tu ? Dire vous ?, serait même, (selon Étienne Kern)  un « enjeu sociologique»: «le tu et le vous conditionnent notre manière de concevoir la vie sociale. Tutoyer ou vouvoyer, qu’on le veuille ou non, peut donner corps, à une conception profondément hiérarchique de la société.

(D’après le livre « Le Tu et le Vous, », ou « l’art français de compliquer les choses », d’Étienne Kern,)

Or, hiérarchie ne signifie pas obligatoirment domination – On peut très bien accepter que certains soient plus efficaces,, plus sachants, plus méritants que soi !

 

Que la solution s'impose comme une évidence ou nous plonge dans les affres du doute, il nous faut faire un choix. Et ce choix, d'emblée, nous place au cœur d'enjeux considérables, car ces tu et ces vous que nous employons sans y prêter attention sont plus que des pronoms. Ils engagent notre relation à l'autre, et dessinent notre manière de concevoir le monde, trahissent nos états d'âme.

En somme, ils disent tout de nous, «saisissent quelque chose de l’évolution de notre société, de sa complexité, des grands débats qui la traversent.» L’usage a certes évolué au fil des siècles. Le vouvoiement n’est plus aussi usité, et les règles qui établissent ce qu’il convient de faire ne sont plus aussi limpides. Ne vais-je pas paraître trop pompeux, ou au contraire trop familier? Quel est l’usage dans cette situation particulière?

J’ai, par exemple, du mal à dire vouvoyer, alors qu’il m’apparait évident d’utiliser voussoyer ! Mais est-ce que, ainsi, je ne me désignerai pas comme étant comme snob, ou pointilleux, mais de toute façon différent ?

 

Hésiter entre dire tu ou dire vous, nous met dans l’état éphémère d’une décision qui nous suspend dans une transition entre ce qui peut nous qualifier, nos positions, nos attitudes prévisibles, donc ce qui nous limite.

À l’intérieur de notre cadre social, allons-nous adhérer spontanément aux codes, aux idées de la société à laquelle nous appartenons, et ainsi établir une distance avec certains. Allons-nous risquer de nous désynchroniser du storytelling dans lequel nous nageons,  ce qui nous écarterait d’une unité du vivre ensemble ? Ce qui aurait pour effet de “mettre entre parenthèses” notre rapport habituel aux choses, de quitter cette “attitude naturelle” dans laquelle plus rien ne nous étonne vraiment, en nous obligeant à porter un regard neuf sur ce qui nous entoure. Alors, tout peut apparaitre nouveau, même ce que l’on croit déjà connaître.

Ce qui ne va pas de soi car on croise toujours la question du désir d’action immédiate et de  notre incapacité à connaître l’avenir. Quelle va être la réaction de l’autre et dans quelle situation vais me trouver, comment vais-je lui apparaitre ?

Je peux m’exposer au rejet, dans ma vie amoureuse, familiale, amicale ou professionnelle », en ne jouant pas le jeu des normes imposées par le théâtre social, en ne jouant pas correctement le rôle que les autres et la société dans son ensemble attendent que je joue.

 

Tutoyer ou vouvoyer peut me distinguer de l’autre, que je sais identique en tant qu’humain, mais heureusement bien différent à un autre égard.

Or, la vertu de l’indifférence, au sens de ne pas faire de différences, se trouve dans l’obligation éthique de ne pas faire une classification sur une échelle de valeurs, entre les humains. C'est ce que prône le droit à la différence, à la diversité, qui est un droit à l’indifférence aux référentiels de culture, d’environnement social, d’origine, d’orientation sexuelle etc… que je sais pouvoir conduire à de l'ostracisme, à des discriminations ou à la remise en cause des principes fondamentaux des droits de l'homme.

Mais d’autre part, je ne souhaite pas me montrer indifférent à ce qui m’entoure, en m’ouvrant à toutes les formes de relations humaines et de vie en commun.

 

C’est l’histoire d’un long processus de raffinement des comportements et de discipline des conduites conduisant, dans le monde occidental, à une autodiscipline. Mais plus la discipline des comportements s’intensifie, plus elle suscite de frustrations, de ressentiments. Et si elle s’écroule, par un effondrement des institutions normatives et régulatrices, avec l’ébranlement des routines et des repères habituels, la déflagration est potentiellement dévastatrice. Une perte de repères, qui permettait à un groupe humain de faire société. L’effacement des modes de vie locaux, régionaux, qui organisaient et régulaient, les relations dans des communautés humaines, peut ébranler son mode de vie ?

 

Or, le tu employé à tout bout de champ aurait encore «un parfum d’interdit» en France, bien que «le vouvoiement recule, mais plus lentement qu’ailleurs, parce que nous pensons, à tort ou à raison, que dire vous, valorise d'une certaine manière l’autre. La disparition de l’un retirerait la saveur d’employer l’autre.

Le tutoiement gagne du terrain, et pas seulement parmi les jeunes générations, parce qu’il crée un lien", un cadre un peu plus amical, plus convivial", tout en pouvant encore être ressenti de façon plus ou moins dérangeante. Peut-être cette évolution est-elle due à l'influence de la langue anglaise, dans laquelle le pronom "you" est perçu comme l'équivalent du "tu" français.

 

Tu ou vous désigne en fait un usage culturel, historique et géographique.

Dans les faits, on constate que les types de personnes et situations appelant le choix entre tutoiement ou vouvoiement varient énormément entre les langues, les locuteurs, les situations, etc. C'est un jeu subtil et très subjectif qu'il n'est pas aisé de décrire, d'autant plus qu'il s'agit souvent d'automatismes peu pensés.

Des locuteurs d'une même langue auront une approche différente du vouvoiement selon la zone géographique. Ainsi, de nombreuses situations nécessitant le vouvoiement en Europe francophone donneront lieu à du tutoiement au Québec. De même, le tutoiement entre inconnus arrive plus vite en espagnol qu'en français. Etc….

 

Certaines pratiques sociales instituent le tutoiement dans la communication, comme les radioamateurs, les enseignants, les militants politiques et syndicaux, les échanges sur forums Internet. La motivation informelle commandant le tutoiement dans ces contextes est que tous les membres de la communauté concernée sont des pairs, et dans ces cas l'usage du vouvoiement établirait une distance ou une hiérarchie.

Ainsi, le passage du "vous" au "tu", est un rituel fréquent, qui marque l'évolution d'une relation.

Du vous, qui marque respect, hiérarchie, distance, politesse, premier contact, on passe au tu, et donc à la proximité, intimité, familiarité, spontanéité, niveau égal, sentiment d’unité et d'appartenance à un groupe donné. Pourtant, on peut profondément respecter quelqu’un que l’on tutoie, et mépriser un supérieur que l’on vouvoie.

Choisir le tutoiement est une décision qui peut nous faire tutoyer les sommets, ou nous enfouir dans le doute, et même nous confronter à l’absurde..

VOUS souvenez-vous de cette recommandation, en plein confinement, d’universitaires au sujet de la lutte contre la propagation du Covid 19, appuyée, par l’Académie française ?

Considérant que certains mots conduisent à expirer plus d’air que d’autres, et risquent d’occasionner davantage de postillons, source essentielle de propagation du virus SARS-CoV-2, ils recommandaient d’en « suspendre l’usage jusqu’à nouvel ordre » dans les lieux publics.

 

La réflexion philosophique ne cherche pas à proposer une hiérarchie, qui limiterait la liberté de s’adresser à l’autre.

Finalement, quelle importance ? L’existence est un processus, et il ne s’agit là que d’une modalité de la vie en commun, sans être un droit, fondée sur une « valeur subjective », sur des relations qui ne tiennent pas compte du point de vue de l’autre.

Lorsque  nous prenons conscience qu’il arrive que l’autre réagit mal au tutoiement nous pouvons avoir un sentiment de culpabilité sans culpabilité réelle. Comme nous pouvons ne pas accepter de nous montrer sous un jour qui ne nous correspond pas vraiment. En réalité, ces ressentis s’effacent devant l’action, parce que cela ouvre un nouveau rapport à l’autre.

Nous faisons la différence entre ce qui se dit et ce qui pourrait se dire et ainsi nous pouvons agir sur les usages et les obligations sociétales. Ce qui s’oppose à l’indifférence par la conscience des conséquences.

Y a-t-il vraiment une intention individuelle ou une culture dans l’utilisation du tutoiement ?

Tout outil, même linguistique, n’est pas forcément une arme de division. Nous vous naviguons sans cesse du tutoiement au vouvoiement. Il n’y a donc pas de réel enfermement de leur usage dans une désignation de hiérarchie, mais plutôt un apprentissage continu à faire face aux diktats de ce qui serait la manière « correcte », respectueuse ou non, de s’adresser à l’autre ou au diktat de l’image imaginaire de soi que l’on veut mettre en avant. .

 

Ainsi le tutoiement devient le nom d’une acceptation du changement et de l’évolution, une remise en question permanente des usages d’une société et des habitudes de chacun,.

N.Hanar

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mal

Laisser le mal se produire, est-ce pire que le mal?

 

Le sujet de ce café philo, ne consiste pas à cerner absolument la notion de mal sous toutes ses formes, mais à se demander si l’attitude de passivité, face à au mal que l’on laisse se produire, est encore pire que la volonté de ce ou de celui qui est à l’origine du mal.

Sommes-nous certains qu’il y a pire que le mal et que « Qui ne dit rien, consent » ?

 

Le mal décrit un certain type d'événements, de comportements ou d'états de fait, jugés nuisibles, destructeurs ou immoraux, et ainsi sources de souffrances morales ou physiques. Donc, le plus souvent, ce qui désigne la conséquence d’une action qui ne respecte pas soit la vie humaine, soit ce qui la permet, ou qui s’oppose aux libertés fondamentales de chacun, à sa dignité……en le soumettant à la position de victime.

 

Nous avons besoin de la notion de mal pour qualifier les actes de barbarie sur un enfant, ou les tortures dans les prisons des tyrans et des autocrates, tous ces abus qui nient l’humanité d’êtres humains, donc « tout ce que nous désapprouvons ou blâmons, à quoi nous jugeons avoir le droit de nous opposer légitimement ».

 

Que se passe-t-il lorsque nous ne le faisons pas ? Quelle est la valeur de notre attitude lorsque l’idée du bien et du mal que se fait chacun de nous est dérangée, par des évènements, des actes, contraires aux jugements de valeur auxquels se réfère notre pensée, et que nous laissons faire ?

 

D’abord, ces jugements (c’est bien, c’est mal), ne nous appartiennent pas tout à fait. Ils dépendent de l’époque et de la culture dans laquelle nous naissons, et sont très loin d’être communs à toute l’humanité. Beaucoup de vertueux ont été mis à mort, désignés comme dévots du mal, par la force instrumentalisée d’idéologies et de désinformations, qui, en désignant une notion de bien dévoyée, structuraient une pensée qui se croyait libre. Ce qui ouvre à la possibilité, non seulement de ne pas vouloir empêcher le mal de se produire, mais de plus rend enclins à y participer.

Qui est coupable, responsable du pire que son inaction pourrait produire, par la banalisation de certaines cruautés, lorsqu’il est limité, dans son jugement des faits, par sa condition humaine, par le contexte dans lequel s'exerce sa liberté?

 

Nous sommes préparés à l’existence irrévocable du mal, à des comportements inhumains, qui font partie intégrante de la vie et de l’histoire. Le mal participe aux critères permettant de vivre en commun.

Tout le monde a rencontré le mythe du diable, le démon qui fait le mal pour le mal. Mais il est inhumain. On peut dire du diable ce que Stendhal disait de Dieu : sa seule excuse, c'est qu'il n'existe pas.

Ce mal, d’origine inhumaine, nous prépare à une définition de l’humain qui ne serait donc pas génétiquement « programmé » pour faire le mal:

- l'homme ne fait jamais le mal pour le mal, explique Kant, mais seulement par égoïsme (pour son bien à lui, par négligence du bien d’autrui).

- pour Platon, « nul n’est méchant volontairement », le seul objet de la pensée comme de la volonté étant le bien : le mal ne saurait être commis que par erreur, par celui qui prend de mauvaises choses pour des bonnes.

Même pour ceux qui pensent que l’homme est un loup pour l’homme, estiment qu’il fait tout, contractuellement, pour sortir de cette situation.

Parce que comme le pense Comte-Sponville : « Le mal n’est pas en dehors de nous, comme un ange déchu et tentateur, mais en nous (…) dès que nous cessons de lui résister ». « Le mal, c'est ce qui nous empêche d'être pleinement humains,[mais] accessibles à la raison, quand nous en sommes capables [ ] ou à la compassion, quand la raison ne suffit pas. Ou Spinoza : « Quant à celui qui n'est poussé ni par la raison ni par la compassion à être secourable aux autres, on l'appelle justement inhumain, car il ne paraît pas ressembler à un homme ».

Cette position manichéenne, c’est bien ou c’est mal, c’est humain ou c’est inhumain, indifférence ou compassion, nous pousse à la conclusion, que, puisque nous sommes humains, que l’inhumain est possible « en nous », mais que nous pouvons le dominer, alors, ne pas le faire et laisser faire, pourrait être encore pire que faire le mal.

 

N’oublions pas que les textes sacrés ne sont pas vus comme texte mais comme réalité et ainsi nous faisons entrer le mal comme pièce de jeu dans le discours du vécu. Et il en est de même, avec les textes auxquels nous faisons référence en philosophie : il ne s’agit que de raisonnements destinés à mettre en avant une vision particulière du monde, des choses et des humains, mais il ne s’agit pas de la réalité.

C’est aussi le cas des contes de fées, qui incorporent le mal dans la réalité, ou des fictions qui l’excluent, tel Casimir, l'île aux enfants ou les Bisounours, dont le point commun est l'absence du mal. Ce n’est pas la réalité, tout comme la propagande : tout le monde sourit sur les affiches de propagande stalinienne, tout le monde est heureux: le citoyen soviétique est heureux, à croire que le régime avait mis fin aux rages de dents et aux maux de têtes.

Parce que, selon C. Lévi-Strauss : La distinction première entre le bien et le mal est liée à la nécessité pour toute société de discriminer le permis et le défendu, et notamment de prohiber l'inceste, tuer, voler, mutiler.

Bien ou Mal sont donc des jugements de valeur, des jugements d’appréciation, appliqués à ce qui est utile à une fin souhaitée par une société donnée. Cette distinction  peut être d’ordre religieux, et Dieu merci je suis athée, ou morale, sociale, politique, mais dépend essentiellement du moment historique, du contexte social, du conditionnement collectif, culturel et individuel dans lequel elle est voulue, promulguée où reconnue.

Pire que le mal, pour cette société ne serait pas que les prohibitions ne soient pas respectées, que le mal triomphe, mais que la cohésion de la société soit rompue, jusqu’à entrainer sa dislocation.

 

En fait, qu’est ce qui pourrait être pire que le mal?

La cruauté, par exemple, c’est faire du mal inutilement, un mal qui excède toutes les raisons que l’on aurait de faire du mal (avortement, peine de mort, légitime défense). Elle témoigne d’une passion pour le sang qu’aucun motif ne vient étayer, elle est aussi étrangère au remords que la Juliette du marquis de Sade. Elle tue sans limite et sans hésitation. Or fait-on soi-même, acte de cruauté en n’agissant pas contre le mal?

 

Et puis, est-ce pire que le mal, que de pardonner à ceux qui nous ont fait du mal, même de pardonner au moins partiellement, en tenant compte des circonstances qui les ont fait agir ?

L’indulgence, la mansuétude, la bienveillance, les « circonstances atténuantes », cette aptitude à pardonner à ceux qui font le mal, à ne pas les sanctionner sévèrement, est-ce pire que ce qu’ils ont fait ?

Cette forme de bienveillance, permettant la compréhension des raisons de l’acte commis, n’est-elle, comme l’écrit Jean Luc, que le masque cachant la faiblesse, la résignation, la trahison de ses idéaux, la passivité, car "on ne veut pas d'histoires" et "il faut être bien avec tout le monde" et ainsi on en arrive à pactiser avec ses ennemis ? Montrer de l’humanité, face à l’inhumanité, est-ce faire un mal pire que le mal ?

Parce que ce n’est pas consentir, acquiescer, et juger ce qui s’est produit comme acceptables et l’approuver.

 

Bien qu’il existe la notion de « consentement meurtrier », c’est-à-dire l’acceptation, active ou résignée, de toute forme de violence infligée à autrui (du mal, donc). Elle a pour origine ce qui en chacun de nous, culturellement ou par la puissance des certitudes, pervertit le lien nécessaire entre la morale et les intérêts personnels ou politiques qui commandent toute action. C’est un consentement meurtrier parce qu’il ne provoque pas de révolte, de critique et même de honte.

Ce qui correspond pratiquement à la sagesse du consentement stoïcien, qui est « un acte d’acceptation dirigé à l’endroit de quelque chose qui nous dépasse, contre quoi on ne peut rien, mais que l’on fait paradoxalement sien en acquiesçant à sa présence » - « Le sage apprend à accepter avec un amour égal, sans faire de différence, ce qui ne dépend pas de sa volonté ».

Cette attitude s’inscrit dans la perspective d’une existence dominée par le destin, qui ne dépend pas de la volonté humaine. S’il existe un destin, les événements extérieurs à la volonté sont replacés dans la perspective d’un ordre universel, une hiérarchie naturelle des êtres , contre lequel, les philosophes Grecs, Platon ou Aristote, n’envisageaient pas une capacité, une volonté humaine, susceptibles de le contrarier. (1)

On ne peut qu’y consentir ! « C’est d’ailleurs ce qui était inscrit dans mon horoscope ce matin », comme le disent ceux qui ne croient plus au destin !

 

C’est là l’image, de la non culpabilité de ceux qui n’agissent pas contre le mal : c’était écrit !

Mais est-ce pire que le mal, qui ne s’aggrave pas pour autant. Le mot pire, c'est-à-dire pis, remonte au Xe siècle. C'est l'adverbe superlatif de mal.

 

Hannah Arendt, lors du procès d’Adolf Eichmann, dans son « Rapport sur la banalité du mal », montre comment cet ancien colonel SS, condamné à mort fin 1961 à Jérusalem pour crimes contre le peuple juif, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, représente pour elle une incarnation de l’absence de pensée qui conduit à la « banalité du mal », plutôt qu’un monstre. Dans une lettre signée d’Adolf Eichmann, deux jours avant son exécution par pendaison, il écrivait:

« [ ] Je n’ai jamais donné d’ordre en mon nom propre, mais plutôt j’agissais toujours sur ordres. Je n’étais pas un leader responsable et ne me sens pas coupable comme tel. ». Il s’y présente donc comme un simple exécutant, un fonctionnaire besogneux qui a obéi lâchement aux ordres.

Or Eichmann n’a pas « laissé faire » le mal, il y a participé!

Ce n’est pas pire que le mal, c’est le mal en pire, le mal accentué !

Arendt écrit : « Qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme – telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. »

 

Est-ce pire que le mal, de tolérer le mal ?

Tolérer, c’est ne pas interdire, ne pas exiger, laisser faire ce qu’on pourrait empêcher ou punir. En principe, nous  supportons un certain poids, un certain effort, une certaine dose d’alcool ou de pollution, mais il y a un seuil après lequel c’est la rupture, l’empoisonnement. Dans le cas du mal, c’est accepter qu’existe, à côté de soi, quelque chose d’autre que sa vision du monde, qu’en matière de morale (avortement, clonage, euthanasie), toutes les opinions se valent.", "Chacun a sa perception des choses, ses valeurs; personne n'a tort.", "On ne doit pas juger les autres, car on ne vit pas ce qu'ils vivent", etc.  . Donc que tout est permis.
En philosophie, cette prétendue sagesse populaire prend le nom de relativisme.
Ainsi il n'y aurait pas de modèle culturel universel en ce qui concerne les normes et, par exemple, les règles sexuelles. Les codes moraux ne seraient que les mœurs et les coutumes d'une société érigées en système.
Ce qui est bien ou correct pour un individu ou une société n'est pas bien ou correct pour un autre individu ou une autre société. Le relativisme énonce donc une thèse morale ou normative quant à ce qui est bien ou mal.

 

De cette manière, le bien et le mal se font et se connaissent (se reconnaissent) au travers d'actes, de faits, relatifs aux circonstances qui les ont fait naître et au travers du ressenti qu'ils provoquent,

Leur sens, ce qui les fait connaitre et définir, sera donc relatif, ce qui ferait que l’on définirait UN bien ou UN mal, mais non LE bien et LE mal, un jugement en rapport à ses propres critères subjectifs.

 

Ainsi il serait bien, par exemple, de dénoncer des opposants même si les personnes dénoncées peuvent être emprisonnées, torturées et probablement tuées ou de s’accorder à des lois qui qui prescrivent quelque chose de mauvais, comme celles qui exigent la ségrégation raciale dans les hôtels et les restaurants.
Socrate, Jésus, Luther, Rousseau, Marx, Martin Luther King, Gandhi, sont sortis de la masse afin de lutter contre l'esclavage et l'oppression des démunis, et faire progresser la reconnaissance des droits de l'homme, des Noirs, des femmes et des animaux. Ils ont fait appel à des idées définissant le bien et le mal, par opposition à ce que pensaient la plupart des gens à leur époque.
S’ils ne l’avaient pas fait, nos sociétés seraient pires que ce qu’elles sont, avec un « mal » plus présent, mais le mal, en lui-même ne serait pas pire que les malheurs et les perversions, qu’il provoquait déjà.

 

Mais, surtout, sommes-nous certains que, par une action destinée à empêcher le mal de se produire, notre remède ne pourrait pas être pire que le mal ?

Les amis de mes ennemis ne sont pas forcément mes ennemis. De même, les ennemis de mes amis ne sont pas toujours mes ennemis. Enfin, les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis.

 

Ainsi, il n’y aurait pas à choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. Tout le problème est de savoir détecter ce qui est mal et ce qui est pire. Un mal plus grand, plus fort, plus grave, mais pas pire que le mal.

Dans les années 1980, on considérait que le régime révolutionnaire islamiste iranien était pire que les dictatures nationalistes arabes: nous avons participé à des actions pour déloger ces dictateurs. Puis la menace de l’État islamique terroriste a été considérée par l’Occident comme pire que celle représentée par l’Iran.

Parce que, élu président en 2013, le modéré Hassan Rohani s'est efforcé de promouvoir la détente avec la communauté internationale, afin de mettre un terme aux sanctions qui pèsent sur l'économie de l'Iran. L'accord de Vienne sur le nucléaire devait ramener l'Iran dans le concert des nations. Mais, remplacé par Ebrahim Raïssi (2021), cet accord n’est pas prêt d’être signé. La société dynamique, ouverte, avide de liberté, qui avait voté pour le président Rohani, est aujourd’hui martyrisée par des dignitaires religieux non élus

« Il arrive très souvent qu’on choisisse le pire, lorsqu’on pense choisir le moins mauvais ». Alors on s’appuie sur la dictature syrienne de Bachar El Assad ; ennemi de l’État islamique, pour combattre cet autre totalitarisme, en prenant le risque de se retrouver, le jour d’après, face à une dictature renforcée par le soutien occidental – et donc encore plus brutale.

Nous sommes dans la situation inconfortable où nous avons deux ennemis qui sont ennemis entre eux : un dictateur qui continue de massacrer son peuple d’un côté, des terroristes fanatiques de l’autre. Donc les ennemis de mes ennemis ne sont pas toujours mes amis.

Selon de nombreuses sources, l’argent qatari, ami du camp occidental, a servi à financer l’État islamique, notre pire ennemi du moment.  L’ami de mes ennemis peut être mon ami !

 

 « Tout le problème est de savoir choisir entre deux maux, le moindre, mais ce choix, même erroné n’accentue pas le mal et il est faux de dire que notre intervention provoque « pire » que le mal. Il s’agit déjà de deux maux !

Il n’y a pas pire que le mal, c’est le mal qui est le pire de ce qui peut survenir.

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NOTES

1) Par nature, les humains sont au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des plantes. Au sein même de la cité, certains sont naturellement des esclaves, d’autres des dirigeants et les femmes sont naturellement inférieures aux hommes.

Cet ordre naturel est juste par ce qu’il imite l'ordre cosmique, l'ordre naturellement hiérarchisé du monde. C’est génétiques, inné, il y a des aristocrates par nature et des esclaves par nature. Et il est juste être libre ou esclave puisque c'est par nature.

Ainsi la cité est juste, non comme nous le concevons quand elle répond à la volonté générale, voire à la volonté d'une majorité, mais parce qu'elle répond à un ordre naturel.

Notre notion de la démocratie est qu'elle doit combattre les inégalités naturelles, pour Aristote, elle doit au contraire imiter la hiérarchie naturelle.

N.Hanar

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bien commun 23

Qu’est-ce que le bien commun ?

 

Lorsque l’on parle de « bien commun », nous pouvons avoir à faire à une chose matérielle, un « bien » susceptible de faire partie d'un patrimoine, d’une possession (un champ, une maison, un  troupeau, une plage, etc.), qui, plutôt que d’appartenir à un seul individu, est partagé à plusieurs, en commun.

Mais ce « bien » peut  également être ce que prescrit une règle morale, par opposition à ce qu'elle condamne, le mal. Ce bien, qui est l’objectif suprême vers lequel se dirige le sage et à l'égard duquel les autres objectifs sont subordonnés, selon Platon, et qui, pour Kant, est le but final théorique imposé par la loi morale, vers lequel nous devrions tous tendre, en commun: un bien commun théorique. (La théorie précède et dirige l’expérimentation.)

 

Ainsi, il y aurait, le bien commun, désignant des valeurs morales et politiques, et les biens communs, à savoir un ensemble de ressources dont l'usage, la jouissance ou l'exploitation devrait être collective, possédé par l’ensemble de l’humanité. Ces biens communs peuvent être matériels, comme l’eau, l’air ou même la nature en général, ou immatériels, comme la culture ou l’art, mais toujours communs à l’ensemble de l’humanité, partageables avec d'autres. Toutes les pensées, qu’il s’agisse de théologie, de philosophie, de droit, de politique, d’économie, ou de morale, ont toujours recherché un bien qui puisse être commun, qui devrait être partagé par tous les membres de la communauté humaine, qu’il faut absolument rechercher, et qu’il est même nécessaire de mettre en place afin de bien vivre ensemble!

Parce qu’il représenterait le seul fondement valable de toute organisation sociale et politique, de toute morale, et qu’il ferait vivre au mieux les sociétés, car nécessaire à la vie, au bonheur et à un épanouissement individuel et collectif. Un bien commun, « hors du commun » !

Parce qu’il serait conforme à un idéal moral, vers lequel notre action «doit tendre en toutes circonstances », selon Aristote, ou parce que : « par bien, j’entends, tout genre de joie, tout ce qui remplit l’attente”, écrivait Spinoza.

 

Depuis que  les humains se sont réunis en groupes d’individus afin de mener une vie commune en vue d’une existence paisible et heureuse, s’est posée la question de la manière dont ce bien commun pourrait s’imposer, et le plus souvent il a été conclu que cela était du ressort du pouvoir politique, même si l’idée du bien commun provenait de la philosophie ou de toute autre pensée. Le pouvoir politique est censé agir afin que la multitude puisse aller, d’un même mouvement cohérent, dans la direction du « bien commun », et ne vive pas de façon chaotique. Ce pouvoir peut être soit contractuel, soit démocratique, soit une tyrannie acceptée, soit divin, mais toujours un berger pour son troupeau à qui il assure ordre et protection.

 

Or, en Philosophie, le bien commun correspond souvent à un absolu, comme la justice chez Platon. Or il s’agit là, d’un absolu relatif au champ de la pensée d’une société donnée, à une époque donnée. Ainsi la justice platonicienne est un « bien commun » limité à une vision unilatérale du monde.

-Platon/Socrate, estimait qu’un régime politique, s’il est gouverné selon la justice, est le plus grand bien qui soit. Or pour lui, ce qui est juste, c’est ce que le pouvoir décide. Et la justice, ce «bien en soi», correspond à une organisation de la société hiérarchique, dans laquelle « chacun reste à sa place », citoyen ou esclave, de telle sorte que la cité, considérée comme une totalité organique, fonctionne de façon harmonieuse.

Ce qui correspond à la vision du Cosmos Grec, non à notre vision du monde. Notre justice, ce bien commun puisqu’elle nous concerne tous, n’a plus du tout, les mêmes contours et le même sens.

-Dans nos sociétés démocratiques qui s’inscrivent dans la lignée de la pensée des Lumières, de Hobbes à Rousseau, les citoyens cèdent tous leurs droits naturels au profit d’une instance supérieure, par un contrat social, lorsqu’ils prennent conscience qu’ils dépendent les uns des autres, et que c'est le bien commun à tous, et non la somme des intérêts particuliers, qui importe.

 

Donc, idéalement, le « bien commun » devrait provenir de la mise en place d’institutions, qui devraient définir le bien commun, qui correspond en fait à l’intérêt général, mais aussi l’incarner, en fixant des règles, notamment de propriété, en endiguant l’intérêt privé, et en faisant exister la justice sociale par une juste répartition des biens communs. Quelque chose comme un état providence !!!

 

 

Et ce serait pareil pour les biens communs. Faut-il vraiment un état fort qui s’empresserait de réguler l’exploitation des champs, par exemple en contrôlant la natalité,(moins de quantités de nourriture nécessaires), ou en légiférant sur les moyens de production de la nourriture (la planification soviétique), ou en stigmatisant certaines habitudes alimentaires ? Ou comme le souhaite Ostrom, (lauréate du « Nobel d’économie » en 2009), confier la propriété et la gestion de ces biens communs aux populations locales, à ses usagers, en remettant les clés de la maison à ses habitants, et la propriété de la forêt aux communautés autochtones qui l’habitent ? Mais peut-on vraiment compter sur la sagesse des peuples et oublier les limites de la gestion populaire, qui peut être manipulée par des opportunistes, ou par l’émotion et transformer le ressenti d’un instant T, en une décision irréversible. (Brexit).

De plus, toujours selon, Elinor Ostrom, si tous les biens matériels deviennent communs, ne risque-t-on pas « la tragédie des biens communs » parce que l’accès libre à l’utilisation collective d’un bien commun, comme un champ partagé par une communauté villageoise ou des toilettes publiques en ville, conduit presque toujours à sa dégradation. Le même résultat s’est produit avec la déréglementation de l’économie mondiale et le recul de l’intervention publique et du contrôle des États.

 

Nos problèmes actuels, sociaux,  environnementaux et climatiques, proviennent de l’absence de frontières, de séparations nettes, entre pouvoir politique, pouvoirs économique et financier, et toute morale.

Michel Serres, (Dans le « contrat naturel », dès 1990), se demande : comment faire en sorte que cette Nature que nous exploitons, soit restaurée, pilotée et gouvernée demain comme un bien commun ?

 

Il y a bien des ressources gérées collectivement : des jardins partagés, des logiciels libres, des modes de production et de distribution d’énergie organisés en commun aux habitats conçus de façon coopérative. De plus, partout dans le monde, des mouvements contestent l’appropriation par des oligarchies, étatiques ou privées, de ressources naturelles, d’espaces publics, de connaissances ou de réseaux de communication.

Mais comment réinventer l’État et la propriété au XXIe siècle ? C’est le principe dominant de la propriété privée qui  s’est imposée à partir des Temps modernes comme un principe fondateur de nos sociétés, même si des mécanismes de limitation de la propriété privée se sont développés. Même si Marx, après Rousseau, avait démontré comment l’économie capitaliste avait transformé ce droit en un instrument de dépossession, séparant le sujet de ses conditions organiques d’existence.

Parce que ces biens communs ne sont collectifs qu’en tant qu’ils sont propriété d’un acteur public », (État, collectivités, établissements publics), consacrant ainsi le transfert de la notion de propriété privée au pouvoir administratif sur les biens publics. « En cela l’État a participé à l’affaiblissement des communs ».

Le renouveau du commun se fondera sur un double refus : celui de la privatisation continuelle des biens et des ressources, mais aussi de la prédominance de l’État, impuissant à les préserver et à bien les gérer.

 

Trop souvent, un État qui prétend agir au nom du bien ne fait en réalité qu’imposer abusivement son pouvoir, n’en fait qu’un rouage de sa machine de pouvoir, détruisant ainsi non seulement bien des libertés individuelles, mais aussi ces biens communs fondamentaux que sont la confiance et la qualité de la vie..

Les États de droit, remplissent des fonctions administratives, législatives, politiques et sociales. Mais ont-ils à prescrire une conception de la « vie bonne » sans que les individus restent en mesure de juger de ce qui est bon pour eux, de ce qu’ils souhaitent ?

 

Pour penser la notion de bien commun, il faudrait donc, la concevoir de telle manière qu’elle se démarque nettement de toute forme de totalitarisme, que la main invisible de l’Etat, ne décide pas unilatéralement de ses contours et permette la constitution libre de l’existence humaine au sein d’une vie en société.

 

Montesquieu avait bien observé que les hommes sont portés à étendre leur pouvoir de manière illimitée, donc à en abuser. D’où sa judicieuse théorie de la séparation entre les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, afin que leur indépendance leur permette de se limiter les uns les autres. C’est un mode permettant d’atteindre un bien commun, qui ne saurait être défini d’avance !

 

Le problème, c'est que la notion de bien commun est souvent utilisée comme justification des actions d’un pouvoir (nous savons ce qui est bon pour vous), voire comme alibi de validation sinon d'une idéologie, au moins d’un assemblage opportuniste des opinions les plus courues et les plus séduisantes du moment.

Comment pourrait-il en être autrement puisque nous souhaitons une société composée d'une juxtaposition d'identités, une société démocratique (liberté d’opinions), laïque (liberté de culte), multiculturelle, qui aurait toutefois pour idéal, je ne sais quel « bien commun », qui pourrait rassembler, en un seul « bien », l'intégralité des désirs, des opinions, des croyances et des comportements humains ?

Ce « bien commun » risque de se couper de la vie réelle, de s’ériger en absolu, si ses contours et son contenu sont nommément désignés et de provoquer ainsi l’effet inverse à celui souhaité!

 

Ce « bien commun », serait un très anciens concept (Ulpien, un juriste romain du IIIe siècle), alors caractérisé par la paix, la justice, l’abondance, réduites aux lois existantes et à leur jurisprudence. Et cette idée d’un bien commun, est, de nos jours, accaparé par les nouvelles formes du conservatisme et du fondamentalisme. Il  trouve à son tour sa source et son autojustification dans la tradition, ou dans des lois édictées à un moment précis. Pour ces mouvements, ce qui est crucial, c’est que le bien commun n’a pas à se justifier au prisme de la démocratie, mais que c’est la démocratie qui ne vaut que dans la mesure où elle contribue au bien commun désigné, et pas l’inverse.

 

On risque alors de basculer dans le cauchemar du totalitarisme avec des individus noyés dans le collectif. Alors que chaque citoyen, devrait se poser pas la question de la définition du « bien commun », mais sans se déposséder de sa capacité de décider, sans systématiquement la remettre à quelqu’un, en qui on a à priori confiance, et sans s’obstiner dans une définition qui convient à sa propre opinion. Le danger de ne plus penser par soi-même guette toujours.

 

L’information, d’ailleurs, pourrait aider à cerner l’idée d’un bien commun, (et même en être un elle-même), si les journalistes qui ont pour tâche d’assembler et de présenter aussi objectivement que possible les événements, dispensaient une information vérifiée ou recoupée. Or les nouveaux médias proposent des parcours à la carte et privatisent les informations. Par exemple, le journal L'Action française, interdit en 1944, fondé par Charles Maurras, nationaliste intégral, est à nouveau édité sous l'étiquette "le bien commun".

Sur Internet, à la télévision, chacun peut ne fréquenter que ses semblables et éviter tous ceux, sites ou messages qui contredisent ses opinions. Ou utiliser les « fake news », comme des biais de confirmation !

 

Pourtant, il y a bien, de nos jours, une volonté de créer ou de recréer du « commun », ce qui pose les conditions de possibilité de l’émergence d’une nouvelle façon de contester les destructeurs des biens matériels communs, et du bien commun moral, ignorants tout humanisme.

Ce serait un « commun »idéal, dans un type de société composée non plus de consommateurs ou d’usagers passifs,  mais de « coproducteurs « indignés », qui œuvrent ensemble en se donnant eux-mêmes des règles collectives », des règles créant une « nouvelle raison politique » « une morale commune », à substituer à toutes raisons politiques ou économiques, triomphantes de nos jours.

Ce qui invite à penser le commun non comme objet figé, mais comme une dynamique perpétuelle.

 

Mais pourquoi vouloir que ce soit un bien commun à tous, sans tenir compte de la condition humaine, des circonstances de l’existence de chacun ?

Si un bien commun est, par essence, politique, il devient dangereux s'il évolue vers une idéologie, vers un dogmatisme. Vouloir figer une fois pour toute la situation de l'humanité dans ce qui serait un bien pour elle, est absurde; l'humanité, étant ce qui évolue sans cesse.

Cette idée provient peut-être de ce que, depuis la Bible et Platon, la dispersion a surtout été considérée comme une malédiction à combattre.

La Bible (env. 8e siècle avant J.C.) relate l’épisode de la tour de Babel. Les « fils d’Adam » entreprennent d’édifier, « une tour dont le sommet touche le ciel » (Genèse, 11). Dieu, les en empêche et les punis en leur faisant parler des langues différentes pour « qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres » et « les [disperse] sur toute la surface de la Terre » en groupes irrémédiablement séparés. En interdisant aux gens de se comprendre les uns les autres après qu’ils ont prétendu se mesurer à lui, Dieu dissipe le rêve d’une humanité soudée.

Ce qui empêche l’humanité, de vivre dans un empire unique, avec une culture commune, dispersion qui a une connotation négative, pour ceux qui rêvent d’une humanité unie.

Or, pour Saint Augustin dans un passage de La Cité de Dieu (livre XVI, chap. 4), cette punition est surtout une délivrance. Cette dispersion, permet à l’humanité, peut-être désunie, de ne pas devoir allégeance et obéir à un souverain tout-puissant, dans un empire unique, avec un mode d’existence uniforme, des formes d’expression identiques, une culture commune.

« Chaque communauté possède désormais sa langue, sa culture, sa manière propre de vivre. La séparation vaut peut-être mieux que l’unanimité forcée »  (Georges Steiner).

 

De toutes façons, lorsque Notre Dame de Paris brûle, cela devient notre drame à tous car ce bâtiment du Moyen-Age n'a évidemment pas qu'une fonction religieuse, il est aussi le symbole d’une histoire.

L'humain a des intérêts qu'il veut servir mais il est aussi un être sujet à des émotions face à des aspects spirituels, historiques ou mystiques, qui servent de lien entre les personnes et forment ainsi un bien commun.

 

Le bien, n'est donc pas qu'un bien patrimonial. Ce qui est bien est également ce qui revêt une connotation morale; c'est ce qui apparaît comme étant juste (juste dans le sens d'équitable). Une collectivité, une communauté, voire une minorité agissante est-elle légitime pour établir ce qui serait moralement bon? N’est-il pas impératif de garantir au « bien commun » une parfaite neutralité ?

La notion de bien commun n’est pas l'idée de l'intérêt général.

 

La notion de « culture commune », qui serait «  l’ensemble des savoirs, des croyances, l'art, le droit, la morale, les usages, les idées, les valeurs, les techniques, donc cette part de notre environnement qui est la création de l'homme, et qui pourrait constituer « un bien commun », se retrouve séparé de ce qui relève de la « nature, qui devrait être partagé et maîtrisé par tous les individus », qui pourraient constituer « les biens communs », participants de l’intérêt général. Et ceci, dans le but de résoudre les problèmes de divisions, les difficultés du vivre ensemble, en rassemblant tous les individus autour de deux pôles « communs » à toute l’humanité.

 

Le bien commun et les biens communs, nettement distingués, pourraient constituer un idéal à construire, qui admet le jeu des différences, plutôt que de constituer, lorsqu’ils sont confondus, un donné initial imposé, qui risquerait d’être un facteur diviseur, discriminant.

 

Pour Jacques Derrida, toute idée, par l’écriture, dans une œuvre, prend sa liberté par rapport au privilège millénaire de la voix autoritaire, s’éparpille en caractères, en morceaux épars, en fragments de sens. Grâce à la dissémination, c’est l’abandon des principes directeurs, des origines mythifiées et des fins grandioses. Plus de sens imposé, de livre sacré, d’auteur tout-puissant, de polarités obligatoires : rien que du texte disséminé en un jeu infini…la dispersion perdant son sens négatif..

Ce qui est à l’opposé du manifeste de Mark Zuckerberg (le patron-fondateur de Facebook), qui affirme la nécessité de «rassembler l'humanité» et explique comment le réseau social américain entend y contribuer en « connectant le monde» pour «construire une communauté mondiale». Ce serait l’opportunité de « répandre la prospérité et la liberté, promouvoir le pays et la compréhension (des autres), sortir les gens de la pauvreté, et accélérer la science, mettre fin au terrorisme, lutter contre le changement climatique et prévenir les pandémies». Une communauté mondiale, avec des outils permettant de s'informer, de s'entraider en cas de crise, de s'engager civiquement... pour rassembler l'humanité», écrit-il encore.

Dans les faits, cette « mondialisation », provoque aussi la crainte de l’autre, des communautarismes diviseurs, et la défense de « valeurs » souvent isolationnistes.

 

Mélanger le bien commun et les biens communs n’empêchera pas la méconnaissance ou l’hostilité réciproque, alimentés sans cesse par les contestations des particularismes, régionalismes, communautarismes, toutes ces réactions identitaires contre ce qui est vécu comme une uniformisation

Il ne doit pas y avoir pour idéal, une impossible universalité culturelle de l’humain, censée dépasser les égoïsmes, les antagonismes ou les enfermements nationaux, permettant aux hommes de s’unifier, autour de valeurs communes homogènes, d’un bien commun, d’un bout à l’autre de la planète.

Mais il doit bien y avoir un idéal concernant la sauvegarde des biens communs, naturels comme l’eau, l’air ou la terre en général.

N.Hanar

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bienveillance

La bienveillance

 

Le mot « bienveillance » viendrait du latin « benevolentia » qui signifie « disposition favorable à l’égard d’autrui » et a donné par ailleurs le mot « bénévole ».

« C’est vouloir du bien à quelqu’un, donc lui en faire » écrit Comte Sponville. C’est porter sur autrui un regard aimant, compréhensif, sans jugement, en souhaitant qu'il se sente bien, et en y veillant.

 

Le problème, c’est que nos sociétés modernes démocratiques, ne semblent pas éclairer cette attitude, ce chemin-là, mais plutôt privilégier un regard porté sur l’autre qui s’appuie sur une critique permanente, un jugement destructeur ou polémique, une méfiance, au travers de laquelle chacun entend s’affirmer.

Comment ne pas tenir compte en parlant de bienveillance, des théories identitaires qui essaiment à travers le monde, comme cette orthodoxie woke", imprégnée par les théories sur le genre, la race ou le colonialisme, qui considèrent autrui, à priori, comme malveillant, mal intentionné, envers une myriades de communautés?

Si chacun de nous appartient et s’enferme dans un groupe défini par son genre, sa race ou son ethnicité, que nos opinions ne peuvent être que celles du groupe auquel on est rattaché, tant pis, à terme, pour la démocratie, la liberté d'expression, les libertés individuelles, et pour la bienveillance envers ceux qui n’en font pas partie.

Plus personne ne portera sur vous « un regard aimant, compréhensif, sans jugement, en souhaitant que vous vous sentiez bien, et en y veillant », parce que l’universalisme des Lumières et la bienveillance qui devrait en découler, n’est plus l’étoile qui nous guide, mais est définitivement jugé rétrograde et réactionnaire et même, suscite la méfiance. Alors des conférences, des débats, des livres, des écrits et leurs auteurs sont « cancellés », annulés, virés sauf à s’auto censurer pour ne plus exprimer que des idées conformes à une norme obligatoire ou édulcorées et sans consistance.

Du fait des critiques le dessinateur Xavier Gorce a renoncé à dessiner pour « le Monde ». Dans son dessin, un pingouin disait : « j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ?

En fait, tant le dessin que la réaction qu’il a entrainée n’ont rien à voir avec la bienveillance, cette action empathique qui fait poser sur l’autre un regard de bonté, capable de se traduire en une action visant son bonheur, quel que soit son comportement. Elle devient un rêve inaccessible, cantonné au « yaka » et « faut qu’on»..

Et alors, se contenter de l’apologie de ce que pourrait être un monde sans conflits, sans exclusions, sans tensions, un monde idéal dans lequel l’agneau pourrait dormir à côté du loup, même s’il ne dort que d’un œil, n’aurait plus aucun sens.

 

Quand le réel prend le visage des fractures sociales et identitaires, de la violence et de la mort, la pensée « Bisounours » n’est plus de mise. Peut-on revoir ce logiciel éthique et politique qui veut nous fait croire que l’on pourrait renoncer à l’énoncé précis des droits et des devoirs objectifs de chacun, une attitude évolutive dans le cadre de chaque communauté d’intérêts, pour parvenir à tabler sur une bienveillance universelle entre tous les êtres.

Les philosophes des Lumières, avaient fait de la sympathie et du « calme désir du bonheur des autres » une donnée morale universelle. (Kant, voulait que chaque action puisse être érigée en loi universelle).

 

Alors que, contre ces nouveaux modèles de communautés qui surgissent – communauté des affects, communauté des croyances, communautés des identités, qui fait de tous ceux qui se ressentent comme des blessés de la vie, des assurés qui ont vocation à se plaindre au guichet de l’État démocratique pour qu’il prenne soin d’eux. Et ce, au moment où ce même État est menacé du dehors par la violence fanatique et du dedans par le populisme démagogique.

 

Faut-il en revenir au modèle contractualiste, inspiré par Hobbes, et Locke, avec le risque que la bienveillance se limite à ce que la loi nomme les circonstances atténuantes ?

Ou faut-il en appeler aux conceptions de l’humain qui en font un être à l’origine bon et bienveillant, mais transformé par la société ? Une société aujourd’hui très individualiste, qui nous pousse spontanément à rechercher en priorité la satisfaction égoïste de nos besoins et désirs, au dépend souvent de ceux des autres.

 

La conséquence « boomerang » des Lumières est que le vivre-ensemble, « le désir clairement exprimé de continuer la vie commune »,avec bienveillance,  ne puisse se faire que par l’intermédiaire d’un contrat social, d’un ensemble de lois, fondées sur la morale et la mise en place de limites à la liberté individuelle pour préserver une liberté générale. Ce qui « ne semble plus vraiment évident. De sorte que c’est la nature même du contrat social qui interroge.

Pour les uns, ce sont les riches qui précipitent et profitent des crises, pour les autres, ce sont les classes moyennes qui ont été abandonnées ; pour d’autres encore, ce sont les étrangers qui menacent le vivre-ensemble…

 

Hobbes partait d’un « état de nature » théorique, modèle imaginaire d’un monde où la domination ancestrale par la force avait été remplacée par un libéralisme sauvage, dans lequel chacun, individu ou nation, cherche à tirer son épingle du jeu dans un climat de concurrence généralisée – ce que Hobbes, appelait « la guerre de tous contre tous ». Seul un « contrat social », fondant un libéralisme politique, encadré, pouvait y mettre fin.

Ainsi, il suffirait d’ériger des « autorités fortes » qui limiteront l’insécurité et la peur et permettront que la lutte de chacun pour réussir s’opère en l’absence de position dominante. Il n’est pas question de bienveillance, mais de la supposition que l’autre, que chacun, individuellement, acceptera et se comportera comme moi, sans qu’il n’y ait véritablement d’échange.

Et puis, il y a ceux qui, dans les pas de Rousseau, considèrent que la dynamique compétitive n’est pas une donnée naturelle, première, mais le produit d’une histoire, notamment l’invention de la propriété. En s’inspirant de la bonté naturelle de l’homme et de son aspiration à la paix, il serait possible et légitime de s’opposer à la compétition pour retrouver la concorde naturelle perdue, chacun « s’unissant véritablement à tous ». La bienveillance permettrait la recherche du Bien commun et ainsi, le bonheur.

 

Ce qui correspond  aux idées d’Edgar Morin : l'empathie, la bienveillance, la gentillesse, l'altruisme, le souci de l'autre, existent chez tous les êtres humains comme dispositions fondamentales: on le voit notamment lors des grandes catastrophes où se réactivent spontanément des élans de générosité, même pour des populations lointaines. Oui, mais d’autres perçoivent ces grands élans comme des alibis de bonne conscience ou pire, des manœuvres politiques dissimulées d’ingérence.

La bienveillance peut alors apparaître comme une recette pour « sublimer », au sens psychanalytique, la compassion, l’apitoiement, la commisération ou la pitié, et devient l'expression passive de la perception que l'on a de la souffrance d’autrui, l’enfermant dans un statut de victime.

Alors que la bienveillance, elle,  n’enferme pas l’autre dans l’image unique de ce qu’il n’est pas.

 

En fait, dans le monde réel il n’y a pas toujours respect du droit, de la solidarité et de la bienveillance :

-ce sont les vengeances, ces revendications d'un « droit », qui sont, à chaque fois le fondement d’activités souvent monstrueuses et tyranniques…Comme le font les certitudes et les idéologies.

-ou, au contraire, un droit mis de côté du fait de l’une des occurrences du mot bienveillance, celle qui la définit comme « une disposition d'esprit inclinant à la compréhension, à l'indulgence envers autrui et même à désirer le bonheur de notre prochain ».

Dans ces deux cas, qui ne correspondent pas au droit légal, il y a toujours l’action d’ignorer la règle, en la transgressant, en se référant à un autre système légal, un autre droit, ou en faisant appel aux sentiments, à une « nature humaine » empathique, limitée à son ressenti propre.

Sur quoi , alors, reposeraient les deux visions contradictoires de l’homme, opposant une « nature humaine » empreinte de misanthropie, cupide et égoïste et une autre « nature humaine » faite de bonté naturelle ?

 

Je considère la bienveillance dont il est question dans ce sujet, comme la disposition d'esprit réflexive, à juger des actions, les nôtres et celles des autres, sans ne reproduire que le caractère mécanique et inexorable d’une quelconque loi ou tradition, tout en tenant compte de leur contenu, mais en tenant compte également des conditions d’existence de l’humain. Un jugement en dehors d’une échelle de valeurs !!!

Tenter de comprendre l’action d’autrui, est alors un enjeu de justice qui nécessite de savoir écouter, de se montrer sensible à la situation d’autrui, afin de permettre ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble ». La bienveillance se ferait posture accueillante, non-jugeante, ouverte à la différence, sans condescendance, ni indulgence, mais sans jugement qui placerait l’action de l’autre sur une échelle de valeur.

 

Ce serait un pari sur la raison, non figée par des cultures, des normes rigides  ou des usages, qui peuvent présenter un caractère tyrannique. Cette idée de la bienveillance ne se référe pas à un pouvoir, à une autorité oppressive et violente, comme celle des passions, des désirs, des usages, des cultures ou d’une loi contractuelle oppressive.

C’est un pari qui nous fait courir le risque d’y perdre pouvoir, repères, en renonçant aux jugements précuits, et à la distinction entre les siens et les « différents »… Ce pari sur la raison, sur la possibilité de son jugement équilibré entre les faits, les lois et les motifs des actions humaines a souvent été contourné par les penseurs  qui ont fait appel à des « extérieurs » incontournables : (selon Patrice – voir le texte sur le site)

-La bienveillance, pas plus que la malveillance, réellement n’existe ; et seule existe la volonté du vrai, selon Platon.

-« Dans le Christianisme, une bienveillance morale absolue, charité universelle, est imposée par Dieu, contre la concupiscence malveillante due à un principe du Mal.

-Du côté du Kantisme, le respect universel d’autrui est absolument imposé par la Raison.

-La bienveillance bouddhiste est une empathie, un souci du bien-être d’autrui qui s’efforce d’éviter tout attachement affectif, afin de préserver la suprême sérénité ». etc…

 

L’idée de la bienveillance libre que je défends n’a rien à voir avec la compassion, l’apitoiement, la commisération ou la pitié, qui ne sont que les expressions de la perception que l'on a de la souffrance d’autrui.

La bienveillance sous-entend une évolution de soi vers l'approche des autres, sans jugement.

Or comment ce qui est culturel, comme le « soi » qui nous constitue, pourrait s’affranchir de la culture de chacun ?

 

La semaine dernière, j’avais parlé de la thèse de Sartre (dans « l’Etre et le Néant ») selon laquelle nous n’existons que par le regard d’autrui

 Sartre y prend l’exemple d’un homme seul qui monte l’escalier pour rejoindre son appartement et entend du bruit dans un autre logement. Intrigué et curieux, il met l’œil à la serrure pour voir ce qui se passe. C’est alors qu’il se rend compte qu’une deuxième personne le regarde en train de regarder…Alors se produit la « honte de soi », la prise de conscience qu’il est alors, cet objet qu’autrui regarde et juge. Il comprend qu’il s’agit de la structure permanente de son être-pour-autrui. Et même lorsqu’autrui n’est pas physiquement présent, son influence est présente. L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

 

Mais il ne faut pas en conclure que cet être pour autrui soit toujours ressenti fautif, connoté négativement !

Dans ses Cahiers pour une morale, Jean-Paul Sartre évoque cette scène : « Je suis sur la plate-forme de l’autobus et je tends la main pour aider à monter celui qui court après l’autobus. » La main tendue est le moyen par lequel l’homme qui se trouve dans l’autobus contribue à la réalisation de ce que veut celui qui court. Elle produit un changement, permet la réussite conjointe d’une action en montrant une forme positive réciproque de l’« être-pour-autrui ». Pris dans le jeu relationnel l’« être-pour-autrui » n’est plus honteux, mais brille de bienveillance, à l’écoute et au service de l’autre.

 

La bienveillance, dans cette optique consisterait à être à l’écoute de l’autre, tout en maintenant une distance non-intrusive (on ne se demande pas et on ne lui demande pas pourquoi  il voulait-il monter dans le bus). Ainsi c’est veiller sur l’autre dans le cadre d’une sociabilité soucieuse de la conservation de sa liberté.

La demande permanente de justification des actes réalisés, la tyrannie de la transparence, doit se plier à une bienveillance qui maintient une distance, qui autorise la pleine autonomie de chacun, leur capacité à nous cacher ce qu’ils veulent garder pour eux seuls. La bienveillance n’a de sens que si elle  ménage des espaces, des réserves, grâce auxquels la vie commune se défend et se consolide.

 

Ce petit conte pourrait nous éclaire :

Un homme perdu en pleine forêt, aperçu, au loin, une habitation. Il tapa à la porte et demanda au propriétaire de la maison s’il pouvait le recevoir pour la nuit. A son grand étonnement, l’homme lui demanda une importante somme d’argent en échange de la chambre et du repas qu’il lui ‘‘offrit’’ pour quelques heures !!

 

Inutile de préciser qu’après avoir dépensé autant d’argent, l’invité ne se gêna pas pour manger à son aise !! Il se resservit à plusieurs reprises de la nourriture, parmi les nombreux plats qui lui furent proposés.

Lorsqu’il s’apprêta à quitter son ‘‘hôte’’, celui-ci lui tendit une enveloppe.

Après l’avoir ouverte- s’aperçut qu’elle contenait… la somme d’argent qu’il avait donné au propriétaire de la maison pour qu’il accepte de l’héberger !

L’hôte lui avait réclamé de l’argent dans le seul but de pouvoir lui faire du bien. Car si l’invité n’avait rien payé, aurait-il osé manger à sa faim comme il l’avait fait ? Ne se serait-il pas plutôt senti terriblement gêné de recevoir autant de bontés sans ne rien donner en retour ? Le fait d’avoir payé donnait à l’invité l’impression qu’il n’était pas redevable à son hôte ; et il pouvait ainsi vraiment profiter de tout ce que celui-ci désirait lui offrir.  

 

Ainsi la bienveillance serait une relation sans jugement, qui a bien un sujet dont la liberté est préservée, mais qui n’a pas d’objet. Une bienveillance aux limites individuelles dont l’extension à une société entière, du fait de la condition humaine,  ces événements majeurs et ces situations qui composent l'essentiel de l'existence humaine dans la réalité, me parait bien difficile à universaliser.

N.Hanar

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progres

 

Qu'est-ce qu'un progrès ?

 

Selon les astro-physiciens, l'univers serait né il y a 14 milliards d'années dans une déflagration nommée " big-bang ". Apparurent suite à cela, les particules élémentaires, les noyaux atomiques, l'hydrogène et l'hélium qui formèrent les étoiles. Parmi les quelques 100 milliards de galaxies qui se formèrent alors, de l'une d'entre elle nommée " Voie lactée ", une nuage interstellaire s'effondra sous l'effet de sa gravité et donna naissance, il y a 4,55 milliards d'années au soleil et aux planètes qui l'entourent. Sur l'une d'entre elle, la Terre, la vie s'éveilla il y a 3,8 milliards d'années, il y 3,5 millions d'années apparut le 1er hominidé qui fabriqua le 1er outil vraisemblablement il y a 2,5 millions d'années, il fut capable de pensée reflexive il y a quelque 200 000 ans et il donna naissance aux premières civilisations, il y a quelques milliers d'années.

Cette évolution, de l'extrêmement simple jusqu'à la complexité du cerveau de l'homo sapiens peut être considérée comme l'archétype de ce qu'est un progrès. Plus qu'une simple évolution ou une simple progression, un progrès est ce qui aboutit à un résultat, à un état actuel irréversiblement différent de l'état initial, et qui détermine un aboutissement, un achèvement, voire une finalité, il est en cela donc un état nécessairement préférable à tous les états antérieurs.

Qu'en est-il alors de l'activité humaine ? Celle-ci, bien que sujette à des changements permanents, est-elle toujours orientée vers un progrès, ou est-elle l'illustration de l'idée même de progrès ?

Si l'on s'en réfère à ce texte fondateur qu'est la Bible, on constate que le 1er homme vivait dans la félicité à l'image de son créateur, mais préférant accorder crédit à ce que Shakespeare nomma la " perfidie du Serpent maléfique ", il fut de ce fait obligé d'entrer dans une histoire, son histoire, de créer son destin par son action. Par la suite, le christianisme assigna à l'homme la mission de reconquérir la félicité initiale par une vie vertueuse, l'existence étant un cheminement vers un état de purification permettant le rachat dans l'au-delà. La finalité est alors transcendante, en ce sens qu'elle se situe au-delà de la vie de chacun, et en fin de compte le progrès éventuel par rapport à la condition terrestre,- l'assurance de la félicité céleste- ne conduit à aucune amélioration des conditions de vie car il se situe par delà la finitude de l'existence humaine

L'idée de progrès, dans son acception actuelle, cad associée à un saut dans le qualitatif, mais dans un temps prévisible et en tous cas dans celui de la vie humaine, est apparue à la Renaissance. Il a, en ce sens, été employé pour la 1ere fois par le philosophe anglais, F. Bacon au 16e siecle. Le but de la vie n'est alors plus de conquérir l'au-delà, mais de connaître la nature- l'environnement, dirait-on aujourd'hui- afin d'en pouvoir par son exploitation améliorer son existence. Galilée établira que la nature étant écrite dans un langage mathématique, ses secrets peuvent être découverts et utilisés. Les penseurs de ce temps font toute confiance au savoir, à la raison et donc à la capacité de raisonnement permettant d'instrumentaliser la nature tout en se sachant néanmoins dépendants d'elle. " Savoir, c'est pouvoir ", " on ne soumet la nature qu'en lui obéïssant ". Bacon.

La raison sera de même considérée comme nécessaire pour éclairer la conduite et l'action des hommes, là aussi dans un but d'améliorer les conditions d'existence. L'émergence du capitalisme sera vu comme une gestion rationnelle de l'activité humaine car l'appropriation des biens d'autrui ne se fera plus par la guerre mais par l'échange marchand qui creera une 1ere version du " gagnant-gagnant ". Dès la fin du 16. siecle apparaîtra en Europe une bourgeoisie qui considérera l'enrichissement constant grâce au négoce comme étant la principale finalité de l'existence. L'économiste anglais A. Smith, parlera de la main invisible qui dans un marché libre enrichit d'abord les plus entreprenants avant de dispenser ses bienfaits sur la société toute entière. Montesquieu parlera du " doux commerce qui finira par éliminer les causes irrationnelles des conflits ". Citons encore Condorcet "  la masse totale du genre humain marche à une perfection plus grande ". N'oublions pas Kant et son projet de paix perpétuelle rendue possible par le triomphe de la raison. Les penseurs de cette époque partageaient la croyance qu'un progrès matériel lié au progrès de la raison engendrait nécessairement un progrès moral. L'histoire de l'humanité est alors de plus en plus perçue comme unitaire dont la finalité ne réside plus dans le providentialisme chrétien, mais tout simplement dans le réalisme : l'acception des choses telles qu'elles sont, la recherche de leur compréhension, leur exploitation économique ; le tout devant aboutir à une transformation des sociétés en un vaste marché.

Pour J.J. Rousseau, l'homme se distingue de l'animal par sa perfectibilité. Et s'il en est capable, c'est qu'il peut progresser, ou à défaut on peut le faire progresser, vers un état meilleur. Idée dangereuse qui aboutira à la radicalisation de l'idée de progrès par la Révolution, laquelle débouchera sur la Terreur et un nouvel absolutisme : celui de Napoléon. Certes, la reconnaissance des droits de l'homme et du citoyen issue de la Révolution est un indéniable progrès moral, mais notons que la même évolution s'est faite en Angleterre sans violence.

Au 19. siecle, le scientisme et le positivisme qui le caractérisent sont à nouveau vécus comme autant de progrès, d'avancées vers un monde meilleur. Confiance aveugle dans la science, le machinisme et l'industrialisation. V.Hugo : " L'eclosion future, l'eclosion prochaine du bien-être universel est un phénomène divinement fatal ". Ce qui relève de la tradition, du provincialisme, bref tout ce qui considéré comme une permanence de l'état de nature est déprécié car considéré comme un facteur de sclérose. Il était ainsi bien vu d'être pâle au cour de l'été, les instituteurs de la 3. République avaient pour mission d'éradiquer les particularismes locaux, signes d'arriération ; les colons qui allaient peupler les contrées lointaines avaient quant à eux la noble tâche d'apporter la civilisation à ceux qui jusqu'alors en avaient été privés. La diversité humaine n'etait pas perçue comme une richesse, mais tout au plus vue comme une contingence. L'humanité était considérée comme un ensemble unique que l'on pouvait éduquer pour la faire accéder aux lumières de la raison et donc de la civilisation occidentale perçue comme meilleure car techniquement plus avancée que les autres.

Politiquement cette idée de progrès nécessaire au bien-être de l'humanité, mêlant progrès technique et hypothétique progrès moral, était véhiculée par les forces de gauche, qui, se définissant elles-mêmes comme progressistes, faisaient ainsi du progrès sa propre justification. Mais en légitimant ce faisant la colonisation, elle rendait acceptable l'idée d'un ethnocentrisme européen en totale contradiction avec l'universalisme proclamé.

Les marxistes allaient quant à eux complètement dévoyer cette idée de progrès en affirmant le cours d'un nécessaire " sens de l'Histoire ", dont il fallait accélérer le cours à tout prix pour hâter la venue d'une société nouvelle, la société sans classes. Mais ce volontarisme, " du passé, faisons table rase " Lénine, n'a pas généré " les lendemains qui chantent " attendus par ceux qui avaient placé leurs espérances dans ce nouveau millénarisme.

On constate que l'histoire de l'humanité est un chantier jamais terminé, qu'elle est jalonnée de violences qu'aucun progrès moral ou spirituel n'a su à ce jour endiguer. " Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure ", avait déjà constaté Hegel dans la " Raison dans l'Histoire ", ajoutant cependant qu'après chaque destruction, " l'esprit réapparaît rajeuni, mais aussi plus fort et plus clair ". L'Histoire doit être compréhensible et doit avoir une signification, affirme-t-il, car fruit des passions humaines, celles-ci bien qu'étant le moteur de l'Histoire, elles doivent néanmoins être mises sous le boisseau de la raison afin que l'Histoire aille dans le sens d'un progrès, le progrès étant selon Hegel, la connaissance et la réalisation de l'Esprit du monde. Ainsi écrira-il : " L'Histoire universelle est la marche par laquelle l'Esprit parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractéristiques de leur éthique collective constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la poussée de l'Esprit du monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même ".

Cette parousie de l'Esprit du monde, rencontre des esprits singuliers de chaque culture, ou des singularités de chaque culture si l'on s'en tient à une conception matérialiste, synthèse également de la passion et de la raison, est une belle définition de l'universalité et peut servir de paradigme à l'idée de progrès. Celui-ci n'est ni un mythe, ni une abstraction, mais une nécessité résultant de la nature même des choses, de la nature même de la vie. Nous avons vu au début que ce qui est résultait d'une complexification croissante de l'existant ; si l'aboutissement en est la raison humaine, il n'est pas absurde de prétendre que la raison de l'existence pourrait être l'existence de la raison. Et qu'il s'en suit que ce n'est que par l'usage de la raison que son détenteur, l'homo sapiens, peut définir et créer des progrès dans les civilisations qu'il engendre.(par Jean Luc)

 

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Aucun plaisir n’est un mal en soi ( par Pascale)
 

Mon propos sera en deux parties, elles-mêmes divisées en 4 sous parties.

1 – Le plaisir

 

- définition

- le plaisir vu par les pythagoriciens

- le plaisir vu par les épicuriens

- le plaisir vu par le christianisme

 

2 – Le « mal en soi »

 

- définition

- le plaisir, un mal en soi

- le plaisir, un mal pour autrui

- le plaisir, un mal pour soi

1 - Le plaisir
Le plaisir (du latin placere, plaire)  est le nom générique de la satisfaction d’un besoin physique, affectif ou intellectuel ou encore de l’exercice harmonieux d’une fonction vitale. Le plaisir procure à l'être vivant une sensation agréable et recherchée.
Le concept de  plaisir est souvent associé à un mot qui le qualifie : plaisir sexuel, plaisir alimentaire, plaisir de se retrouver au café philo, etc.
Le désir, lui, se situe en amont et si le plaisir est libérateur, le désir est une tension issue d’un sentiment de manque.
Le plaisir est physiologiquement en nous. Il est la base de notre système de récompense. Il est nécessaire à la survie car il nous fournit la motivation indispensable à la réalisation d’actions ou de comportements bénéfiques visant à préserver l’espèce ou l’individu (recherche de nourriture, reproduction, évitement des dangers…).
Le plaisir est donc un objectif, un principe universel. Dans l’histoire de la philosophie il a été alternativement valorisé ou vilipendé. Si l’Hédonisme en fait son principe de vie, il a été fortement dénigré par de nombreux courants philosophiques ou religieux. Les pythagoriciens sont les premiers à avoir condamné le plaisir, ceci dès la constitution des premières cités grecques.
•  Le pythagorisme
L’école pythagoricienne qui date de 570 – 500 av. JC, prône la vertu. À cette époque les grecs ont organisé leurs cités pour s’isoler du monde des barbares et de ses dangers. Pour les philosophes de ce VI° siècle les conséquences du plaisir représentent un risque. L’homme qui s’abandonne aux délices est une menace pour la société car l’état d’allégresse conduit à une perte du contrôle de soi.
De sources historiques, on sait que dans la seconde moitié du IV° siècle avant JC, le pythagorisme touche la classe dirigeante romaine dont il devient en quelque sorte l’idéologie officielle. Voici un extrait de cette doctrine pythagoricienne à propos du plaisir.
« Les hommes […] n’ont reçu de la nature aucun fléau plus funeste que les plaisirs corporels : ceux-ci inspirent des passions ardentes, qui cherchent à se satisfaire sans réflexion, ni retenue. De là, viennent les trahisons de la patrie, de là les bouleversements des États, de là les entretiens secrets avec l’ennemi ; il n’est pas de crime, enfin pas de noir forfait  que ne pousse à commettre la passion du plaisir ; le stupre, l’adultère et toute infamie de ce genre ne sont pas provoqués par d’autres attraits que ceux du plaisir ; et, alors que la nature ou quelque divinité n’a rien donné de plus beau que la pensée, ce présent, ce cadeau vraiment divin n’a pas de pire ennemi que le plaisir. En effet quand la passion commande, il n’y a pas de  place pour la tempérance et, d’une manière générale, dans le royaume du plaisir, la vertu ne peut séjourner ». Cicéron place ces propos dans la bouche de Caton l’ancien qui lui-même les  reçu de Néarque, compagnon d’Alexandre.
•  L'épicurisme  est le parangon des philosophies hédonistes.
Pour Épicure (341 – 270 av. JC), la réflexion sur le bonheur est incontournable car l'existence de l'humain est tout entière dominée par la recherche des causes qui le produisent.  Épicure enseigne de distinguer les désirs (naturels ou non, nécessaire ou pas) : voici ce qu’il dit du plaisir : « disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas de l’homme déréglé, ni de ceux qui consistent dans les jouissances matérielles, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l'âme à être libérée de tout soucis. Il n'est pas possible de vivre de façon bonne et juste, sans vivre avec plaisir».
Il faut viser la suffisance à soi ainsi la douleur provenant du manque est supprimée.
Mais  Épicure est attaqué par ses contemporains et son ataraxie est déconsidérée.
Plus tard, Cicéron exhorte à une détestation de la doctrine épicurienne, il traite les adeptes de cette philosophie de « pourceaux d’Épicure ». À cette époque la république romaine est dans une logique de conquête et le plaisir n’a pas sa place.

• Le christianisme
L’arrivée du christianisme enterre ce qui reste de l’hédonisme. Les pères de l’Église valorisent eux aussi la vertu et développent un nihilisme de la chair qui conduit selon Michel Onfray à une « vie sexuelle mutilée ».
Évagre le Pontique, un moine gnostique du IVème siècle, qui a médité sur le souci de ses passions,  inspire la réflexion de Saint Thomas d’Aquin qui dresse une liste de quelques plaisirs qu’il nomme, « Pêchés Capitaux » :
1 – l’avarice  - 2 – la colère  - 3 – l’envie - 4 – la gourmandise _ 5 – la luxure - 6 – l’orgueil - 7 – la paresse.
Sont dits capitaux car ce sont des péchés de "tête" (capita), cela ne signifie pas qu'ils sont plus graves que d'autres, mais plutôt qu'ils sont à même d'en entraîner bien d'autres.
Dans un souci de compensation, il existe sept vertus mais elles ne correspondent pas à l'inverse des sept péchés capitaux. Il y a les vertus théologales (d'origine divine), que sont la foi, l'espérance et l'amour, qui sont complétées par les vertus cardinales (d'origine humaine), que sont la justice, la prudence, la tempérance et la force morale, c'est-à-dire le courage.
2 - Le mal en soi
Le « mal en soi » renvoi au concept kantien de « la chose en soi », proche  du Noumène. La chose en soi désigne une réalité indépendamment de toute expérience possible. C’est ce que Kant appelle un concept problématique. La chose en soi est une limitation de notre connaissance sensible et pour la comprendre nous devons utiliser le raisonnement par analogie qui ne peut servir que de modèle (Esthétique transcendantale de Kant).
Le mal ne se définit que par comparaison à son opposé, le bien. C’est ce qui est contraire à la vertu ; ce qui est condamné par la morale. Le mal c’est aussi ce qui est susceptible de nuire, de faire souffrir.
Il a fallu inventer « dieu » et les risques de sanctions qui en découlent en cas de transgression des règles, pour déterminer le mal et poser des interdits.
• Plaisir, un mal en soi
Comment le plaisir peut-il être un mal ? Le plaisir est indissociable du besoin car il est sa satisfaction. Les besoins sont indispensables au processus de vie et tous les être humains les éprouvent. Tous, nous ressentons les besoins physiologiques de respirer, boire, manger, éliminer, se reposer ou copuler. Tous, nous ressentons les besoins de sécurité par l’absence de danger et de souffrance. Tous, nous ressentons des besoins d’appartenance qui nous conduisent à rechercher les relations, la communication et l’affection. Tous, nous ressentons les besoins d’estime et de réalisation. Si la satisfaction, si le plaisir n’est pas au bout de ces besoins alors c’est la privation ou la frustration qui se font ressentir.
Alors le plaisir, plus que le désir, serait-il l’antonyme de la frustration et de la privation ?
• Le plaisir, un mal pour autrui ?
Effectivement, le plaisir de l’un peut entraîner un mal pour l’autre. Sans entrer dans des considérations aussi dramatiques que le viol qui entraîne, pour sa jouissance, la destruction de l’autre, le fait simple de rechercher le plaisir sexuel sans tenir compte de celui du partenaire est un mal car il réifie autrui.
Il existe aussi des personnes qui éprouvent du plaisir à faire souffrir physiquement ou moralement les autres, Ce genre de satisfaction est à classer dans les perversions plus que dans les plaisirs.
Le plaisir de spéculer, de posséder plus de richesses que nécessaire est nuisible à autrui car il l’appauvrit.
• Le plaisir, un mal pour soi ?
Tout le monde a déjà fait la fâcheuse expérience d’avoir trop bu ou trop manger, le plaisir immédiat a fait oublier les conséquences de ces extravagances.
Épicure modère lui-même son hédonisme et  invite à soupeser les avantages et les inconvénients, à « calculer les plaisirs » de telle façon qu’ils ne soient pas source de déplaisirs secondaires.
e conclue par une maxime de Chamfort, chère à Michel Onfray : « Jouis et fait jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà toute morale.

* * * * *

Sources :

 

  • < >

    Atlas de la philosophie - Pochothèque

  • Appius Claudius Caecus – par Michel Humm - École Française de Rome

  • Encyclopédie Larousse

  • Psychologie et santé mentale – par Serge Mendel - Sciences de l’homme

  • Le pur plaisir d’exister- par Michel Onfray – La librairie sonore Frémeaux

  •  

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plaisir mal

 

Choisir, c’est perdre


Ce n’est pas dans le choix que l’on perd, c’est dans l’irrésolution, cette «  espèce de crainte qui, retenant l’âme comme en balance entre deux actions….est cause qu’elle n’en exécute aucune »(Descartes). Dans le champ du choix, je vais me décider et sacrifier l’une des alternatives, y renoncer, ; dans celui de l’irrésolution, je vais ne rien faire, immobile, sans projet : je vais perdre.
Décider, est l’ acte de volonté de se porter sur objet précis, choisir est l’acte de volonté de se porter sur tel objet plutôt qu’un autre, c’est une décision par laquelle on donne la préférence à une possibilité en écartant les autres, la préférence étant le jugement ou sentiment par lequel on place une personne, une chose au-dessus des autres.
Le choix suppose la décision, jamais une impulsion ou une spontanéité. Il renvoie donc à l’acte volontaire, acte par lequel je me détermine à agir. Choisir, c’est se déterminer après avoir considéré plusieurs possibles.Comme le rappelle Aristote dans son Ethique à Nicomaque, le choix porte toujours " sur les choses qui dépendent de nous " dans la mesure où je ne peux pas choisir ce que je ne pourrais pas réaliser - à l’inverse du souhait qui peut porter sur des choses impossibles.
Mais reste à savoir si choisir, c’est disposer d’une entière liberté, en dehors de toute préférence. Soit, en effet, j’ai à choisir entre deux possibles sans que jamais l’un ait plus de valeur que l’autre, et alors mon choix est arbitraire, sans raison (mais ai-je vraiment choisi ?) ; soit j’ai à choisir entre deux possibles dont l’un est préféré à l’autre, et dans ce cas, il y a une raison de choisir. Cette raison relève-t-elle d’un sentiment, d’une détermination affective impliquant la sensibilité (exemple : le plaisir) ou d’un jugement ne considérant que la vérité ou la moralité. Bref, pour choisir, il faut préférer, mais préférer, est-ce sentir ou juger ? Dans le premier cas, la préférence équivaut à la tendance ou encore au désir ; dans le second cas elle suppose la délibération et la réflexion.
Si choisir est un acte de liberté en tant qu’il dépend de moi, ce n’en est pas un puisque l’objet du choix ne dépend pas de moi. La notion de sacrifice ( un don qui doit être rendu), apparaît comme identique : je choisi ce que je sacrifie et j’attends un résultat en retour.
La liberté n’est pas n’être soumis à rien, mais se donner ses propres lois.
Le Libre arbitre désigne l'indétermination de la volonté placée face à un choix. Elle est synonyme de liberté d'indifférence quand, dans la décision, ne prévaut aucun motif. Opposée au déterminisme, elle signifie aussi le pouvoir créateur de la volonté capable d'agir comme cause première, càd la liberté propre à l'être conscient d'agir à sa guise et de choisir en toute indépendance. 

Où est le libre arbitre de celui qui agit sous le coup de la nécessité.
Ai-je le choix de ce qui est nécessaire ( âne de Buridan) ou passionnément désiré ( amour) : ce n’est pas un choix, c’est un dilempne. Là, le choix est temporel : boire puis manger fait qu’il n’y a ni perte, ni sacrifice..
Il n’est pas certain que lorsque je fais un choix j’exerce réellement  mon libre-arbitre. Suis-je réellement autonome au sens où je me donne mes propres lois ?
C’est même souvent avec la sensation douloureuse d’aller contre soi-même qu’on se décide. Choisir,  c’est prendre le risque de se tromper, assumer quelque chose d’incertain : et il y a les autres, leur respect borne la liberté de chacun. Même avec soi-même on n’est jamais tout à fait d’accord : lorsque je choisis il y a quelque chose en moi qui commande et quelque chose qui obéit.
Choisir, c’est abandonner tous les possibles : le choix se fait contre ce qui est rejeté. Nous ne “choisirons” qu’une possibilité, et dès lors il faudra nous y tenir. Choisir c’est créer un futur. Le choix est le passage d’un passé fixé une fois pour toutes vers un avenir indéfini. Chaque choix nous crée. D’où l’angoisse : oser exister est dangereux !
 »Sartre
L'existentialisme est une réflexion sur l'existence humaine qui pour Sartre est avant tout liberté: en effet, l'existence humaine diffère radicalement de celle des objets fabriqués : avant d'exister, cette carafe a été pensée, dessinée: elle a été conçue pour contenir de l'eau, elle a été construite selon un modèle et pour un usage, elle a d'abord été une idée, autrement dit elle a été une essence avant d'être une existence. Mais ajoute Sartre, pour moi, homme j'existe d'abord avant d'être ceci ou cela et c'est moi qui décide d'être ceci ou cela.
Pour l'homme, "l'existence précède l'essence", car une personnalité n'est pas construite sur un modèle dessiné d'avance et pour un but précis car c'est moi qui choisit de m'engager dans telle entreprise. Ce n'est pas que Sartre nie les conditions contraignantes de l'existence humaine, mais il répond à Spinoza qui affirmait que l'homme est déterminé par ce qui l'entoure, par une dialectique:
-il admet comme Spinoza " que tout homme est - en - situation". Il a un corps, un passé, des obstacles devant lui.
-mais, c'est l'homme qui librement confère à la situation son sens. Par exemple une situation paraît intolérable pour des gens qui se sentent opprimés et qui se révoltent: cette situation n'est peut-être pas intolérable en soi, dit-il, mais elle le devient parce que l'homme lui a conféré ce sens par son projet de révolte alors que un autre homme pourrait, avec un autre projet, considérer cette même situation comme "sanctifiante
Ce sont donc mes décisions qui donnent mes sens aux situations.
Lorsque Sartre disait: "le monde est le miroir de ma liberté" il signifiait que le monde m'obligeait à réagir, à me dépasser. C'est ce dépassement d'une situation présente, contraignante par un projet à venir que Sartre nomme transcendance. C'est parce que, comme le disait Pascal, nous sommes embarqués que les choix sont inévitables et l'on comprend que Sartre dise: "nous sommes condamnés à être libres". Choisir de ne pas choisir c'est encore faire un choix. Il faut ajouter que le choix est de tous les instants c'est à dire que nos libres décisions d'hier n'engagent pas celles de demain: à tous moments, je peux si je veux changer ma vie. Tant que j'existe je conserve la ressource d'orienter mon avenir et par là je "transfigure et je sauve mon passé". Ma liberté ne trouve sa limite qu'avec la mort. Dès que j'ai cessé d'exister, ma vie est transformée en destin, "elle n'est qu'une histoire toute faite pour les regards des vivants, être mort c'est être en proie aux vivants".
Les personnages dans "HUIS CLOS" sont morts et en enfer. Ils ne peuvent plus rien changer donc au fait qu'ils aient été lâches ou méchants. Or "comme nous sommes vivants, nous confie Sartre en 1965, j'ai voulu montrer par l'absurde l'importance chez nous de la liberté, c'est à dire l'importance de changer les actes par d'autres actes. Quel que soit le cercle d'enfer dans lequel nous vivons, je pense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brisent pas c'est encore librement qu'ils y restent. De sorte qu'ils se mettent librement en enfer" Sartre, Théâtre de situation page 238 - 239.
Si je veux éviter cela, si je veux tout simplement devenir homme, il me faut agir mais que dois-je faire? Que puis-je savoir? Mon esprit me pousse à connaître et Sartre dit bien "connaître c'est s'éclater vers", s'élancer vers le monde pour lui donner un sens, pour le comprendre: non seulement l'homme n'est que "projet", mais au gré de ses découvertes et de sa volonté il change son projet, il se dépasse sans cesse lui même et les choses qui lui sont proposées. »

 

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Freud était-il un charlatan ?

 

Le sujet a du être inspiré à celui qui l’a proposé par : Le livre noir de la psychanalyse de Catherine Meyer

La France est - avec l’Argentine- le pays le plus freudien du monde.
Cette situation nous aveugle : à l’étranger, la psychanalyse est devenue marginale. Son histoire officielle est mise en cause par des découvertes gênantes. Son efficacité thérapeutique s’avère faible. Sa pertinence en tant que philosophie est contestée. Ses effectifs sont en chute libre.
Freud a-t-il menti ? La psychanalyse guérit-elle ? Est-elle la meilleure façon de comprendre ce que nous sommes ? Comment éduquer nos enfants hors de la peur de « mal faire »? Que penser des autres thérapies? Le livre noir de la psychanalyse dresse le bilan d’un siècle de freudisme. (Date de publication : septembre 2005 )

Serge Tisseron , dans les colonnes du « Monde »
Il s'agit d'une reprise de travaux historiques en partie vrais et en partie discutables sur la psychanalyse, assortie d'une haine féroce à l'égard de celle-ci et d'une campagne promotionnelle pour les thérapies cognitives et comportementales.
D'autres ont aussi souligné que la psychanalyse dont ces auteurs débattent – celle que Freud pratiquait il y a un siècle – a bien changé et qu'il conviendrait d'en tenir compte.Il se trouve en effet que je suis cité dans cet ouvrage.
Je suis censé vouloir démontrer par un argument "psychanalytique" le risque, pour un enfant, d'être soumis à un secret de famille. La phrase en question est la suivante : "Cela provoquera alors chez lui une scission entre sa vitalité biologique et sa vitalité sociale. On ne peut pas mentir à l'inconscient, il connaît toujours la vérité."
Le problème est que cette phrase est totalement inventée. Bien sûr, je ne prétends pas que l'ensemble du Livre noir soit du même acabit, mais il faut reconnaître que cela tombe vraiment mal de trouver une citation aussi mensongère sous la plume d'auteurs qui se targuent, du début à la fin, d'une rigueur et d'une honnêteté au-dessus de tout soupçon.
C'est au nom de ces sacro-saints principes qu'ils s'accordent le droit de critiquer la psychanalyse, accusant notamment Freud et les freudiens de déformer la réalité des propos de leurs patients pour faire croire à des succès qui n'existeraient pas – Freud y est ainsi accusé d'avoir changé certains mots prononcés par ses patients entre ses notes de séances et la rédaction finale de ses livres. Cette citation totalement inventée, prétendument tirée d'un livre où chacun peut constater qu'elle n'existe pas, et qui plus est totalement contraire à l'esprit de son auteur, renvoie ce Livre noir à ce qu'il est malheureusement : Le Livre noir de la mauvaise foi anti-psychanalytique . Non pas que la psychanalyse soit au-dessus de toute critique et de tout soupçon, loin s'en faut, mais ce n'est certainement pas en déformant ainsi ses propos et en ignorant à ce point ses recherches et ses évolutions depuis trente ans qu'on peut prétendre lui donner des leçons. Serge Tisseron est psychiatre et psychanalyste. Article paru dans l'édition du 06.10.05

Réponse de laurent beccaria sur le Blog de Pierre Assouline, le 7octobre 2005 04:50 PM

Sur deux colonnes, Serge Tisseron appuie sa charge sur une citation qui serait «totalement inventée” et “mensongère”, et l’auteur de sous-entendre que les quarante auteurs de dix nationalités qui dénoncent les mensonges et falsifications de Freud dans le Livre Noir de la psychanalyse sont eux-mêmes des menteurs et des falsificateurs.
Il est étonnant que Le Monde ait publié ce texte sans vérifier cette assertion auprès de l’éditeur du livre ou de Didier Pleux, l’auteur du chapitre. Un simple coup de téléphone aurait permis de ramener l'erreur de la page 492 à ses justes proportions. Cette citation n’est en rien inventée : l' "Ibid." de la note 72 ne renvoie pas à l'ouvrage de Tisseron, cité dans la note 71, mais à Françoise Dolto. Une erreur de composition a créé le malentendu. Le passage existe bel et bien. Le voici dans sa totalité: “L'enfant sait pour ses parents. Dès les premières heures, il est capable de les aider. C'est lui qui a voulu naître, c'est lui qui a choisi le couple de parents. Il faut toujours lui dire la vérité. La vérité de ses origines, la vérité de la vie familiale. Il en a besoin. Si on ne la lui dit pas, il risque de ne pas avoir confiance en lui, de penser qu'il a mal choisi les humains qui l'ont initié à la vie, puisque ceux-ci sont incapables de mettre en mots ce qui s'est passé. Cela provoquera alors chez lui une scission entre sa vitalité biologique et sa vitalité sociale. On ne peut pas mentir à l'inconscient, il connaît toujours la vérité.” Vous avez dit “mauvaise foi”?
Catherine Meyer, Editrice du Livre noir de la psychanalyse. - Laurent Beccaria, Directeur des éditions Les Arènes.

Esquisse d’une théorie

Partons d’une notion philosophique : l’Etre.

«  Tout ce qui est en nous de réel et de vrai, vient d’un « être » parfait et infini «  ( Descartes)

Cet être réel et parfait existe dans la pensée, mais n’a pas d’existence effective hors de celle-ci.. ( Lalande)

Préambule à la théorie :

Le problème du mal être, qui a donné naissance à tout ce qui est » thérapies psy » du fait des réactions pathologiques qu’il induit, ne vient pas de ce que nous avons été, mais de ce que nous ne sommes pas,

par rapport à ce que nous pensons pouvoir être.

Ce n’est pas le passé qui nous construit, mais le futur.

Nous avons en nous cet être « réel et vrai, parfait et infini », mais nous ne le sommes pas, et nous ressentons le manque de cet être à conquérir.

.Le malentendu

Peu importe que Freud ait triché, que Marie soit ou non vierge, que les écrits des apôtres de la psychanalyse ou d’une autre religion soient vrais, scientifiques, ressentis ou démontrés, ou même farfelus.

Je discute la croyance fondamentale de référence : nous sommes ce que l’on a fait de nous ( papa, maman, la société, la culture) par un conditionnement qui nous détermine, par les références culturelles du milieu de notre éducation.

Ceci nous donne seulement CONSCIENCE de nos limites, des limites de l’être existant, dans notre soif/projet de plénitude.

C’est le conscient qui provoque le mal être, qui détruit. L’inconscient, on s’en fout………

Etre ce que l’on veut être.

Loi 1 : renoncer est confortable.

Ne plus vouloir ce que l’on veut être, c’est « guérir » !, en acceptant ce faux déterminisme ( le sage, l’ermite, le religieux, le bouddhiste )

Loi 2 : rechercher à atteindre plus de conscience . Le chemin de la « volonté de puissance » est difficile.

Prendre des drogues parce qu’on pense ne pas pouvoir y arriver est plus facile.

Soigner les toxicomanes par des drogues »sociales » ne change rien. C’est pour cela que ça ne fonctionne pas, sauf si la loi 1 s’applique.

Conclusion

Les sociétés protègent leur modèle, leur existence. C’est leur droit. La survie de l’espèce vue en groupe.

Toutes les thérapies vont dans ce sens.

Parce que plus d’être est incompatible avec la vie sociale.

C’est pour cela que la philosophie a été écrasée par les « sciences humaines », par toutes les psy.

Revenir fondamentalement à «  Je pense, donc je suis », et redonner à cette phrase son sens simple de Quête.

Parce que l’homme ne connaît pas que ce qu’il voit ( les phénomènes), et ce qu’il en déduit, mais aussi ce qu’il en construit.

Revenir à la conscience que l’on peut connaître et ne pas se focaliser sur ce mystérieux inconscient fourre tout.

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Charlatan : qui exploite la crédulité….

Science basée sur la narration, sur le conte. Son principe consiste à faire raconter une histoire afin de découvrir comment elle a commencé, par des gens en mal d’écoute, de romans et d’amour.

Détecter l’histoire de l’image.

En quoi croit on en acceptant les théories de Freud ? la norme, la classification, le silence du thérapeute ?

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THÉRAPIES COMPORTEMENTALES ET COGNITIVES :Anxiété, phobie, dépression peuvent être le point de départ d'une thérapie longue qui dévoilera peu à peu la partie immergée des émotions contrariées. Passionnant parcours qui peut aussi être éprouvant. Les thérapies cognitives et comportementales, ou TCC, elles, ne s'intéressent qu'à la partie visible et actuelle de l'iceberg, celle qui handicape et fait souffrir... Elles sont fondées sur l'apprentissage de nouveaux comportements, à partir de l'élaboration de nouvelles pensées, après constat que les anciennes ne mènent à rien : il s'agit surtout de réussir demain ce dont on se croit incapable aujourd'hui et que, de ce fait, on a raté hier.

Le jeune ancêtre des TCC, la thérapie comportementale, utilise des techniques de relaxation pour diminuer progressivement les peurs, phobies et obsessions, et rendre le sujet à une vie normale. Plus récentes, les thérapies cognitives travaillent sur les pensées, opinions et croyances (appelées cognitions) souvent erronées et négatives qu'a le sujet sur lui-même et sur son entourage. Elles consistent à remplacer progressivement des pensées comme : "Personne ne m'aime parce que je ne vaux rien", par : "J'ai un certain nombre de capacités et, si deux ou trois personnes m'aiment et qu'une dizaine d'autres m'apprécient, ça ira vraiment bien."

Aujourd'hui, les thérapeutes cognitivistes utilisent souvent un cocktail concentré de deux méthodes, car les pensées négatives génèrent un comportement d'échec qui rend grincheux et timoré, tandis que les réussites, même minimes, renforcent une appréciation plus positive de soi, appréciation qui encourage de nouvelles initiatives.

Contrairement aux thérapies analytiques, les TCC ne recherchent pas les causes du trouble, ne s'intéressent pas à l'histoire du sujet ni à son enfance. Elles se donnent un objectif précis : dans six mois, le patient doit être capable de sortir dans la rue, de téléphoner pour chercher un emploi, de parler normalement à sa mère ou à son patron, etc.


Jean Doremieux

 

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LOGIQUE ET INTERPRETATION

 

Suivi de la réplique de Patrice : «  Finalisme et interprétation »

 

Au commencement était le verbe, nous dit la Bible. Mais quel est ce commencement ? Si l’on admet l’hypothèse du big bang, peut être dit commencement ce qui a permis la transformation de l’énergie en matière ; l’énergie, un seul étant, sans finalité car certainement statique, est ainsi devenu un ensemble d’étants - la matière-, soumis à des lois, dont les 4 principales sont les forces gravitationnelle, électromagnétique, nucléaire forte et nucléaire faible. Les caractéristiques de ces lois sont comparables à celles du divin ou du moins l’idée que l’on s’en fait, car elles sont absolues, omniprésentes, omniscientes et intemporelles car constantes. Ainsi, si divinité il y a, celle-ci n’est pas extérieure à l’étant, mais est le sous-bassement qui en assure la cohérence. Les étants, soumis aux lois précédemment énoncées, lois auxquelles il faudrait ajouter le principe de causalité et qui en assurent la cohérence, sont donc paradoxalement issus d’un phénomène, le big-bang, qui ne semble dépendre d’aucune cause, ou du moins d’une cause qui ne sera certainement jamais connaissable. Le serait-elle, que l’homme saurait également transformer l’énergie en matière. Or il semble évident qu’après avoir brûlé du bois pour se réchauffer, il ne saura jamais utiliser cette chaleur et les gaz dégagés pour refaire le bois qui a précédemment brûlé.

La loi est ce qui permet de faire, mais elle ne fait rien par elle-même car elle n’est par elle-même la cause de rien. Sa nécessité est dans le fait qu’elle soit, c’est tout. Pour qu’il y ait action, Il faut que soit défini un but, un sens, une finalité. Ceci, la loi ne peut le faire et c’est à la conscience humaine de le faire. Mais avant l’homme? Sous quelles impulsions agissaient le monde et la nature ? De quelle manière analyser le résultat d’évolutions et de transformations qui ne doivent rien à l’humain ? Y a-t-il une cause à la loi ? D’où celle-ci tire-t-elle son origine ? L’étude du monde révèle l’insuffisance de la raison à l’expliquer et suggère non l’imperfection de l’esprit humain mais la nécessité pour lui de reconnaître l’existence d’un domaine où il n’a pas accès.

De ces questionnements, on peut déduire que la dynamique de l’univers, tout comme celle de la vie, nécessiteraient 2 ordres d’activité, l’activité naturelle, tant physique que biologique, et qui est connaissable par la raison, et l’activité transcendantale, certainement non liée à la causalité, et, en ce qu’elle présuppose l’idée d’une finalité, ne peut faire l’objet d’une connaissance car elle reste inaccessible à la raison analytique. Elle ne peut donc qu’être le sujet d’une interprétation.

Nous dirons que le 1er résulte d’une création, alors que le second représente ce qui est incréé.

En quoi est-il légitime de parler d’une fin, d’un but ? L’esprit humain aime à s ‘émanciper du réel et de ses contraintes et trouver refuge dans les idées, idées dont l’illustration la plus immédiate est l ‘abstraction. Qu’est-ce que l’abstraction ? Une formalisation, le plus souvent en langage mathématique, des comportements immuables et permanents de la matière et d’elle seule. L’abstraction est ainsi un outil au service de la connaissance. Bien que ce soit à partir de la raison, et d’elle seule, que peut être découvert ce qui s’énonce de manière abstraite, cela permet de mettre sous une forme intelligible ce qui dans le monde et la nature semble revêtir les caractéristiques du divin (voir plus haut). Ainsi ce qui a les caractéristiques de la divinité est en fait bien inséré dans la matière et définit les conditions dans lesquelles les potentialités de celle-ci peuvent s’exercer. Toutefois, la formulation abstraite, décrivant d’une part un réel dans ce qu’il a de constant, ne permet-elle pas d’autre part d’être également un reflet et une transcription d’un domaine intemporel et immatériel transcendant, hypothèse qu’avait imaginée Platon ? De fait, l’abstraction serait alors également l’instrument permettant à l’homme d’imaginer une finalité qui ne serait plus seulement utilitariste (connaissance du monde physique, création et fabrication de machines) mais aussi éthique car peut-on imaginer une transcendance qui ne soit l’expression d’ une perfection vers laquelle il est légitime de vouloir tendre, alors même qu’on la sait par ailleurs inatteignable? Le but na sera jamais un achèvement, ne sera jamais un aboutissement. On remarquera qu’ aussi bien la raison que l’objet de ses découvertes-entre autres l’abstraction- ne sont très certainement pas issus de liens de causalité. Il sera certainement impossible de connaître la manière dont s’est élaboré le processus ayant permis la définition de manière abstraite les invariants du monde physique ainsi d’ailleurs que l’origine de ceux-ci (leur représentation et leur réalité). Tout comme il sera impossible de déterminer le processus ayant auparavant généré l’émergence de la conscience et au sein de celle-ci, la raison, cad ce qui a permis la création d’outils conceptuels permettant d’une part de décrire le réel de manière abstraite et d’autre part d’édifier des abstractions n’ayant pas leur assise dans la réalité, mais dans une interprétation de celle-ci, dont la plus pertinente est la recherche d’une finalité : il s’agit ici d’abstractions morales, politiques, éthiques, sociales, esthétiques. Qu’est-ce qu’une finalité qui ne soit un achèvement, si ce n’est un vecteur de sens ? Il n’est donc pas absurde de dire que l’étude de ce qui est matériel, de la logique qui y est incluse, se complète de l’interprétation de qui relève de la transcendance. Nous avons ainsi le tryptique Theos-logos-ethos ; l’éthique, tout comme le savoir, trouve sa source non dans des illuminations mystiques, mais dans le simple exercice de la raison, celle-ci étant à l’image du théos. Et l’on postulera donc que, s’il y a quelque chose plutôt que rien, c’est que c’est en vue de quelque chose.

Et puisqu’auparavant nous avons émis l’hypothèse d’une activité transcendantale non liée à la causalité, l’on postulera également qu’ il y a dans le monde et dans la nature, ou disons plus généralement, dans le monde des étants, un principe lui suggérant de choisir ce qui doit évoluer et ce qui doit être maintenu en l’état. Mais, bien que connaissant les lois, nous ne pouvons rien en déduire quant à la manière dont l’évolution se fait, et en vue de quoi elle se fait ; la loi ne décidant de rien, mais rendant simplement possible cette évolution. Ainsi, par exemple les bactéries, dont certaines souches n’ont pas évoluées depuis 3 milliards d’années alors que depuis le vivant a évolué pour donner l’homme.

Autrement dit, le big bang, les lois universelles, la conscience et la raison, la logique, ne relèvent que de l’interprétation quant à leur existence et donc à leur raison d’être. Cela, car ils sont issus de rien qui soit connaissable. De quoi seraient-ils issus alors ? Du néant ? Mais un néant qui engendre l’étant est tout sauf le néant. Du hasard ? Mais comment le hasard pourrait-il produire tant de choses ordonnées, évoluant toujours vers une complexification croissante, évoluant de l’inerte vers le vivant ? Constatant que l’évolution n’est pas concomitante à l’apparition de l’homme, nous réaffirmerons qu’il n’est pas déraisonnable d’admettre que dès l’origine une instance interprétante opérait, dirigeait l’évolution en fonction des lois, des cadres préalablement définis. Par qui ? Eh bien, par cette instance interprétante. Répétons-le encore : le cadre ne produit rien, il permet simplement que quelque chose se produise. C’est donc l’invariant qui rend l’évolutif possible ; c’est l’invariant qui est source première de volonté et qui fixe le cadre, son propre cadre en fait, dans lequel les effets de cette volonté peuvent s’exercer: "Il y a donc aussi quelque chose qui le meut (ce qui est source du mouvement dans l’univers) et, puisque ce qui est mû et meut sont associés, il doit y avoir quelque chose qui meut sans être mû” , écrit Aristote dans “ Métaphysique”. Ce qui veut dire qu’il y a bien quelque chose qui agit en toute souveraineté, et qui est donc transcendant puisque ne pouvant être mis en rapport avec rien de connaissable. Donc, qu’est-ce qui meut, qu’est ce qui agit, si ce n’est la volonté d’un pouvoir créateur définissant le déterminisme au sein duquel s’épanouit l’évolution ? L ’évolution, cad l’émergence de potentialités qui peuvent ou non se concrétiser, en fonction d’événements contingents qui eux, ne dépendent bien évidemment d’aucun déterminisme, mais qui, du fait de leur caractère aléatoire, permet la transformation d’un déterminisme rigide en évolution. Bien sûr, nombreux sont ceux qui rejettent l’hypothèse aristotélicienne, tel par exemple , J. Monod qui écrit , dans le Hasard et la Nécessité "...le plan de la structure étant présent dans ses constituants eux-mêmes, elle (la construction épigénétique) peut donc se réaliser de façon autonome, sans intervention extérieure, sans injection d'information nouvelle. L'information était présente, mais inexprimée, dans les constituants...” Certes, mais si l’information est présente, c’est bien qu’elle a été rendue présente et qu’il y a intentionnalité !

 

Tout ceci, bien sûr, ne fait pas obstacle à la liberté humaine mais justifie aussi l’immersion de celle-ci dans une conscience morale. Les humains, ou du moins certains d’entre eux, ont toujours eu la préoccupation de donner un contenu éthique à leurs actes, comme s’ils se sentaient redevables envers une entité qui leur est extérieure et qui est la cause de leur existence. Cependant, cette préoccupation est rarement ressentie comme prioritaire ! Toutefois la liberté ne saurait se résumer à un simple caprice, comme on le croit trop aisément de nos jours. Bien au contraire, elle est ce qui implique la responsabilité. Rien n’est bon ni juste en soi, puisque l’existence, en tant qu’elle est, n’est ni bonne ni juste en soi. Elle est, mais en tant qu’elle est, elle est moralement neutre ; l’homme, au-delà de sa soif de connaissance, se devrait de manifester une reconnaissance d’être ce qu’il est par une exigence éthique. Mais reconnaissance envers qui, envers quoi ? Une loi, y compris les lois humaines, ignore ce qu’est un critère de valeur, ce ne sont donc pas les lois qui peuvent diriger notre pensée, mais le moi, constitué par la seule interprétation du monde et de la seule finalité qu’il peut définir et à laquelle il doit se tenir. Et ce, par la raison et uniquement par la raison, puisque que celle-ci est une parcelle de divinité en lui ; par elle l’être humain peut accéder à une vie bonne et vertueuse – au sens antique du terme, bien évidemment-. Rester fidèle à la raison, est donc le seul acte de foi honnête. Souvenons-nous de ce que nous avons dit à propos de l’abstraction : elle est une simple formalisation, en langage mathématique, de comportements en sein de la matière immuables ; elle est donc ce qui relie l’étant et le transcendant, puisque formalisant ce qui est soustrait au réel, elle en décrit toutefois les caractéristiques générales de fonctionnement. Elle a donc une réalité propre, celle que l’esprit humain a été capable de lui donner. Le pari platonicien a été de dire que puisque l’abstraction décrit non seulement une réalité dans ce qu’elle a de plus vraie, elle décrit aussi une vérité dans ce qu’elle a de plus absolue, cad en ce qu’elle se dégage des caprices de l’opinion. Car on comprendra bien que si l’homme ne doit son existence qu’à la matière, il n’a d’obligation envers rien ni personne, il est simplement en errance dans le monde, pour certes le connaître, mais sans aucune base pour l’interpréter car ne ressentant aucune obligation morale envers un quelconque pouvoir créateur, percevant l’inachèvement du monde comme une fatalité contre laquelle il est vain de vouloir agir. Naturellement, cela ne confère aucune légitimité à des croyances relatives aux desseins de ces divinités inatteignables ; desseins qui, s’il existent, ne peuvent faire l’objet que d’une pure spéculation. L’esprit se trompe dès lors qu’il cherche à diviniser ses propres idées, ses propres désirs, il ne fait qu’y projeter des fantasmes humains ; les religions, en particulier les religions monothéistes et tout particulièrement la chrétienne reposent sur un anthropomorphisme et un anthropocentrisme ( un dieu à forme humaine et l’homme, centre de la création). Ne sacralisons pas l’abstraction, car ce ne serait que la recherche d’un déterminisme de substitution, un déterminisme de pacotille donc, pour obtenir des faveurs d’une divinité dont le rôle serait de réguler les passions humaines. S’il y a des choses belles, et des actes que nous jugeons bons, c’est uniquement dû au fait que notre esprit les considère ainsi, et non parce que cela nous aurait été révélé par un être extra-terrestre. Il faut des repères à la conscience humaine, mais c’est à elle de les trouver sans chercher des repaires secrets où se manifesterait la divinité. Si l’on admet que, depuis le début, il ne peut y avoir, dans le monde, de changement sans un regard extérieur effectuant une lecture de ce qui est, l’interprétant et ce faisant, créant les conditions dans lesquelles une évolution peut intervenir, et si l’on admet que c’est dorénavant à l’homme, libre mais responsable, d’opérer ces changements, d’être en quelque sorte co-créateur du monde, l’on considérera que le positivisme occidental excluant la transcendance n’est qu’une forme de suffisance et l’on admettra la pertinence des analyses de la philosophie grecque de l’Antiquité.

 

Jean Luc

 

Finalisme et Interprétation

14 novembre 2012

 

 Le finalisme est un élément de la théorie métaphysique d’Aristote, repris par le Thomisme, qui affirme qu’une chose n’est vraiment expliquée et comprise que par sa finalité, c'est-à-dire par la fin qu’elle poursuit, ce pour quoi elle existe, le but vers lequel elle tend, le dessein auquel elle correspond : La compréhension du monde, de son vrai sens, sa bonne interprétation, c’est la connaissance de sa finalité.

Or, justement, interpréter, c’est donner un sens à quelque chose par rapport à un cadre de référence, et ce, toujours en liaison avec l’action, mentale ou physique. Ce référentiel est lui-même une interprétation, un sens général considéré, sous forme d’ensemble de critères, de « repère » ou de système de dimensions. On peut dire que l’interprétation est une évaluation d’information grâce à des critères pertinents, qui permet ainsi d’accéder à la « connaissance ».

 

Comment se fait-il que le monde soit interprétable ?

 

Einstein trouvait incompréhensible que le monde soit compréhensible.

Pourtant, il y a une bonne raison pour qu’il en soit ainsi, et c’est que l’être humain fait partie intégrante du monde, dans lequel il est immergé. Il y a coexistence, et cela entraîne l’exigence pour toute théorie globale explicative du monde, de rendre compte en même temps de l’être humain : C’est la contrainte du « principe anthropique faible », qui contrairement à sa version « forte », ne considère pas du tout l’être humain comme la finalité du monde. Et alors, la cohérence de cette coexistence est assurée par le phénomène de coévolution adaptative : L’être humain conscient, avec sa raison, est un « dimensionneur » théorique du monde, à travers un faisceau d’invariances, mais aussi un évaluateur ou calculateur pratique, selon ces invariantes dimensions. Pour sa part, le monde apparaît facilement « dimensionnable », à travers ses nombreuses invariances, telles que la conservation de l’énergie et de la quantité de mouvement, l’espace et le temps, les états de la matière, gazeux, liquide et solide, etc…

Une des conséquences de cette coexistence adaptative est l’efficacité des mathématiques pour rendre compte du monde. La formulation mathématique, en effet, est riche en invariance, et prolonge la perception sensorielle de l’invariance du monde, de façon empiriquement adaptée : Une équation par exemple, représente le « lieu » invariant de la combinaison des variables. De même, la capacité de l’être humain à construire des instruments ou des « indicateurs », qui sont des repères dimensionnels, lui permet de porter des « regards armés » efficaces sur la réalité, par exemple sur le coût de la vie ou la politique marketing, ou encore sur le Boson de Higgs (« regard » du modèle standard des particules, « armé » du LHC).

 

Référentiel d’interprétation

 

Pour l’objectivisme, le système dimensionnel de référence est constitutif du réel, appartient à la réalité extérieure au sujet : C’est par exemple le cas des catégories aristotéliciennes de l’Être, qui se reflètent dans la pensée, interprétée par le langage.

En revanche, dans le subjectivisme, le référentiel interprétatif est constitutif de la pensée elle-même : Les catégories transcendantales de Kant sont des « lunettes » universelles du mental, reliant le sujet au monde, et permettant la conceptualisation des sensations.

Enfin, dans la perspective du constructivisme cérébral (Neurosciences Cognitives), les dimensions de référence sont constitutives de la « représentation du monde » en mémoire, sans cesse réajustée par l’expérience : Croyances, schémas, normes et valeurs, souvenirs, connaissances et automatismes. Certaines dimensions sont innées, comme dénombrement, catégorisation, langage, couleurs, émotions de base, perception et imitation, et se développent avec l’expérience. Mais la plupart des dimensions sont acquises par les apprentissages et l’éducation.

 

Interprétation relative

 

Pour Nietzsche, « il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations ».

Le logicien américain Willard Quine affirme que toute interprétation est relative au référentiel considéré, dimensionnel et aussi linguistique. Par contre, à l’intérieur du référentiel lui-même, l’interprétation y est absolue : Tout sens, tout savoir est relativement absolu ; le Boson de Higgs par exemple, est une « certitude » relative au modèle standard des particules et au LHC.

Au sein du « sas » de l’intimité, l’interprétation s’effectue selon les mécanismes de la perception/action, qui anticipe et constitue le sens (Berthoz, Petit) : Un enfant va interpréter un arbre comme une chose à grimper, tandis qu’un bûcheron, comme une chose à couper.

La réalité multidimensionnelle autorise des interprétations multiples par rapport à de nombreux référentiels. Ainsi, le grand nombre de démarches d’observation possibles résulte de la diversité des domaines considérés (niveaux d’énergie, vie, psychisme, société), et de la variété des méthodes et des instruments utilisés (lunettes, microscope, télescope, LHC). Par exemple, le même phénomène « se cogner dans le noir » est susceptible d’interprétations variées selon le référentiel considéré : « Qu’est-ce que cette chose a contre moi ? » (pensée magique), « Qu’ai-je fait pour être puni ? » (pensée religieuse), « La prochaine fois, j’allume » (pensée rationnelle). Malgré la diversité humaine des cultures, des psychologies et des histoires, l’intersubjectivité reste possible en raison de la similitude du cadre génétique et du développement épigénétique.

 

Interprétation logique

 

L’absolu d’une Cause Première, d’une Origine de tout, ou d’une Raison indépendante, relève-t-il d’une nécessité logique ?

En fait, comme l’a bien montré Kant, postuler de tels absolus n’est pas du tout les prouver, et ils restent indémontrables. Par ailleurs, l’existence surabondante du mal et du désordre dans le monde, ne plaide pas en leur faveur. De son côté, la Physique est muette sur le big bang originel lui-même, et les travaux théoriques en cours tendent tous à le contourner (univers rebondissant, vide quantique, supercordes…). Finalement, on peut penser que de tels absolus inintelligibles ne répondent pas à une exigence rationnelle, mais bien plutôt à un « idéal de l’imagination ».

Toute interprétation est logique dans le cadre de son référentiel, et même l’horoscope à l’intérieur de l’astrologie. Par exemple, il est logique d’interpréter une tempête maritime comme une « colère de Poséidon », dans le cadre de la mythologie grecque. Et il est aussi logique de la considérer comme une « substance météorologique poursuivant sa finalité », par rapport à la métaphysique d’Aristote, encore influencée par son contexte mythologique (les substances remplaçant les dieux), et dans l’enfance de la pensée rationnelle (naïveté infantile du finalisme). L’interprétation scientifique de « gradients atmosphériques de température et de pression » en mécanique des fluides, est tout aussi logique, mais se montre bien supérieure aux autres pour l’efficacité prévisionnelle de la navigation.

L’interprétation finaliste n’explique vraiment jamais rien, elle ne contribue en rien à la compréhension, pas plus du monde que de l’être humain. Le finalisme métaphysique traduit un préjugé anthropomorphique, à savoir que comprendre une chose, ce serait connaître la finalité vers laquelle elle tend, comme par exemple, comprendre la « chute d’une pierre », ce serait connaître sa tendance « naturelle » à se diriger vers le bas… Ce préjugé constitue une pétition de principe : Étant donné que la finalité des choses représente leur compréhension, comme la compréhension, c’est la rationalité, donc la finalité des choses est leur compréhension, autrement dit, « la raison de l’existence est l’existence de la raison » (Jean-Luc Graff). Pourtant, à l’orée de la modernité, philosophes et savants ont radicalement rejeté la finalité, dominant au moyen-âge, dans leur démarche de rendre compte du monde et de l’être humain : Galilée, Bacon et les encyclopédistes adhèrent à ce rejet du finalisme, exprimé par le « postulat d’objectivité » de Descartes (1664), finalité qualifiée « d’asile de l’ignorance » par Spinoza.

Le finalisme en effet, apparaît tout à la fois confus, arbitraire et inutile. La confusion réside dans l’impossibilité de savoir si la finalité est subjective, et se situe dans l’intention et la « visée intérieure », ou bien objective, et se situe dans la réalisation et la « réussite extérieure », incertitude redoublée par l’ignorance de son possible mécanisme d’action (cf. archer et sa cible). L’arbitraire provient du grand nombre de finalités possibles, proches ou lointaines, autorisant toutes les fantaisies, jusqu’à la naïveté anthropomorphique d’un Bernardin de Saint-Pierre (melon côtelé, fait « pour être mangé en famille »). Enfin, la finalité est complètement inutile pour expliquer la cohérence interne ou externe des choses composées (corps, nature), car cette cohérence est inhérente à leur existence même, qui traduit leur réussite sélectionnée, alors que tout simplement les essais incohérents ont été éliminés.

La finalité ne convient pas plus pour expliquer le comportement humain que pour le reste de la nature. Les données des Neurosciences Cognitives font pencher le vieux débat (l’être humain agit-il attiré par des fins, ou poussé par des causes ?) en faveur des causalistes : L’intention, la volonté, se situent dans la préparation et l’exécution des décisions prises, mais pas dans la prise de décision elle-même, qui s’effectue quelques dixièmes de seconde auparavant de façon non-consciente (Libet, Soon). « La volonté consciente n’impulse pas l’action », conclut la philosophe Joëlle Proust, et ce, pas plus lors de la construction d’une voiture que dans le fait d’entreprendre un voyage. L’action humaine est donc plutôt impulsée par des causes, des motifs, enregistrés en mémoire non-consciente. Comme dirait Spinoza, ce n’est pas parce qu’une voiture est rapide et commode que nous la désirons, mais nous la concevons et fabriquons telle, parce que nous avons besoin de nous déplacer rapidement et commodément. Finalement, nous mangeons par faim et plaisir anticipé, et non dans le but de nous rassasier.

 

Patrice

 

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L’étonnement

10 octobre 2012

 

Choc provoquant un « ébranlement moral », l’étonnement est ambivalent : La surprise peut être admirative et se traduire par de l’émerveillement, ou bien elle peut être stupéfaite et susciter de la consternation.

 

Étonnement consterné : Philosophie pessimiste

 

Dans l’Histoire de la pensée occidentale, l’étonnement consterné de constater l’ignorance et l’échec, le mal et la mort, dans la vie et dans le monde, est à la source d’un grand courant durable de pessimisme. Cette Philosophie pessimiste considère, principalement et à des degrés divers, le monde comme opaque et la vie comme menaçante : Il n’y a pas de vérité ni de bonheur possibles. Une telle attitude fondamentale se traduit par un retrait humain plus ou moins accentué, dans divers domaines :

 

- Retrait social du Cynisme (Antisthène, Diogène). Son matérialisme anticonformiste considère la société comme corrompue par rapport à la pure nature, et la conteste en se marginalisant librement (« tonneau »).

- Retrait mental du Scepticisme (Pyrrhon, Sextus Empiricus, et Montaigne), et aussi des Sophistes (Protagoras). Aucune certitude n’étant possible, il convient de douter et même de suspendre son jugement ; on peut tout dire, car tout est justifiable ; l’idéal est de parvenir à l’indifférence tranquille.

- Retrait existentiel du Stoïcisme (Épictète, Marc-Aurèle). La vie est souffrance, sans pouvoir tout maîtriser ; il convient de la supporter rationnellement, par l’abstention détachée ; l’idéal est de parvenir à la tranquillité de l’âme (ataraxie). Ce retrait est proche de celui du Bouddhisme (détachement compassionnel, sérénité du nirvana).

- Retrait spirituel du Christianisme (Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin). Le monde est l’empire du mal (Satan) et la vie terrestre une « vallée de larmes » ; il convient de s’en retirer (monastère), d’y renoncer (Simone Weil), voire de désirer mourir (Thérèse d’Avila), tout en gardant l’espérance d’une vie meilleure ailleurs. Job accomplit le type parfait du pessimiste chrétien : Il trouve légitime sa plainte envers le malheur injuste.

- Restriction du « vouloir-vivre » de Schopenhauer, prince des philosophes pessimistes. Le monde, « comme représentation et volonté », est absurde ; l’existence est souffrance, misère et ennui, et l’amour une ruse sexuelle ; le « vouloir-vivre » ne peut que se limiter à l’esthétique et à la vie intellectuelle.

- Restriction de la vie psychique de Freud. L’inconscient psychanalytique, avec sa pulsion de mort et ses désirs refoulés, commande la vie psychique, en rendant inconcevables toute vérité consciente et tout bonheur.

 

Enfin, le suicide est présent tout au long de l’Histoire du pessimisme, avec aux deux bouts, les figures philosophiques « extrêmement consternées » suivantes :

 

Pour Hégésias de Cyrène (300 avant JC), la vie n’est que souffrance et frustration, et « la mort volontaire est la forme suprême du détachement ». Devant l’épidémie de suicides qu’il déclenche, il se voit censuré et exilé.

De son côté, Émil Cioran est écrasé par « l’inconvénient d’être né » juif et roumain (nazisme et stalinisme) ; il trouve absurde la condition humaine, et la vie purement négative (« tous rescapés de la naissance catastrophique ») ; il professe un scepticisme total, quoique curieux du lendemain, et recommande le suicide, qu’il n’aura pas lui-même le temps de mettre à exécution.

 

Ainsi, l’étonnement consterné conduit à vivre moins, partiellement, pas du tout, ou ailleurs. La vie ne vaut pas la peine d’être vécue, et tout est vanité, comme le pensait un autre grand pessimiste, le poète et philosophe italien Giacomo Léopardi. La philosophie pessimiste est un repli sur soi, détaché des autres et du monde, nonobstant l’existence du bien et de la vie, du savoir et de la réussite…

 

Étonnement émerveillé : Philosophie optimiste

 

Le courant optimiste de la Philosophie occidentale est issu de l’étonnement émerveillé devant le bien et la vie, le savoir et la réussite, chez l’être humain et dans la nature. Dans cet optimisme, le monde est considéré comme transparent, et la vie comme « chanceuse », principalement et à des degrés divers : Vérité et bonheur sont possibles, que ce soit du point de vue objectif (exactitude, conformité) ou subjectif (efficacité, joie). Une telle attitude fondamentale se traduit par une extension humaine plus ou moins accentuée, dans divers domaines :

 

- Extension essentialiste de la Métaphysique (Platon, Aristote). Son idéalisme objectif considère le monde comme constitué de Substances universelles, rationnellement définies par leurs Essences (ou Natures), et expliquées par leurs causalités et leurs finalités. Le bonheur objectif de l’être humain, souverain bien, consiste à vivre conformément à son Essence, c'est-à-dire à réaliser la Nature humaine. Cette théorie anthropomorphique du monde, qui correspond bien à l’enfance de la philosophie occidentale, garde encore l’empreinte de la pensée magique de la Mythologie, contexte immédiat d’où elle émerge. De son côté, Épicure estime, lui, que c’est le plaisir qui motive l’être humain et le rend subjectivement heureux, mais un plaisir « prudent », susceptible d’assurer la « tranquillité de l’âme » (ataraxie).

- Extension « transcendantale » du Subjectivisme (Kant). Malgré son retournement subjectif, l’idéalisme kantien parvient à l’universel grâce aux « catégories » propres à l’esprit humain rationnel, c’est à dire « transcendantales » par rapport à l’individu : Connaissance « phénoménale » du monde et morale impérative s’appliquent ainsi à l’humanité toute entière ; en revanche, le bonheur relève de la morale empirique, et n’est qu’un « idéal de l’imagination » propre à chacun.

- Extension de puissance du Vitalisme (Spinoza, Nietzsche). Le Désir spinoziste et son « conatus » tendent, grâce à la raison et à la passion, à la pleine réalisation de soi, effectuée dans la joie de vivre, qui est bonheur. De façon assez semblable, la Volonté de Puissance nietzschéenne cherche à réaliser pleinement son potentiel à travers un « gai savoir », en vue de « faire de sa vie une œuvre d’art ».

- Extension existentialiste de l’Humanisme (Sartre). Dans un complet retournement, l’existence précède l’essence, et l’être humain peut dès lors réaliser son projet de vie en toute liberté, ce qui constitue son bonheur. La conscience libre est capable d’une connaissance phénoménologique « pour soi ».

 

De nos jours, l’optimisme tend à se traduire par une acceptation satisfaite de la vie, telle qu’elle est mesurée sociologiquement par le « bien-être subjectif ». Ainsi, inspirés par la sérénité bouddhiste, Clément Rosset parle « d’approbation inconditionnelle de l’existence », et André Comte-Sponville de « gai désespoir », tandis que, suivant plutôt Spinoza, Bruno Giuliani (Univ. Sophia-Antipolis) affirme « l’amour joyeux de la vie », avec toutes ses menues bonnes choses, et que Vincent Cespédes, à l’issue de sa « magique étude du bonheur », recommande que chacun déploie envers autrui sa propre « onde de charme ».

 

Ainsi, l’étonnement émerveillé conduit à vivre plus, complètement, ici et maintenant. La vie vaut la peine d’être vécue, dans la connaissance et le bien-être. La philosophie optimiste est une expansion de soi, attachée aux autres et au monde, nonobstant l’existence du mal et de la mort, de l’ignorance et de l’échec…

 

Faut-il alors, comme le pense André Comte-Sponville, s’en tenir à un « pessimisme de l’intelligence et à un optimisme de la volonté » (Gramsci) ? Non, un tel écartèlement ne semble pas réaliste, et il convient plutôt d’une part, de joindre la prudence volontaire à la neutralité scientifique, afin d’assurer autant que possible une intelligence bienfaisante, et d’autre part, de joindre la bienveillance intelligente aux relations avec autrui, afin d’assurer autant que possible une volonté heureuse, c'est-à-dire un « relationnel caressant pour soi ».

 

Patrice

 

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La grâce

 

1-Aspect religieux :

Phénomène religieux, selon Kant c’est la Providence qui est une céleste consécration qui nous échoit sous certaines conditions ne dépendant pas de nous, aspect surnaturel.

La grâce est d’origine céleste, mais alors qu’est-ce que cela  a d’humain ? Comment y accéder et quel est l’enjeu de la grâce ? Ce serait sortir de soi-même pour gagner ce supplément d’âme ou plus simplement sortir de la routine.

En effet c’est surnaturel car la grâce nous échoit sous la forme d’une euphorie, d’un ravissement, c’est-à-dire quelque chose de suprême,  ce qui n’est plus de ce monde, il y a la réalité de l’homme d’un côté et Dieu de l’autre.

2- Aspect esthétique :

Avoir de la grâce, c’est un mouvement discret et pacifique, contrairement à cette actualité bruyante et vulgaire qui plait facilement et qui occulte tout le reste et paraît de moindre importance à nos yeux.

Féminité, aisance contraire à la violence, ce qui nous rattache au Monde c’est le féminin qui est en nous.

La grâce ce serait la pensée non limitée, le contraire d’une pensée organisée autour d’une logique rationalisante du Monde, qui fait que le monde serait limité à la sphère de l’intellect ; Si on se représente un Monde selon un principe on le fait reposer sur la  volonté, la loi de liberté produite par moi, et je n’accorde pas de liberté aux autres êtres, Schiller avec sa grâce esthétique critiquera Kant au niveau de la grâce.

3-Le concept religieux devient un concept esthétique quand la grâce est par l’homme et pour Dieu ; on touche à la spiritualité de l’homme, à son l’humanité, donc :

. De manifestation divine qui échappe à l’homme, quelque chose d’étranger à sa nature, on pourrait dire une hallucination, une illusion, on passe à une manifestation humaine, la grâce de l’artiste, de la femme, ce qui est conforme à la nature humaine c’est-à-dire à l’état naturel de l’Homme, et cela appartient à notre réalité ce n’est pas transcendant.

Ce peut être une représentation du Monde tel qu’il est, indépendamment de notre Raison, la réalité n’est plus alors un objet de la Raison, mais elle est par elle-même comme une liberté de phénomène non liée à notre subjectivité. 

Le plaisir esthétique vient d’un soulagement, c’est-à-dire qu’on ne s’interroge pas sur la raison d’être de l’objet ; je suis émerveillé car c’est quelque chose de nouveau et qui échappe aux règles de mon entendement, la chose belle me dispense de la connaître, elle échappe à la pensée du quotidien. On doit donc ne plus être pris dans une habitude de pensée, mais se dessaisir de soi-même  pour aller vers une légèreté, quand dans le même temps le quotidien est lourd avec sa tristesse et son aspect terne, car on ne sait pas se laisser libre d’être réceptif au Monde.

On ne fait pas le monde, c’est le Monde qui nous fait, on doit alors s’écarter du quotidien bruyant pour percevoir les choses discrètes, le suprasensible s’incarne sur terre par la beauté, la divinité est alors sur terre, c’est l’état de grâce.

Différence entre Kant et Schiller : il est clair que Schiller suppose que la grâce est quelque chose d’immédiatement évident à notre nature sensible, esthétique. Mais si pour Kant la grâce visible doit être la manifestation extérieure d’une conversion morale complète, de l’existence de laquelle nous ne saurions jamais être certains, nous ne pourrons pas non plus être certains de percevoir la grâce.

Simone Weil « la pesanteur et la grâce » ; 70 ème anniversaire de sa mort en 2013.

Nous sommes sortis de Dieu, nous en portons l’empreinte mais nous en sommes aussi séparés (exister : être placé en dehors) ; Dieu a renoncé à être tout pour que nous soyions quelque chose. La loi centrale de ce Monde dont Dieu s’est retiré par un acte de création est la loi de la pesanteur, cette force déifuge(comme centrifuge et non comme vermifuge). Nous nous efforçons de conserver et d’accroître cette force.

Comment échapper à ce qui en nous ressemble à de la pesanteur ? Uniquement par la grâce quand Dieu traverse l’épaisseur du temps et de l’espace pour venir jusqu’à nous. Cela ne change rien aux lois de la nécessité et du hasard, la grâce attend que nous consentions à redevenir Dieu. La pesanteur était la création, et la grâce la « décréation », nous acceptons de n’être plus rien pour que Dieu redevienne tout.

La grande question : La cause de la grâce réside hors de l’homme, mais sa condition est dans l’homme ; Le salut est l’œuvre de la grâce et non de la volonté, on serait prédestiné :

. Donc ça ne sert à rien de se tirer par les cheveux comme le baron de Münchhausen pour atteindre la grâce.

. Donc a ne sert à rien de courir vers le martyr, mais une étude récente de l’INSEE montre qu’aujourd’hui  les chrétiens galopent modérément vers le martyr.

 

Gérard

 

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Faire table rase

 

A) Faire table rase, faut-il faire la guerre au passé au nom de l’avenir ?

 

Maïakovsky « Sur ce qui a été fait j’écris nihil », le problème est que lorsqu’on jette le monde ancien on jette les hommes avec !!

Mao, « Je peux calligraphier sur une page blanche le poème inouï de la révolution »

C’est une Situation inconfortable et sans issue qui demande une solution radicale.

1- Définition pratique : la table rase c’est une tablette sur laquelle on inscrivait mais sur laquelle pas encre d’inscription. Métaphore de la radicalité, la tablette avant l’inscription, c’est-à-dire en venir ou revenir à cet état de tablette sans écriture,

2- Selon concept de table rase, on peut faire ou non table rase :

. Aristote : l'esprit humain naîtrait vierge et serait marqué, imprimé comme un CD par la seule expérience. La principale caractéristique de l'esprit serait sa passivité face à l'expérience sensible, l'esprit serait dépourvu d'idées innées, toute connaissance dérivant de l'expérience. Pour Aristote la table rase c’est l’esprit, c’est faire en sorte que l’esprit soit en marche, l’esprit serait une nature vierge ? Mais si l’esprit avait un lien indissoluble avec la réalité, puis-je faire table rase ? Un amnésique ou Alzheimer serait purement aristotélicien !

 

. Concept opposé : l'innéisme des idées, et activité de l'esprit au lieu d’un esprit passif,  Kant y soutient la nécessité de l'existence de formes a priori de la sensibilité et de l'entendement (espace et temps, et catégories)

. Descartes dans un autre sens: il s'agit alors du doute méthodique visant à se défaire des préjugés. Il faut abandonner toutes les choses apprises qui sont fausses et qui ne sont pas assez « stables » pour repartir sur d'autres bases plus stables que l'on construirait nous-mêmes. Il conviendrait ainsi de faire table rase, de pousser toutes nos connaissances de côté et de se reconstruire soi-même une connaissance personnelle, on tente de faire ça, au café philo !

      . Politique de la terre brûlée comme le philosophe Attila ? Surtout qu’parès lui l’herbe ne repousse pas , vraie table rase !!

- Est-ce revenir à zéro, faire le vide ?

o Revenir à un état qui a déjà existé, était-ce une réalité ? comme le romantisme historique allemand.

o Un état qu’il convient enfin de faire « être » comme le voulurent les religions du Livre ? Dieu a dicté lui-même le nouveau livre que l’homme reçoit en lieu et place de ce qui existait avant.

 

- 3- Faire table rase du passé, peut-on le faire ? En tout cas il y faut une certaine violence révolutionnaire et radicale, pour se débarrasser de quelque chose de non finalisé ou de mal fait, il faut apporter du neuf. Le nouveau gouvernement doit faire table rase, à l’automne de la fiscalité, mais l’armée rouge aura plus fait pour la redistribution des richesses que ne le fera jamais une loi fiscale de Hollande. La rupture n’est pas pour l’automne.

- 4- Faire table rase est-ce un acte naturel ? Comme la mue du serpent ?

o Cela dépend si c’est inné ou acquis, après l’expérience comment revenir ? Et si c’est inné cela  nous appartient-il de faire table rase ?

o Cela ne peut-il se faire que dans la violence ou aussi par un acte réfléchi ?

o Radicalité de la rupture : En se conformant à des valeurs ? Or c’est contre ces valeurs qu’on fait table rase. F Mitterrand au congrès d’Epinay «  Ceux qui ne sont pas pour la rupture  n’ont rien à faire avec nous ! ».

- 5- Peut-on ou doit-on faire table rase ?

o Et si on restait dans un état stable mais lequel ?

o En psychanalyse il y a beaucoup de répression, sans liberté de faire table rase, nous devons ici tendre vers une philosophie de la liberté mais pas des philosophes institutionnels comme Bergson, Platon….

o Peur du vide légitime ou du vide créé par moi et non légitime, mais pourquoi nous évertuons-nous à combler ce vide ? En France nous ne sommes pas des bouddhistes, on a peur de faire le vide.

- 6- Faire table rase c’est être motivé par une idée, qui m’incline à balayer ce qui existe, ce n’est pas gratuit mais c’est la poursuite d’une idée, un peu différente de l’idéologie, comme la révolution de 1789 avec un idéal recherché, l’égalité ce qui n’est pas la platitude, pas l’uniformité, il ne faut pas que certains soient plus privilégiés que d’autres.

- Tout le monde au même niveau contre l’aberration des privilèges, faire le contraire de ce qui existe car je suis lésé, les choses ne sont pas comme elles devraient être. Au nom de cela on a fait la Terreur afin de revenir à l’égalité antérieure et c’est bien une violence, la capacité en nous de faire table rase c’est-à-dire transformer la réalité à partir d’idées et cela deviendra réalité, mais faut pas se tromper !! La fin justifie les moyens, suprématie du spirituel en l’Homme contre la matière, mais avec des morts à la clé.

- 7- Quand on fait table rase, assume-t-on cela ? Si je peux le faire est-ce légitime ? Aurais-je plus de malheur que de bonheur car ça risque de dégénérer, mais faut pas trop condamner car il y avait une vie qui ne devait pas être, mais avons-nous tout fait pour ne pas en venir à cette extrémité et s’assurer que cet état idéal ne soit pas le rien de la mort (viva la muerta). Il faut s’assurer qu’il n’y a pas un vide qu’on a créé, un divorce entre ma pensée et la réalité, ce serait l’illusion de ma pensée.

- Faut-il ne pas trop s’attacher aux valeurs, aux idées fixes (Cf le discours de la méthode de Descartes), certes il faut garder la fin mais s’il y avait le mythe d’une réalité suprême, un principe distinct du reste ? Mais vouloir conformer la réalité à mon principe de pensée,  je créé un vide et puis il faut le remplir !

- 8- Faite table rase est-ce un mythe ? Est-ce rejoindre l’état initial qu’on ne connait pas, quelque chose ne s’est pas fait dans la nature des choses, faut-il changer les gens sans tenir compte de leur sensibilité ? N’est-ce pas une utopie que de tout mettre à bas, un symbole du Devenir maximum dans une autre dimension ?

9- Changer l’ordre des choses ou sa Raison ? Si ce n’est pas possible de changer les choses, alors il faut changer sa Raison, c’est plus facile de connaître l’esprit que le corps, faut voir plus avec l’esprit qu’avec l’imagination, faire la révolution en soi et éradiquer les préjugés.

10- Et si la table rase n’existait pas, s’il n’y avait pas que l’opposition des contraires selon un schéma rigide, le compromis ne serait-il qu’une trahison de nos idéaux ? Selon Robespierre  c’est le grand théâtre où la vertu entre en collision avec le crime. Mais si tout était enchevêtré et coexistant, le bien et le mal, dans les situations humaines  compliquées, n’y-a-t-il pas des choix libres, le tragique, la nuance, l’ambiguïté……Contredire la révolution française est-ce vouloir la perpétuation des inégalités, du mal, ou rejeter la violence ? 

Essayons-nous à un inventaire qui ne serait pas faire table rase, car on ne jette pas tout:

A-1) Garder Alain Badiou le penseur radical

Il y aurait résurgence de la pensée communiste, un retour en grâce de la radicalité politique ? Peut-on en tant que penseur matérialiste mettre l’idée communiste à l’abri ou au-dessus de ses réalisations pratiques. Le temps de la Terreur succède-il toujours  au temps de l’idéal ?

Le communisme c’est la table rase, c’est une hypothèse historique qui fait que tout ce qui précède est de l’ordre de la préhistoire. On ne peut pas faire table rase du communisme en raison de ses réalisations, c’est une séquence de l’Humanité, sinon il faudrait faire pareil avec la démocratie et ses guerres !! La violence communiste était dictée par la question, « Est-il réellement possible de prendre le pouvoir ? »

Pouvons-nous être des philosophes satisfaits ? Comme des philosophes institutionnels, des tâcherons de l’histoire de la philosophie, des clercs salariés par la classe dominante, une élite redevable, occupée à rédiger des manuels de catéchisme,  des adeptes d’une vie mutilée et interdite de bonheur ?

Ne l’oubliez pas, nous sommes en crise, alors comment pourriez-vous être des philosophes des choses comme elles sont, des philosophes contemplatifs candidats à des colloques de Davos !!

Comment être révolutionnaire, dans notre café philo ?  Nous devons développer une technique de la libération, et pourquoi pas une théologie de la libération !!

A-2) Jeter Alain Finkielkraut et certains autres

. Je vous conseille de jeter à la poubelle Parménide le philosophe de la nécessité, Platon, le philosophe satisfait, le philosophe-roi qui accepte l’esclavage ; Me laissant aller je répèterais presque, « Platon sale con !». Jetez aussi Finkielkraut, adepte de la complexité, qui abomine les révolutions de 1789, de 1917, pour qui l’inégalité et la domination des uns sur d’autres ne sont que la richesse d’une société multiple à ne pas changer. Jetez Bergson  qui vanta les bienfaits de la guerre de 1914, jetez Hegel parangon d’une logique impuissante et définitive, à laquelle succéda le matérialisme dialectique de Marx. Faudrait peut-être prendre la peine de relire Marx, de garder le matérialisme sans la dialectique ! Le marxisme et le communisme ne doivent pas passer à la trappe de la table rase, pour devenir des spectres philosophiques, mais être revisités pour tenter de tracer un nouvel horizon d’émancipation, face à la normalisation, à l’acculturation libérale.

D’accord avec Michel Onfray, je vous demande de faire table rase pour ne pas mourir désespéré, ne gardez que ce qui rend heureux, ce qui guérit !! Dans la brochure du café philo de 2002, je recommandais déjà la philosophie de la consolation et de l’amour d’Alain de Botton, irrévérencieuse et désinvolte !

Après avoir fait table rase des logiques tyranniques, alors préférez Epicure et son matérialisme qui guérit, une philosophie de la liberté contre les systèmes !  Vous pourrez y rajouter une idée de transformation du Monde, devenez des épicuriens-bolchéviques ou des bolchéviques-épicuriens !!

Et comme disait moi-même, « Pour ne pas mourir désespérés, ne choisissez que les pensées qui guérissent !! »

B) Faire table rase en étant  radical ? Une pensée toujours radicale qui remonte à la racine ?

1- C’est quoi être radical ?

. Une prise de position déterminée et sans partage.

. Aller au fond des choses, les racines, l’essence des choses

. Privilège de comprendre en global et en synthèse, bien savoir ce que l’on veut, bien vouloir ce que l’on sait.

. Ne pas être entre deux, qualité et non compromission, intègre et tranché, ne pas se réfugier derrière l’opinion ; on se sacrifie pour cela.

. On rend publique sa décision radicale, honnêteté foncière, intégrité différente de l’irrésolution.

1- Les inconvénients d’être radical.

. Se manifeste par des aberrations, excès, trop marqué, la radicalité poussée à ses limites devient obsession.

. Etre radical ce peut être une étroitesse d’esprit sans tenir compte du regard de l’autre.

. Croire ce qu’on croit et on s’oppose à l’opinion d’autrui et on devient violent.

2- La radicalité en questions

En étant déterminé peut-on faire l’économie d’être violent vis-à-vis d’autrui sans être étroit d’esprit ?

Comment être déterminé, aller au fond des choses, sans asséner le coup de massue, y-a-il un moyen avec mes convictions, qu’elles ne se transforment pas en certitudes, ou tout risque d’erreur est banni, (Cf le pari de Kant).

Danger que la rationalité ne soit réduite à sa logique uniquement ; On doit faire l’effort de se comprendre par autre chose que la pensée systémique ou systématique. J’ai raison au fond mais dans la forme ?

Platon a été au-dessus des idées dans la montagne, mais si les autres ne comprennent pas (Cauecescu sommet de la pensée) ? C’est une mauvaise radicalité qui veut soumettre l’autre.

Piège de la pensée philosophique, ainsi le philosophe –roi de Platon.Kant, Hegel, Heidegger ont systématisé leur pensée, et ont pensé que la philosophie était finie après eux.

Nietzsche et les autres vont interroger la rationalité dans ce qu’elle ne comprend  pas, sensibilité…. C’est-à-dire passer du fond à la forme sans tomber dans le piège du radicalisme.

Etre radical, c’est s’accrocher à ses certitudes et si on nous les enlève il n’y a plus rien, on ne peut pas être rationnel contre tous.

Le mot n’est pas que conventionnel mais permet de transformer, comme la transformation de Mallarmé. Pour les sophistes le mot est un moyen de manipulation et de persuasion.

Extrait de « La mort au Donon-Août 1914 » de Gérard Chabane, pour illustrer la table rase sur le plan individuel.

« Son aïeul, Jean, n’avait pas pu disparaître comme un produit de l’Histoire tragique, elle eut l’intuition que le chemin intérieur était bien dans l’Homme et non pas l’Homme dans l’Histoire ! Jean n’avait pas été emporté par le tourbillon de l’Histoire. Il avait mis à profit, très certainement, les bouleversements de l’époque, afin de se ménager un  départ à zéro, un changement de peau, une réincarnation dans celle d’un autre. Qui n’avait jamais rêvé, même dans un des coins les plus reculés, cernés par les chênes aux verts lourds, agrégé par une famille totalitaire, de s’évader, de concrétiser l’ambition éprouvée parfois par l’Homme, de se virginiser, de quitter son foyer, de se dépouiller de toute expérience antérieure, pour que sa vie redevienne une page blanche…. »

 

Gérard

 

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Le conflit – café philo du 30 Mai 2012
 

En discutant de ce sujet, nous pourrons parler :
-des formes différentes que prennent les conflits : l’émergence de contradictions ou d'incompatibilité entre des systèmes en place, des cultures ou des opinions personnelles,  mais dont la coexistence dans un même contexte ou dans une même vision ne semble pas possible, ou acceptable,

-de la manière dont ils s’expriment: l’affrontement de deux ou plusieurs volontés individuelles ou collectives qui se manifestent les unes à l’égard des autres dans un rapport de forces, ou de compétition.
Je précise que pour moi, le conflit désigne seulement une opposition, le constat d’un désaccord. L’affrontement n’en est que l’une des conséquences, aggravée par la période actuelle de crise de la communication.
-de leurs conséquences : un conflit ou situation conflictuelle étant la constatation d'une opposition entre des personnes ou des entités, le conflit se charge d'émotions, telles que la colère, la frustration, la peur, la tristesse, la rancune, la révolte qui peuvent mener à l'agressivité, la violence, ou, au contraire à la fuite, ou à la soumission

 

Mais il est également possible de jeter un regard différend (différant, dirait Derrida) sur cette notion dont les formes et les effets résultent toujours d’une opposition, normale, en ce sens que le conflit n’est pas l’exception, mais constitue la norme.

***
Déjà, lorsque Epictète écrit: « De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas », il en appelle à changer son regard sur le monde car on ne peut changer le monde: le conflit est normal et fait partie de la réalité. Sinon c’est le refus de tout ce qui est inhabituel, la peur de l’exception.
C’est à nous de l’intégrer à l’existence pour qu’elle soit bonne. Ce n’est pas la réalité qui est en cause, mais l’opinion qu’on s’en fait.

Nietzsche enseigne par la bouche Zarathoustra «l’amour du lointain». Aimer l'autre c'est aimer en lui le rival, celui dont le contact me pousse à une plus vive réalisation de moi-même: «soyons au moins ennemis mes amis.
Barthes se réfère à Deleuze, dans son livre sur Nietzsche, qui met en lumière l’opposition entre la méthode et la culture.
Méthode: décision préméditée pour nous éviter de nous perdre ( comme un fil dans le labyrinthe) . C’est une démarche vers un but, un protocole d’opérations, pour obtenir un résultat (déchiffrer, décrire), par un chemin droit. Mais c’est risquer de fétichiser le but en écartant toute autre possibilité. La méthode est au service de…Le sujet y abdique ce qu’il ne connait pas de lui-même, sa force, cette force conflictuelle qui traverse le réel.
La culture n’est pas paisible, c’est une violence subie par la pensée. Il ne s’agit pas d’une violence excitée, brutale (au sens actuel), c’est une force qui engendre une différence, une force qui n’exclu pas la douceur, la civilité. C’est une dispersion qui fait tituber entre des bribes, des bornes de savoir. Elle s’oppose ainsi à l’idée de pouvoir (plutôt du côté de la méthode), en se situant du côté de la volonté de puissance

Tout conflit comporte des dimensions « métaphysiques »(en dehors de l’objet même du conflit)- symbolique, mémorielle, identitaire, religieuse. Les symboles et le symbolique l’emportent presque toujours sur le reste.
L’approche philosophique, se doit de s'interroger sur ce qui, dans le conflit, excède le conflit.

***
A) Le conflit fait faire l’expérience de l’indétermination.
Au niveau social.
La démocratie, selon Claude Lefort, s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'expérience d'une indétermination dernière quant aux fondements du Pouvoir, de la Loi et du Savoir dans tous les registres de la vie sociale. La libération de la parole propre à l'expérience démocratique va de pair avec un pouvoir d'investigation sur ce qui était autrefois exclu comme indigne d'être pensé ou perçu. Elle est « le seul régime qui assume la division », en étant gage de la liberté, dans l’indétermination et par une situation conflictuelle constructive.

B)
Au niveau humain.
On pense souvent que le conflit entre des personnes est une "mauvaise" relation, or il est aussi normal et banal de se disputer que de bien s'entendre : "les problèmes relationnels sont inhérents à la nature et à la dynamique d'une relation parce que vivre ensemble et communiquer, c'est compliqué et difficile". Pour cela, il est plus important de permettre aux partenaire de comprendre ce qui se passe entre eux et de conduire leur relation (au lieu de se laisser conduire par elle)que de les amener (par la contrainte ou la persuasion) vers une "bonne entente" qui ne tiendrait pas compte delà réalité de leurs divergences.

C) Le conflit est très présent au cœur des débats philosophiques, dans les relations maître / esclaves.

Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit : Deux hommes entretiennent donc des relations tendues, il y a donc conflit et l'un d'eux va accepter de prendre des risques et va devenir le maître : « la vie vaut ce que nous sommes capables de risquer pour elle ». Cependant, une fois maître, l'individu devient passif et se rend étranger à son monde que l’esclave a modifié. C'est son esclave qui travaille, qui s'accomplit,  et s'appuyant sur le produit de son travail, peut renverser le rapport de domination.
Ainsi le maître devient dépendant du travail de son esclave, il devient l'esclave de son esclave, car c'est en travaillant, dans une situation de conflit,  qu'on atteint la liberté.

D) Le conflit fait faire l’expérience de la non contemporanéité.
C'est « l’être des lointains » dont parlait Heidegger. « Je » suis  hors du temps. Ma conscience n'est pas limitée au présent. J'ai connaissance de ce que j'ai fait et de ce que je vais faire. Je ne suis jamais mon propre contemporain. Et le monde réel aussi.

Merleau-Ponty en revient au corps traversé par un écart de soi à soi. Voyant, il est en même temps visible ; touchant, il est en même temps touché ; parlant, il est en même temps audible ; sentant, il est en même temps sensible – sans que jamais les deux pôles ne puissent coïncider.

Pour ces philosophes, la perception est conflictuelle et ce conflit fait des certitudes un lieu vide que l’on ne peut s’approprier et met en échec l'image d'une unité organique ou temporelle..

Finalement le conflit est aussi révolutionnaire que le réel.

Le conflit est fécond s’il assume la division qui devient comme constitutive du réel.
Etre libre, c’est s’ouvrir au conflit, c’est prendre des risques. Quand rien ne peut être dit, quand il n’y a « plus rien », c’est l’affrontement violent. Quand le JE est omis, et que la vision se limite à « l’homme en général », que la personne, la subjectivité est oubliée, le conflit devient affrontement : mon monde est meilleur que le tien.
Mais c’est un monde ou les hommes n’ont pas de nom, pas de visages et sont interchangeables.
Je pense donc je suis. NON. J’ai à être. La vie n’est pas. Elle devient…dans et par le conflit..

 

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« Tenere non potes, non perdere potes diem »

28 mars 2012

 

Cette devise horaire médiévale, sur cadran solaire, rappelle que, si on ne peut pas arrêter le cours du temps, on peut par contre ne pas perdre son temps.

 

Le cours du temps est-il inexorable ?

 

Au Moyen-âge, la succession des jours et des nuits, résultant de la course géo-centrée du soleil, illustre la fuite inexorable du temps.

Mais, si les jours, les durées passent, les choses bougent et les personnes changent, le temps lui-même ne passe pas : Même le baiser de Schrödinger peut bien figer le mouvement, mais pas arrêter le temps.

Dans l’Histoire de la pensée occidentale, le passage du temps physique, objectif, celui de la nature, a toujours été tenu pour inexorable, que le temps lui-même soit conçu comme une substance réelle, indépendante des phénomènes (Newton, Relativité Restreinte, Mécanique quantique de Bohr), ou bien comme une pure relation, liée à leur devenir (Aristote, Bossuet, Relativité Générale).

En revanche, c’est moins net pour le temps mental, subjectif. Chez Kant, le temps est une catégorie substantielle de la sensibilité, tandis que pour Bergson, il se rapporte à la conscience de la durée, et que dans le courant phénoménologique, il est conscience intuitive du présent, avec mémoire du passé et anticipation du futur. De son côté, le temps neuropsychologique consiste en une abstraction imaginative, réalisée à partir de l’expérience perceptive de la durée. Le voyage mental dans le passé et dans le futur, véritable déconnexion du temps, montre bien que le temps subjectif n’est pas toujours inexorable.

Finalement, il se peut bien que le temps n’existe pas, ni physique, ni mental. En effet, d’une part, il serait une pure illusion neuropsychologique, due au fonctionnement temporalisé de la mémoire autobiographique (une lésion du cortex préfrontal médian fait perdre complètement la notion de temps), et d’autre part, il serait une pure apparence physique (Mécanique quantique de Rovelli), due à l’irréversibilité entropique des systèmes thermodynamiques. Implorer le temps de suspendre son vol, serait alors vraiment très romantique !

 

Que signifie la « possibilité » (de ne pas perdre son temps) ?

 

La possibilité objective, de ne pas perdre son temps, existe très largement. De nos jours, l’être humain a tous les moyens de temporaliser sa vie : Horloges internes (neuronales et cellulaires), horloges externes (en plus du cadran solaire), calendriers, horaires, emplois du temps…

Puis, la possibilité subjective, la capacité de le faire, existe aussi en général, malgré les risques de souffrance et la mort certaine, grâce au désir (sous-tendu par les systèmes neuronaux à dopamine). Mais en cas d’absence de désir par dépression, où vraiment alors « je est un autre », on n’a plus goût à rien, ni envie de rien (Philippe Fossati).

Enfin, la pression sociale fait plus que nous y autoriser, à ne pas perdre notre temps, elle nous y invite fermement, quand elle ne nous y oblige pas carrément, à travers l’école, l’entreprise, les réseaux sociaux, le marketing…

 

Ne pas perdre son temps, dans la vie, cela consiste en quoi ?

 

Toute la pensée occidentale a cherché, en particulier, à répondre à cette question : Qu’est-ce que la « vie bonne », comment « vivre bien » et avoir une « vie valable », de telle sorte qu’au crépuscule de sa vie, on ne l’ait pas perdue ?  Ce que les meilleurs esprits de l’Humanité ont trouvé depuis 25 siècles à proposer comme réponse, est immensément divers, en philosophie, en religion et en idéologie politique.

Cependant, il est possible de regrouper les réponses autour de deux grandes perspectives opposées, dans chaque domaine.

En philosophie, les différentes réponses sur la « vie bonne », souvent composites, relèvent toutes de deux attitudes opposées envers la vie. L’une, de repli détaché, illustrée principalement par le tonneau cynique, l’ataraxie stoïcienne et le lâcher prise bouddhiste, privilégie de façon pessimiste l’aspect menaçant de la vie. L’autre, d’expansion attachée, privilégie de façon optimiste l’aspect chanceux de la vie, et se retrouve principalement dans la réalisation de soi (Aristote, Nietzsche, Sartre), plaisante (Épicure) ou joyeuse (Spinoza). Ce qui rend tous ces systèmes insatisfaisants, c’est que la vie réelle comporte tout à la fois les deux aspects, indissociablement.

En religion, les réponses reposent sur la considération de deux vies opposées, la terrestre et la céleste. Au cours de la vie terrestre passagère, « vivre bien » se résume à vivre conformément à la volonté divine, afin de gagner son salut dans la seule vie qui importe, la céleste éternelle. Ce qui rend toutes ces croyances insatisfaisantes, c’est que les réelles aspirations légitimes de la vie, repoussées dans un « ailleurs plus tard », soient ainsi dissociées de leur réalisation « ici et maintenant ».

En politique, les différentes réponses, toujours plus ou moins mélangées, peuvent se regrouper autour de deux visions sociales opposées. L’une, de confiance envers l’individu libre et responsable, privilégie l’épanouissement personnel (individualisme, libéralisme). L’autre, de confiance envers la société solidaire et responsable, privilégie le bien de tous (socialisme, fascisme). Ce qui rend toutes ces idéologies insatisfaisantes, c’est que la réalité de la vie politique et sociale comporte en même temps les deux visions, indissociablement.

De son côté, que dit la science au sujet de la vie valablement vécue ? Les sciences humaines (psychologie, sociologie, économie), montrent que ce qu’elles appellent modestement « bien-être subjectif », dépend à la fois des gènes et de l’histoire personnelle, qu’il est favorisé par la richesse et la bonne santé (déjà Sénèque…), et enfin qu’il peut être accru par un vécu approprié. Finalement, le « bien-être subjectif » est lié aux interactions sociales positives, satisfaisantes dans tous les lieux de vie (J. Siegrist), c'est-à-dire lié au « relationnel caressant pour soi », fait de rencontres, en personne et par la pensée, que justement la temporalisation favorise.

 

Patrice

 

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Le doute

1er février 2012

 

Manifestation de l’esprit critique, qui est « intelligence » de la validité des certitudes, le doute est la faculté de mise en question des faits et des opinions, de soi-même et d’autrui. Cette faculté est liée à l’apparition évolutive chez l’être humain de la conscience de soi, et donc à la capacité d’anticipation d’un futur incertain. Le doute constitue ainsi la première phase de la liberté mentale ressentie : C’est le déclenchement de l’exercice de pleine liberté, contrairement à la liberté admise par la théologie chrétienne, restreinte aux choses douteuses (« In dubiis libertas »).

 

Le doute a été sélectionné au cours de l’Évolution, car il est avantageux pour la survie, et le bien-être, en tant qu’attitude prudente à l’égard des menaces et dangers à venir. Il pousse ainsi à vérifier les faits et les événements possibles, et oblige à justifier les opinions, pour mieux réussir l’anticipation du futur, qui est à la fois besoin de savoir et outil de pouvoir. Il contribue donc décisivement à l’efficacité de l’action en avenir incertain (Bon choix, bon pari). Effectivement, le doute sert à délimiter le champ de validité d’une certitude ; il dessine les contours méfiants, plus ou moins flous, du domaine d’une vérité, dont le critère est la confiance qu’on lui porte : Vrai fiable en deçà du doute, faux au-delà. Par conséquent, loin de s’opposer, doute et vérité se nourrissent l’un l’autre au sein de chaque cadre de référence (théorie, système ou religion), en clarifiant la prise en considération des multiples référentiels du réel complexe, pour la meilleure pratique de la tolérance (Relativisme « compréhensif »).

 

De quoi est donc fait le doute ? Du point de vue philologique, le doute « naturel » est constitué d’abord de crainte et d’incertitude, puis de méfiance, bien réaliste devant la possibilité de l’erreur, relevant en quelque sorte d’un instinct de conservation. D’un autre côté, sans aller jusqu’à la consistance extrême du scepticisme théorique (« On ne peut rien savoir vraiment »), l’inquiétude lucide de Montaigne (« Que sais-je ? »), exprimant un scepticisme curieux, est une posture inconfortable, incomplète comme l’indignation, qui peut dériver aussi bien vers l’absolutisme que vers le relativisme « compréhensif ». Enfin, le doute méthodique du questionnement philosophique, procédé rhétorique utile, est fait de ruse circonstanciée : Ruse manipulatrice de Platon qui, à l’encontre des sophistes (« On peut tout dire »), instrumentalise Socrate, sincère, lui, dans son ignorance ironique, et à l’époque moderne, ruse auto-manipulatrice de Descartes (« Songe » et « Malin génie »), qui feint un doute provisoire, mais universel à l’égard de l’absolutisme gréco-chrétien (« On ne peut rien dire d’autre »), pour mieux avancer ses propres certitudes possibles.

Par ailleurs, le doute se forme principalement à travers deux mécanismes. D’abord, il surgit du décalage irréductible entre le réel et la connaissance que l’on peut en avoir. En effet, cette connaissance est une correspondance entre deux images mentales, l’image sensorielle qui recompose l’objet saisi (par exemple, un territoire) et l’image conceptuelle qui le reconstruit dans tout son sens (la carte correspondante) ; et aussi, la connaissance d’un objet est toujours relative à la méthode d’observation utilisée, échelle, point de vue et instrument. La réalité des choses apparaît alors toujours « différante » (Derrida), selon le référentiel considéré : Elle dépend de ce que l’on regarde et de comment on regarde.

Ensuite, le doute est produit par la résistance lucide qu’offrent les schémas (« modèles mentaux ») en mémoire à toute « nouveauté » de fait ou de valeur, qui se présente par elle-même, par influence ou par manipulation. Cette résistance mentale assure la cohérence de la représentation que l’on se fait du monde, ainsi que la stabilité identitaire du soi dans le temps. Un tel mécanisme protecteur, dépendant de l’histoire personnelle de chacun, va normalement susciter un doute différencié selon ses objets, comme par exemple à l’égard de « l’ébullition de l’eau à 100° » ou de « l’influence des astres sur la personnalité ».

 Toutefois, il est légitime de douter du doute universel. Car, comme le dit Pascal, « il n’est pas certain que tout soit incertain », sous peine d’auto-contradiction ; et pratiquement, il faut bien vivre et tenir au moins sa vie pour hors de doute. À côté des raisons objectives de ne pas douter « ici et maintenant » (Confiance envers les certitudes validées, ou Foi envers les « révélées »), il existe de nombreuses « bonnes » raisons subjectives de croire sans douter, c'est-à-dire sans chercher à vérifier : Le besoin de croire-savoir dans l’action urgente, la simplification des phénomènes complexes, l’absence de savoir validé (par ex. horoscopes), les illusions perceptives, ou encore les biais d’évaluation (par ex. aversion au risque) et d’intuition (par ex. causalité de la normalité fréquente).

 

Patrice
 

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LE CHAOS, par Jean Luc

Le terme de chaos est apparu pour la 1ere fois dans le poème intitulé la Théogonie, dont l’auteur, Hésiode, vécut au 8e siecle avant JC. Est ainsi dénommé ce qui a été traduit par le mot de béance, béance dont sont issus les dieux et le monde. Khaos, tel que mentionné par Hésiode, n’est pas tant ce qui précède le monde mais est le préalable intemporel dont sont issus Gaïa (la Terre), Ouranos (le Ciel), Eros (ce qui unit). Khaos est ce qui est sans repère, il représente ce qui est absolument inconnaissable, car il est indicible, indescriptible, hors du temps ; nul ne peut en dire d’expérience de quoi il s’agit, puisque même les dieux ne l’ont pas connu. Il est ainsi le négatif du cosmos, autre concept créé par la mythologie antique ; le cosmos, autrement dit l’univers des dieux, repose sur un principe d’ordre et de logique, lesquels principes confèrent l’intelligibilité aux choses et aux phénomènes. Mais puisque l’intelligibilité repose sur des principes, dont celui de causalité, ceux-ci et en particulier ce dernier peuvent-ils tout recouvrir ? N’y a-t-il rien qui puisse être sans cause et qui de ce fait, illustrant son absolue altérité au monde connaissable, ne peut être lui-même la cause de rien, puisqu’il ne tend vers rien, étant hors du monde ? Si c’est cela le chaos, cette béance informe et inerte antérieure à toute chose, il rend simplement compte de la nécessité qu’il y ait,au sein même de ce chaos, une cause agissante, dont l’effet est de rendre les principes, et notamment celui de causalité, possibles, afin le chaos ne reste pas cette chose inerte et vide de sens. Mais la cause des causes reste donc inconnaissable, car elle reste incluse dans le chaos originel, même si intuitivement, nous en saisissons la nécessité. Et de fait, la fonction d’intelligibilité de toute chose, ce qui l’amène à son essence, à être ce qu’elle est et sa consistance en quelque sorte, reste extérieure à la chose elle-même et ne peut donc être cernée par un logos, une connaissance. Ainsi, le point d’inflexion où le chaos est devenu cosmos et logos ne sera jamais du domaine de la connaissance. Que cela résulte d’une pensée inhérente à la matière ou de l’oeuvre d’un démiurge soudainement apparu, le principe de cette pensée, son mode d’être, est inaccessible à la connaissance humaine. Le questionnement est ici impossible, la pensée humaine ne pouvant s’aventurer vers ce qui lui est extérieur, vers ce qui relève non de la causalité mais de la seule nécessité. Si tout ce qui est relève d’une nécessité, dont bien sûr il est impossible de dire en quoi elle consiste, elle trouve cependant sa raison d’être dans le chaos originel et reste de ce fait inaccessible à la pensée humaine. On peut alors logiquement déduire de tout ceci que c’est le chaos, l’inconnaissable absolu, qui donne son assise à la pensée, puisqu’il aurait été absurde que le chaos restât en cet état. On comprendra alors que toute vérité dans le domaine des croyances est impossible et ce qui sera considéré comme vrai ne pourra l’être que pour soi et soi seul. Car aucun raisonnement ne parviendra à cerner l’origine des choses, puisque l’origine est ce qui est inengendré, est ce qui ne résulte d’aucune cause, de ce fait reste imperméable au raisonnement. Khaos, contrairement au dieu des monothéïsmes, ne crée rien, n’engendre rien, ne relie rien, ne soumet rien. Il ne peut même pas faire l’objet d’un culte. Il disparaît lorsqu’adviennent Gaïa et Ouranos. C’est de leur union que naîtra un monde dont il appartiendra à l’homme de chercher la cohérence sans laquelle l’existence ne serait qu’un non-sens. Eros, ayant uni Gaïa et Ouranos, Khaos n’a pu que disparaître, car le fruit de cette union est le logos, le discours rationnel et scientifique, que l’homme a du imaginer possible lorsqu’il s’est aperçu de la régularité des phénomènes du cosmos et de la nature. Si le monde ne dépend d’aucun dieu, mais de sa seule nécessité d’être, c’est à la pensée humaine de l’arraisonner, de lui donner toute sa signification. Il n’y a en effet nulle évocation de transcendance chez Hésiode. Il ne fait appel à aucun au-delà du monde existant ; en franchir les frontières, ce serait soit revenir au chaos, soit à une pensée qui ne serait pas construite pour elle-même, mais dont l’autonomie serait limitée par la recherche quant à savoir quelles sont les intentions du démiurge, créateur de l’univers. Ce qui crée le monde n’est donc pas une vérité première, irrégragable et absolue, c’est le simple acte d’agir, de s’unir, comme le firent Gaïa et Ouranos, pour offrir à l’homme un monde dans lequel est ensemencé un champ de potentialités.
La science et la philosophie sont à la recherche non d’une vérité en soi qu’il serait bien illusoire de vouloir décrire, mais de réalités qu’il leur faut cerner. Quelles sont-elles ? La recherche du comment des choses pour la science, le recherche du sens pour la philosophie. Ces 2 disciplines de l’esprit ont très certainement été rendues possible grâce à cette Antiquité pré-platonicienne où les Dieux n’étaient pas très différents des humains, où n’existait encore aucune notion de transcendance, où la pensée n’avait pour fonction qu’une mise en ordre du chaos qui est originairement également dans l’esprit humain. « Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse » indique Nietzsche dans Zarathoustra. De l’informe ne peut naître que la forme, car l’informe est absence de sens alors que son contraire est ce qui crée du sens, ce qui est une des finalités de l’existence humaine. C’est l’homme, qui par sa pensée de ce qu’est le monde, lui donne un sens. Dans le Gai Savoir, Nietzsche est encore plus radical, niant même que le monde ne soit jamais sorti du chaos : « Le caractère du monde est celui d’un chaos éternel, non du fait de l’absence de nécessité, mais du fait de l’absence d’ordre, d’enchaînement de forme, de beauté, de sagesse, bref, de toute esthétique humaine ». Considérer le monde comme un chaos, c’est refuser de lui attribuer un sens préalable comme le font les doctrines monothéïstes, c’est au contraire le créer grâce à la possibilité de penser. Le sens ainsi, n’est pas un attribut de l’existence, mais il en est partie intégrante en se générant dans une pluralité de perfections (celle que peut atteindre chaque individu en enfantant l’étoile qui danse), perfections qui ne sauraient jamais se transformer en dogmes, ceux-ci ne seraient au mieux qu’un retour vers le chaos, au pire, le chemin vers le néant.

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LE JEU – par Jean Luc

 

Nous avons vu la semaine dernière que les illusions et les croyances qui en sont à l‘origine forment pour une grand part, la trame de l’existence humaine. Adhérer en ce qui ne peut être démontré pour finalement s’apercevoir qu’il ne pouvait s’agir que d’une absolue irréalité est le lot du plus grand nombre. Pour l’enfant, il est naturel d’agir de la sorte, de n’agir qu’en fonction de ses croyances, puisqu’il ne dispose encore d’aucune connaissance, mais l’adulte, dans son action, se devrait de privilégier la connaissance par rapport à la croyance. Que fait l’enfant lorsqu’il joue? Il se donne un certain nombre de règles au sein desquelles son imaginaire peut évoluer en créant des histoires fictives qui auront une réalité momentanée pendant précisément la durée du jeu. Par exemple, il jouera aux cow-boys et aux Indiens, ou aux billes, ou encore à la marelle. Un jeu, même s’il improvisé, ne consistera jamais à faire n’importe quoi, n’importe comment. Il est donc plus sérieux qu’il n’y paraît et permet certes l’expression libre de l’imaginaire enfantin, mais encadrée par des règles qu’il respecte cependant plus ou moins. Mais n’est-ce pas ainsi que se définit le principe qui est à la source de toute action ? N’importe quel mécanicien ou technicien sait que pour qu’une machine fonctionne, il faut qu’il y ait du jeu entre les différents éléments qui la composent, autrement dit un espace ni trop étroit, ni trop large, qui permette le mouvement au sein des forces que génère la machine. Le jeu illustre donc la notion d’encadrement et de liberté, mais de liberté au sein de cet encadrement, sans quoi il ne peut être. On exclura donc de la notion de jeu, l’activité des très jeunes enfants ou des animaux, tels les chats par exemple, qui semblent jouer, mais qui n’agissent que sous l’impulsion du moment.

Ces caractéristiques se retrouvent dans les activités de jeu des adultes. Ce terme désigne ici non seulement le fait de jouer mais en plus tout objet ou ensemble d’objets permettant une activité réglée, qu’elle soit divertissante, fonctionnelle ou réflexive, par exemple un jeu de cartes, un jeu de clés, un jeu d’échec. Chaque élément du jeu est alors important : qu’il manque un carte et la partie de cartes ne pourra se jouer ; s’il manque une bille à l’enfant, cela ne l’empêche pas de jouer. Bien sûr, les règles seront plus contraignantes que dans les jeux des enfants et pourront même revêtir une grande complexité. D’où la question : à partir de quand un système de règles a-t-il les caractéristiques d’un jeu ? Le système scolaire, le système politique, la comptabilité repose sur des règles, mais ils ne peuvent être qualifiés de jeu, tout simplement parce qu’ordinairement, ils ne se font pas dans un esprit ludique. Le terme jeu vient du latin jocus, amusement, plaisanterie, le terme ludique vient du latin ludus, qui veut dire, amusement comportant des règles. Les « ludi circenses » des Romains ne reposaient pas sur l’improvisation mais suivaient un certain ordonnancement, affichaient une certaine mise en scène . Le jeu est donc un amusement, un divertissement reglé, dont on n’attend rien si ce n’est le plaisir de jouer. Il se distingue d’un chahut, d’une bacchanale, ou d’une fête carnavalesque qui ne sont que festifs et totalement improvisés. Mais comme eux, il est sans finalité, contrairement donc au système scolaire ou système politique ou a fortiori au système financier. Le jeu repose toujours sur la notion de plaisir sans qu’il soit nécessairement un amusement car il n’est jamais purement fantaisiste.

Il nous faut à présent parler du jeu d’un acteur ou de celui d’un instrumentiste virtuose. Il sous-entend naturellement le strict respect du texte ou de la partition mais qui évidemment n’interdit pas mais suppose même une totale liberté d’interprétation sans laquelle tout texte ou toute musique deviennent rapidement ennuyeux; dans ce cas précis, le jeu n’est plus divertissement, mais une pratique menant à l’excellence car visant à conquérir un public. Même dans le cas du jazz, la liberté d’improvisation suppose une parfaite connaissance de l’instrument que l’on joue ainsi qu’une prescience fondée sur l’intuition de ce que sera le jeu des autres instrumentistes. Là encore, nous retrouvons la dualité entre 2 éléments en apparence contradictoires : la règle et la liberté. Mais d’une part, sans règles, la liberté est tout au plus une fantaisie ne menant à rien, et d’autre part, s’il n’y a pas un espace de liberté au sein des règles, celles-ci stérilisent l’esprit qui, sans liberté, ne peut créer.

Cet espace qui permet la vie de l’esprit, qui permet le développement d’une culture, est, comme pour les machines, le jeu cad l’intervalle entre la règle et l’imagination. Remarquons que dans la Grèce antique, lieu où est apparu le théâtre, les paroles d’un comédien se disaient upo-krinomai, terme à l’origine du terme français d’hypocrite, qui est, comme chacun sait, celui qui feint, qui simule. Est-ce à dire que le comédien, dès lors qu’il n’est plus lui-même, dès lors qu’il joue un rôle, n’est réellement plus lui-même, ou est, tel un enfant, à simuler des attitudes et à inventer des situations. D’où en effet, l’interrogation, comment un homme, le comédien, peut-il être autrui sans feindre de l’être ? Est-ce à dire que seul celui qui ignore la sincérité peut être comédien et lui permet ainsi de n’être aucunement hypocrite lorsqu’il joue à être qqu’un d’autre, lorsqu’il feint d’être un autre que lui ? Ce serait excessif, car le comédien ne recherche que le plaisir de jouer, l’hypocrite cherche à manipuler, à tromper, ce n’est donc plus un jeu, mais une perversion.

Autre question : un jeu, dès lors qu’il comporte un enjeu, est-il encore un jeu ? Le jeu est supposé reposer sur la gratuité (on n’en attend rien), la futilité, le seul plaisir de jouer, ce qui n’exclut pas le sérieux. Dès lors que quelque chose est en jeu, qu’il y a un enjeu, c’est qu’on en attend un résultat une fois que la partie sera terminée. En cas d’échec, on pourra toujours dire qu’il ne s’agissait que d’un jeu ; cela permet la dissimulation des intentions véritables et de garder la tête haute. Ex : le Grand Jeu au 19e siècle entre l’Angleterre et la Russie en Asie Centrale. Le jeu consiste à s’assurer une domination sur des contrées extérieures, mais aussi à assumer l’échec, s’il se produit. « Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité », note Freud, dans les « Essais de psychanalyse appliquée » ; il arrive que la réalité résiste à l’imaginaire, à l’ambition que celle-ci sécrète. Le jeu reste donc dans la fiction : tout comme l’enfant, le joueur, dans le domaine de la stratégie, fait semblant de ne pas faire ce qu’il ferait effectivement s’il n’avait pas besoin de simuler, si le rapport de force lui était favorable. Pourquoi comparer cela au jeu de l’enfant ? C’est par méconnaissance et par impuissance que l’enfant joue, qu’il fait semblant. Il sait bien qu’il joue, mais il le fait avec sérieux, car quand il sera « grand », il pourra effectivement créer des situations analogues où son rapport à la réalité sera conditionné par l’empreinte qu’il pensera pouvoir y laisser. Il pourra alors jouer à se prendre au sérieux. Bref, le jeu, dès lors qu’il est plus qu’un simple divertissement comme le jeu de cartes ou les jeux de l’esprit, est ce qui permet d’appréhender, de donner une forme à l’avenir, sans qu’il soit possible néanmoins de dire de quoi sera fait cet avenir ; le jeu, vu sous cet angle, est ce qui prépare à l’anticipation, à la tactique, à la stratégie, à la gestion de l’aléatoire, mais toutefois dans ces cas, ne vaudrait-il pas mieux parler d’un pari ?

On voit par conséquent que ce vocable de jeu recouvre des situations très diverses. En cela il illustre la relativité du relativisme qui voudrait qu’aucune signification commune ne puisse être désigné par un même terme. Relativisme qui est si courant de nos jours, où une notion, telle que l’identité par exemple, est considérée comme sulfureuse car discriminante puisque fondée sur une spécificité. Cela mène à la confusion entre universalité, qui est bien un mythe dès lors qu’il s’agit de croyances que l’on voudrait universaliser, et commune signification, qui permet tout simplement de clarifier les idées sans chercher à relativiser quoi que ce soit. Il y a pourtant bien une universalité du jeu, puisqu’on le retrouve dans toute civilisation, mais celui-ci, nécessaire et pourtant futile, n’est pas ce qui permet de définir une civilisation.

 

Jean Luc

 

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Le rapport au mal

21 septembre 2011

 

Le rapport au mal dépend de la conception que l’on s’en fait. Son histoire dans la pensée occidentale suit en parallèle celle du rapport entre l’humain et le divin.

 

Le mal antique

 

Les récits mythologiques rendent compte de l’existence du mal : Zeus, pour se venger du vol du feu par Prométhée, envoie la boîte de Pandore sur terre, d’où se répandent tous les maux parmi les hommes. Un récit babylonien fait état de la souffrance des hommes, remplaçant celle des petits dieux, à la suite d’une révolte contre les grands. De même, la Genèse parle de la souffrance humaine comme punition pour avoir désobéi à Dieu.

Ainsi, le mal mythologique provient de la rébellion de l’Humanité contre la Divinité, une ou multiple, qui anime la Nature. Cette rébellion entraîne le mal, comme châtiment collectif et héréditaire, dans un enchaînement circulaire : La souffrance en effet provoque la rébellion, qui entraîne la souffrance du châtiment. Le rapport au mal, dans ce cas, est une fatalité de la condition humaine solidaire, comportant l’injustice de la souffrance innocente. Pour tenter de remédier à cette fatalité, l’être humain doit chercher à honorer les dieux et à se les concilier.

La métaphysique grecque casse l’enchaînement souffrance-rébellion. Car le mal ontologique est une non-conformité à la nature des choses, un manque d’être, une imperfection, un peu à la manière de la dysharmonie confucéenne. Il est erreur, démesure, désordre, injustice et méchanceté. Le rapport au mal est ici une naturalisation rationnelle, avec causalité ontologique dualiste (corps/âme), qui n’élimine pas l’injustice de la souffrance innocente. Si possible, il faut alors supprimer la cause du désordre, et rétablir la conformité à la nature des choses, par la soumission aux lois, la recherche de la sagesse et du bonheur. Sinon, il reste à adopter l’attitude stoïcienne de résignation fataliste.

 

Le mal chrétien

 

Le mal est à la base de l’eschatologie chrétienne : Chute, rédemption, jugement, et salut ou damnation.

La conception chrétienne du mal a des antécédents : Pour la Gnose (Zarathoustra, Manès), le monde est le théâtre de la lutte entre deux principes égaux, le Bien et le Mal, Dieu et Satan, l’Esprit et le Corps, ce qui se retrouve dans le platonisme (Sensible/Intelligible). Dans l’hérésie de Pélage, l’être humain face à Dieu, possède une totale liberté responsable, et le mal n’a ni origine ni justification.

 

- Origine et explication du mal :

Au cours de l’Histoire, l’explication chrétienne du mal s’est élaborée progressivement, en intégrant plusieurs éléments. D’abord, la théorie du péché originel d’Augustin d’Hippone, reprise par Thomas d’Aquin : La puissance de Satan, à travers la concupiscence, entraîne l’être humain doté de libre-arbitre, à désobéir à Dieu et à nier le Bien. Cela consacre sa culpabilité radicale, avec le mal comme châtiment correspondant, collectif et héréditaire. Sans plus aucune trace de manichéisme, ce mal n’est pas une substance, mais une absence de bien.

Ensuite, la théorie du monde imparfait de Leibniz (« Théodicée ») : Dieu n’étant pas l’auteur du mal (contrairement à Allah), comment expliquer son existence malgré un Dieu tout-puissant et infiniment bon (ce que n’est pas Allah) ? La réponse de Leibniz est que le mal a sa raison d’être, comme toute chose, dans un monde qui est le moins mauvais possible. La philosophe Simone Weil estime que c’est le retrait de Dieu, son « éloignement » du monde créé, qui tout en lui permettant d’exister, le rend imparfait.

Enfin, la théorie de la faiblesse de Dieu, du théologien protestant Karl Barth (Nouvelle Théologie) : Un Dieu tout-puissant est absolument incompatible avec le mal. Dieu est donc nécessairement faible. Pour sa part, Alain pense que ce n’est pas Dieu qui est faible, mais bien l’esprit humain.

 

- Justification du mal (pourquoi moi ?) :

Dans la pensée chrétienne, le mal est justifié par la nature pécheresse du genre humain solidaire (Pascal : « Nous naissons tous coupables »), par l’omniprésence et la banalité du mal (Cf. Hannah Arendt), et surtout par le principe de justice rétributive (comme dans Bouddhisme et Hindouisme) : La souffrance en effet est le prix à payer de la culpabilité ; le mal-châtiment est en réalité une source de rédemption.

Mais demeure l’injustice de la souffrance innocente, celle qui révolte Camus (La Peste), et l’insupportable autant qu’incompréhensible excès de mal dans le monde. La perspective de la consolation céleste, le caractère insondable du dessein divin ou l’incommensurabilité du Créateur et de sa Création, ne sont pas vraiment capables de justifier l’existence d’un tel mal.

 

- Rapport au mal :

À l’issue de sa vaste synthèse sur « le mal, défi philosophique et théologique » (1994), le philosophe chrétien Paul Ricœur conclut à l’aporie mystérieuse du mal, qui oblige à renoncer à la rationalité à son sujet. Dans une sorte de retour au mal mythologique, qui est divinisation conflictuelle et fatalité solidaire, le rapport chrétien au mal se voit réduit, pour lui, à la juste lamentation envers Dieu (comme Job), mais sans accusation, et en redoublant de Foi et d’Espérance. En effet, le mal incompréhensible n’éliminerait pas les autres raisons de croire, et au contraire, il rendrait Dieu d’autant plus nécessaire (« asile de l’ignorance ! »). En fait, il pourrait bien ne pas empêcher de supporter la souffrance injuste, sans même espérer de rétribution terrestre. C’est plutôt la tentative scientifique de comprendre le mal qui serait vaine, et immorale, car tendant à éliminer toute culpabilité. Par une sorte d’autosuggestion, l’injustice du mal pourrait aussi conforter l’espérance en une compensation céleste consolatrice.

 

Le mal moderne (postchrétien)

 

Voltaire a ironisé sur « le meilleur des mondes possibles », en parcourant un monde améliorable, qu’il convient de cultiver. De même, Kant considère le mal radical comme non-intelligible, et le mal pratique comme relevant de l’action morale, tandis que Hegel voit le mal évoluer dans le monde selon la dialectique de l’Esprit et de la Conscience, conciliés par le Pardon.

Puis Nietzsche remet radicalement en cause la conception chrétienne du mal : Il n’y a pas de bien ni de mal, selon la morale judiciaire traditionnelle, mais bien plutôt du bon et du mauvais, selon une morale attractive (recherche de joie, amour et bonheur), par rapport à la volonté de réaliser pleinement sa vie, comme une œuvre d’art. Dans ce cas, le rapport au mauvais s’exprime en termes de faiblesse, de manque de volonté.

Pour les modernes, l’origine du mal se trouve dans la nature, matérielle et humaine, et il est donc possible d’en rendre compte par des facteurs naturels.

Le monde en effet est indifférent au sort de l’être humain, et ses mécanismes (accidents, maladies, mort) n’ont aucune raison de correspondre en tous points aux désirs, besoins ou exigences de celui-ci (André Comte-Sponville).  La société de son côté élabore les normes du vivre ensemble, le mal étant tout ce qui nuit à la cohésion pacifique du groupe. Enfin, il existe chez l’être humain la possibilité du mal radical, de « l’inhumain » (sadisme, perversion) : Son cerveau en effet en a les capacités, qui sont la conscience morale et la représentation de soi, d’autrui et du monde (Axel Kahn). L’absolutisme de ces représentations (« vérités » idéologiques ou religieuses), et la recherche diversifiée du plaisir, peuvent conduire à la violence fanatique, par exemple celle de la rivalité mimétique, évacuée par le meurtre du bouc-émissaire (René Girard).

Le rapport moderne au mal est donc la renaturalisation rationnelle d’un fait bien réel et tout à fait compréhensible, même si loin d’être élucidé, puisque c’est seulement la croyance en Dieu qui le rend mystérieux. Ici, il n’y a plus de culpabilité, mais une pleine et entière responsabilité, due à la liberté que ressent l’être humain, par appropriation psychologique de ses pensées et de ses actes : L’être humain répond de ses faiblesses, de ses erreurs, de ses infractions ou de ses crimes. Il convient alors de poursuivre la compréhension du mal,  par l’amélioration des connaissances scientifiques, mais aussi de le combattre par l’éducation (conditionnement, imitation), par la pratique d’une morale attractive (expérience personnelle et sociale), et par les lois.

D’après Philippe Breton, le « refusant », qui n’accepte pas l’ordre, même légal, de commettre le mal, est essentiellement une personne imperméable à l’esprit de vengeance, insoumise à l’autorité, même légitime (expérience de Stanley Milgram), et qui possède une forte autonomie de jugement (barrière intérieure).

 

Patrice

 

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La nature humaine est-elle universelle ?

10 août 2011

 

L’enjeu de la question est moral et politique : L’Humanité est-elle unique, et doit-on traiter tous les êtres humains de la même façon ?

 

Concept de « nature humaine »

 

Le sens du concept de « nature humaine » dépend du référentiel de pensée dans lequel on se place : idéalisme ou matérialisme.

Relevant de l’idéalisme, on trouve principalement l’ontologie dualiste, l’épistémologie « réaliste » et l’humanisme existentialiste. Dans ce cadre, la nature humaine est un absolu transcendant, identifiée à l’idée, l’âme ou l’essence de l’être humain en soi. L’espèce humaine est ainsi radicalement différente des autres espèces animales, avec une différence de nature entre l’humanité et l’animalité. Le concept de « nature humaine » est réel et universel.

Dans le matérialisme, l’ontologie est moniste (l’esprit dépend de la matière), et l’épistémologie, pragmatique, et intersubjective. Là, par contre, la nature humaine est une notion relative et immanente, et on préfère parler de « condition humaine », qui représente l’ensemble des caractéristiques biologiques, psychologiques et sociologiques de l’être humain, avec leurs variations historiques et géographiques. L’espèce humaine est ainsi une espèce animale parmi les autres, avec seulement une différence de degré par rapport à elles. Le concept de « nature humaine » n’est qu’un pur « flatus vocis » nominaliste.

 

Nature humaine, comme « idée  universelle » réelle

 

Faisant partie du réel, cette « idée universelle » de l’être humain représente sa définition, son essence, son identité, qui est fixe, commune à tous les humains et spécifique à eux. Dans l’histoire de la philosophie, on trouve les principales essences de l’humain suivantes :

« Animal rationnel et politique » (Aristote)

« Âme incarnée et intelligente » (Thomas d’Aquin)

« Conatus désirant » (Spinoza)

« Sujet transcendantal » (Kant)

« Volonté de puissance » (Nietzsche)

« L’inconscient » (Freud)

« Désir libre d’exister » (Sartre)

En Biologie, un rôle essentiel analogue est joué par le génome humain, considéré comme pratiquement unique, et déterminant toute la vie physiologique.

On recense également de nombreux « propres » de l’homme » : rire, langage, morale, écriture, art, sadisme… et aussi, sommet de la Création ou de l’Évolution.

Cependant, on peut faire à la conception idéaliste de la « nature humaine » un certain nombre de critiques. Car elle implique effectivement tout ou partie des éléments suivants :

- Une croyance en un Dieu créateur ou à une Cause Première.

- Un déterminisme fixiste de l’existence, sans réelle liberté ni évolution possible, avec statut « naturel », individuel, voire social (Cf. les « ordres » de l’Ancien Régime, ou les « fonctions » de la Société indo-européenne, de Georges Dumézil).

- Un ethnocentrisme dans son processus d’élaboration, pouvant simplement refléter une culture ou une idéologie particulière.

- Une Évolution biologique de type finaliste (« dessein intelligent »), se traduisant par progrès et complexification des êtres vivants, avec le nécessaire être humain à son sommet.

- Un critère naïf de classification : Incomplète et ambiguë, la définition de type aristotélicien est arbitraire (pourquoi pas une « Raison animale » ou un « Ange mortel » ?), et non-explicative (l’homme est rationnel, parce que c’est sa nature !). Or aucune essence n’est capable de réduire la complexité multidimensionnelle de l’être humain.

La « nature humaine » idéaliste est ainsi un concept flou, une opinion, voire une foi, en aucun cas un fait objectif ou un savoir.

 

Critique du concept « d’Être »

 

Pour la métaphysique traditionnelle, l’Être représente la réalité essentielle de l’ensemble de tout ce qui existe : De même que l’être d’une chose est son essence spécifique, l’Être est l’idée ou l’essence même du Réel, en tant que tel. L’Être est le principe explicatif de tout. Ce genre de « joker » universel est néanmoins susceptible d’un certain nombre de critiques :

- L’Essence « précède et forme l’Existence ». Mais pour Sartre, c’est le contraire, car l’être humain, projet libre, devient sa pensée projective : l’existence des étants précède et forme l’essence des êtres, ramenant cette dernière à un statut contingent et secondaire.

- L’Être est « la permanence invisible des choses », au-delà du visible changement de tout. Mais la science montre que la permanence des choses est une illusion, et que constance ou évolution dépendent seulement de l’échelle d’observation, temporelle ou spatiale ; au niveau neurocognitif, l’illusion de permanence est un effet direct de la mémoire.

- L’Essence est « un absolu nécessaire ». Mais la science (Relativité et Mécanique quantique) montre que le réel est contingent (dépend de l’observation), et causalement aléatoire (Systèmes dynamiques). L’Être apparaît ici comme un « asile de l’ignorance ».

- L’Être est « une exigence rationnelle ». Mais la neuropsychologie montre que des concepts irréels peuvent être formés intuitivement par l’imagination, à partir de l’expérience perceptive des choses concrètes, comme par exemple l’infini, l’éternité, les objets mathématiques… ou Harry Potter. L’Être est bien plutôt un « idéal de l’imagination ».

- L’Être « a sa correspondance dans le réel physique », collection d’objets, de particules. Mais la Physique considère de plus en plus le réel comme un ensemble de relations (Cf. l’interprétation relationnelle de la Mécanique quantique). La matière conçue comme « un champ de relations », « flottant en l’air sans appui sur des choses », implique une vacuité totale de la notion d’Être.

 

Décidément, « l’Être » est un concept plutôt problématique ! D’ailleurs, Michel Bitbol, professeur de philosophie à Polytechnique, plaide pour une « Philosophie relationnelle » (« De l’intérieur du monde : Pour une Philosophie des relations », 2010).

 

Nature humaine, comme pur nominalisme

 

Ici, l’expression « nature humaine » n’est qu’un pur son vocal, un phonème, sans aucun contenu, purement pratique ou commode, sans référent réel aucun. Dans la perspective matérialiste en effet, il n’y a pas de nature humaine, mais seulement des êtres humains concrets, possédant des conditions diverses, historiques et locales, qui sont à interpréter.

Quelques exemples de « condition humaine » :

- David Hume (« Traité de la nature humaine ») estime que la condition humaine n’a rien d’inné, qu’elle est entièrement subjective, et évolutive par expérience tout au long de la vie.

- Marx pense que les conditions humaines sont le reflet des classes sociales, qui incarnent les forces matérielles en évolution dialectique.

- Sartre soutient que, sans nature déterminante, l’être humain se crée lui-même en existant, par son libre projet.

La diversité des conditions humaines est radicale, puisqu’elle recouvre l’ensemble des conditions biologiques, psychologiques et sociales (décrites par Hobbes, par exemple), avec leurs variations dans le temps (historiques) et dans l’espace (géographiques). Elle reflète l’immense variabilité des sociétés humaines, résultant de la multiplication croisée des variétés culturelles et des variations naturelles, et décrite par l’anthropologie. Comme le dit Merleau-Ponty, « l’homme est un animal dénaturé », car il échappe, par la culture, au déterminisme biologique, et il précise : « L’homme est une idée historique » ; ce que confirme le paléoanthropologue Pascal Picq : « L’humain est une invention de l’homme, pas un fait ».

La Biologie vient conforter cette perspective en considérant l’être humain comme une forme vivante en évolution, avec des différences de degré par rapport aux autres, par conséquent, et non des différences de nature. Les spécificités biologiques de l’espèce humaine se rapportent principalement au cerveau, à la bipédie, à l’alimentation omnivore et à la néoténie. Chaque être humain est donc le produit, d’une part, d’une nature génomique issue du processus d’hominisation, considérée comme unique au sein de l’espèce, et cadre des variations possibles, et d’autre part, d’une culture liée au processus d’humanisation, sans doute en accélération, l’être humain ne pouvant devenir tel qu’à travers une culture.

Il est bien sûr possible d’identifier dans les conditions humaines des éléments généraux, communs, comme ceux que mentionne Sartre : Vivre dans le monde, avec autrui, travailler et mourir ; ou bien se confronter à l’absurde (vie dénuée de sens) de Mounier ; ou encore chercher, de façon absurde, à maîtriser une nature indifférente, pour Camus.

 

Unicité de l’Humanité

 

Déjà affirmée par le Stoïcisme, le Christianisme, la Démocratie des Lumières et le Positivisme, l’unicité de l’Humanité a été à nouveau proclamée à l’issue de la deuxième Guerre mondiale, après avoir été niée par le régime nazi. Par deux fois, en 1950, puis en 1978 à propos des races, l’UNESCO a solennellement déclarée « l’unicité dans la diversité » de l’espèce humaine, comme « idéal vers lequel convergent l’éthique et la science ».

Cependant, la science fournit des faits plus nuancés. Si le génome humain est généralement considéré comme unique, il n’est pas exempt de variations d’un bout à l’autre de la planète. Si la différenciation des races n’est pas définissable en termes génétiques, leurs différences apparentes sautent aux yeux, et tendent même à être revendiquées de façon identitaire (médicaments et cosmétiques ethniques, par exemple). Enfin, le Darwinisme, avec la sélection des plus aptes et l’élimination des inaptes, donne souvent lieu à une interprétation sociale erronée (en réalité, chacun a sa niche écologique).

Les arguments contre l’unicité de l’Humanité sont surtout d’ordre « naturel » : Existence courante du racisme ordinaire, de la xénophobie et des discriminations ; différences individuelles innées (intelligence, beauté, personnalité, force et talent) ; et différences de conditions socio-économiques (hiérarchie, paternalisme et « servitude volontaire »).

Les arguments en faveur de l’unicité sont surtout d’ordre culturel : Origine unique des êtres humains affirmée par les mythologies et les religions ; Déclaration performative de la Démocratie des Lumières (Droits de l’Homme), à visée morale et politique.

Si la « nature humaine » idéaliste avait pu correspondre à une quelconque réalité, l’Humanité unique aurait été un corollaire immédiat. Mais comme l’a rappelé son directeur général, l’UNESCO fonde sa Déclaration sur le principe de la dignité de l’être humain, valeur culturelle de la condition humaine, relative à l’histoire et à la société. Ce fondement culturel n’est donc pas universel, et ne saurait justifier l’unicité de l’Humanité.

En réalité, cette unicité du genre humain s’enracine dans la variabilité intrinsèque des nombreuses composantes de la condition humaine : La variation est constitutive de la même Humanité unique. De plus, la déclaration performative de l’UNESCO n’a pas vraiment besoin de l’aval ou de la caution de la Science, susceptible de varier, car elle est de nature morale et politique. « L’unicité dans la diversité » de l’Humanité est ainsi une conception à caractère relatif, certes, mais qui reste toujours universalisable, au cas où les conditions humaines convergent suffisamment pour cela (André Comte-Sponville).

 

Patrice

 

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rapport mal
nature universelle

 

 

Le talent et le génie

 

L’encyclopédie Larousse définit le talent comme l’aptitude particulière à faire quelque chose. Posséder une capacité, un don remarquable dans le domaine artistique ou littéraire. À l’origine, il s’agissait d’une unité de compte de la Grèce antique.

Le génie dont l’étymologie vient de genius, le père de famille, la divinité tutélaire honorée sur l’autel familial chez les Romains,  est défini quant à lui, comme une aptitude naturelle de l’esprit de quelqu’un qui le rend capable de concevoir, de créer des choses, des concepts d’une qualité exceptionnelle, avec des notions d’originalité, d’inventivité, de rareté : exemple le génie d’Einstein.  

Dans l’évangile de Matthieu (de 25.14 à 25.30) se trouve la parabole des talents. Un maître part en voyage et remet respectivement cinq, deux et un talents à ses serviteurs. À son retour il demande des comptes. Les premiers lui rendent son capital doublé par les gains, le dernier ne lui restitue que le talent donné. Le maître félicite chaleureusement les deux premiers et vilipende le dernier, lui reprochant de ne pas avoir su profiter de son talent.

Nous pouvons constater que le talent est plus facile à cerner que le génie. Il correspond à une aptitude ou une capacité inégalement réparties dont il faut prendre conscience pour ensuite les exploiter. Dans toutes sociétés, les talents sont évalués selon des valeurs codifiées mais on peut noter une prépondérance du plan monétaire.

 Sur le site de ‟Philosophie et Spiritualité”, nous avons trouvé un texte de Serge Carfantan, daté de 2002, concernant ‟la création artistique” dans lequel l’auteur se réfère à la fois au talent et au génie. Même si le talent et le génie s’appliquent également aux sciences, l’art nous a semblé un domaine privilégié pour comparer ces deux notions.

Dans son texte l’auteur présente le champ artistique  à partir des trois niveaux suivants : l’ouvrier, l’artisan et l’artiste.

L’ouvrier est dépossédé de la création. Il n’est qu’un exécutant sans pouvoir de conception, subordonné à la technique et à la production en série.

L’artisan possède un savoir faire transmis par la succession des générations. Il donne une valeur expressive à son ouvrage qui associe l’utilité et l’esthétique.

L’artiste produit une valeur essentiellement esthétique basée sur davantage sur le plaisir que sur l’utilité. L’art produit de la culture, il est plus tourné vers la création que vers l’action.

L’auteur en vient à se poser la question : l’artiste se fait-il par l’hérédité ou par l’éducation ? Pour y répondre il se réfère à différentes théories sur l’origine du génie.

- Le génie est-il génétique comme la proximité linguistique entre les deux termes le laisse suggérer ? Les grandes familles de musiciens ou de peintres accréditent cette hypothèse. Cependant, nous savons bien qu’il y a toujours une interaction entre l’inné et l’acquis.

- L’explication caractérologique permet seulement d’exprimer la tonalité de l’œuvre en rapport avec le caractère de l’artiste mais ne dit rien sur son aptitude à la création.

- Le génie est-il folie ? La contigüité entre la création artistique et la folie expose à la tentation de confondre l’excentricité et le génie. Si c’était le cas nos hôpitaux psychiatriques seraient alors un réservoir de génies.

- Pour Freud, l’artiste est un névrosé qui sublime ses pulsions dans la création esthétique. La névrose serait-elle la cause ou la conséquence du génie ? Le génie étant par définition celui qui est en dehors du modèle consensuel ; cela l’expose à des conduites non-conformes aux normes, comme une vie déséquilibrée plus ou moins associée à la consommation de stupéfiants.

- Pour Nietzsche, la création est subordonnée aux trois ‟M” : milieu, moment et mode. Une œuvre  est le miroir de son époque. Celui qui maîtrise les trois ‟M”  a du talent, mais cela  n’explique pas l’originalité et la touche particulière du génie. Les théoriciens de l’art on vu dans l’art une forme de communication et l’artiste comme un témoin de son temps.

Bergson, lui ne se satisfait pas de cette théorie sociale du génie. Pour ce philosophe, c’est l’artiste insatisfait de son œuvre qui recherche la reconnaissance sociale et la réussite.  En opposition, l’artiste conscient d’avoir accompli une œuvre de valeur n’éprouve pas la nécessité de ce type de compensation.

Quant à Schopenhauer, il pose le paradoxe du génie : Celui-ci se produit avec une spontanéité et une facilité toute naturelle et pourtant l’art n’est pas de la nature car il se définit comme ‟l’artificiel”. Le génie a la capacité de produire du naturel par une création intentionnelle  en suivant les règles de l’art. De plus le génie ne reproduit pas, c’est lui qui donne des règles à l’art. Par la richesse et l’étrangeté de l’inspiration, le génie dépasse le talent qui requièrt uniquement la maîtrise des techniques.

Pour Platon, l’inspiration est un état de conscience particulier. L’œuvre d’art ne peut être préméditée, elle naît d’un souffle divin qui dépasse l’égo de l’artiste et qui le transporte vers un ailleurs indéfini.

En ce sens, l’activité créatrice exige une puissante énergie psychique et un investissement  total, même si paradoxalement elle se rapproche plus d’un jeu que d’un travail.  Cet investissement explique le retentissement existentiel du génie.

Notre conclusion 

Les notions aristotéliciennes de praxis et  poïésis peuvent être étudiées pour différencier le génie du talent :

- La praxis, l’action au sens strict, correspond aux actes politiques et moraux, à tous les actes qui ont pour fin l'accomplissement d'un bien quelconque.

- La poïésis,  au sens de création ou de production, correspond aux activités productives, au travail compris comme production de valeur d'usage, de biens et de services utiles à la vie. La production est comprise comme art ou techné, c'est-à-dire le savoir faire. 

Le talent opère plutôt dans le domaine de la poïésis ayant pour but la production d’une œuvre. Une fois l’objet achevé, le savoir faire s’abolit dans le produit. Lorsque l’action cesse, elle est dévalorisée par rapport au but et la valeur réside dans l’objet produit.

Le génie appartient au champ de la praxis, qui quant à elle, vise le bien en soi. La valeur réside dans l’action, agir pour agir. L’action doit être exemplaire, doit inciter à l’imitation. Le bonheur, parce qu’il est l’accomplissement de soi, l’actualisation de ses puissances, résulte selon Aristote de l’action.   

Le talent correspond à une aptitude, une capacité évaluée suivant les normes en vigueur dans une société donnée alors que le génie se traduit par la possibilité de changer de paradigme, c'est-à-dire de renouveler ces normes pour défricher de nouvelles terres.

Le génie est-il autre chose qu’une convention humaine favorisée par la mimésis, qui est la propension à l’imitation des primates ?

N’est-ce pas par conformisme social que nous nous accordons à louer certains personnages, certaines destinées pour en faire des héros, générateurs de mythes ?

Question finale : Existe-t-il des philosophes de génie ?

 

Jean Brice et Pascale

 

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talent genie

La politique peut-elle être morale ?

Café philo du 15 juin 2011

 

Cette question induit un doute. S’interroger pour savoir si la politique peut être morale sous entend qu’elle n’est pas porteuse de cette vertu. L’art et la pratique du pouvoir doivent-ils être inféodés à la morale ou au contraire l’art et la pratique du pouvoir doivent-ils s’en affranchir.

Nous commencerons par définir la politique. Ce terme est issu du latin ‟politice”, lui-même provenant du grec ‟politikê”, composé de polis = la cité et de tekhnê = l’art. Selon Aristote, la politique désigne l’ensemble des affaires publiques, c'est-à-dire l’ensemble des affaires d’une cité. Par opposition à la famille et au village, la cité est comprise comme l’unité permettant aux hommes d’accéder au bien le plus haut. La politique se réfère à la manière d’exercer l’autorité dans un État ou une société ainsi qu’à l’ensemble des moyens mis en oeuvre dans certains domaines par le gouvernement. Par extension la politique se définit comme une manière prudente et avisée d’agir, quant au machiavélisme, il désigne la politique dans un sens péjoratif.

En ce qui concerne la morale, ce terme est issu du latin moralis et mõres qui signifie moeurs.

Dans l’Encyclopédie Larousse, l’adjectif se réfère aux règles de conduites dans une société et renvoie aux concepts de bien et de mal. Il relève de la conscience que l’on a de ce qui est bien et renvoie aux règles de comportement admises dans une société.

Le substantif désigne l’ensemble de règles de conduite considérées comme bonnes, de façon absolue ou découlant d’une certaine conception de la vie. Il renvoie aussi à la science du bien et du mal, à la théorie des comportements humains, en tant qu’ils sont régit par des principes éthiques.

Pour Boris Cyrulnik, morale et anticipation sont liées dans le monde vivant.

Pour Comte Sponville, la morale vaut pour l’individu et le droit pour le collectif.

En ceci, il reprend Kant pour qui la morale ne s’entend pas comme une doctrine de la vertu qui régit la sphère intérieure de nos intentions mais seulement comme la doctrine du droit qui ne régit que la sphère extérieure de nos actions.

Pour ce grand philosophe de la morale, le rapport entre la politique et la morale est celui de la pratique et de la théorie. La politique est la mise en oeuvre du droit dont la morale est la doctrine théorique. L’action politique doit non seulement se fixer des fins conformes au droit mais aussi employer des moyens respectant cette conformité au droit.

Kant ne nie pas pour autant l’utilité de la prudence, il ne s’agit pas d’abandonner la prudence mais de la subordonner au droit. Ici prudence doit être envisager comme la ‟phronésis”, c'est-à-dire l’art de connaître ce que l’on doit craindre ou ce que l’on ne doit pas craindre. Cette prudence dépend de la contingence, c'est-à-dire des comportements aléatoires des individus, alors que le droit découle de principes rationnels, ce qui justifie la primauté de ce dernier.

Ainsi, il ne faut pas dire que « l’honnêteté est la meilleure des politiques », il faut dire que « l’honnêteté vaut mieux que toute politique et en est même une condition essentielle ».

Cependant, la morale ne peut pas justifier un mépris de la prudence comme dans le cas des révolutions aveugles et précipitées, que Kant qualifie de moralisme despotique.

La pensée de Kant est à la source d’un respect absolu des droits de l’homme auquel aucune politique légitime ne peut attenter.

Pour Kant, le droit doit donc être une priorité absolue en politique.

Les positions kantiennes s’opposent à celles de ce grand penseur de la politique qu’a été Machiavel. Celui-ci cantonne la morale au domaine de la vie privée et l’exclut de la sphère politique. Il invoque deux raisons, d’une part, l’homme honnête périt dans un monde politique malhonnête et d’autre part, la violence est souvent moins cruelle que la bonté débonnaire. Il est rejoint par Hegel, qui dans sa critique de la belle âme, déplore que l’angélisme puisse aboutir à des résultats catastrophiques.

Machiavel ainsi qu’Hegel rejettent le manichéisme car il y a toujours du positif et du négatif dans chaque action, et que le bien absolu est utopique. Parfois la violence est nécessaire pour lutter contre une autre violence encore plus délétère. En exemple, la cruauté de César Borgia qui a permis de rétablir la paix et la tranquillité dans un pays divisé par les exactions liées aux conflits des grandes familles.

Mais il y a un dévoiement de l’oeuvre de Machiavel qui sert à justifier toute forme d’utilisation de la violence, en exemple l’intervention de Bush en Irak.

À partir de la pensée de Machiavel on peut déduire que l’application de principes moraux abstraits peut aboutir à des injustices et qu’il est préférable de faire appel à une casuistique, c'est-à-dire à une étude concrète de la situation au cas par cas.

Pour Hobbes, les individus s’associent afin d’éviter la guerre entre chacun et chacun. Le droit d’usage de la violence est alors délégué à une instance supérieure qui est l’État. Même Rousseau, qui considère que l’homme à l’état de nature est fondamentalement bon, admet l’usage de la force contre quiconque refuserait la volonté générale. Il est à l’origine de ce bel oxymore : « on le forcera d’être libre ». Rousseau considérait Machiavel comme un authentique républicain et non comme un théoricien de la Raison d’État. Selon l’adage romain : ‟Si vis pacem, para bellum” (si tu veux la paix, prépare la guerre), aucun pouvoir politique ne peut renoncer à la violence et Carl Schmitt, juriste, philosophe disciple de Max Weber, défend la thèse selon laquelle la politique a toujours la guerre comme horizon. Elle vise à protéger la cité contre les autres communautés. Il détourne la formule cartésienne ‟cogito ergo sum” en ‟protego ergo obligo ” qui signifie ‟je m’oblige légitiment parce que je protège”.

Un autre auteur s’est également inspiré de Machiavel, il s’agit de Max Weber qui distingue deux formes d’éthiques, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Ceci d’autant plus que l’on ne peut pas occulter que la politique utilise la force comme moyen, derrière laquelle se profile la violence. D’abord, l’éthique de conviction : elle accorde une priorité au droit sans se soucier des conséquences prévisibles de nos actes. Le respect des principes prime sur l’évaluation aléatoire des effets favorables. Au contraire, l’éthique de responsabilité prend en compte les conséquences prévisibles de nos actes en considérant que pour atteindre des ‟fins bonnes” il est parfois nécessaire de recourir à des moyens dangereux, voire malhonnêtes, et qu’il n’est pas possible d’exclure systématiquement l’éventualité de conséquences fâcheuses à nos actions. L’éthique de responsabilité ne veut pas dire : ‟La fin justifie les moyens”, mais que si l’on recherche vraiment une fin, alors il convient de mettre en oeuvre les moyens qui peuvent permettre de l’obtenir. Selon Max Weber, ces deux éthiques sont indissociables en politique, sans conviction la politique se réduit à une recherche d’intérêts personnels et alors elle devient illégitime et immorale. En opposition, en l’absence de responsabilité le refus de la violence condamne à l’impuissance, ce qui est tout autant illégitime et immoral.

En conclusion, la pensée de Kant permet d’affirmer que la politique ne peut se passer du droit et que son application doit se faire en toute légitimité. Machiavel, quant à lui, nous apprend que l’irénisme (c'est-à-dire l’angélisme) et qu’un humanisme politiquement correct peuvent masquer cruauté et égoïsme. La mise en oeuvre du droit ne se contente pas de belles paroles et de bons sentiments mais passe parfois aussi par de sévères sanctions.

Une autre approche du sujet aurait consisté à s’interroger sur la moralité des hommes politiques. Selon Kant, tout ce qui est moral doit pouvoir être rendu public et être transparent. Ce qui requiert le secret et le mensonge est par conséquent condamnable. Il en découle un principe : ‟Toutes les actions relatives au droit d’autrui, dont la maxime n’est pas susceptible de publicité, sont injustes”. Cela ne signifie pas que tout doit être révélé, mais que seulement que ce qui ne pourrait pas supporter d’être mis sur la place publique est répréhensible. Par exemple : la vie privée d’un homme politique doit être respectée mais sa corruption doit être dévoilée.

Nous pouvons aussi évoquer la ‟moraline” de Nietzsche. Dans sa critique de l’ordre moral et de la ‟bien-pensance”, il serait inapproprié d’attendre des hommes politiques un comportement de saint. Sachant que dans le champ politique l’éthique de responsabilité, telle que Max Weber l’a définie, est nécessaire. Contrairement à l’attitude de la presse poubelle des anglo-saxons, il est donc prioritaire de juger les hommes politiques sur leurs actions et non sur leur comportement.

Conformément à la différence entre l’éthique privée et la morale publique, telle qu’elle a été énoncée au début de cet exposé, en se référant à Kant et à Comte-Sponville, il ne peut être reproché à un homme politique que ce qui est contraire au droit. Par exemple, le harcèlement peut être dénoncé mais pas l’adultère. Par ailleurs, lorsqu’il y a une incohérence entre le discours sur l’éthique affiché par un homme politique et sa conduite personnelle, ce comportement devrait être réprouvé.

 

Jean Brice & Pascale

 

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politique morale

Un principe peut-il tout expliquer ?

 

Un principe énonce ce qui est admis comme vrai, alors qu’il ne découle lui-même d’aucune déduction.

« Les principes se sentent, les propositions se concluent » Pascal.

Mais ce qui est ainsi reconnu comme étant vrai ne peut résulter de la seule intuition, la validité du principe doit être confirmée par la réflexion.

Dès l’Antiquité, Platon et ensuite Aristote ont distingué le ppe de la cause et celui de non- contradiction.

Ppe de non-contradiction, cad si une chose est, son contraire ne peut être. Par ex., l’homme est mortel ; il ne peut donc y avoir d’homme immortel.

Ppe de la cause ou de causalité, cad il n’y a pas d’effet sans cause, sans la cause dont il résulte nécessairement ; cause que l’intellect peut déterminer, soit, comme Platon, en faisant appel à l’idée de transcendance, soit, comme Aristote, en la recherchant dans l’immanence de ce qui est, cad dans les choses elles-même et dans les hommes qui les manient ; l’explication et la connaissance de ce qui est rendant possible l’acte intentionnel de celui qui veut. Ces causes, puisqu’ elles créent entre les choses des liens qui sont logiques, ont été elle-mêmes créés par une cause première qui les a pensées, un « 1er moteur non mû », représentant un « être en acte », achevé, tout le reste n’étant qu « être en puissance », pour lequel l’effet est toujours plus que la cause. L’oeuf donne la poule qui donne ensuite plusieurs œufs. L’être, à savoir l’être en acte, intemporel, étant en quelque sorte ce qui rend possible le devenir, à savoir l’être en puissance, inscrit dans une temporalité qui en fait un étant. Ces causes, sont de 4 ordres : cause matérielle, de quoi cela est fait ; la cause formelle, à quelle idée cela correspond-il ? la cause efficiente, qu’est-ce qui génère l’idée ? la cause finale, en vue de quoi cela est réalisé.

Ces 2 principes, essentiels en philosophie, n’allaient pas tomber dans l’oubli

Alors que la scolastique médiévale préférera faire la distinction entre la ratio cognoscendi (raison qui fonde la connaissance de ce qui est) et la ration essendi (raison d’être de ce qui est), Leibnitz reprendra les 2 principes énoncés précédemment en requalifiant cependant le principe de causalité en principe de raison suffisante (le réel tout entier est le fait de causes, ce qui lui donne un facteur d’intelligibilité, et donc le rend connaissable), ces 2 principes établissant, comme on dit en mathématiques, la condition nécessaire et suffisante pour qu’une chose soit.. De cela découlera la conception rationaliste voire mécaniste et déterministe de la science. Ainsi Laplace, au XVIIIe siècle écrira : « Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme cause de celui qui va suivre ». La conception rationaliste ne garde plus que la cause matérielle comme facteur d’explication du monde. Tout se suit dans un ordre parfait mais ne tend vers rien et n’est l’idée de rien.

Le travail scientifique consiste alors, puisqu’il y a des relations constantes entre les choses, de les déterminer et de les retranscrire sous forme de lois, cad une « formule générale, énonçant un rapport constant entre des phénomènes » Petit Robert. On a ainsi la loi d’inertie, de la pesanteur, les lois phonétiques, etc…

On peut cependant très raisonnablement admettre que ce qui est logique ne doit pas avoir pour fonction unique l’infinie répétition du même. Et de fait, on constate une évolution du monde, une transformation, une progression qui infirment la thèse du déterminisme strict.

Qu’entend-on par déterminisme strict ? On cherche des lois par une forme de raisonnement qui est le raisonnement inductif : on part d’observations et de considérations générales pour chercher à isoler les phénomènes qui ont une cause commune. Et comme chaque cause n’est que l’effet d’une autre cause qui l’a produite, il devrait être possible, en toute logique, de déterminer l’origine de toutes les causes, chaque cause particulière devant nous permettre de retourner jusqu’à la cause première. Impossible. La question de l’origine est une question d’ordre métaphysique, qui ne peut qu’échapper au travail d’investigation scientifique, cf Aristote, la science ne peut que rechercher sur quel fondement, sur quel faisceau de causes, un phénomène a pu s’établir mais non une origine commune à tous les phénomènes.

La question de l’idée d’une cause finale, d’un finalisme est tout autant de nature métaphysique car elle est essentiellement spéculative et à ce titre ne peut intéresser les scientifiques. Tout au plus ceux-ci peuvent-ils s’interroger sur les raisons qui ont permis l’évolution.

Car on comprendra que l’origine ne peut se penser sans l’idée d’une finalité vers laquelle elle tendrait, car sinon cela serait absurde, mais cela est en-dehors du travail scientifique.

Parménide, au 6e siècle avant J-C , donne comme piste de reflexion, dans l’un des touts premiers textes philosophiques de l’Antiquité que ce qui est, est nécessairement car ne peut être issu du néant. Car en effet, que serait un néant dont est issu l’être ? Si l’on est théiste, on peut toujours dire que le néant est alors l’autre nom de Dieu, puisque ce qui existe a été créé ex nihilo. Si l’on est athée, on admettra plus aisément que l’être a toujours été et ne peut résulter d’une quelconque création. L’être dans cette conception, est comme le temps ; on ne peut imaginer ou concevoir que quoi que ce soit ait pu précéder le temps. Il est, et manifeste sa présence à la fois en chaque instant et dans l’éternité de son être. Il représente ce qui est sans cause, étant lui-même ce qui rend la causalité possible par la succession en lui-même d’évènements, et nous fait ainsi comprendre que tout principe, y compris le principe de causalité ne peut être une explication générale de ce qui est.

Parménide nous indique encore « qu’être et penser, c’est le même », que donc que ce qui est n’est que ce qui peut et doit s’insérer dans une pensée ou inversement, ne peut être pensé que ce qui est. L’être fonde la raison, et la raison rend nécessaire le devenir. La raison n’est pas que raison raisonnante, la faculté de compréhension rendant possible la connaissance, elle est aussi raison raisonnable, ce qui permet la vie en société et, uniquement au sein de celles-ci, la définition de fins et de finalités.

Donc, reprenons : si le néant, défini comme antécédent de l’existant semble impossible, il est cohérent de considérer qu’un être purement statique, figé pour l’éternité dans une position absolument fixe est absurde, car ce serait une équivalence du néant. La transmutation de l’être en un devenir est nécessaire pour qu’il y ait pensée, puisque penser, c’est connaître pour agir, et à partir de là, ce qui est doit pouvoir se penser. A condition bien sûr, que la pensée puisse s’insérer dans ce qui est, que la pensée, par essence logique, puisse se représenter et reproduire de manière abstraite ce que le réel recèle de lois et de principes. Puisque c’est l’impossibilité du néant qui fonde la nécessité de l’existence, il se peut que l’être- ce qui est, et dont le temps nous donne une idée de ce que c’est- cohabite avec l’existant –ce qui devient, à l’intérieur d’une temporalité, mais sans cependant qu’il n’en soit nécessairement issu.

Ainsi, la phrase extraite de la bible, où Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui est » illustre la notion de l’être parménidien. Celui qui est, est tout simplement ce qui ne peut pas ne pas avoir été !

Dès lors, les principes et notamment celui de causalité dont les étants, les êtres passagers, doivent s’accommoder, n’impliquent pas un déterminisme rigoureux dont la conséquence serait de rendre inutile la pensée. Bien au contraire, celle-ci ne peut qu’être non contrainte, parfaitement libre, extérieure aux principes qui régissent le monde. « La liberté est une idée transcendantale » indique Kant. « L’expliquer, c’est la détruire », « elle s’épanouit, se ressent, mais ne se démontre pas ».

Ainsi l’on saisira que la raison, qui est certes d’abord la raison d’être des choses, se transforme, à la lumière de la conscience humaine, en une raison raisonnable, Vernunft en allemand, qui fonde ce que Kant appelait les impératifs catégoriques.

Les principes et les lois, tels qu’ils s’expriment dans la nature, sont sans finalité. En rester à cela peut donner un sentiment d’inutilité et d’absurdité. Le scientifique sera toujours tel Sisyphe décrit par Camus, car son savoir purement descriptif ne saurait définir une finalité.

Le mystique se sentira tout autant étranger au monde : à la recherche d’une supposée volonté divine qui lui ferait connaître la raison de l’existence de toutes choses, il ne pourra qu’errer dans un désert intellectuel. Si une divinité est, elle est ce qu’Aristote nommait l’acte pur, qui ne peut rien vouloir, puisque vouloir, c’est désirer autre chose que ce que l’on est. Elle ne peut être qu’une présence dans la permanence de son être.

La rose est sans pourquoi, avions-nous constaté dans une précédente séance. En effet, la beauté est, dans l’ignorance de ce qu’elle est. Idem pour la laideur, le mal et la souffrance. L’homme, si souvent désemparé, cherche des significations dans ce qui l’entoure, des interprétations de signes que lui enverrait l’au-delà, mais ne réussit qu’à se créer les illusions qui lui serviront de béquilles mentales.

Mais il n’a pas à se poser la question du pourquoi, car ce qui est, est, comme l’a indiqué Parmenide, ou le Dieu de la bible, et cela est sans pourquoi. Voyant la rose, il peut tout autant s’en extasier comme Ronsard ou rester indifférent. Devant la souffrance, il peut essayer de la soulager ou tourner la tête. A lui, être absolument libre comme l’a indiqué Kant, de faire l’expérience de ce donné transcendantal- la liberté- qui est le fondement de sa vie. Sa question existentielle ne sera plus, pourquoi vivre, mais comment vivre. Sisyphe sera alors enfin heureux, ne voyant dans les principes et les lois de la nature que de simples outils servant à définir et orienter son existence.

 

Jean Luc

 

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justifier tradition

Comment justifier la tradition ? Café philo du 25 mai 2011

 

PLAN

 

.Généralités

. Comment justifier la tradition

. Limites à la justification de la tradition

. Tradition et fidélité, Tradition et totalitarisme

. Quelques remises en cause de la tradition

. Tradition et modernité

. Epilogue

1-Généralités, définitions

Le mot, tradition, en latin traditio, « acte de transmettre » vient du verbe tradere, « faire passer à un autre, livrer, remettre ». En latin le mot tradition prend le sens d’enseignement.

Tout ce que l’on sait ou pratique par tradition, c’est-à-dire par une transmission de génération en génération à l’aide de la parole ou de l’exemple.

La tradition, ou les valeurs traditionnelles, c’est ce qui est bon, ce qui s’hérite et se transmet. La tradition se transmet souvent avec la parole, qui perpétue les faits historiques et légendes d’une collectivité, aspects juridiques, religieux, techniques, usages relationnels et affectifs.

Si on remet un objet suite à un contrat, la transmission entre des sujets désigne non seulement des contenus mais aussi une fonction de portée universelle.

La tradition ne se borne pas, à la conservation ni à la transmission des acquis antérieurs : elle intègre, au cours de l’Histoire, des existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens. Sa nature n’est pas seulement pédagogique ni purement idéologique, elle apparaît comme dialectique et ontologique.

La tradition fait être de nouveau ce qui a été, elle n’est pas limitée au savoir d’une culture, car elle s’identifie à la vie même d’une communauté, à sa civilisation.

Il importe donc qu’on réfléchisse sur l’expérience traditionnelle à travers trois relations fondamentales :

. En tant qu’intégration, des cultures dans les conditions variables de la nature,

. En tant qu’apparition d’une communauté à elle-même à travers la perpétuelle re-création de ses valeurs

. En tant que visées de l’absolu dans ses rapports avec l’expérience du sacré.

1-Comment se justifie la tradition

a- La durée, ce qui est ancien semble être une valeur fondamentalement juste.

b- L’homme a par nature peur de l’inconnu (1): le réactionnaire et le néo-réactionnaire par peur, va rechercher de manière violente un refus de débattre, et même avec un recours à la force immédiate, sans médiation ni négociation ; C’est là un aspect antidémocratique et injuste (CF les catholiques traditionnalistes avec la récente exposition d’un crucifix dans un bocal d’urine, ).

c- L’homme recherche la sécurité, il a le désir de continuer ce qui se fait depuis longtemps et qui a donc du sens pour lui.

d- Il y va aussi de l’instinct de conservation, même si parfois la tradition apparaît contraire à la réalité.

e- L’homme a le souci de l’évolution lente, sans toucher aux fondamentaux. La tradition est un dépôt sacré que chaque génération transmet à la suivante pour la CONTINUITE DU GROUPE ;

Le mode de transmission est soit :

Voie orale

Voie écrite

Des actes (tour de main technique pour une profession)

La transmission de la tradition est une transmission intellectuelle des Croyances, des Idées et des représentations collectives ; Dans les sociétés primitives existaient des cérémonies, des rites d’initiation où passaient les mythes et les récits.

Dans les sociétés plus évoluées c’est l’enseignement civil ou religieux, (ou l’Histoire quand elle n’est pas devenue un savoir objectif), L’Histoire est une tradition devenue consciente, la transmission aux jeunes générations de la représentation qu’un peuple se fait de son passé.

2- Limites à la justification de la tradition

. a- Limite au progrès et à l’évolution avec perpétuation éventuellement d’un ordre injuste (brûler la veuve sur le bûcher du défunt en Inde)

. b- C’est une limite au sens critique et à la contradiction ; C’est une morale de l’obligation pure, un impératif catégorique, induits par la tradition, la tradition comme la coutume doit être obéie parce que coutume ou tradition, en tant que telle. Il faut s’en défier car toute tradition en tant que telle ne repose-t-elle pas sur le poids du passé et de l’habitude ?

. c- C’est une limite à la liberté, au vouloir individuel, au pouvoir de choisir en éliminant ce qui est dépassé. L’esprit d’invention est souvent démoli, tourné en ridicule, voire même condamné au nom du bon sens de la morale ou de la tradition.

En fait c’est une attitude collective soumettant l’individu à l’imitation et à la reproduction, la tradition c’est la production de représentations d’une société qui se pense, la tradition elle est différente de la coutume ?

. Coutume : usage social préétabli, tradition a une idée de valeur, de convenance (civilisation et culture).

. Coutume est de donner des étrennes au facteur, tradition est de présenter ses vœux à son supérieur.

3- La tradition est justifiée par la fidélité, n’ est-elle pas actuellement poussée de son socle par le libéralisme ?

.a -Aujourd’hui, serait-ce l’apologie exclusive de la liberté, on vante le droit de changer d’avis, de ne plus être fidèle à un choix, de remettre en question les accords passés avec les membres du groupe social dans l’espace et dans le temps. En politique, l’homme est pensé comme sujet avec le pouvoir de cofondation ou d’auto-fondation (de la démocratie moderne par exemple, ce qui est contraire à la société traditionnelle qui fonde l’autorité par le biais de la notion de privilège

.b L’homme veut dorénavant être libre de toute attache, être loyal seulement à lui-même et variable selon les événements ; La liberté détruit-elle la tradition ? Contrairement à l’antihumanisme qui soupçonne la notion de sujet, comme Nietzsche, l’homme aurait son infini pouvoir de liberté, et ne serait pas le simple jouet de la Tradition.

.c . L’éphémère et le caprice s’installent dans toutes les dimensions de la vie sociale.

. d. La fin de la tradition est un élément destructeur et d’insécurité.

. e. Il existe des substituts à risque de perte du socle des traditions :

. Des mouvements politiques font de la durée une valeur suprême (A Peyrrefitte en 1958, l’UNR est au pouvoir pour 1000 ans si nous ne faisons pas de bêtises)

. Des mouvements religieux proposent que leur fidélité théologique transcendent cette liberté en manque de repère ;

4- La tradition, une solution pour éviter que le totalitarisme religieux ou laïc ne s’impose ? Aucune société ne peut vivre sans se penser moralement ; Il n’y a de liberté individuelle durable que si une tradition collective existe et est clairement assumée. La tabula rasa nazie, communiste n’ont pu aboutir, même pour créer l’homme nouveau.(2) et (3)

5- Quelques remises en cause de la tradition

a-. Tradition formalisme et hypocrisie

Dans l’épître de Marc, les pharisiens se conforment à la règle, se laver les mains avant les repas, « Ils sont fidèles à la tradition des anciens ».

Mais question à Jésus : Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? « Ce peuple m’honore des lèvres, hypocrite, mais son cœur est loin de moi. Le culte qu’ils me rendent est inutile ; Les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous laissez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes.

Cet état de fait tient en une attitude d’esprit marquée par l’ignorance, l’idéologie et l’opinion publique et la place que garde la superstition, comme la voyance et gourous.

b-. Pour les protestants, la tradition n’est qu’abus et déviation. La tradition n’est qu’une intruse qu’il faut congédier une fois pour toutes. Aussi le mot d’ordre de la Réforme était : L’Ecriture seule ! Sola scriptura !

c-. Pour les Lumières : Avec Kant, l’essence de la pensée n’est pas la vérité mais la liberté. Qu’est-ce que penser par soi-même, c’est dit-il oser faire un pas sans les roulettes d’enfant qui vous emprisonnaient.

Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. Quels sont les freins à se servir de sa raison : insuffisance de résolution et de courage de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre, « paresse et lâcheté ».

La raison et la tradition : l’invocation au café philo, de tel ou tel auteur faisant autorité auprès de la tradition scolaire, ne saurait prévaloir de l’usage que chacun peut faire de sa raison dans l’examen de toute chose.

6- Tradition et modernité (pour faire le lien avec « l’idée de progrès ».

De manière diffuse, se perçoit une inquiétude concernant l’absence de réponse constructive et cohérente aux questions de notre époque. Ces attitudes sociales et mentales sont les conséquences de la perte progressive de certitudes liée au phénomène propre de la modernité.

La tradition vit de la continuité et de la transcendance du réel. La modernité a inauguré la rupture et le discontinu.

En esthétique la création du phénomène de l’avant -garde et son objectif de destruction toujours plus poussée des formes traditionnelles, veut aussi réduire l’autorité de la légitimité des modèles antérieurs

Epilogue, La mésaventure du directeur du F.M I pourrait mettre fin à une Tradition machiste en politique

Un homme rationnel détenteur d’un pouvoir mondial, se serait retranché de la civilisation par un acte d’instinct de chasseur et de possession de l’autre.

Une tradition va peut-être tomber en France, celle du Don Juanisme électoral, ce lien entre le pouvoir et le sexe, entre le pouvoir machiste et le sexe masculin. Ce lien est flatteur, un bon candidat doit être séducteur et prendre la France comme une femelle.

Faut-il en finir avec le règne du Casanova démocratique et avec la tradition du Don Juanisme électoral ?

(1) L’homme est l’animal le plus facile à dresser car il a peur de l’avenir et des menaces.

(2) Lors de l’élection de 1969, Pompidou et Poher, l’un prônait le changement dans la continuité et l’autre la continuité dans le changement.

(3) Lors de l’élection de 1981, Mitterrand l’homme du passé prônait la rupture, et Giscard un homme de tradition prône la modernisation dans la continuité.

 

  Gérard

 

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Est-il possible de ne pas croire ce que l'on sait ?

 

 

Nous allons tenter d'approcher progressivement la signification et les enjeux de cette question ;

d'abord je vous propose d'en décomposer les éléments, avant d'en distinguer les relations.

 

Ce faisant, je serai amené à répéter l'énoncé de la question afin qu'au fil de l'analyse le sens et la portée du sujet fassent résonance, comme on le ferait d'un haiku ; c'est la méthode que j'adopte généralement pour mettre la pensée au travail.

 

Commençons : Est-il possible de ne pas croire ce que l'on sait ?

 

Autrement dit, on s'interroge sur la possibilité de croire que ce que l'on sait n'est pas crédible ; puisque le fait de « ne pas croire » revient à exprimer une croyance même si elle est formulé négativement.

 

 

1/ Il n'est pas possible de ne pas croire ce que l'on sait

 

Dans le corps de la question nous avons deux verbes : croire et savoir qui ne font pas bon ménage dans la tradition philosophique, puisque croire qui renvoi, à la croyance-opinion, à la doxa s'oppose depuis Platon à savoir, à Epistemé.

 

Les juridictions de la croyance et du savoir ne se recoupent pas telle que notre question le formule :

depuis le Théétète et le Ménon de Platon, la philosophie définit la connaissance comme une croyance vraie justifiée ; Savoir c'est croire quelque chose de vrai, et le croire pour de bonnes raisons. Si l'on sait P, donc nécessairement l'on croit que P est vrai.

 

A contrario, Savoir P et ne pas le croire heurte violemment la logique classique.

 

Dans sa Métaphysique Aristote emboîte le pas à son Maître «  Un seul et même homme ne peut pas croire qu'une même chose est et n'est pas »

donc l'homme ne peut pas avoir une double croyance contradictoire sur la réalité de son savoir et l'absence de son savoir.

 

C'est la formulation du fameux principe de non -contradiction, pierre angulaire de la logique classique.

 

Dans cette perspective , notre questionnement Est-il possible.... commence à chanceler sur ses pattes puisqu'il serait balayé d'un revers de main par un Platon comme étant du domaine de l'irrationnel.

 

Et par un Aristote comme étant un tiers exclu.

 

Mais comme nous ne faisons qu'exprimer un questionnement en nous gardant bien d'affirmer quoique ce soit de péremptoire, peut-être allons nous échapper à la camisole de force ?

 

2/ Il est possible de ne pas croire ce que l'on sait par défaillance

 

 

Allons un peu plus  loin ,Aristote, encore lui,  tout logicien qu'il était n'en était pas moins réaliste et voyait bien qu'il pouvait exister des cas où, dans ses conduites, l'homme était susceptible d'agir au contraire de ses intérêt bien compris.

Disposer d'un savoir et ne pas agir en conséquence, comme si l'on ne croyait pas vraiment ce que l'on savait

 

Pour socrates  dans le Protagoras « personne ne se porte volontairement au mal, ...il n'est pas dans la nature de l'homme d'embrasser de propos délibéré ce qu'il croit être mauvais...»

 

Aristote expliquera donc  que c'est parce que l'homme est mue par le désir et qu'il est oublieux qu'il incline à abandonner son raisonnement pour agir comme un ignorant de fait.

 

Le modèle de cet homme incohérent, Aristote le nomme Akrates ou incontinent, intempérant.

 

Thomas d'Aquin emboîtant le pas au Stagirite mais sans insister sur la notion de Désir expliquera cet incohérence humaine qui se traduit par un agir non conforme au savoir, en déclarant que l'homme peut tout à fait connaître les principes généraux en ignorant comment les appliquer dans la vie concrète ; on aurait affaire ici à des individus à demi-instruit ou à demi-habile pour faire un clin d'oeil à Pascal.

 

A ce stade de notre étude , avons nous enfin déterminer un cas de possibilité au fait de ne pas croire ce que l'on sait ; attesté par une conduite incohérente.

 

Oui , mais nous ne sommes pas satisfait pour autant, car il ne vous aura pas échapper que les cas de l'Akrates et du demi-instruit renvoient tout deux à des individus défaillants, dont on ne peut pas faire de généralité ; or souvenons-nous dans la question :

 

Est-il possible de ne pas croire ce que l'on sait ?

 

Le sujet « on » se réfère à un sujet non spécifié, indéterminé, ce peut-être tout un chacun, la question ne se pose pas de savoir si des individus diminués par leur intempérance ou leur ignorance ou leur irrationalité peuvent se trouver en situation de ne pas croire ce qu'il savent mais bel et bien tout un chacun , n'importe qui.

 

3/ Il est possible de ne pas croire ce que l'on sait  par prudence à l'égard du langage

 

C'est là que nous allons convoquer la philosophie analytique anglo-saxonne qui, avec B Russel nous a appris à nous défier du langage qui véhicule le savoir : « quand une croyance est exprimée verbalement, il nous faut réaliser que tous les mots hormis ceux des maths et de la logique sont vagues »

 

Wittgenstein quant à lui ira jusqu'à qualifier la plupart des questions formulés dans le langage de non-sens.

 

Par ailleurs si l'on considère que le savoir même ou la connaissance reste en tout cas sujets à caution, Russel à nouveau :« toute connaissance est à quelque degré douteuses, et nous ne pouvons évaluer le degré de doute faisant qu'elle cesse d'être une connaissance pas plus que nous ne pouvons dire combien de cheveux il faut perdre pour de venir chauve » on peut très bien envisager qu'un individu reste circonspect sinon réservé par rapport à son savoir tout en restant de plein pied dans une démarche rationnelle.

 

On sera définitivement convaincu si l'on adhère à ce propos de Russel d'apparence radical : La connaissance humaine est incertaine, inexact et partielle, à cette doctrine, nous n'avons trouvé nulle restriction »

 

4/ Où l'on constate que dans de nombreuses situations, les hommes agissent comme s'il ne croyait pas ce qu'il savait

 

Je terminerais en présentant trois illustration de cas où l'on constate que tout se passe comme si l'homme ne croyait pas ce qu'il savait ;

 

premièrement un exemple emprunté à la vie psychologique : le déni ; mécanisme de défense, primat de l'inconscient

 

 

Deuxièmement, un exemple tiré de la vie économique

 

La th éco classique fondé sur l'idée d'un homo oeconomicus rationnel dans ses choix, dont le comportement peut être modélisé mathématiquement, cette théorie ,  après avoir été contredite d'abord par le simple bon sens et l'expérience que tout un chacun peut faire de la rationalité limité ou défaillante dont font preuve bon nombre d'agent économique, est remise en cause dans bon nombre de publication.

Notamment celle provenant du champ dit de l'économie comportementale qui empruntent au sciences expérimentale la démarche empirique.

 

Ces théories ont permis notamment de montrer que l'agent économique dispose en fait de 2 préférences et non pas une pour faire ses choix :

 

une préférence normative qui part de ce qu'il est admis de faire pour bien gérer ses finances et son budget qui peut s'énoncer par des formules de bon sens «  ne pas dépenser plus que ce qu'on gagne » « gérer ses finances en bon père de famille » « être prévoyant » etc.

 

Mais en réalité, l'agent économique, tout en croyant que ces idées sont fondées, convoque pour motiver ses choix, une autre préférence dite préférence myope, myope car elle surévalue pour guider nos choix le contexte présent où ces choix s'opèrent ; le court-terme au détriment du long terme, les éléments saillants au détriment des éléments moins distincts etc.

 

ex : je vais pour acheter un pull je ressors avec deux chemises et un pantalon ;

Dans cette perspective, on comprend mieux des phénomènes comme la constitutions de bulles économiques et les nombreux dysfonctionnement des marchés.

 

 

Enfin pour terminer cet exposé  une illustration  empruntée à l'actualité, malheureusement tragique des catastrophes,avec l'appui de l'analyse du philosophe JP Dupuy auteur notamment d'un ouvrage remarqué intitulé  « Pour un catastrophisme éclairé ».

 

D'abord Dupuy englobe sous le terme de catastrophe : un  spectre  d'événement majeurs, rarissime mais produisant un impact physique et moral d'une ampleur extraordinaire sur un territoire, une population avec des conséquences majeurs sur la planète et/ ou sur l'humanité, lorsqu'il se réalisent.

 

Ainsi Dupuy peut ranger sous le vocable de catastrophe : des événements

Or l'analyse de Dupuy nous intéresse dans le cadre de notre sujet quand il affirme: «  nous tenons la catastrophe pour impossible dans le même temps où les données dont nous disposons nous la font tenir pour vraisemblable et même certaine ou quasi certaine » et d'ajouter «  le problème est que nous ne le croyons pas. Nous ne croyons pas ce que nous savons. »

 

Ici nous aurions affaire à un phénomène non plus individuel comme  indiqué plus haut, mais collectif portant sur le fait de ne pas croire ce que l'on sait.

 

Et Dupuy de finir  « Le défi qui est lancé à la prudence n'est pas le manque de connaissance sur l'inscription de la catastrophe dans l'avenir, mais le fait que cette inscription n'est pas crédible... la situation présente nous montre que l'annonce des catastrophes ne produit aucun changement sensible, ni dans nos manières de faire ni dans nos manières de penser et de conclure lapidaire « même lorsqu'ils sont informés les peuples ne croient pas ce qu'ils savent »

 

Au terme de notre parcours il nous semble que le poids de la croyance est telle que souvent face à lui le savoir  ne pèse pas grand chose, en tout cas pour la plupart des gens ;

nul n'est d'ailleurs besoin de tomber dans lfirrationalité ou l'intempérance.

Apparemment, seul le sage accompli peut goûter au plaisir de voir toujours et par tous temps coïncider son savoir avec ses croyances , sauf s'il appartient à cette catégorie qui tend à considérer que le savoir ne mérite de tout façon qu'un assentiment réservé ou circonspect.

 

 

        Adil ESSOLH

 

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possible croire

 

Connaître, est-ce penser ?

 

« La science se précipite sans choix, sans délicatesse,  sur tout ce qui est connaissable , avec le besoin aveugle de tout connaître ; la pensée philosophique au contraire est toujours sur la piste de ce qui mérite d’être su ».

Par cette phrase, extraite de la Naissance de la Philosophie, Nietzsche semble reprendre à son compte tout ce que la philosophie, depuis Parménide dans la haute antiquité grecque, s’était efforcée de faire , cad affirmer l’existence d’un Etre, indépendant des créatures soumises au devenir, identifié à ce qui est parfait mais cependant inconnaissable. Quoique, de par l’identité du penser et de l’être, affirmée par Parménide, la pensée se doive de rechercher comment englober, comment rendre compte de tout ce qui est, aussi bien dans l’ ici-bas que  par-delà le réel, dont l’affirmation de l’existence est inlassablement proclamée. Si on suit cela, et beaucoup le feront, Platon et la théorie des Idées, Aristote et la substance, Descartes et la pensée s’opposant au corps, Spinoza repensant la substance et l’essence, Pascal et Dieu, Kant et la chose en soi, Marx et la super-structure conditionnant la pensée, Freud avec l’inconscient conditionnant tout autant la pensée, on accepte de poser le principe d’une réalité métaphysique, transcendante, objet déclaré le plus noble de la pensée et de la réflexion philosophique. Le vrai ne peut être connu puisqu’il existe indépendamment du monde de l’expérience, du monde de l’apparence, du monde dit sensible, cad connaissable par les sens. Lequel monde, en tant qu’il est dépendant de l’idéalité ainsi posée,  forme toutefois  l’expression d’une rationalité puisqu’il est  une transcription de cette idéalité, rationalité dont la raison humaine peut tendre à la compréhension.

En fait, N. prendra une trajectoire inverse. Ramener l’Etre au concept, et ne déclarer que seul celui-ci peut être un objet d’étude non perturbé par des préoccupations « sensibles » , c’est opérer une rupture d’avec le véritable génie grec, celui des auteurs de tragédie : « L’homme était pour eux la vérité des choses, tout le reste n’était que phénomène et forme illusoire ». NP. Le tragédien savait anticiper et reconnaître ce qu’attendait une société et transfigurer cela dans une forme belle, : « Contemplatif comme l’artiste, compatissant comme l’homme religieux,  curieux de fins et de causes comme le savant,, il conserve assez de présence d’esprit pour se considérer comme le reflet de l’univers » Naissance de la Philosophie.

La philosophie, et partant, toute la connaissance, à partir de Socrate s’est égarée dans une subordination implacable à la logique, tournant le dos à la condition humaine, mieux, la soumettant elle aussi à des impératifs logiques ; le tout reposant sur le postulat qu’il n’y a de pensée que rationnelle. Plus d’états d’âme, plus de noblesse des sentiments, plus d’imaginaire, il fallait présenter l’ensemble de la vie, aussi bien évènementielle que morale, à la dialectique de la raison, à ce qui pouvait être démontré et non plus seulement montré, condition irrégragable à l’établissement de codes sociaux et ce faisant à l’accès au bonheur.

Ainsi, si tout peut et doit être objet de connaissance, si tout doit en conséquence s’insérer dans la froide et impersonnelle  rationalité, si le réel doit s’inclure tout entier dans le rationnel, celui-ci devient par destination  ce que les métaphysiciens appellent l’Etre. Cette hypertrophie de la raison est issue du questionnement socratique, lequel a souffert « d’une monstrueuse carence de tout sens mystique » Naissance de la Tragédie.

L’illusion n’est-elle pas de croire que tout peut être formulé de manière abstraite car logique? Abstraire, cad tout soustraire du monde, pour le faire entrer dans un schéma de pensée doté de cohérence. Ce qui traduit un abandon de  l’idée personnelle, idée provenant du verbe grec idein, voir, au profit de la théorie impersonnelle, théorie provenant du grec theos idein, je vois le divin, donc voir le parfait. Dans le monde « sensible », l’image du parfait  est de ce fait l’universalité, cad ce qui vaut en tous lieux et en tous temps, ou du moins est censé être tel, car nous savons depuis Einstein, que rien n’est universel, pas même le temps. L’’homme, en tant que sujet, face à un destin tragique où il lui faut aborder le chaos de l’existence, est sommé d’insérer sa conduite dans un cadre rationnel, afin d’être vertueux, au sens antique du terme cad capable d’actions nobles, bonnes pour la Cité, sans quoi il sera abandonné à son sort. La connaissance de la vertu fonde l’homme vertueux, apte au bonheur, connaissance naturellement calquée sur le mode de connaissance scientifique, connaissance menant donc à ce qui est vrai, authentique, bien et juste. Voilà ce contre quoi s’insurgera N. La vérité, pour autant qu’elle puisse être connue car bien sûr elle n’existe pas en soi, ne peut être une valeur, ni même ne saurait permettre de désigner ce qu’et une valeur. Car une vérité se dévoile, une valeur s’établit, se promeut : il faut la créer, elle n’est pas contenue  dans l’existence des choses. De plus, ce qui  demeure en l’état de connaissance ne peut en rien fonder une volonté. La vérité s’adresse à tous, elle est plébeïenne, la valeur n’est l’apanage que des plus valeureux, elle est aristocratique. La vérité se démontre, la valeur se pose, elle ne fait pas l’objet de discussions, d’où le fameux : « Ce qui a besoin d’être démontré ne vaut pas grand chose ».

Le nihilisme proclamé par N., se veut la déconstruction de toutes les idoles, tant métaphysiques que rationnelles. Car les idoles, toutes les idoles,  n’ont servi qu’à dénigrer la vie, qu’à dénoncer la réalité au nom d’un idéal (le bien, la vérité).

Bien sûr, il ne s’agit en rien  de faire l’apologie d’une position obscurantiste, condamnant la recherche scientifique bien utile au demeurant. Mais il s’agit de savoir de quoi l’on parle. Ce qui fonde la connaissance est la croyance en un monde vrai, accessible à la raison, laquelle nous libère des illusions de l’apparence. L’idolâtrie a été, en Occident du moins, de faire de la seule raison le fondement de toute l’activité humaine. De fait, l’objectivité dont se targue la connaissance est basée sur un idéal métaphysique : l’objectivité en tant que fondement de l’universalité, l’universalité étant le critère retenu par les scientifiques et les moralistes  mais curieusement aussi par les philosophes. Car pour les uns comme pour les autres, il s’agissait de combattre la pluralité des points de vue et de fuir l’ambiguïté des apparences. La théorie suppléant l’idée et l’opinion ; n’avait de ce fait de pertinence que ce qui s’inscrivait dans une théorie unitaire et définitive comme si le réel, par nécessité, devait dans sa totalité s’insérer dans le rationnel. Le rationnel étant ce qui est détaché de l’interprétation subjective, du jugement de valeur, du particulier et du contingent, ce dernier n’étant vu que comme un défaut d’explications. Mais en tant que telle, la rationalité affiche son indifférence aux besoins spécifiques d’un individu, d’une société, de toute forme de civilisation déterminée par le mouvement imprévisible de l’Histoire.

Réduire la vie à la théorie, au concept, reprendre l’idéal métaphysique de la philosophie depuis Socrate de l’unité  du monde et de la possibilité de  sa complète compréhension, c’est tourner le dos à la vie, à son coté «  dionysiaque » qui permet précisément  la création de civilisations et de cultures, d’individualisations,  choses qui restent rebelles à toute analyse purement logique dont au contraire les fondements restent l’abstraction et la généralisation.

Et ainsi, la pensée, et plus particulièrement la pensée philosophique, se doit d’être vue comme une maîtrise, un discernement, une intensité, une intégration des différentes forces de l’individu dans le vouloir-être et non une attitude passive dans un devoir-être, dans les convenances, dans ce qui est correct, conventionnel. « Les philosophes présocratiques sont intéressants en ceci qu’ils ignorent toute convention » rappelle N. 

L’homme ne peut être qu’un simple rouage, se servant de ses connaissances, pour créer une société sans aspérité, une société qui aurait enfin imaginée la fin de l’Histoire, vertu suprême de l’homme sans qualité, bien intégré, du «  rachitique ». N.

Bien au contraire, l’homme se réalise par sa volonté propre et à celle-ci,  « Il faut un but, et l’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne pas avoir de volonté du tout ». GM

La culture, objet d’avantage d’un vouloir que d’un savoir ou d’un devoir, est selon N,  l’affirmation de la vie, de l’instinct vital dont l’homme, s’il est de bon goût n’a pas à se justifier, à se racheter ou à l’expliquer par des théories. Avec Socrate avait commencé le mouvement de décadence qui consistait  à faire de ce qui est, un moindre être, dont il faut se méfier, pour privilégier un monde vrai, celui de la logique, des idées pures, des essences, qui seul peut permettre la connaissance. Il ne s’agit pas, bien sur, de faire le procès de la connaissance mais de ce rapport hiérarchique qui consistait à magnifier l’abstraction et à dévaloriser tout le reste comme étant folklorique, secondaire, la marque d’une arriération. Bien sûr, pour N, cela est encore actuel à son époque, la tragique est nié, les valeurs du héros antique font sourire, mais le savoir théorique est magnifié, idolâtré. Socrate a initié le triomphe de la raison théorique sur la sagesse antique, sagesse qui englobait tous les aspects de l’existence. Dans la tragédie, l’homme  était l’élément central ; dans la raison universelle, l’individu passe au second plan. Elle est ainsi critiquée comme une « volonté du tout » comme étant un « optimisme théorique » qui provoquera ce que Max Weber appellera « le désenchantement du monde ».

On ne s’étonnera donc pas que N. qualifiera Hegel de philistin pour avoir écrit que « tout le réel est rationnel, et tout le rationnel est réel ».

Le paradoxe est que c’est chez le très rationaliste Kant qu’il trouvera l’argument défiant la culture théorique. Pour cet auteur : « L’entendement ne puise pas ses lois a priori dans la nature, mais les lui prescrit » CRP, ainsi, le raisonnement précède l’expérience, ce qui est particulièrement vrai  dans les mathématiques dont les physiciens trouvent des applications des démonstrations, une fois celles-ci faites. Ainsi, commente N. dans NT, Kant «  emploie les armes mêmes de la science pour démontrer la relativité de la connaissance et nier catégoriquement les prétentions de la science à la valeur universelle…C’est cette démonstration qui a pour la 1ere fois permis de reconnaître qu’il est illusoire de vouloir connaître, au moyen de la causalité, l’essence même  des choses. »

La chose en soi est donc inconnaissable puisque nous n’en connaissons que ce que les catégories de notre entendement peuvent en établir, que ce qui est construit a priori, avant toute expérience, par l’activité synthétique de l’entendement. Un savoir absolu, « dogmatique » dira Kant est donc impossible. De plus, rabaisser l’existence « au rang de composition de calcul est indigne », ajoutera N. Puisque la connaissance dépend des facultés de notre esprit, des conditions qui lui sont données a priori pour leur permettre de s’exercer, ces conditions étant la capacité de raisonner sur la nature, cad la causalité, des seuls phénomènes et d’en établir ensuite des lois, il est parfaitement stupide d’en faire un absolu et donc de vouloir connaître, au moyen de la seule causalité, l’essence des choses. Ce  que Kant nommera le noumène- par opposition au phénomène-. Mais il s’agissait de délimiter le champ du savoir, de déterminer ce qui permet la connaissance, pour délimiter ensuite le champ de la morale, étant entendu qu’un critère moral est celui qui satisfait la raison, étant entendu aussi que le critère de l’universalité propre à la raison ne pouvait être mis en cause. D’où il résulte qu’il convient  d’astreindre la raison à définir la spécificité d’un jugement dont la perfection puisse le rendre universellement valable. Ce que ne put s’empêcher de faire Kant. «   Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». Cette référence à la nature est tout à fait intéressante car elle sous-tend que la perfection est dans la nature et que donc la loi universelle existe comme fin en soi, qu’il suffit en quelque sorte de la découvrir pour à son tour agir moralement de façon naturelle, sans contrainte d’aucune sorte. On en déduit  que la loi morale, puisque magnifiée en une loi universelle de la nature existant par nécessité, échappe à l’imperfection des passions humaines, et est par conséquent une image de la rationalité que la nature incarne. Ce « majestueux édifice de la morale » que Kant pensait possible d’ édifier ne rencontrera pas l’assentiment de N. , le déconstructeur de toute métaphysique.

Nous avons vu que pour lui, connaissance et morale s’étaient aventurés dans la dialectique depuis Socrate, puisque la raison était déclaré l’horizon indépassable de toute pensée, humaine ou divine, puisqu’en tant que telle, la raison se devait d’ être capable de dévoiler la vérité, cad le Bien. Il ne put se satisfaire de cela, lui, l’admirateur des tragédies antiques, qui dépeignaient le chaos au sein duquel l’homme devait tracer son chemin. La morale ainsi conçue n’a rien apporté surtout qu’elle s’est par la suite enlisée dans ce qu’il considérait comme l’abomination suprême,  le christianisme, religion par excellence de la fuite du réel et de la construction d’idoles, de la dépréciation morbide de la vie au profit d’un au-delà bien mythique. Le tragédien au contraire, prend du recul par rapport au réel mais ne le fuit pas, tout au plus le transforme-t-il en œuvre d’art, en création esthétique.

N. opposa donc la science ET la morale à l’art, véritable instinct vital, dionysiaque où l’homme oublie son être pour vivre en symbiose avec autrui et les éléments, grâce à la recherche du beau. La science traite au mieux d’absence de rigueur, d’illusions ce qui n’est pas pensable par ses concepts. La morale qualifiant de conduite raisonnable ce qui consiste à suivre ses principes, lesquels ne sont que  pures pétitions de principe.

Pour autant s’agit-il de dire que toute vérité est une illusion ?

Il parlera de «  l’énigmatique instinct de vérité ». Ce n’est donc pas la raison, inhérente à la nature, qui nous fait rechercher ce qui est vrai, mais notre nature, notre mode d’être. Quelle est la nature de l’homme ? s’interrogera-t-il.  Qu’est-ce qui en nous veut trouver le vrai ? Cette véracité supposée et affirmée, dont tous les philosophes parlent avec respect, est-elle seulement imaginable ? Ce n’est donc pas la vérité, inatteignable par la raison qui pose problème, répond N. mais l’instinct –Trieb- qui sous-tend cette recherche et la déclare absolue.  «  La science se fonde sur la croyance que rien n’est aussi nécessaire que la vérité et que par rapport à elle, tout le reste est secondaire » GS.

Puisque la science se fonde elle aussi sur une croyance, la fable d’un monde intégralement  intelligible, ce n’est pas l’illusion que l’on fuit, mais les incertitudes . Ainsi « Ce ravissement qui accompagne l’acquisition de la connaissance se serait-il pas la volupté de la sécurité retrouvée » ? GS . Les humains se sont toujours fort bien accommodées de leurs illusions et il serait illusoire de croire qu’ils peuvent s’en passer. Cependant on peut tout au plus penser la vérité mais non point la connaître.

« Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont » LP.

Ainsi, dire que les concepts construisent un monde vrai, qui s’oppose à l’apparence, revient à dire que l’on privilégie l’abstraction par rapport à l’expérience, au vécu. Pourtant le concept n’est qu’une métaphore, en général basé sur des hypothèses, qui reste vrai que tant de contraire n’est pas démontré. Donc à partir de quand est-il vrai ?Est vrai, ce qu’il est convenu d’appeler vrai. Quelle est l’origine des concepts ? La nécessité d’avoir une pensée neutre, non déterminée par le « sensible », mais par le connaissable, comme si le concept, par nature, était neutre. La vie est le mensonge des sens, la connaissance qui est le refus de ce mensonge, est alors l’acceptation d’une vie amoindrie, soutiendra N.  La science rejoint la religion. L’ascèse de la raison rejoint l’exigence de pénitence puisque pour la religion l’existence humaine se doit d’expier un crime dont elle ignore lequel il est.

De ces idéaux brumeux, il faut descendre vers le vouloir qui les anime.

« Que serait pour nous le sens de la vie, si ce n’est qu’en nous cette volonté de vérité arrive à prendre conscience d’elle même en tant que problème ? » Non seulement, toute vérité doit être vue au mieux comme une interprétation, au pire comme une illusion, mais de plus il faut se poser la question : pourquoi veut-on la vérité ? Peut-on agir moralement en fonction de cette vérité ? « Ce n’est pas la vérité qui est la contrepartie du monde de la folie, mais l’universalité et l’obligation universelle d’une croyance, en un mot, le non-arbitraire dans le jugement ». GS

Le non-arbitraire, voilà le maître mot. Et c’est pour cela que l’on a décrété l’arbitraire de la raison et la supériorité de la connaissance sur l’intuition, la passion, le sens du tragique. Le logos éclairant  l’ethos et dégradant le pathos, voilà, selon N, la grande idolâtrie issue de la dialectique socratique.

La raison ne doute jamais d’elle-même et se perçoit comme potentiellement omnisciente. Si elle s’égare, ce n’est pas de son fait, mais d’interférences extérieures, qui lui sont étrangères, comme les croyances, les illusions, les apparences. Elle s’est longtemps crue d’essence divine, et a décrété  l’erreur diabolique.  Mais  l’objet même de sa recherche, la connaissance pleine et entière de toute chose, censée dévoiler ce qui est vrai, est elle-même le fruit d’une croyance, la croyance en son pouvoir de raisonner, de mettre de la rationalité partout. « Platon a produit la plus dangereuse des erreurs : l’invention de l’esprit pur et du bien en soi  ».

Penser la raison, s’interroger sur sa nature, c’est admettre que ses postulats débouchent sur une interprétation du monde et sur rien d’autre. Qu’elle n’a pas plus de légitimité que le tragédien pour décrire ce qui est, et qu’ en tirer des conclusions éthiques, c’est admettre que la démonstration a plus de valeur que la conviction. Décréter la non-validité du monde « sensible », c’est se couper de la vie, c’est laisser entrer en soi le chaos du monde, car pour N, le monde n’est pas un cosmos, une harmonie raisonnée, mais un chaos. De cela il résulte le sentiment de déchirement intérieur, de culpabilité répondant à la honte éprouvée face au dénuement ressenti, face au ressentiment éprouvé vis-à-vis d’un monde créé par un dieu présenté comme bon. Cela a été l’humus sur lequel les religions ont prospéré et ont enfoncé encore plus l’humain dans le désarroi.

Penser, c’est s’interroger sur ce qui fait penser, sur la volonté de penser. Pour N. la puissance de la volonté ne réside que dans le fait qu’elle soit. Elle n’est précédée d’aucun sens et  ne doit rien vouloir d’autre qu’elle-même. Se pose alors la question de ce qui la fait être ? Dans VP, il constate que l’existence est, n’a ni sens ni fin, mais n’aboutit jamais au néant. Le savoir accumulé par la volonté de savoir, de vérité, reste obsédé par son impensé, par les zones d’ombre qui paradoxalement ne cessent de s’étendre à mesure que la connaissance s’accroit. Rejetant toutes les spéculations métaphysiques, y compris rationalistes, il ouvre la voie à la volonté de puissance, laquelle en tant que pensée des pensées, est la pensée de l’absence de tout sens. Puisqu’elle est, et demeure sans aboutir au néant, elle ne peut se poser la question de sa provenance et donc de son sens, puisqu’il n’y a sens que s’il y a une origine, ce qui suppose une intentionnalité.  Il n’y a donc pas lieu de chercher des raisons mystérieuses dans un au-delà, mais simplement de s’interroger sur les conditions qui déterminent les raisons de penser, compte tenu d’une finalité qui n’est pas non plus à chercher dans un arrière-monde, d’où il faudrait capter les vérités cachées. La science offre une perspective, une tentative d’explication sur le fonctionnement du monde, l’illusion est de croire que le monde est un vaste meccano qui finira par dévoiler toutes ses ficelles. La raison ne peut comprendre que ce qui s’inscrit dans ses cadres de pensée , cf Kant. En quoi peut-elle rendre compte de la nécessité de l’existence ? Qu’est-ce que le courage ? demandait Socrate à qqu’un qui se disait courageux ? Qu’est-ce que l’existence ? pourrait-on demander au philosophe, mais non au scientifique qui serait bien incapable de répondre. Le moraliste y répondrait par la nécessité d’y définir des finalités, mais le philosophe ne peut que constater la vanité de toute tentative de réponse. N. regrettait que la Grèce, avec Socrate avait abandonné le sens du tragique pour savourer l’illusion de la puissance que lui donnait la logique, le savoir rationnel. La philosophie qui s’en est suivie, a tourné le dos à l’arbitraire du tragique, qui n’était ni bon, ni mauvais en soi, pour lui substituer un critère du vrai qui serait contenu dans l’essence des choses, laquelle si elle venait à être connue, serait la clé de la félicité et la fin de l’Histoire. Mais peut-on trouver la félicité si par ailleurs l’on est dans un ressentiment face à la vie ? Si celle-ci est perçue, tant par les scientifiques que par les religieux, comme un masque nous cachant la réalité ultime des choses, leur insondable vérité donc. La connaissance en Occident, est née de la croyance qu’il faut rechercher avec rigueur ce qui est caché, et que de surcroît de cette ascèse naîtra aussi la connaissance de la vertu, dont le respect des règles qu’elle aura su établir, ôtera le caractère tragique de l’existence. Ca a marché pour le savoir, mais pas pour la morale. En effet, Sophocle vaincu, l’humanité aura pu dresser un autel à ce nouvel être suprême qu’est la déesse raison ; elle le fit, mais cela n’arrangea guère son sort. En fait, il n’y a aucun critère objectif qui peut s’appliquer à la vérité, et celle-ci n’est qu’en fonction de nos préjugés, des falsifications qu’on lui impose. Dans VP , N écrira : « L’affirmation que la vérité existe est une des plus grande séduction qui soit. » « N’est nommé vérité que ce qui est prépondérant à une époque ». Or le philosophe se doit non seulement  de saisir les perspectives les plus diverses, mais  déterminer la destination et la finalité de l’homme. Ce qui obscurcit la pensée, ce n’est pas l’erreur, car il n’y a pas d’erreur puisque penser, nous l’avons vu, c’est interpréter, définir une valeur et un sens. Ce qui obscurcit la pensée, pour l’auteur cité, est la mauvaise foi. Est de mauvaise foi, celui qui privilégie ses convictions, les présente comme des dogmes, des articles de foi incontestables.

Dès lors, qu’est-ce que le dogmatiste, ennemi de la pensée ? C’est celui qui ne peut s’exercer à l’effort et à la patience ; c’est celui qui veut la jouissance immédiate que lui procure ses certitudes qui sont autant de béquilles mentales. Il affirme que ce qui est vrai pour lui est la vérité et n’attend donc plus  rien du futur, n’en espère plus rien. Certes, « espérer, c’est désirer sans jouir », mais afficher sa mauvaise foi, c’est ne plus désirer, se contenter de son ego tournant sur lui-même. Au contraire, l’homme débarrassé de ses croyances et de ses illusions se perçoit comme « fugitif et inessentiel », sait que «  toute philosophie est une façade, toute opinion une cachette, toute parole un masque », mais perçoit l’éternité comme un assentiment préalable au devenir, peut alors être « comme Dieu même, équitable envers toute chose, miséricordieux, solaire ».

 

 

Jean Luc

 

LP : le Livre du philosophe

NT : Naissance de la Tragédie

GS : le Gai Savoir

VP : la Volonté de puissance

 

 

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connaitre penser

 

Mercredi, 10 nov. 2010-11-10 par Luca

 

La Philosophie, consolatrice des vieillards ?

 

- “Senes non faciunt ea quae juvenes faciunt, at vero multo maiora et meliora faciunt.”

Les vieillards ne font pas ce que font les jeunes, mais ils en font beaucoup plus et beaucoup mieux. (Ciceron)

Celui qui s’adonne au loisir est pour nous celui qui ne travaille pas ! Et Dieu sait qu’à cet égard nous sommes loin des Anciens !

Pour les Grecs et pour les Romains, travailler était toujours le signe d’une sorte de déchéance et, du fait même qu’ils travaillaient, pérégrins, métèques et esclaves étaient exclus de la citoyenneté.

Mais ne nous trompons pas : les citoyens du Monde Antique n’étaient certes pas inactifs, mais leurs activités étaient considérées comme de nature plus haute que le travail productif, au nombre desquelles on trouvait : le soin de la cité, de la famille, des dieux, la pratique des arts, des sciences, de la philosophie, et encore celle de l’amour. Un mot résumait cela dans chacune des deux langues : skhole en grec, et otium en latin. Termes que l’usage a longtemps traduits de façon déviante par loisir, mais dans lesquels il faut voir plutôt la disponibilité à l’essentiel.

Pas de parcs de loisirs chez les Grecs et les Romains ! L’otium était une valeur positive et, de ceux qui n’avaient pas la chance de s’y adonner, les Latins disaient qu’ils étaient des hommes du nec-otium : le négoce (le travail, en général), c'est-à-dire l’activité de ceux qui ne sont pas disponibles à l’essentiel.

Au sein d’un monde stable, d’un monde qui évoluerait à une vitesse harmonisée à l’échelle d’une vie humaine, l’âge pourrait conférer une qualification qui permettrait à l’homme âgé - s’il s’est appliqué à progresser -, de se trouver inévitablement plus avancé que ceux qui ont pris le départ derrière lui. Dans le passé une capitalisation durable de l’expérience, voir de la connaissance était possible et d’ailleurs reconnue.

Nous observons que dans plusieurs cultures l’idée la mieux enracinée dans l’imaginaire collectif est celle de l’ancienneté comme synonyme de sagesse. Nous connaissons tous les images du vieux sage avec la longue barbe blanche : c’est une sorte d’archétype depuis la nuit des temps.

Pour Montaigne la vieillesse est l'âge des loisirs, de la liberté, de la cessation de ce qu'il appelle "l'embesognement", qui est le fait de la jeunesse, laquelle s'y adonne avec d'autant plus d'ardeur qu'elle n'est pas consciente du temps qui passe, puisqu'elle croit en avoir beaucoup en réserve.

Et d’ailleurs lorsqu’il écrit sur cette vie désengagée qu’est la vieillesse, Montaigne sait de quoi il parle. Le jour de ses 38 ans, en 1571, après avoir vendu sa charge de Conseiller au Parlement de Bordeaux, Montaigne se retire volontairement de la vie publique dans son château d’Eyquem, dans sa « librairie », où il veut ne fréquenter que les auteurs de son cœur – les grands auteurs antiques. A l’entrée de la fameuse bibliothèque, que l’on peut toujours visiter aujourd’hui, Montaigne fait graver en latin l’inscription suivante :

« L’an du Christ 1571, à l’âge de 38 ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, dégoûté depuis longtemps de l’esclavage de la cour et des charges publiques, se sentant encore en pleine vigueur, vint se reposer sur le sein des doctes vierges, dans le calme et la sécurité ; il y franchira les jours qui lui restent à vivre. Espérons que le destin lui permettra d’activer la construction de cette habitation, douce retraite paternelle : il l’a consacrée à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs. »

 

Dans l’époque que nous vivons il n’ y a pas beaucoup d’activités que la marche accélérée du temps ne disqualifie pas. Je le vois bien sur mon propre exemple : même en ayant beaucoup appris tout au long de ma vie, d’année en année je deviens plus ignorant parce que les découvertes scientifiques complexes et les innovations technologiques constantes se multiplient et mes efforts pour me tenir au courant deviennent vains.

Le prestige de la vieillesse a beaucoup diminué du fait que la notion d’expérience est discréditée. La société technocratique d’aujourd’hui n’estime pas qu’avec les années le savoir s’accumule, mais qu’il se périme. L’âge entraîne une disqualification. Ce sont les valeurs liées à la jeunesse qui sont appréciées et célébrées

De nos jours la notion d’expérience et de connaissance est valable seulement dans la mesure où elle renvoie à un apprentissage actif. Certains arts, certains métiers sont si difficiles qu’il est besoin d’une vie entière pour les maîtriser. Il en est de même pour certaines activités intellectuelles dont la philosophie en est certainement une. C’est un domaine où l’homme agé est capable de visions synthétiques interdites aux jeunes.

Cela dit, qu’on n’attende pas de la philosophie un remède souverain !

Mais il est en revanche certain, qu'apprendre et pratiquer la philosophie aide à conduire sagement sa vie, à vaincre ses peurs et à se débarrasser des illusions et espoirs infondés.

EPICURE : Lettre à Ménécée (extrait).  «  Quand on est jeune il ne faut pas hésiter à s'adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d'en poursuivre l'étude. Car personne ne peut soutenir qu'il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l'âme. Celui qui prétendrait que l'heure de philosopher n'est pas encore venue ou qu'elle est déjà passée, ressemblerait à celui qui dirait que l'heure n'est pas encore arrivée d'être heureux ou qu'elle est déjà passée. Il faut donc que le jeune homme aussi bien que le vieillard cultivent la philosophie: celui-ci pour qu'il se sente rajeunir au souvenir des biens que la fortune lui a accordés dans le passé, celui-là pour être, malgré sa jeunesse, aussi intrépide en face de l'avenir qu'un homme avancé en âge. » 

La raison vigilante du philosophe éclairé, qui recherche attentivement les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter et qui rejette les vaines opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble peut s’emparer de nous, est essentiellement thérapeutique: on fait de la philosophie pour « acquérir la santé de l'âme ». En effet, de même que l'équilibre du corps peut être rompu par les maladies, de même notre esprit peut être troublé par des agitations et des craintes qui nous assaillent et qui nous minent de l'intérieur, nous empêchant de savourer les instants qu'il nous est donné de vivre. De ce point de vue, la philosophie n'est pas un luxe superflu: c'est au contraire l'essentiel, puisqu'il s'agit fondamentalement de lutter contre ce qui nous rend malheureux, et donc d'être heureux.

Alors pouvons-nous en conclure que la philosophie serait la consolation des (jeunes) vieillards ?

- Je réponds OUI -. Et pourquoi ? Précisément parce qu’elle les protège de toute disqualification. Notre philosophie personnelle est hors de tout âge. A partir de ce que Bergson appelait une « intuition philosophique » nous nous constituons une vision du monde intime, qui n’appartient qu’à chacun de nous.

Confrontés à des philosophies nouvelles, notre philosophie personnelle (même modeste), peut en accepter certains aspects, être amenée à se poser de nouveaux problèmes : mais elle n’abandonnera pas son point de départ. Le « cogito, ergo sum » nous enseigne que c’est l’Homme universel qui pense en lui. Il n’a donc besoin de personne pour parler et il ne doit de comptes à personne. S’il ajoute, s’il retranche, s’il corrige, c’est toujours dans une certaine perspective qui est la sienne, à laquelle toute autre perspective est étrangère, si bien qu’autrui ne peut jamais le disqualifier ou le contredire intimement.

Le plus souvent sa pensée s’enrichit avec l’âge. Pour saisir les implications complexes qui gèrent les relations de l’homme en tant que sujet avec la totalité du monde, il faut du temps. ……….. Et le sujet est inépuisable.

Chanson de garde (extrait) :

5 -Quand l'on prétend tout savoir
Depuis le matin jusqu'au soir,
L'on lit, l'on étudie
Mais par ma foi les plus savants
Sont comme moi des ignorants.
Bonsoir la compagnie.

6-Dieu fait tout sans nous consulter.
Rien ne lui peut résister.
Ma carrière est remplie,
Mais quand l'on n'est plus propre à rien
L'on se retire et l'on fait bien.
Bonsoir la compagnie.

7-Rien ne périt entièrement
Et la mort n'est qu'un changement,
Dit ma philosophie.
Que ce système est consolant,
Je chante en adoptant ce plan


Bonsoir la compagnie.

 

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consolatrice

 

 

Le besoin de puissance (18-08-2010)

 

Cette semaine le terme « Puissance» a été utilisé trois fois dans l’actualité :

. La Chine est passée au 2ème rang des puissances mondiales

. On fait le constat de l’impuissance de la Puissance russe face aux incendies

. Marie la toute puissante et suppliante a fait pour la nième fois  son assomption le 15 août.

Le besoin de puissance qui semble une exigence naturelle ou de société s’exerce de diverses façons avec des effets particuliers :

. Sur soi contre sa nature obscure dominatrice et passionnelle, plutôt volonté de puissance, « Je suis maître de moi comme de l’univers »

. Sur l’environnement pour soumettre la nature, la guerre ne sera plus d’homme à homme, mais contre la nature ou l’espace sidéral.

. Sur les autres pour en faire ses sujets

 . Solliciter ou déléguer à la puissance des autres, réelle ou magique, afin de subir pour notre profit; consulter un astrologue  sur notre avenir pour être plus puissant à agir.

Tout dans le monde vivant est présumé en puissance, en devenir, et chacun sent ce besoin d’accroître quelque chose en lui à partir d’un potentiel, pour devenir plus fort, plus efficace, plus vivant.

La Puissance  prend plusieurs formes :

. Sens faible, capacité juridique à exercer un droit qui produira des effets

. Efficacité de l’Esprit en tenant compte de la morale, développer sa capacité intellectuelle ou spirituelle.

. Efficacité d’accumulation matérielle sans morale, recherche de pouvoir sur les choses plus que la puissance, tendre vers la possession qui nous possède et nous enchaîne à la fin.

L’impuissance est négative, elle est faiblesse et impossibilité :

. Soit on est sans effet sur le monde ou sur les autres

. Soit on accepte d’être soumis, subordonné, incapable, non émancipé ou aliéné, ou simplement soi-même mais libre.

 

A – Le besoin « naturel »de puissance exercé par soi-même

 

. Puissance unificatrice du Bien de Platon, pour produire du lien et de l’ordre et passer du chaos au Cosmos. Mais le mal aussi ? Au café philo nous devons être sous deux puissances, l’amour de la vérité et la réminiscence d’un savoir authentique qui traduit le mouvement de l’âme elle-même.

. Est-ce  répondre selon Aristote à l’autorité voulue de l’ordre naturel dont nous faisons partie, pour mettre en forme le chaos et garantir notre devenir d’être en puissance. A l’image des troupeaux d’animaux sauvages qui produisent des mâles dominants, nous produisons des rois supérieurs à la loi qu’ils ne sont pas tenus d’observer et qu’ils peuvent modifier.

. Est-ce l’effort nécessaire selon Spinoza pour persévérer dans notre être par la joie qui est augmentation de notre puissance d’être, vers la liberté et la perfection.

. Est-ce un effet de notre liberté de mouvement selon Hans Jonas qui nous permet de combiner le destin et la liberté pour notre puissance d’agir, la liberté est puissance potentielle ?

. Nous sommes dotés naturellement d’outils de puissance : Puissance émotionnelle d’incarnation du souvenir dans un objet (une madeleine pour Proust), Puissance du calcul pour se projeter dans l’infini, Puissance d’œuvres de l’esprit qui changent la conscience humaine dans l’Histoire. Puissance de la technique qui nous menace et demande une nouvelle éthique.

 

B- La puissance comme besoin dangereux ou non assumé et donc délégué

 

. La recherche indéfinie de l’accumulation de puissance est une impasse qui menace notre persévérance dans l’être selon Hobbes, faut-il passer du désir de puissance à une logique de pouvoir absolu qui conjugue puissance et droit par une convention qui autorise cette délégation de puissance mais sans aliénation. C’est moins la puissance de l’Etat que la liberté  garantie de l’individu dans une organisation juridique et politique qui bride le citoyen.

. Face à la diversité des désirs on recherche un compromis qui condamne le politique à l’indécision et à l’impuissance selon Machiavel, il faut une puissance pour trancher et exprimer des choix clairs, même par force et par ruse.

. Pour la paix et l’ordre des familles on avait délégué la puissance au père avant l’autorité parentale des deux conjoints, un pater familias non soumis à une autre puissance privé de quiconque faisant de la femme et des enfants, des mineurs non émancipés, subordonnés et autorisés.

. Recherche d’un titulaire de la puissance magique qui par imposition des mains, sera efficace pourvu qu’il respecte l’exactitude rituelle et qu’il ait la confiance dans son pouvoir d’une part  et celle du soumis d’autre part. Ainsi va-t-on jeter un sort sur un concurrent par l’entremise d’un sorcier rémunéré,  doué de pouvoirs surnaturels.

. Recherche de soumission à la Toute-puissance de Dieu, infaillible, infinie et absolue, pour compenser notre impuissance, et nous approprier des fruits par la prière.

 

C- La puissance n’est pas un besoin

 

 . On devient sage quand on en a fini avec les désirs vains de puissance selon les stoïciens, le sage n’est pas un surhomme mais il est libéré, il se laisse être homme avec une heureuse passion.

. La puissance est viciée car elle ne vise qu’à dominer l’autre et les choses, pour accumuler des richesses et des territoires.

. C’est vouloir excéder sa nature humaine et ne pas savoir être soi en s’appropriant plus qu’on ne nécessite.

. Mais l’absence de puissance pose problème, l’Etat russe n’éteint pas l’incendie, et les gouvernements ne peuvent rien contre la main invisible du marché.

 . La Puissance est le plus souvent liée à la notion de patriarcat autour duquel l’ordre s’organise, autour du genre masculin, l’autorité et la loi. Le père, le prêtre, en un mot le patriarcat, associent les notions de sexisme, d’homophobie, de racisme, de guerre et toutes autres intolérances. La justice qui se distribue autour de cette puissance mâle et patriarcale s’appuie sur la Raison, le Soi, l’Esprit et la Culture.

Inversement, le féminin n’incarnerait pas la puissance en raison de la maternité, mais le « care » de Martine Aubry, qui se traduit  par l’émotion tempérante, la relation, le Corps, la Nature, pour une société plus douce sans recherche de puissance dominante. La philosophe Carol Gilligan voudrait unir au lieu de les opposer, la Raison et l’émotion, le Soi et la Relation, l’esprit et le Corps, la culture et la nature. L’homme serait un esprit plus incorporel que la femme ce qui fonderait sa puissance ? Et l’universalisme alors auquel homme et femmes peuvent puiser, pour réaliser soit « Les trois femmes puissantes » de Fatou Dioume ou l’homme du « care » de Martine Aubry ?.

 

D-La volonté de puissance culturelle, hors de l’accumulation matérielle

 

. En réfléchissant avec ordre et méthode selon Descartes on atteint la connaissance parfaite des choses, notre œuvre tire de là sa puissance et change les consciences.

. La Raison et la morale sont négatives selon Nietzsche et elles nous brident, et affirmer notre volonté de puissance c’est retrouver la structure de notre désir en maîtrisant notre chaos conflictuel interne des désirs. Ce n’est pas seulement conserver sa force d’être mais au contraire la dépenser, comme dans le cadre de la jouissance Sadienne. Peut-on préférer la volonté de puissance affirmative créative à la puissance négative destructrice ?

. Pourtant la puissance du négatif selon Hegel interdit à la pensée de s’arrêter à quelque résultat que ce soit, le vrai est une puissance du devenir en soi. Les vérités sont des erreurs rectifiées.

 . La libération de la volonté de puissance pour qu’advienne la différence selon Deleuze, pour que l’éternel retour soi non celui du même mais de devenirs différents, actifs et créatifs.

 

En guise de première conclusion nous nous devons de souligner notre besoin de puissance par le devenir, qu’il soit  comme l’éternel retour du même du philosophe aztèque cité ci-après et qui conférait la puissance d’un savoir de l’époque. Ou qu’il soit l’éternel retour de devenirs différents et créatifs selon Nietzsche qui aurait pu s’inspirer des dires de ce philosophe aztèque pré-chrétien dans le codex Florentina :

 

« Une autre fois il en sera ainsi, une autre fois les choses seront ainsi, en un autre temps, en un autre lieu. Ce qui se faisait il y a longtemps et qui maintenant ne se fait plus, une autre fois se fera, une autre fois sera ainsi, comme cela fût en des temps très lointains. Ceux qui vivent aujourd’hui, une autre fois vivront, une autre fois seront ».

 

En guise de deuxième conclusion, nous devons reconnaître que le besoin de puissance décline avec l’âge, lorsque le corps se délivre de son désir de vivre. C’en est bien fini alors de la persévérance dans l’être, même dans la joie ! C’en est bien fini aussi de cette recherche de puissance dans l’affranchissement d’avec la morale chrétienne, tout cela apparaît bien vite comme une recherche subjective bien vaine ! Nous sommes atteints également par le phénomène d’usure, de l’entropie des systèmes qui usent leur énergie après avoir dépensé la puissance. Finalement Sade avait raison qui prolongeait le libéralisme par la jouissance jusqu’à l’autodestruction de soi et des autres…car retrouver la puissance maximale, ne pouvons-nous le faire autrement qu’en nous autodétruisant et ainsi nous rendre à notre mère Nature, là où est la vraie puissance, après avoir laissé là notre être bridé par la morale contre-nature ?

Nous affirmions que quelque chose en nous n’était pas de ce Monde et n’appartenait pas à la Nature !! N’est-ce pas  une fantaisie de poète ou de religieux  qui postulerait une puissance éternelle du verbe et pourquoi pas de la chair ? Ayons la lucidité que nous revenons à la puissance de la Nature après avoir épuisé l’amour de soi.

*   *

Discussion :

. Préciser la notion de besoin, de nécessité par rapport au désir, besoin de nourriture de désir d’amour ? Le critère de nécessité vitale peut inclure tout autant la nourriture que l’amour chez le petit enfant. En réalité la frontière est ténue entre ces deux notions.

Pour Nietzsche, l’essence intime de l’être, la valeur suprême, est la volonté de vie, contrairement à la volonté du néant de la morale chrétienne.  Adler qui va à l’encontre de Nietzsche souligne l’infériorité des organes (cas du nain), et l’on se doit d’évacuer ce sentiment d’infériorité par compensation, voire par sur-compensation, comme l’orateur romain qui bégayait et s’astreignait à parler avec un caillou dans la bouche ; C’est une volonté de puissance négative contraire à celle de Nietzsche.

 

Le besoin de puissance peut être vu sous deux angles :

. Exogène : pour réaliser un travail imposé par un autre, on doit montrer de la puissance pour surmonter une difficulté technique de la Nature ou voire d’autrui qui a l’autorité et duquel nous dépendons. On retrouve par extension la notion de potestas dévolue au Roi ou à l’empereur et l’auctoritas dévolue au Pape., une puissance publique exercée par le roi sous l’autorité du Pape.

. Endogène : pour garantir la conservation de soi, ou le désir d’exister de Sartre, il nous faut de la puissance et l’appliquer sur la nature (pouvoir d’agir) et sur les autres (pouvoir de faire faire).

Il nous faut préciser que l’assertion de Spinoza de persévérer dans l’être doit se faire dans la joie, et Nietzsche emmène sa condition d’homme vouée à s’accroître, donc ce besoin existe de supprimer les limites par la culture et la transgression. Chacun  doit  faire de sa vie une œuvre d’art achevée et originale, et c’est ainsi nous considérer comme une fin.

 

La notion de puissance stipule des moyens intellectuels, des aptitudes, une force, et le manque de puissance peut être envisagé comme suit :

. Lorsqu’on est en –dessous de l’exigence extérieure.

. Lorsque l’on n’est pas en adéquation par rapport à notre désir ou force vitale, et tenaillé par la frustration, l’étiolement, et l’impossibilité de se conserver ou de se réaliser (développement personnel, pour réellement achever l’œuvre qu’est sa vie).

A contrario, l’excès de puissance amène le totalitarisme, la domination de l’autre, la maltraitance qui peut nous faire considérer l‘autre comme un moyen et non pas une fin.

 

En terme de philosophie politique et de justice sociale, les moyens d’asseoir sa puissance devraient être équitablement répartis, et 3 écoles de pensée nous donnent des indications avec la parabole de la flûte réalisée par un enfant bricoleur d’une fratrie de trois dont le père doit attribuer l’objet, à celui qui l’a fait, celui qui saurait l’utiliser au mieux ou voire un partage égalitaire :

. Ecole utilitariste : Laisser l’objet à celui qui l’a réalisé

. Ecole individualiste libérale : Donner l’objet à celui qui en tirera le meilleur parti

. Ecole égalitariste : Partager l’objet

Le choix d’affectation de l’objet doit procéder d’une analyse pragmatique de l’état de chacun des enfants et de leur capacité réciproques, pour parvenir  à plus de justice et de liberté de pouvoir faire ce qu’on a librement choisi, si on a eu la possibilité réelle de faire des choix. Le choix devra respecter l’égale liberté réelle de chacun de se réaliser et de satisfaire son besoin de puissance.

 

Gérard

 

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besoin puissance

Que signifie agir et penser en « liste » ?

Café philo mercredi 9 juin 2010

 

Introduction.

 

La liste est rarement pensée pour elle-même, alors qu’elle est une pratique humaine fondamentale, de la liste de courses à la profération solennelle d’une liste de morts. Quelqu’un parle-t-il dans ou derrière la liste ? Que signifie agir et penser « en liste » ? Les listes prouvent-elles quelque chose ?

 

Qu’est-ce qu’une liste ?

· Une liste ne contient que des mots (substantifs, verbes, adjectifs, etc.). Il ne faut pas confondre un ensemble (qui réunit des objets réels ou non : l’ensemble des fleuves, l’ensemble des dieux grecs) et la liste ( qui ne peut contenir que les noms de ces objets, ou d’autres types de mots que les noms : adjectifs, verbes, etc.).

· La liste contient des mots et non des choses. ( Par exemple, un livre n’est pas une liste de chapitres ; mais une table de matières est la liste des titres de ces chapitres).

· On appelle couramment liste un ensemble d’items dont la longueur dépasse le mot ou le groupe nominal. La taille acceptable des items contenus dans une liste est conventionnelle : par exemple une liste des méfaits ne contient pas les méfaits eux-mêmes, mais leurs noms et leur description brève.

· Toute liste est le résultat d’une mise en liste qui consiste à regrouper les mots répondant à certains critères librement définis.

· Les listes sont produites par des opérations essentiellement graphiques. La liste apparaît rarement dans les cultures purement orales, sauf dans certains rituels (hommages aux dieux, récitations de généalogie..).

· La liste contient des mots séparés. Dans une liste, les mots listés sont dépourvus d’articulation syntaxique ou grammaticale ; chacun est posé pour lui-même.

· Une liste s’écrit de préférence de haut en bas. La suprématie de la colonne ne tient pas à ce qu’elle est ou serait hiérarchique, mais à ce qu’elle est plus conforme au caractère de séparation entre les mots qui définit la liste. Cette présentation souligne l’a-grammaticalité de la liste, la séparation des items sa discontinuité. Chaque mot est présenté dans son autosuffisance. ( voir Georges Perec quand il écrit sa liste d’Espèces d’espaces : 52 items contenant le mot « espace » sont disposés de haut en bas, ledit mot étant toujours au centre, et bordé à droite ou à gauche des autres mots de l’expression ).

· Une liste n’est ni nécessairement finie ni nécessairement infinie. Bien entendu, il est important pour certaines listes particulières qu’elles soient finies (listes de choses à faire), voire finies et closes (listes électorales le jour du vote). Mais de très nombreuses listes sont infinies ou indéfinies.

· Une liste n’est pas nécessairement ordonnée. L’ordre dans la liste est un effet de réaménagement.

· Il existe des «  allures de liste » qui se produisent quand un ensemble (simultané) ou une suite (successive) semblent fonctionner comme listes alors qu’ils ne sont pas une colonne de mots : par exemple les films à sketches ou à gags, les comptines et les refrains, les processions, le strip-tease…L’allure de liste tient autant à la disposition mentale du spectateur « en retrait » qu’à la structure (potentiellement fragmentaire et structurellement additive) de l’objet ou de la pratique considérée.

 

Qui parle ?

La liste exclut la parole, au sens où elle n’est pas faite pour être dite ou parlée. La liste est énumération et non discours. Elle est étrangère à toute logique d’interlocution même si il y des listes qui sont énoncées et proférées comme l’appel scolaire ou militaire, qui font l’objet d’une lecture publique solennelle ou ritualisée comme les litanies religieuses et les listes des morts. Le rapport de la liste à la parole est donc loin d’être univoque.

La liste est un fait de langage, mais il n’est pas sûr qu’elle soit un acte de langage : la plupart du temps, elle ne s’adresse à personne et n’est portée par aucun « je ». Or l’énonciation est un acte de parole, dans lequel un sujet formule (par écrit ou par oral) un énoncé ou un ensemble d’énoncés qu’il reconnaît et assume comme siens.

Une liste peut être proférée, mais ne fait pas pour autant l’objet d’une énonciation ce qui ne les empêche pas d’avoir une portée cognitive ou normative.

Dans toute profération publique d’une liste, le vrai sujet de l’énonciation n’est pas celui qui déclame ; ce vrai sujet n’est pas une personne physique, mais métaphysique, la communauté. Personne ne peut en son propre nom assumer et déclamer la liste des victimes du 11 septembre 2001. Dans ces proférations les lecteurs sont souvent multiples.

 

La liste en littérature.

La liste est du côté de la simple graphie, de l’enregistrement et non du style. Elle sert à noter des données administratives ou militaires, les courses à faire et les choses à ne pas oublier - rien de plus. Et pourtant, depuis l’Ancien Testament ou l’Iliade et l’Odyssée, la littérature regorge de listes stricto sensu (  de Chaucer à Rabelais, de Melville à Perec, littérature orientale et arabe comme les Contes des mille et une nuits ). Si on étend le champ à l’  « allure des listes »  le phénomène est encore plus étendu.

Umberto Eco nous dit que la liste est dans certains cas une « manière de dire l’indicible » » : elle offre alors un échantillon de l’indénombrable, elle vaut moins par ce qu’elle dit que par ce qu’elle suggère ; elle devient un procédé narratif indirect, elle narre ce qui ne peut pas être narré. Cela relativise l’axiome de départ sans l’annuler. La logique de la liste est anarrative, mais si elle est prise dans le tourbillon d’une épopée ou d’un roman, elle se narrativise et se littérarise (voir La Vie mode d’emploi de Georges Perec).

Les formes poétiques sont propices aux listes : par exemple, la « Ballade des dames du temps jadis » de François Villon :

Dites-moi où, n’en quel pays,

Est Flora la belle Romaine,

Archipiades, ni Thaïs,

Qui fut sa cousine germaine…

La ballade est construite autour d’une liste de « dames » célèbres, absentes quoique présentes par leur nom et la rêverie que ce nom suggère. Ces formes diverses s’inspirent de l’ « allure de liste ». Il existe cependant des textes poétiques constitués d’une liste comme la description de la pieuvre de « Gilliatt le malin » par Hugo. Ce texte est une montée vers l’horreur, vers cette ventouse plus effroyable que toutes les griffes, cornes, pinces ou dards.(voir en annexe).

Le mode de profération dans le théâtre est particulièrement propre à l’emploi des listes.

 

L’usage des listes.

Ø Comme arme de combat.

Elle peut devenir instrument de compétition sociale pour impressionner le rival ou l’adversaire et se prouver à soi-même sa propre valeur. Au XVIIème siècle éclate une querelle entre Monteverdi, promoteur de la seconda pratica (la monodie, le bel canto naissant) et Artusi, défenseur de la conception traditionnelle de l’ars perfecta ( polyphonie). Chacun d’eux exhibe la liste des compositeurs dont il prétend perpétuer la tradition. On retrouve cette fonction palmarès aussi bien chez le don Juan dénombrant ses maîtresses  que chez l’universitaire alignant ses publications au long d’un CV.

Ø La liste joue un rôle de plus en plus important dans l’évaluation des individus. Les listes purement privées comme les listes purement administratives continuent d’exister, mais ce qui est nouveau est l’apparition de l’intersection dont le CV est l’emblème. Ces listes intersectives contribuent à la rationalisation du monde social mais aussi à l’oppression des individus invités à se définir en permanence sur ces listes : listes de collègues (listes de diffusion), d’amis (Facebook), d’opinions (blogs), de préférences (chats, sites dédiés) etc. Dans la vie sociale, le CV est à la fois « devant être complet » (sur le passé) et « devant être complété » (dans la suite de la carrière). Cette double injonction fait la très grande force de la liste moderne.

Cette utilisation compétitive des listes dans les sociétés contemporaines présente un trait archaïque et potentiellement névrotique qui peut devenir nocif.

Ø La liste peut jouer le rôle de préservation d’un monde qui s’émiette alors qu’elle est elle-même émiettement et discontinuité. Elle est alors non plus narcissique,  mais nostalgique. Elle satisfait un désir d’encyclopédie devenu difficile à combler (voir le grand succès actuel des dictionnaires, des quiz, des jeux télévisés ou radiophoniques…). La liste mime l’encyclopédie car elle parle de tout. La liste nostalgique est tournée vers le monde et se situe sur le pôle de l’altérité. Elle est discontinuité du différent. Notre rapport aux listes est ambigu : désirs contradictoires, systématicité, zapping, goût de la découverte et du survol, de la profondeur et de la facilité.

Ø On peut toutefois s’emparer de la liste pour la retourner contre elle-même. Perec nous dit : « Il y a dans l’idée que rien au monde n’est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans la liste, quelque chose d’exaltant et de terrifiant à la fois. » in Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 167. La liste attire l’homme parce qu’elle semble pouvoir quadriller le monde, en épuiser la diversité ; mais l’homme souhaite aussi que le monde ne se laisse pas quadriller si aisément. Le groupe Assassin, issu du quartier des Abbesses à Paris a marqué l’époque, en 1991  en chantant un texte de rap dont le titre était : Note mon nom sur ta liste !

« Hit sur hit, je glisse sur la politic shit/Aucun enfoiré ne peut se montrer au niveau où je débite/Et  j’habite par la même occasion ta pensée qui s’excite./Tous à ma poursuite !/La puissance du vocalisme fait que tu notes mon nom sur ta liste ! » Il est possible d’ entendre ce texte ainsi : toi qui veux soumettre les hommes à un contrôle statistique, toi qui rêves de ficher chacun pour régner en maître, sache que je suis l’élément inassimilable, l’ennemi à abattre, le nom en trop. Ici, entrer en liste, c’est entrer en dissidence.

 

Conclusion

La pratique humaine des listes n’est donc pas aussi simple que nous pouvions le penser au prime abord. Chacune des listes exprime une facette de l’esprit humain. C’est en sachant mieux ce qu’est une liste que nous saurons mieux ce que nous faisons quand nous l’utilisons. Suivons, en conclusion, la pensée de Bernard Sève qui replace l’homme au cœur de l’usage des listes.

« Etablir une liste, c’est disposer graphiquement en colonne, de manière a-grammaticale, des mots ou des expressions ; C’est une opération simple et presque mécanique ; Mais cette mécanique engendre une dynamique : là est le mystère de la liste, là est son intérêt. La véritable différenciation entre les listes tient au type de dynamique engendrée. Il peut s’agir d’une dynamique dispersive et répétitive (le donjuanisme, ce concept étant pris dans une acception large), il peut s’agir d’une compulsion névrotique de complétude (la collection), il peut s’agir d’un devoir d’exhaustivité (listes administratives, investigations philosophiques ou scientifiques), il peut s’agir d’une tendance à la compilation sans principe, voire au simple recopiage (Bouvard et Pécuchet). Ces dynamiques sont pauvres quoique souvent utiles ; elles recèlent une forte dimension pathogène. Mais il arrive parfois que la liste engendre une dynamique toute différente, dans laquelle se dit et s’éprouve la complexité du monde, les vibrations des choses, les méandres du moi, l’épaisseur des mots. Brusquement la liste dit quelque chose. La liste, contrairement à son concept, se met brusquement à parler-en tout cas à me parler à moi qui suis son lecteur…. ». De haut en bas, Bernard Sève, Seuil, mars 2010, p. 227.

La richesse de la liste est que la juxtaposition des mots peut déclencher un dynamique qui la transfigure grâce à l’intervention du lecteur. De tous les procédés littéraires, la liste est celui qui dépend le plus de la coopération du lecteur. L’effet de liste est à la disposition du lecteur.

 

ANNEXE.

Texte de Victor Hugo : Les Travailleurs de la mer, Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 434-435.

 

La liste dans le domaine philosophique.

· Aristote : dresser la liste des opinions des prédécesseurs permet de préparer le terrain à la réflexion. La liste n’est pas le langage de la philosophie, mais elle peut en être l’instrument provisoire ; Ses caractères (systématique ou non, ouvert ou non) sont à chaque fois déterminés par l’usage précis que le philosophe compte en faire.

· Descartes : il propose un bon usage de la liste : aider la mémoire, ou plutôt la remémoration, et suppléer au défaut éventuel de l’attention, faciliter donc le travail, mais non en dispenser. La critique cartésienne sera prolongée dans la Logique de Port-Royal (1662).

· Leibniz introduit la possibilité du répertoire qui  « peut et doit indiquer les endroits où se trouvent les propositions importantes qui regardent un même sujet ».

· Kant produit des tableaux qui sont des croisements de deux listes ; Le tableau donne à la liste dont il procède la marque de la nécessité. Cela se voit bien avec la doctrine kantienne des Catégories. Kant produira un certain nombre de tableaux dans ses différents livres ; il s’en expliquera, dans une note de la Critique de la faculté de juger, au moment où il déploie son « Tableau de tous les pouvoirs supérieurs de l’esprit suivant leur unité systématique ». La liste a ici une propriété tabulaire, celle de la systématicité.

· Epicure et les Stoïciens : liste des préceptes.

 

 

 

 

 

Café philo du 9 juin 2010

Que signifie agir et penser en « liste » ?

 

Discussion :

- La liste est en opposition avec la pensée dialectique, cependant la liste correspond à une logique, par exemple, une liste d’adresses. La liste est une discontinuité.

- La liste n’est pas illogique car même si elle ne représente qu’une simple énumération cela correspond toujours à quelque chose. Les mots correspondent à des classes de référents sensoriels. La liste peut être le lien lui-même.

- Peut-on penser en liste sans intentionnalité ?

- Penser en liste ne s’oppose pas autre modes de pensée humaine.

- Alain Badiou, dans sa logique, parle de la formation des ensembles et de la multiplicité à partir de l’ensemble vide, c’est un début de liste.

- L’énonciation de la liste ne fait pas appel à un narrateur. L’important c’est le lecteur qui peut mettre une intentionnalité à la liste mais à l’inverse, cela peut être aussi l’auteur. Le discours écrit est fermé alors que le discours de la liste reste ouvert.

- Existe-t-il une différence entre les listes organisées et les listes inorganisées ? Même les listes inorganisées peuvent avoir une intentionnalité à l’exemple de l’inventaire de Prévert.

- L’important est de savoir ce que l’on fait des listes : liste des courses, liste des strasbourgeois, liste des politiques…

- La sociologie se base sur des listes pour étudier les phénomènes liés aux hommes.

- La liste fait partie du langage poétique, c’est un travail du langage sur lui-même. La liste peut donc être une oeuvre d’art.

- L’art abstrait est une liste, il est non figuratif et c’est le spectateur qui y trouve sa logique. La peinture de Kandinsky se conçoit comme une liste mais pas celle de Raphael.

- Dans la langue naturelle, la sémiotique est interprétable à l’infini alors que dans la langue artificielle (programme informatique) la sémantique est égale à zéro.

- Il faut faire le distinguo entre le signifiant et le signifié, tout lecteur voit le signifié.

- C’est le problème du nominalisme.

- En biologie il faut sortir de la liste de la flore pour voir le reste (photosynthèse, géologie,…)

- C’est la taxonomie. Tout ce qui est de l’ordre du vivant peut être ordonné selon des classes.

- Dans la liste la logique peut être implicite.

- Il y a des listes fermées : liste des absents. Mais il existe aussi des listes évolutives.

- La liste est un mode de raisonnement supérieur et efficace.

- La liste est la base du structuralisme, elle n’évoque pas la mutation.

- Structure : relation et interdépendance entre les choses.

- La qualité des éléments de la liste est conservée dans la liste.

 

 

- Le sac du randonneur par exemple, la liste est limitée mais est-elle complète s’il manque quelque chose ?

- Ce ne sont pas les mêmes qui agissent et qui pensent. Il y a une relation de dominant et de dominé entre celui qui pense la liste et celui qui l’applique.

- Lorsque l’on a à prendre une décision, pour favoriser la réflexion, on a la possibilité de faire une liste du positif et une du négatif.

- La liste est à l’origine de l’écriture car elle était comptable pour les troupeaux. Était-ce de simples additions ou y avait-il des relations entre les items ?

- La loi n’est pas une procédure, c’est une énumération.

- Mais on trouve des codes de procédure dans la loi. Dans le domaine technique ou dans celui de la justice beaucoup d’actions sont des procédures.

- Un code de procédure est une liste de règlements. La procédure n’est pas hiérarchisée par rapport à l’ensemble des corpus règlementaires, elle comporte des décrets et des lois.

- Les procédures prévoient les agissements des juges pour qu’ils fassent des actions licites car ce sont des acteurs de droit tout comme les autres fonctionnaires d’autorité. Par exemple, dans certaines procédures le silence vaut pour acceptation.

- La procédure ressemble davantage à une liste car elle prévoit des séries d’actions à accomplir selon un ordre déterminé.

- La liste est ambivalente car elle permet la fermeture ou l’ouverture et l’oubli de la complétude peut être facteur plaisant ou angoissant.

- La liste peut avoir valeur d’exclusion ou de communauté. La jurisprudence montre qu’on ne peut pas tout mettre en liste, qu’on ne peut pas tout prévoir. Dans ses tableaux, Magritte fait appel à la raison et dans la liste, nous faisons appel à notre esprit critique.

- Quand l’esprit est embrumé, la liste structure le réel. La liste est utile pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

- Existe-t-il des, listes inconscientes, des ramassages de données brutes ?

- La liste permet de penser en catégories.

- La généalogie correspond à la liste des ancêtres, elle est créatrice d’identité.

- Dans le dictionnaire des synonymes « Le Robert » pour liste on trouve : bordereau, cadre, canon, catalogue, cédule*, dénombrement, énumération, état, index, inventaire, kyrielle, martyrologue, mémoire, ménologe**, nomenclature, relevé, répertoire, rôle, suite, tableau. (*Cédule : Écrit, billet sous seing privé par lequel on reconnaissait devoir une certaine somme/Catégorie de revenus résultant de la classification opérée par le fisc/Feuillet sur lequel est déclarée chaque catégorie de revenus. **Ménologe : Dans le rite byzantin, recueil de brèves notices sur les fêtes des saints de chaque jour dans l’ordre du calendrier).

- On peut y ajouter : théorie au sens de procession.

 

 ‘’Inventaire’’

« Une pierre

deux maisons

trois ruines

quatre fossoyeurs

un jardin

des fleurs

un raton laveur

une douzaine d'huîtres un citron un pain

un rayon de soleil

une lame de fond

six musiciens

une porte avec son paillasson

un monsieur décoré de la légion d'honneur

un autre raton laveur

un sculpteur qui sculpte des Napoléon

la fleur qu'on appelle aussi

deux amoureux sur un grand lit

un receveur des contributions une chaise trois dindons

un ecclésiastique un furoncle

une guêpe

un rein flottant

une écurie de courses

un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin

deux filles de joie un oncle Cyprien

une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin

un talon Louis XV

un fauteuil Louis XVI

un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets Henri IV

un tiroir dépareillé

une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé

une Victoire de Samothrace un comptable deux aides-comptables un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens

un cannibale

une expédition coloniale un cheval entier une demie-pinte de bon sang une mouche tsé-tsé

un homard à l'américaine un jardin à la française

deux pommes à l'anglaise

un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d'acier

un jour de gloire

une semaine de bonté

un mois de Marie

une année terrible

une minute de silence

une seconde d'inattention

et ...

cinq ou six ratons laveurs

un petit garçon qui entre à l’école en pleurant

un petit garçon qui sort de l’école en riant

une fourmi

deux pierres à briquet

dix sept éléphants un juge d’instruction en vacances assis sur un pliant

un paysage avec beaucoup d’herbe verte dedans

une vache

un taureau

deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo

un soleil d’Austerlitz

un siphon d’eau de Seltz

un vin blanc citron

un petit poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde

deux soeurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits

trente deux positions six parties du monde cinq points cardinaux dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison dont quinze de cellule cinq minutes d’entracte.

et …

plusieurs ratons laveurs »

 

Jacques Prévert

 

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penser liste

 

LA FAIBLESSE PEUT-ELLE ÊTRE UNE RICHESSE ?

 

En réalité, nous sommes tous faibles, sauf que certains l'avouent et d'autres le cachent.

 

Est-ce vraiment une force que de faire semblant d'être fort pour cacher sa faiblesse ?

« Je vais vous parler de « vécu » en vrac que vous développerez à votre aise ».

 

Nous allons voir que les vertus dites « faibles » sont en général méprisées  alors que ce sont les meilleures !

Si on oppose la faiblesse à la force brutale, on pourra aboutir sur une constatation non négligeable :

il est prouvé que l'on obtient bien plus par la douceur, une certaine humilité qui se mettent à la portée de quelqu'un (enfant, élève, patient, malades, amis, ...) que par la force trop violente.

Exemple : la pratique de la non violence de Ghandi.

Il y'a la faiblesse en tant que vertu faible, il y'a aussi les vertus fortes ; nous parlerons de la première.

Une certaine faiblesse, si elle est dépourvue de lâcheté, peut se transformer en courage, ténacité, patience,

Ex : un malade ou infirme qui a atteint une sagesse intérieure, réussit bien souvent là où une force brutale sans nuance échoue.

Il y'a dans la faiblesse un lâcher-prise qui permet d'atteindre des compréhensions en profondeur, plus efficaces que la simple force primaire.

Qui n'a pas connu un maître d'école un peu brute et primaire, apparemment sûr de lui, de son succès, écrasant de son autorité des élèves timides, qui auraient pu devenir prometteurs, avec un enseignant doux et attentif ( en réalité le maître d'école à tellement peur de ne pas avoir d'autorité qu'il se protège derrière sont armure).

La faiblesse constitutionnelle , à savoir un état de santé précaire, peut posséder des qualités précieuses comme, la prudence; l'écoute, la patience, l'intelligence de coeur, la persévérance, la clairvoyance et parfois même le don de guérison.

Ex : Certains médecins, eux-mêmes malades et faibles, ont mieux pu guérir des patients, car ils ont atteint à travers l'expérience de leur épreuve, une compréhension supérieure; de même un aveugle acquiert des capacités d'intelligence et de feeling supérieurs .

 

Il existe des faiblesses de caractère qui sont de l'ordre de la très grande sensibilité mais qui permettent d'intervenir dans des démarches psychologiques  là où des sensibilités moindres échouent même si elles sont dotées de courage de prestance, d'ascendant,...

Ce sont ces richesses de finesses et de qualités incommensurables, comme par exemple la qualité d'amour et de douceur d'une mère fragile, frêle, la douceur d'un père effacé, d'une amante, épouse, compagne, collaboratrice, éducatrice, ces personnes un peu en retrait mais très attentives et sensibles, montrant une certaine faiblesse apparente pourront nous montrer, à des moments opportuns lorsqu'on s'y attend le moins, des attitudes surprenantes de capacités d'adaptation dans des situations délicates et difficiles, par leurs qualités de coeurs, de discernement, de patience de clairvoyance, de maîtrise de soi !

 

Ces personnes douces révéleront des vertus supérieures à la force impérieuse et autoritaire par leurs fermeté tranquille, sûre et équilibrée. Il ressort que la grandeur d'âme représente une grande force! Car la où l'on est avide de résultats rapides, où l'on est sans égards, trop matérialiste, dur de coeur, l'échec finit par apparaître.

 

On peut être très puissant, énergique, et cacher de la lâcheté en soi, cela révèle une faiblesse négative.

Je rappelle à nouveau, le cas d'une mère malade, épuisée qui révèle un caractère héroïque qui va jusqu'au sacrifice pour ses enfants et sa famille.

Des artistes, écrivains, médecins, humanistes, malades, épuisés ont pu enrichir l'humanité de leurs oeuvres riches de grandeur.

(Relatons les faiblesses négatives comme la lâcheté, cruauté, mensonge, paresse, vol, crime, drogue.)

 

Avant de poursuivre, je rappelle :j'évoque en passant : Kirkegaard, qui toute sa vie à cherché à se guérir d'une maladie psychique, et a eu une enfance difficile nous dit : « Toutes nos épreuves sont des ouvertures sur l'éternité » N'oublions pas l 'abbé Pierre orphelin incompris, Ghandi, Ray Charles le grand musicien aveugle dés l'enfance qui ont assumé par leur force d'âme une faiblesse jusqu'au bout.

« Heureux les doux, les humbles en esprit, car leurs quête va les amener à encore plus d'ouverture de coeur et d'esprit »

 

 

N'oublions pas les handicapés qui peignent avec la bouche.

En réalité ceux qui affichent une certaine force, aisance un peu arrogante, ont peur de leurs faiblesses alors que s'ils osaient les regarder de plus près, ils découvriraient en eux une précieuse richesse.

Oui, une faiblesse apparente représente une richesse car elle incite les autres à plus d'humilité.

Le courage d'un homme qui exprime sa douleur, sa faiblesse, son émotion, qui « pleure », est en réalité plus fort que celui qui reste emprisonné dans sa carapace d'orgueil et de vanité : « que de larmes on dû sécher à l'intérieur de son armure ».

La faiblesse avouée, peut déclencher des miracles de délivrance en soi et chez les autres.

Vivre nos faiblesses nous libère, enlève le verrou.

 

Donc n'ayons pas toujours peur s'il se présente en nous : de la lenteur à décider, de l'hésitation, du doute, un manque de confiance, de considération pour soi , d'amour de soi,...

Ce sont des ingrédients de passage obligé, vers une transformation intérieure, émulation d'une alchimie nécessaire, qui développe encore davantage notre personnalité et l'enrichit. Tout cela a permis à des personnes retirées dans la modestie, d'aboutir dans des travaux de longue haleine, de découvrir les vertus des plantes, de réaliser des invention et découvertes inestimables.

 

Ces personnes en se retirant ainsi ont permis à leurs fonctionnement cérébral de travailler hors du stress, de l'arrivisme de la vie publique, se moquant des honneurs de la célébrité, ne cherchant ni gloire ni notoriété.

Donc certaines faiblesses comme la douceur, profondeur, écoute, intelligence de coeur, dévouement, , patience discernement, intuition, grande sensibilité, tolérance apportent des trésors dans une famille.

L'amour découle de toutes ces sensibilités.

 

Pour conclure :

Il n'y a rien  d'étonnant à ce que la faiblesse soit de la force si l'on considère que l'homme est un être essentiellement AFFECTIF.

 

Oui, ma faiblesse est ma force

 

Mai 68 à été l'époque de la permissivité, du laxisme, de liberté sexuelle, mais aussi d'une justice plus humaine, d'une conception moins rigide de l'autorité, des valeurs plus douces : on à jeté le bébé avec l'eau du bain. les plus authentiques valeurs de Mais 68 on été les plus sévèrement étouffées.

 

Faiblesse : manque de force, de vigueur physique,

Richesse : qui contient ( possède) beaucoup de,,,, force physique, morale, savoirs,

 

Si la faiblesse est une richesse, il n'y aura pas assez de coffres pour la mettre à l'abri,

 

La « morale du fort » et la « morale du faible » ne se posent pas en termes sociopolitiques ou idéologiques. S’il y a, dans le monde, des dominants et des dominés, et même des luttes de classes au sens classique, le sujet confronte deux philosophies différentes. Le « fort » n’est pas celui qui écrase le « faible » mais celui qui aspire à réaliser l’accomplissement de l’homme, tandis que le « faible » a pour objectif de se refuser à lui-même cet accomplissement. (sujet très nietzschéen)

A la fin, dépassant l’opposition entre les deux morales, s’ouvre la perspective d’un au-delà de la notion de Bien et de la morale. Le fort a-t-il besoin de « vouloir » le Bien ? Nous ne sommes pas dans le relativisme mais au même niveau que le commandement « Tu ne tueras point » à valeur universelle,
Bergson :Il y a une morale statique, qui existe en fait et à un moment donné, dans une société donnée, elle s'est fixée dans les moeurs, et d'autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l'exigence sociale.

 

Le fort et le faible divergent dans leurs conceptions du bonheur. Les forts « ignorent, en tant qu’hommes faits, pleins de force, donc nécessairement actifs, la séparation entre action et bonheur » tandis que les faibles ont besoin de « méchants ennemis », d’un « mensonge » de bonheur décrit comme « narcose, hébétude, calme, paix, "sabbat", détente de l’esprit et décontraction du corps,
Nietzsche définit la volonté de puissance comme « l’essence de la vie », « l’instinct de liberté ».
Vue à travers le point de vue d’une morale du faible, cette morale du fort apparaît comme une transgression.
L’homme faible, quant à lui, est pétri de « mauvaise conscience » parce qu’il refoule son « instinct de liberté ». Il a appris à « avoir honte de tous ses instincts », se délecte dans la culpabilité, se fait souffrir en espérant y trouver le salut (« la foi dans le châtiment »), méprise et maltraite les autres en position d’infériorité, « sanctifie la vengeance sous le nom de justice », se veut « jusqu’à un certain point nécessaire, uniforme, conforme à ses semblables, régulier, et par suite prévisible », organise avec son « nihilisme administratif » la mise en ordre rationnelle, régulatrice et rentable de la société

La loi est-elle au service du fort ou du faible ? - David et Goliath, - Il n'y a ni fort, ni faible, absolument, en permanence,
(par Michelle)

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faiblesse richesse

 

Doit-on tout attendre de l’état ?

Tout attendre de l'Etat serait qu'il permettre que se réalise le bien commun et les biens particuliers: n'est-ce pas contradictoire dans la mesure où la réalisation des biens particuliers se ferait au détriment de la réalisation du bien commun.
D'autre part, si l'Etat se mêle de la réalisation des fins particulières de l'individu, on pourra toujours lui reprocher de faire disparaître la liberté. En effet, chacun est libre de concevoir la vie la meilleure possible qui lui convient: peut-on attendre de l'Etat qu'il fixe les fins de chaque personne? N'est-ce pas décharger chaque personne de sa liberté et lui faire perdre l'humanité.
Evidemment, doit-on, renvoie aussi à la condition de possibilité puisque, est possible seulement ce qui n'est pas contradictoire.

Peut-on tout attendre de l'État?
Qu'est-ce que l'état, quel le rôle des citoyens, quel est le souverain dans un état de droit? Conséquence pour le sujet!
Peut-on attendre de l'état:
-qu'il fixe les fins des individus? Ce qu'ils doivent poursuivre pour être heureux?
-Qu'il fasse sa place à l'individu au lieu de lui laisser la liberté de faire sa place?
-Qu'il fixe à chacun une place selon sa nature?
Peut-on attendre de l'état de droit qu'il fasse plus que d'assurer la sécurité pour que chacun puisse exercer sa liberté?
l'État a-t-il pour but de maintenir l'ordre ou d'établir la justice ? Peut-il y avoir un ordre sans la justice? Peut-il y avoir une justice sans un ordre? Or il ne peut y avoir de bien commun sans un ordre: l'ordre est l'application de la loi.
Le rôle de l'état est-il donc de faire régner la justice? ou d'établir l'ordre.
Distinguer le juste et l'injuste comme ce qui est conforme ou non conforme à la loi et l'idée de justice qui va beaucoup plus loin que ce que demande la loi.
Le rôle de l'état n'est-il pas de faire que c'est la loi qui commande et non pas un maître: que la loi est le dernier mot. Mais ne doit-il pas se soucier aussi des conditions qui permettent plus de justice, plus d'égalité réelle?
Le pouvoir d'un état de droit trouve sa légitimité dans la volonté des citoyens à former une unité pour garantir une paix interne et de lui octroyer un pouvoir raisonnable. A partir de là on peut se demander si les citoyens sont obligés pour vivre pleinement leurs existences dans des conditions satisfaisantes de compter sur l'état pour tout ce qui à trait à leur individualité et puis pour la société elle-même à tout ce qui à trait à l'intérêt commun?

I - LES TERMES DU SUJET
L’Etat désigne une entité juridique chargée de promulguer des lois et de les faire appliquer. L’Etat est une notion impersonnelle, elle suppose une administration, et s’oppose au pouvoir direct ou au prestige sensible du chef. Notion forgée vers la Renaissance, elle met l’accent sur les notions d’ordre (lois) et de stabilité (principe de continuité de l’Etat. cf étymologie : status : état, stabilité).
Depuis Hegel, on a coutume en philosophie politique d’opposer l’Etat à la société civile. La société civile désigne le corps social concret que l’Etat tente d’ordonner selon un projet et un idéal commun.
II - L’ANALYSE DU PROBLEME

Le problème se pose donc ainsi : l’Etat doit-il mettre en forme la société, la réduisant à n’être qu’une matière informe en elle-même que l’on devrait ordonner du dehors ? Ou bien la société civile n’a-t-elle pas sa propre structure ainsi qu’une capacité à proposer des projets et des idées, l’Etat se contentant de traduire juridiquement des demandes sociales ?
De plus, le problème n’est pas seulement de savoir si l’on peut ("peut-on ?") imposer une norme froide au corps social, mais si on le doit, est-ce à l’Etat de prendre en charge tout le projet politique ? Le sujet pose donc un problème de choix : qu’est-ce qui est souhaitable ? Il renvoie à l’opposition entre le collectif et l’individuel.
Est-il souhaitable que l’Etat prenne en charge toutes les dimensions de notre existence ?

III - UNE DEMARCHE POSSIBLE

A - LE SPECTRE DU DESORDRE
La perspective du tout-politique ne prend son sens que par la hantise du désordre toujours possible des individus, cette préoccupation est sensible dans les philosophies qui problématisent l’Etat de nature. Selon Hobbes, sans Etat, "l’homme est un loup pour l’homme". En effet, l’individu recherche son intérêt et s’oppose ainsi aux autres.
La violence étant toujours possible, il faut donner tout le pouvoir à l’Etat (Léviathan) dont la vertu est d’être au-dessus des parties, donc d’être impartial et pacificateur. Ainsi, pour conjurer "la guerre de tous contre tous", les individus doivent aliéner leurs pouvoirs et le remettre à un Tiers, l’Etat.
On retrouve cette notion d’aliénation chez Rousseau : dans la société civile non réglée par le contrat social, règne la loi du plus fort. L’attribution de la propriété, par exemple, doit passer par la médiation collective de l’assemblée du peuple et non pas résulter d’une prise de possession de fait. Si l’Etat dit le droit, ma propriété est reconnue par la collectivité. La parole publique chasse donc le spectre de la violence privée.
Ainsi, si l’Etat doit créer de la cohésion sociale, il faut tout en attendre du point de vue politique de la coexistence des individus.

B - FAUT-IL ECOUTER LA SOCIETE CIVILE ?

La célèbre injonction du philosophe Michel Foucault nous amène cependant à la question suivante : la société civile (hors Etat) n’est-elle que la somme d’individus égoïstes ou n’est-elle pas déjà structurée selon des intérêts collectifs préexistant à l’Etat ? George Dumézil a mis en évidence la structuration de toutes les sociétés indo-européennes traditionnelles en trois classes : ceux qui prient (clergé), ceux qui défendent le peuple (la noblesse), les producteurs (paysans, artisans). Marx distingue dans les sociétés modernes deux classes : ceux qui détiennent des capitaux ("les capitalistes"), ceux qui n’ont que leur force de travail ("prolétaires").
Enfin les sociétés contemporaines sont structurées en syndicats, mouvements sociaux, nationaux ou internationaux qui participent au projet politique et à la cohésion sociale.
Ces mouvements sociaux, visés par Foucault, semblent réduire l’Etat à n’être qu’un "monstre froid" pour reprendre la formule de Nietzsche. Ou bien ce monstre érige des normes contre le corps social, et c’est le totalitarisme. Ou bien l’Etat se contente de légaliser ce qui existe déjà dans les faits : on peut songer au problème de légalisation de l’usage du cannabis ou celle du mariage homosexuel.

C - ETAT ET IDEAL

Ainsi si l’Etat assure la cohésion sociale par ses fonctions régaliennes de Justice et de Police, on ne peut tout en attendre, sauf à réduire la société civile à néant. Se pose alors un problème : que doit-on attendre de l’Etat ? On ne peut accepter l’idée d’un Etat suiviste. Pourquoi en effet l’individu serait-il aliéné ? Par son Etat civil, l’individu s’inscrit dans le cadre collectif de l’Etat, mais que reçoit-il en échange ? La formule de la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen nous met sur la voie : "Tous les Hommes naissent libres et égaux en droit". L’Etat doit nous donner les conditions de jouer notre rôle dans la société.
L’école a été instituée pour cela, l’importance donnée aujourd’hui par l’Etat à la culture y trouve sa justification.
L’Etat ne doit donc être ni un monstre totalitaire ni un instrument au service du corps social, mais ce qui rend possible la coexistence d’individus autonomes, c’est-à-dire libres et raisonnables. Une dialectique subtile s’instaure donc entre Etat et individu : l’individu s’inscrit dans l’Etat pour mieux accéder à son autonomie et jouer ainsi son rôle dans la société civile qui préside à notre aliénation volontaire à l’Etat.

Attention à bien définir la notion d’Etat, notion juridique, qui s’oppose à société civile. Cette distinction est essentielle au sujet.

 

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attendre etat

Peut-on penser le temps ?

 

Café philo du 22 septembre 2010

 

Le 2 octobre 2008, Étienne KLEIN, physicien au Commissariat de l’Énergie Atomique et directeur du Laboratoire de Recherches sur les Sciences de la Matière à Saclay, mais également philosophe de l’épistémologie, a donné une conférence ‟ Au Jardin des Sciences, lieu que je fréquente assez régulièrement.

J’ai recherché mes notes mais surtout j’ai retrouvé cette conférence sur les vidéo-cours de l’Université de Strasbourg.

Je vous rapporte son propos :

« Depuis Héraclite, nous comparons le temps à un fleuve. Malgré tous les progrès physiques et technologiques faits depuis plus de 2500 ans, nous continuons à utiliser cette métaphore et nous donnons au temps des propriétés erronées et qui sont celles d’un fleuve comme par exemple, le temps qui s’écoule.

Cette métaphore charrie toutes sortes d’aprioris comme le temps absolu et le temps relatif dont la vitesse du temps dépend de la vitesse de l’observateur. Que l’on soit dans une fusée ou dans son salon, on mettra le même temps pour lire le même livre. Être en mouvement ne modifie pas le temps propre et la relativité dit qu’il existe autant de temps propres qu’il y a d’observateurs.

Étienne KLEIN fait aussi référence à Leibniz et à Newton. Pour le philosophe allemand, « l’espace et le temps n’apparaissent que secondairement aux objets, pour exprimer les relations de contiguïté et de successions qu’ils entretiennent les uns avec les autres » tandis que pour le philosophe anglais « l’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile. […] La vitesse est relative, mais l’accélération est absolue. » Maintenant nous savons que l’espace et le temps sont des outils que nous utilisons pour définir les propriétés des objets mais que ces entités ne préexistent pas aux objets.

Puis le physicien épistémologue, Étienne KLEIN, propose en la simplifiant, la version kantienne du temps :

 

Dans sa Critique de la Raison Pure, Kant détermine deux temps :

- Le temps subjectif

- Le temps objectif

 

Pour l’expliquer, Kant compare deux expériences.

Dans la première, je regarde une maison dans la rue. L’ordre des façades que je vois dépend de mon regard qui va de la plus proche à la plus éloignée. L’angle de vue dépend du regard du sujet et si à l’autre bout de la rue, une autre personne observe les mêmes maisons de la même façon que moi, de la plus proche à la plus éloignée, son angle de vue sera inversé. C’est le temps subjectif car la chronologie dépend du sujet.

Dans la deuxième expérience, je regarde un bateau qui descend un fleuve. Ce que dit Kant, c’est que l’ordre des images ne dépend plus de l’observateur mais du fait que le bateau que j’ai aperçu en amont rejoint petit à petit l’aval du fleuve et que là , la chronologie est objective car la personne qui est à côté de moi, peut voir la même chose, le même paysage avec le même bateau qui avance. À partir de là, Kant définit l’ordre du temps, c'est-à-dire la hiérarchie qui fixe l’antériorité de la cause sur l’effet. Entre la cause et l’effet, il y a une relation logique qui vient se déployer temporellement grâce au cours du temps. C’est le temps objectif. C’est le cours du temps qui actualise le principe de causalité : Tout phénomène est l’effet d’une cause qui le précède.

Le principe de causalité implique un temps linéaire et pas un temps cyclique sinon l’effet pourrait rétroagir sur sa cause. Temps linéaire ne veut pas dire obligatoirement une droite mais peut être aussi une sinusoïde, si on tire sur une courbe on obtient une droite.

Le principe de causalité dit : « On ne peut modifier le passé. »

À la question : Quel est le moteur du temps ? Étienne Klein répond que la causalité ou le devenir en seraient le moteur.

Autre chose : La thèse de l’univers bloc qui est la plus généralement admise. L’espace temps est statique et c’est notre statut d’observateur qui crée pour nous l’impression que le temps passe, comme par exemple dans le TGV, ce n’est pas le paysage qui défile mais le train qui avance.

Étienne Klein propose également la métaphore suivante : Le cours temps croit comme une plante verte en colonisant sur le vide autour.

 

PASCALE

 

Quant à la croissance de l’entropie, c’est l’impossibilité de retrouver dans le futur un état passé.

Alors à la question « peut-on penser le temps ? », je répondrais oui puisque c’est notre conscience.

Pascale

 

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Pourquoi avons-nous besoin de mythes ?
 


Par mythe, terme d’origine grec –mythos-, on entend un récit relatant de manière fictive les origines d’une civilisation, voire de l’origine de toutes choses existantes. Se présentant comme une expression de la vérité bien plus qu’une simple description d’une réalité, il est une forme de discours dont l’un des buts est de chercher à donner une cohésion à une communauté. Il met en scène des êtres surnaturels, mais ce caractère fantastique n’en fait pas une pure fiction s’apparentant aux contes enfantins ; bien au contraire, il est comme le creuset où s’enracine une civilisation.


Une rupture s’opéra avec Platon qui, bien que présentant des mythes dans ses écrits, s’efforcera d’assurer un statut de meilleure facture au logos, cad au discours fondé sur la seule raison; laquelle aura pour tâche de fonder le discours philosophique, discours basé sur l’argumentation et la dialectique et non plus sur le seul imaginaire comme le mythe dont les êtres surnaturels et les divinités sont remplacés par des notions, des concepts et finalement des idées purement abstraites, présentées comme étant les seuls garants possible de la vérité issue du discours philosophique. Cependant Aristote, le disciple de Platon qui ne le considèrera  pas comme son mentor, estimera cette opposition purement formelle et donc qu’il n’y a pas lieu d’admettre l’ infériorité du mythos par rapport au logos. Bien au contraire, il soutiendra que la tragédie, qui est le plus souvent une mise en scène du mythe, a autant de légitimité à présenter la complexité de l’âme humaine et le questionnement lié à l’existence que la froide rigueur philosophique. Car, à s’interroger sur la raison d’être des choses et de quel fondement l’existence peut se prévaloir, le pathos, l’émotionnel tirant sa source du mythos, n’a pas à se mettre dans une position de retrait par rapport au logos. Et comme le mythe est narratif, il est naturel qu’il trouve son expression la plus achevée dans le théâtre. Il n’entraîne pas de culte comme les religions- bien qu’un mythe puisse être une religion déchue-, car il fait  appel à l’imaginaire et non à la foi. La croyance en ce qui est dit étant proche de celle de l’enfant qui croit aux contes qu’on lui raconte sans vraiment y adhérer, sachant bien que ce sont des contes pour enfant. Mais en tant que ciment d’une société et référence culturelle d’une civilisation, il est d’avantage qu’une superstition. Etant intemporel, il ne relève pas de l’étude de l’histoire d’une société. Comme le conte qui commence par : « il était une fois», le mythe se réfère au temps d’avant l’Histoire, d’avant ce qui est chronologiquement établi.


De fait, dans la culture occidentale, on peut distinguer un avant et un après Platon. Nous avons vu que ce dernier contestait la vérité du mythe au nom de la raison alors même que ses ouvrages font référence à de nombreux mythes voire en établissent de nouveaux. Mais le mythe change de statut. D’approche métaphysique des choses et des êtres, il devient une simple illustration du ressenti, une  allégorie destinée à donner une représentation aussi peu abstraite que possible d’un raisonnement. Ainsi retravaillé, le mythe allait connaître un bel avenir.
Platon reprendra par exemple le mythe de Prométhée dans lequel il est expliqué comment l’intelligence a été donnée par les dieux aux humains mais concevra de toutes pièces le mythe de la caverne : les principes rationnels doivent supplanter ce qui est simplement perçu par les sens, l’humain ne pouvant se réaliser qu’en faisant appel aux ressources de la raison. Et là les dieux n’interviennent plus, c’est l’Homme qui prend sa destinée en main : la connaissance de principes de raisonnement permettant d’établir de quelles valeurs doit se prévaloir la vie de la Cité. Cependant les mythes ainsi démystifiés n’empêcheront nullement les travers de l’esprit humain de se manifester. Et la promotion de la philosophie en tant qu’accès à la sagesse par l’usage de la raison n’a guère été par la suite un antidote à la résolution violente et guerrière des conflits. Que dire de la destinée du mythe du surhomme, développé par Nietzsche, dont l’idée était de créer un type d’homme dont l’action illustrait ce qu’il nommait le « grand style » ? Grand style qui se traduirait par la réalisation avec panache et aisance de tous nos actes, des plus quotidiens aux plus héroïques, réalisant ainsi ce que seuls les artistes savaient traduire dans leurs œuvres, et qui transformerait nos existences en une source permanente de satisfaction et d’épanouissement. Et ainsi, celui qui, par exemple, aurait été séduit par les impératifs catégoriques kantiens, les réaliserait de façon naturelle et quasi-spontanée par simple estime de soi et non de façon hypocrite et factice pour réaliser un dessein divin, ou pour s’assurer de manière empruntée une meilleure considération sociale. D’autres mythes célèbres ont jalonné le cours de l’Histoire: le mythe de la société sans classes, cher aux marxistes; le mythe du bon sauvage de Rousseau, philosophe remarqué du siècle dit des Lumières,  époque tout aussi mythique qui aurait correspondu à une aube de l’humanité où l’autocratie aurait définitivement été mise à terre, le mythe de Sisyphe illustré par Camus, la condition humaine est absurde car on est amené à répéter sans fin les mêmes actes, le mythe de la Belle Epoque où tout n’était que divertissement, le mythe des 30 glorieuses qui assurait que la croissance économique ne pouvait qu’être infinie, le mythe de la fin de l’Histoire, où le marché mondial bâti sur une concurrence libre et non faussée supplanterait les nations et leurs rivalités stériles, etc...


Le danger est lorsque ces mythes, qui ont pour seule fonction de légitimer voire de sacraliser une pensée ou un développement historique donné, sont récupérés par une idéologie ou deviennent eux-même une idéologie, cad lorsque la signification du mythe ou le sens qu’il peut donner à l’existence, ne sont plus interrogés, mais que l’on considère comme une nécessité, une fin en soi ou une conséquence logique leur réalisation, sans considérer que les conséquences inattendues que cela peut entraîner ne soient autre chose que de simples épiphénomènes. L’inconvénient est que les conséquences inattendues finissent toujours par arriver. L’image du surhomme a été récupérée et instrumentalisée par les nazis pour créer une idéologie raciste ; l’émancipation des classes laborieuses par la création d’une société égalitaire s’est vite transformée en un cauchemar totalitaire où l’égalitarisme a justifié les pires exactions ; le mythe du bon sauvage quant à lui, n’a fort heureusement pas entraîné le retour à l’état sauvage des sociétés européennes. Bien au contraire, il s’est agi d’apporter la civilisation et les « lumières » au bon sauvage, mais sous couvert de rationalisme et de positivisme, un prétexte pertinent au colonialisme a pu être trouvé. La « fin de l’Histoire » devait voir le triomphe à l’échelle mondiale des valeurs représentées par les « Droits de l’Homme », telles qu’énoncées durant le siècle des Lumières et qui s’étaient autoproclamées comme un pur produit de la raison, rabaissant les idées obscurantistes, cad fondées sur les religions, à de simples préjugés. Cependant, loin de s’étendre à toutes les civilisations, on constate que les migrations de populations de la période actuelle s’effectuant notamment vers les pays européens n’entraînent nullement une adhésion enthousiaste à cette manière de voir. Bien au contraire, la loi de Dieu est affirmée comme supérieure à la loi de l’Etat, ce qui entraîne la revendication de la prééminence de l’esprit communautaire et de ses coutumes sur la loi de l’Etat. L’idée occidentale des droits de l’Homme étant ainsi ravalée au rang de mythe purement européen, d’un ethnocentrisme ne pouvant faire sens universellement. Le fruit de la raison perçu comme mythe, voilà un singulier retournement de l’Histoire, qui fait craindre que la supposée « fin de l’Histoire » ne soit que le début d’un choc des civilisations.


La raison, ce qui se fonde sur le logos, est toujours partiale, aussi logique qu’en soit la présentation. C’est que toute idée est l’expression d’une subjectivité, fondée sur la connaissance de soi et l’interprétation de la réalité en fonction de ce que l’on pense être. Le savoir, ce qui se fonde de ce que l’on peut connaître du monde physique ou même des sociétés, est toujours partiel, limité par les capacités de compréhension humaine et jamais définitif.


On croit savoir, mais on sait qu’on ne sait rien, comme l’avait déjà relevé Socrate, et ce savoir devient une spéculation dès lors qu’on s’autorise à en tirer des conclusions présentées comme certaines pour le futur, pire, à en faire le fondement d’une eschatologie cad un achèvement de la condition humaine. Le mythe, au sens du mythos grec d’avant Platon, est, en tant qu’il illustre une finalité donnée a priori, un fondement justifiant l’existence de ce qui est. Il est ce qui donne à penser, à réfléchir quant à une orientation éthique à nos actes, puisque le mythe, contrairement à une religion, n’en indique pas d’autorité; encore que la religion se contente le plus souvent d’une simple morale érigée en norme. Mais il n’est pas inutile de se demander si toute construction de l’esprit ne relève pas du mythe, d’une finalité donnée a priori laquelle ne découle pas d’une rigoureuse analyse mais d’un préjugé. Se voulant être un paradigme, une idée de la perfection, elle ne peut que rester au stade d’utopie. Le rationnel est condamné à rester du pur imaginaire dès lors qu’il s’aventure hors des chemins de la connaissance. Kant, abordant le monde mythique, en parle comme d’une illusion transcendantale, signifiant par là que chercher à connaître ce qui serait un absolu et qui de fait se situe hors de l’expérience sensible et hors de la connaissance scientifique est d’une vaine prétention.
« Sous les espèces de l’« illusion transcendantale », l’illusion est en effet appelée à recouvrir, dans la pensée kantienne, ce phénomène « naturel et inévitable » qu’est la représentation des liaisons subjectives « dans l’apparence d’une nécessité objective », par transgression des conditions limitatives de l’expérience sensible, qui en assureraient la validité effective ».
Ainsi la raison ne peut se résoudre à se réduire au seul entendement, elle ressent comme une nécessité de s’aventurer au-delà, dans ce qui peut être pensé et non plus seulement source de connaissance, cad là où l’Homme pourrait lui-même être source de causalité, comme cela se passe dans le monde physique.
C’est le rêve insensé de tous les planificateurs, de tous les théoriciens mécanicistes des relations humaines, que de s’imaginer que les liaisons subjectives peuvent s’insérer dans l’apparence d’une nécessité objective et créer ainsi, ex nihilo, de nouveaux liens de causalité.
Toute construction intellectuelle, tout projet relevant par exemple du politique serait donc mythique, dans le sens d’une perfection par nature et par nécessité irréalisable puisqu’elle aboutirait à une illusoire fin de l’Histoire?  Si l’on en reste à cela, le seul mythe véritablement chargé de signification serait le mythe de Sisyphe, et au-delà de l’absurdité apparente de la condition de Sisyphe, il faut comme le conclut Camus l’imaginer heureux . Il faut accepter la répétition, le renouvellement incessant du même, car emprunter une autre voie serait sans issue. Gardons-nous des utopies, qui serait un mythe devenu réalité, car c’est au contraire une utopie qui échoue qui devient un mythe, et toute utopie est appelée à échouer. Mais accepter les contraintes ne veut pas dire s’y résigner. Cela indique tout simplement dans quelles conditions notre liberté peut s’exercer. Le mythe, dans son acception actuelle reste du domaine du pur  imaginaire, mais il n’est pas un pur néant. Aux questions posées par Kant, que puis-je savoir, que dois-je faire, que puis-je espérer ?, la science et la religion répondent- imparfaitement- aux 2 premières. L’image mythique, en ce qu’elle donne un objet de pensée à la volonté, ainsi qu’une possible recherche et orientation éthique à cette volonté,  répond à la 3e.

 

Jean Luc

 

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penser temps
besoin mythes

La persuasion



Chacun a des opinions, a ses opinions, celles-ci n’étant souvent que de simples jugements de valeur étayés par aucune réflexion, de simples croyances que l’on ne se prend même pas la peine de justifier. Pourquoi d’ailleurs vouloir démontrer ce que, de bonne foi, on considère que cela porte la marque de l’évidence ?
Si toutefois l’on prend la peine de chercher à démontrer à autrui  la justesse de son opinion, c’est qu’alors on ne la considère plus  comme une simple opinion parmi d’autres, une simple affirmation correspondant à une humeur momentanée, mais une représentation que l’on se fait de la réalité, réalité que l’on recrée, que l’on recompose en fonction de ce qui fait sens pour soi et qui, ce faisant, accède au rang de vérité. En  tant que telle elle se doit de démasquer une opinion contraire comme n’étant plus une simple opinion parmi d’autres, mais au mieux une illusion, au pire un mensonge. Il en est notamment ainsi de toute croyance que l’on considère comme sacrée, comme les phantasmes religieux, ou que l’on habille d’une pseudo-science, comme les utopies idéologiques. Et souvent dans ces cas extrêmes, si l’argumentation en vue d’entraîner l’adhésion ne suffit pas, les zélateurs usent de la ruse, de la menace, voire de la terreur. Ainsi, la persuasion  se fait soit par la raison, soit par la force, mais dans ce cas, cela devient de la contrainte. Si persuasion il peut y avoir, celle-ci
ne peut donc s’appuyer que sur la seule raison.
Mais précisément, comment en rester à la seule raison pour savoir persuader et s’abstenir d’user de la contrainte dès lors que l’on aurait la possibilité de le faire ? On conviendra que si l’on a un accès à la vérité ou du moins ce que l’on considère comme tel, n’est pas satisfaisant pour l’esprit si on garde cela pour soi. L’homme est un être de communication, et que serait en effet une vérité que l’on ne voudrait  ni communiquer, ni transmettre ? Rien de plus qu’un pur artifice de pensée, qu’une pure forme de rhétorique. L’homme constitue des sociétés et au sein de celles-ci, il éprouve le désir de se sentir en sécurité, quoi de mieux pour cela que de faire en sorte que d’autres adhèrent à ses schémas de représentation, créant ainsi une communauté soudée par un sentiment d’appartenance commune,  une identité ; il cherche également à expérimenter un besoin de reconnaissance, en faisant non seulement partager une croyance mais en la faisant admettre comme étant vitale à la marche de la société, et pour certains un besoin de puissance leur est nécessaire, en réussissant à faire faire à autrui certains actes ou à adopter certains comportements, ou en tous cas à ne plus chercher à discuter le bien-fondé de leurs croyances. La simple opinion renvoie à soi seul, la nécessité d’une vie sociale suppose l’interaction s’exerçant principalement par l’argumentation, reposant sur l’art de raisonner.
Le besoin de persuader naît de la nécessité de vivre en commun, il naît du rapport que les hommes ont entre eux et non avec la nature où la connaissance suffit. Et de fait, s’appuyant sur la seule raison, la persuasion réussit à revêtir l’apparence de l’objectivité, comme s’il s’agissait d’un savoir, apparence d’objectivité qui lui confère un caractère de vérité.  Mais bien évidemment cela reste malgré tout une vérité subjective, valable pour soi seulement. Quel que soit la rigueur du raisonnement, celui-ci ne sera pas comme un raisonnement mathématique qui lorsqu’il arrive à sa conclusion, ne peut plus être discuté. L’opinion, lorsqu’elle se transforme en certitude que l’on veut faire partager à autrui, rencontrera  toujours des arguments allant en sens opposé, ne pouvant de ce fait jamais devenir une vérité objective. « Ce n’est pas le doute qui rend fou, mais la certitude », a constaté Nietzsche. Elle ne peut donc pas prétendre au rang de connaissance. S’affirmant  fondée sur l’objectivité puisque basée sur la puissance d’un raisonnement, elle n’en reste pas moins une simple représentation du monde et donc l’expression d’une subjectivité, d’une description se voulant rationnelle de ce qui est au départ une croyance simplement liée à une émotion ou à un sentiment. Revêtir une croyance des habits de la rationalité n’en fait pas une vérité.
Cependant lorsque la persuasion réussit et suscite l’adhésion d’autrui, ce qui est énoncé  permet d’établir des valeurs, une éthique, donne un sens à l’existence, ce qu’est incapable de réaliser et la connaissance scientifique et l’accumulation d’opinions diverses et variées.  Ce qui suscite l’adhésion ou l’engouement, ce n’est évidemment pas l’émotion liée à l’opinion, et qui est de toute façon incommunicable, sauf éventuellement  pour l’artiste, c’est tout l’édifice rationnel qui s’y greffe pour donner à ce qui est au départ un simple jugement de valeur un caractère de vérité. Bien sûr, pour celui qui se refuse d’y adhérer, cela restera l’expression d’une simple crédulité. Pour celui qui y adhère au contraire, cela sera considéré comme quelque chose de légitime, de vrai, le danger étant de vouloir en faire une chose ayant le statut de vérité scientifique, cad  peut être considéré comme un savoir permettant d’anticiper ce qui va advenir. Mais il s’agit dans ce cas d’une pseudo-science bien grimaçante, qui débouche toujours sur un pur mécanicisme , dont les illustrations les plus saillantes ont été le positivisme et le scientisme et leur alter ego, le marxisme, dont les thuriféraires en assuraient le caractère scientifique irréfutable, ce qui est une magnifique contradiction dans les termes, la science étant précisément ce qui peut être réfuté. De fait, l’art de la persuasion, ainsi poussé à l’extrême, ne fait que générer de nouvelles illusions alors qu’il prétendait combattre toute forme d’illusion. L’usage de la  raison est perverti si elle se contente de soutenir aveuglément un objet de pensée préalablement défini et figé dans sa définition. Il devient alors un dogme, une idéologie, voire même sa pathologie, le totalitarisme; il lui faut bien au contraire constamment analyser en quoi les arguments énoncés peuvent être fallacieux, laisser libre cours au cogito et ne jamais céder aux facilités du credo. Il est nécessaire de passer au filtre du doute ce qui est proclamé comme une vérité démontrée et qui n’est souvent qu’un nouveau préjugé.
Cela peut s’avérer difficile,  car on ne cherche pas spontanément à douter de ce dont on est persuadé et dont on veut faire admettre la véracité supposée, puisqu’en réalité ce serait douter de ce qui fonde l’identité individuelle et collective, laquelle permet précisément, comme nous l’avons vu, la vie en collectivité. L’identité n’existe pas en soi, ce n’est pas une essence, mais elle est ce qui permet de rester soi et d’avoir une certaine constance malgré les modifications des manières de voir que l’on peut connaître au cours de l’existence. Certes la frontière est floue entre le credo, croyance justifiée ou par la foi ou par un pseudo-scientisme,  et le cogito, qui est de dire : qu’est-ce que l’objet d’une pensée ? En quoi ses spécificités sont-elles pertinentes ? Par exemple, l’esprit des lumières s’est basé sur la raison pour combattre l’obscurantisme de la foi, mais en allant jusqu’à dévier vers une idolâtrie de la raison pour en faire un nouvel article de foi. Un credo a donc été remplacé par un credo. Comme par retour du boomerang,  l’idéologie des droits de l’Homme qui en est issue sert maintenant aux intégristes islamistes pour justifier leurs dérives sectaires. Une valeur se disant universelle, ne peut être, selon eux, que le paravent d’une nouvelle forme de colonialisme puisque née en Occident, berceau de la notion de l’universalité. Et qu’en conséquence, ces valeurs se disant fondées sur la raison, c’est la raison qui opprime, puisque reposant sur le présupposé de l’universalisme des considérations qui en sont issues, et la foi qui libère. Il faut donc bien admettre que si une société, à juste titre, revendique une identité,  celle-ci doit reposer sur ce qui ne peut faire l’objet d’aucune critique ou marchandage.
Ainsi Gandhi a-t-il pu énoncer : « Tout compromis repose sur des concessions mutuelles, mais il ne saurait y avoir de concessions mutuelles lorsqu’il s’agit de principes fondamentaux ». L’idée de persuasion trouve donc son achèvement dans la conviction, non celle des intégristes qui affirment ressentir comme une menace tout examen critique de leurs obsessions, ou des mécanicistes qui inventent de toutes pièces des liens de causalité purement fictifs, mais celle de l’acquiescement de l’esprit à des valeurs fondées sur des notions passées au crible de l’Histoire, lesquelles permettent alors la vie en société en légitimant un credo.
Nul ne peut échapper à la prétention toute subjective, toute remplie de l’idée du moi, d’affirmer des vérités, ses vérités. Mais l’argument d’autorité chers aux adeptes d’une « métaphysique de la subjectivité » (Heidegger) doit faire place à l’autorité de l’argumentation, la liberté de pensée doit fonder la liberté de croyance et non pas l’inverse, les lendemains qui chantent vantés par les adeptes du mécanicisme historique doivent céder la place à l’enchantement de la raison.
Fort de ces convictions, chacun peut alors déployer des trésors d’imagination pour tenter de persuader autrui du bien-fondé de ses assertions. Cet exercice est d’autant plus salutaire de nos jours, que le discours et la geste politiques, qui devraient porter l’art de la persuasion jusqu’à son incandescence, ont sombré dans la plus stérile des communications, cad l’art de la manipulation des esprits par des images chocs et des arguments simplistes.


Jean Luc

 

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persuasion

Pour une « histoire culturelle »

 

Depuis deux ou trois décennies, l’histoire culturelle est à la mode, particulièrement dans l’historiographie française, au point qu’elle est devenue, pour certains historiens un peu rétifs, une « véritable tarte à la crème de l’histoire française – et pas seulement française » (J. Le Goff).
Pourtant, l’histoire culturelle « à la française », en même temps qu’elle produisait des œuvres inédites qui bouleversaient la manière de faire de l’histoire, a développé une réflexion épistémologique sur son objet, sa nature, ses méthodes et son champ d’investigation.
En fait, la notion d’« histoire culturelle » ne correspond pas aux mêmes définitions ni aux mêmes approches selon la culture nationale dans laquelle on se situe (française, allemande ou anglo-saxonne, sans parler des autres…) :
ð « histoire culturelle », Kulturgeschichte et Cultural Studies ne recouvrent pas exactement les mêmes réalités, non seulement à cause de traditions historiographiques différentes qui définissent différemment leurs objets d’étude et leurs problématiques historiques, mais aussi parce que les termes « culture », Kultur et Culture ne correspondent pas nécessairement à la même chose chez les uns et chez les autres
ð même en français, le mot « culture » recouvre de nombreuses acceptions, et il n’est pas sûr que l’on en retrouve systématiquement les mêmes d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre...
ð dans les années 1950, les anthropologues américains Kroeber et Kluckhohn ont dénombré plus de 150 définitions différentes du mot « culture ».
Comment définir le concept de « culture » et ses rapports avec l’histoire culturelle ?
1) On a d’abord une définition philosophique, qui distingue l’existence humaine d’un état denature, avec des signes distinctifs et des marques symboliques, des systèmes de fonctions et de pratiques, des systèmes d’appropriation collective et des états de « civilisation » : en ce sens, tout ce qui est un phénomène d’origine humaine ou qui touche à l’humain peut être considéré comme « culturel ». Naturellement, une telle définition ne permet pas de comprendre ce qu’on entend par « histoire culturelle », étant donné que l’histoire a précisément pour objet l’étude et la compréhension des sociétés humaines du passé, et que rien de ce qui est humain ne sort de son champ d’investigation.
2) On a ensuite une définition plus « classique » et « éclairée », qui ramène la culture à un acquis, un processus au cours duquel le sujet pensant sollicite et enrichit les facultés de son esprit (par exemple quand on parle d’une personne « cultivée » ou qui a « de la culture »). Mais l’« histoire culturelle » ne se limite pas à une histoire sectorielle (ou « qualitative ») de la culture (comme l’histoire de l’art, de la musique, de la littérature, des idées ou des techniques, par exemple), car son ambition est beaucoup plus vaste et prétend englober la totalité des champs d’investigation soumis à l’analyse historique, selon une perspective qui vise à l’universel et non au particulier.
3) On a enfin une définition plus anthropologique, qui fait de la culture un ensemble d’habitudes et de représentations mentales propres à un groupe donné, avec ses coutumes et ses croyances, ses lois et ses techniques, ses arts et ses langages, sa pensée et ses médiations, bref, ses « valeurs » : c’est celle vers laquelle je vais m’orienter pour tenter de définir ce que l’historiographie française des dernières décennies appelle l’« histoire culturelle ».
Les différences d’approches et de définitions, mais aussi des traditions historiographiques et culturelles parfois radicalement différentes, entraînent souvent confusions et incompréhension réciproques entre les différentes formes d’« histoire culturelle » :
ð d’où la nécessité de commencer par une approche historiographique qui en établisse la « généalogie » (Ph. Poirier), avant de tenter d’en proposer, après d’autres, une définition.
L’histoire culturelle apparaîtra ainsi comme une des formes possibles de l’histoire sociale, mais avec une ambition beaucoup plus vaste qui tend vers une explication plus globale des phénomènes historiques.

Kulturgeschichte, Cultural Studies et « histoire culturelle »
C’est dans l’espace germanique du XIXe siècle que la Kulturgeschichte connut son plus grand développement :
ð le concept de Kultur y remontait au XVIIIe siècle et s’appuyait sur la croyance des Lumières (Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes) dans le progrès culturel continu de l’humanité en direction d’une « civilisation » bâtie sur la raison
ð c’est en effet avec les Lumières que la « culture » a perdu une partie de son sens religieux pour adopter un caractère plus rationaliste, politique et social
ð c’est alors qu’on a commencé à accorder une égale dignité historique à tous les faits de civilisation (cf. Voltaire, Essai sur les moeurs et l’esprit des nations, 1756).
Or c’est aussi à ce moment-là qu’apparaît l’interférence entre la notion de « civilisation » et le vocable allemand « Kultur » :
ð avec les philosophes Herder et Hegel, le romantisme allemand voyait dans chaque réalisation humaine, même inconsciente, une partie de la Kulturgeschichte, et reconnaissait en elle l’expression à la fois d’un Zeitgeist (« esprit d’une époque ») et d’un Volksgeist (« esprit d’une communauté »)
ð en ce sens, la Kulturgeschichte du romantisme allemand est fille de la pensée philosophique allemande des XVIIIe et XIXe siècles.
Mais cette Kulturgeschichte fut essentiellement une « histoire des moeurs et de la civilisation » (cf. J. Burckhardt) :
ð celle-ci est ensuite tombée en déclin, même si on en retrouve des traces dans la synthèse, fidèle à l’esprit des Annales, de G. Duby et R. Mandrou sur l’Histoire de la civilisation française
ð on a parfois reproché à l’histoire de la civilisation, ou des civilisations, de n’avoir été rien d’autre « qu’une sorte d’histoire générale sans l’événementiel » (P. Ory).
Toutefois, l’historiographie allemande du XXe siècle a conduit à une Kulturgeschichte davantage orientée vers une histoire intellectuelle ou une sociologie culturelle :
ð la Kulturgeschichte s’intéressa ainsi à la famille, à la langue, aux moeurs, à la religion et aux sciences (cf. A. Weber).
Plus récemment toutefois, l’historiographie allemande a développé le concept de Kulturgeschichte dans une perspective beaucoup plus large, en ne limitant plus son analyse à un secteur restreint du champ historique :
ð cette nouvelle Kulturgeschichte, portée par des historiens comme U. Daniel, B. Stollberg-Rilinger ou Th. Mergel, s’intéresse désormais, dans une perspective « culturaliste », à des domaines extrêmement variés et ouverts, auxquels l’histoire culturelle traditionnelle en Allemagne ne s’était jamais vraiment intéressée, comme la politique et le droit
ð ainsi, pour retenir cet exemple, au coeur d’une histoire « culturaliste » de la politique et du droit se trouve l’analyse des processus de médiation et de communication, dans laquelle l’étude des échanges de « signes » conçus comme symboles, rituels ou cérémonies propres à certains groupes sociaux joue un rôle plus important que celle des structures politiques et juridiques elles-mêmes
ð cette nouvelle Kulturgeschichte se rapproche ainsi des définitions épistémologiques apportées ces dernières décennies par les tenants de l’histoire culturelle « à la française ».
Cette histoire culturelle « à la française » se distingue toutefois encore nettement des Cultural Studies « à l’américaine », où l’on a tendance à privilégier l’étude des cultures minoritaires et/ou minorées du monde occidental, et pour commencer de l’espace américain, a priori dominé par la référence au WASP (l’individu blanc, anglo-saxon et protestant).
Le champ d’étude des Cultural Studies se trouve ainsi fractionné entre gender studies, gay and lesbian studies, African-American studies, Native-American studies, Asian-American studies ou Chicano studies, ou encore entre colonial et post-colonial studies, etc.
Ces enquêtes sur les cultures minoritaires se déploient souvent dans une perspective militante et se justifient par des jugements de valeur, implicite et explicite, ce qui les distingue fondamentalement de l’histoire culturelle « à la française ».
Certes, cette approche « communautariste » des Cultural Studies apparaît bien éloignée de leurs origines britanniques, qui remontent aux études de R. Hoggart sur l’alphabétisation de la classe ouvrière.
Même si le Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham privilégie l’étude des catégories sociales dominées, dans le prolongement d’une histoire sociale d’influence marxiste, l’attention est surtout portée à leur vécu quotidien, dans une perspective qui n’est pas sans rappeler l’Alltagsgeschichte de l’historiographie allemande des années 1980 :
ð en cherchant à identifier les classes sociales d’après leur vécu et leur imaginaire, l’école historique britannique s’est du coup rapprochée de l’histoire culturelle « à la française »
ð ainsi, en prenant pour ainsi dire exemple sur l’histoire culturelle développée en France dans les années 1970-80 (avec E. Le Roy Ladurie, P. Goubert, R. Chartier, F. Furet, etc.), Lynn Hunt a proposé (en 1989), pour l’historiographie anglo-saxonne, « a new cultural history »
ð l’année suivante, celle-ci a d’ailleurs trouvé une de ses voies d’expression dans la revue French Cultural Studies (Londres, 1990).
Dans l’historiographie française, l’histoire culturelle s’est constituée comme courant historiographique autonome au cours des années 1970, et a connu un grand succès dans les années 1980 :
ð en France, l’histoire culturelle est « fille de l’histoire des mentalités » (R. Mandrou, G. Duby, Ph. Ariès), elle-même héritière de l’« école des Annales » (L. Febvre, M. Bloch) et de l’histoire sociale « à la française » (F. Braudel, E. Labrousse)
ð mais l’histoire des mentalités souffrait d’un manque de réflexion épistémologique, car elle reposait, fondamentalement, sur l’idée hautement problématique de l’existence d’une « psychologie collective », voire d’un « inconscient collectif », qui définirait et expliquerait les attitudes ou les comportements de groupes humains à un moment donné.
C’est devant (ou à cause de) cette « insatisfaction épistémologique » (P. Ory) que s’est affirmée, dans l’historiographie française, l’histoire culturelle.
Le concept d’histoire culturelle fut d’abord proposé par des historiens modernistes (R. Chartier, M. Vovelle) et contemporanéistes (M. Crubellier, M. Agulhon, P. Ory, J.- F. Sirinelli, J.-P. Rioux, Ph. Poirrier), non sans rencontrer le scepticisme de certains médiévistes (cf. J. Le Goff).
Les antiquisants, par contre, ont été assez silencieux dans ce débat épistémologique, même s’ils ont pu « faire de l’histoire culturelle sans le savoir » (P. Ory), comme Monsieur Jourdain de la prose :
ð c’est le cas, par exemple, d’un certain nombre de travaux publiés par J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, F. Hartog, P. Veyne, J. Svenbro ou J. Scheid.
Il est vrai que la rareté des sources, et la difficulté parfois rencontrée d’établir la simple trame historique des événements, a pu pousser les antiquisants, plus précocément que leurs collègues étudiant les autres périodes historiques, à développer une nouvelle approche dans le questionnement des sources pour dépasser un certain « positivisme » encore fréquent dans l’étude des périodes plus récentes.
On en a sans doute une bonne illustration dans l’oeuvre de G. Dumézil :
ð ce savant, parti de la linguistique et du structuralisme, fut amené à comparer entre elles les structures idéologiques que reflètent les récits des mythes originels d’un certain nombre de populations anciennes, de l’Inde à l’Irlande, de la Scandinavie aux populations caucasiennes, hittites et iraniennes, en passant par ceux des anciens Grecs et des Romains, pour définir finalement une structure idéologique commune censée refléter l’organisation sociale des peuples préhistoriques « indo-européens », et par conséquent un « imaginaire » commun
ð cet « imaginaire commun » correspond à ce qu’il a appelé « l’idéologie des trois fonctions », qui serait le miroir d’une organisation sociale hiérarchisée dans laquelle les groupes sociaux se partageraient respectivement les fonctions de souveraineté magico-religieuse et politique, de force physique et militaire, et d’activité procréatrice et économique.
C’est d’ailleurs souvent par l’étude anthropologique de leurs mythes que les antiquisants français ont renouvelé la compréhension des sociétés du monde antique, en tentant par là de définir un certain nombre de représentations collectives que l’historiographie traditionnelle avait souvent trop tendance à négliger, et de comprendre ainsi des structures sociales ou des mécanismes institutionnels jusque-là ignorés (cf. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet ou P. Veyne).
Si chez les antiquisants, l’histoire culturelle a pu offrir un moyen de sortir des apories de l’histoire événementielle et factuelle (souvent fortement marquée par l’histoire politique et/ou militaire), chez les historiens modernistes et contemporanéistes, elle présenta un moyen d’échapper aux schémas de l’analyse historique marxiste :
ð l’analyse historique marxiste reposait sur une philosophie matérialiste de l’histoire dans laquelle les « infrastructures » matérielles (richesses, moyens économiques de production, classes sociales) déterminaient les « superstructures » (culture, moeurs, idéologie, religion, etc.) :
ð le succès de l’histoire culturelle a donc coïncidé avec le déclin du marxisme et des pensées du déterminisme socio-économique.
Enfin, l’histoire culturelle s’est également affichée comme une histoire renouvelée des institutions, mais aussi des cadres et des objets de la culture :
ð l’historiographie française a ainsi connu un glissement, de l’économique au social, puis du social au culturel, en allant pour ainsi dire, suivant la métaphore de M. Vovelle, « de la cave au grenier »
ð c’est dans cette perspective que l’histoire culturelle a pu être définie comme une nouvelle forme d’« histoire sociale ».

L’histoire culturelle, une histoire sociale des « représentations »Si toute histoire peut être considérée comme « sociale », dans la mesure où il n’est d’histoire que de groupes humains ou de collectivités humaines, et dans la mesure également où toute histoire générale a forcément pour objet l’étude des situations et des relations résultant des interactions humaines, il conviendra de se demander en quoi l’« histoire culturelle » peut être considérée comme une nouvelle forme d’« histoire sociale », sans pour autant se confondre avec l’histoire générale.L’histoire sociale traditionnelle, comme celle d’E. Labrousse par exemple, avait essentiellement pour objet l’étude des groupes sociaux (couches, ordres ou classes) dans leurs relations réciproques faites d’affrontements ou de solidarité :ð les groupes sociaux y étaient considérés comme des « structures » aux caractères durables, définis par leurs rapports avec les moyens de production et leur participation aux institutions politiquesð il s’agissait en quelque sorte d’« essences » historiques (on a parlé à leur sujetd’« essentialisme »), car elles étaient « capables de conserver leur identité tout enchangeant sans cesse au cours du temps », <ce qui> permettait à l’histoire labroussiennede surmonter la contradiction entre le récit et la structure, entre l’explication narrative(l’événement) et l’explication sociologique (les régularités) » (A. Prost).Dans cette perspective historiographique, « les groupes sociaux constituaient des acteurs collectifs, capables d’actions délibérées, d’émotions, de sentiments (“la bourgeoisie a peur…”, “les ouvriers sont mécontents…”) », et par conséquent « capables de conduites rationnelles, conformes à leurs intérêts objectifs et donc susceptibles d’une explication historique » (A. Prost).Dans l’histoire d’inspiration marxiste, les faits « culturels » (l’idéologie, la politique, la religion, l’art) constituaient la « superstructure », c’est-à-dire le « troisième étage » d’un édifice dont les structures étaient d’abord déterminées par la réalité des rapports de production (l’économie, au « premier étage ») et par celle des rapports sociaux (la société, au « deuxième étage ») :ð autrement dit, la « culture » n’était pas considérée comme pouvant être une entité historique autonome, car elle se trouvait soumise au double déterminisme de l’économique et du social.La recherche en histoire moderne et contemporaine a toutefois révélé des contradictions flagrantes, dans des circonstances historiques déterminées, entre certaines « structures » économiques et sociales, et les positions politiques, idéologiques ou religieuses censées en être les produits.L’exemple fréquemment cité est celui de l’attitude des patrons industriels français de 1936- 1937 face à la loi sur les 40 heures votée par le gouvernement du Front Populaire :ð alors que leurs intérêts économiques bien compris auraient dû pousser les patrons français à accepter et à « jouer le jeu » (moyennant des investissements relativement modérés, les « quarante heures » auraient permis d’augmenter la rentabilité de l’appareil de production, et donc les profits), ceux-ci se sont obstinés dans un « front du refus » qui était davantage conforme à l’idée qu’ils se faisaient de leur rôle de patrons qu’à leurs intérêts économiques plus ou moins immédiatsð autrement dit, l’explication historique de l’attitude du patronat français à l’époque du Front Populaire est fondamentalement liée à « un ensemble d’attitudes et de représentations qui ne se laissent pas expliquer facilement par une logique économique » (A. Prost)ð ce sont précisément ces « attitudes » et ces « représentations », en tant qu’éléments constitutifs de l’identité sociale de certains groupes humains, qui constituent les fondements de l’histoire culturelle.Plus qu’une négation de l’histoire sociale, l’histoire culturelle se revendique comme une histoire sociale des cultures, une sorte d’anthropologie historique « qui s’intéresse à l’homme tout entier » (J. Le Goff).L’histoire culturelle repose en effet sur une définition anthropologique de la « culture » :ð dans son sens anthropologique et sociologique, le mot « culture » sert à désigner l'ensemble des activités, des croyances et des pratiques communes à une société ou à un groupe social particulierð selon une définition proposée par Kroeber et Kluckhohn, la culture consiste dans « les modèles, explicites ou implicites, de comportements acquis et transmis par des symboles »ð dans le prolongement de ces définitions, l’historien culturaliste P. Ory voit dans la culture, entendue au sens large, « l’ensemble des représentations collectives propres à une société ».Une société, c’est en effet « un groupe de plusieurs êtres humains » déterminé par une identité qui peut être nationale, régionale, locale, confessionnelle, partisane, professionnelle, mais aussi, et de manière plus problématique, sociodémographique (classe d’âge), socioscolaire (promotions d’élèves, d’anciens élèves), socioprofessionnelle (« classe ouvrière », « paysannerie », « cadres », etc.), socioculturelle (« intellectuels », « artistes »), sociohistorique (« anciens combattants », « anciens déportés », « pieds-noirs » rapatriés, etc.) :ð or tout groupe social se définit par une identité, qui peut être « interne » (les membres du groupe sont explicitement désignés par eux-mêmes ou par une institution propre comme en faisant partie) ou « externe » (le groupe est alors créé par l’observateur, ou l’historien, pour les besoins de son observation).ð pour exister, toute société a en effet besoin de signes de reconnaissance (ou « symboles ») qui en constituent le lien dans le cadre d’un pacte de communication (implicite ou explicite)ð ce sont ces signes de reconnaissance qui constituent les « phénomènes symboliques », ou les « représentations », sur lesquels l’histoire culturelle doit circonscrire son enquête.L’histoire culturelle permet par conséquent de comprendre une société par ses modes de représentation (qu’ils soient artistiques, idéologiques, ou qu’ils concernent les comportements sociaux) :ð l’histoire culturelle est donc bien une histoire sociale, mais une « histoire sociale des représentations » (P. Ory) ou, si l’on préfère, « une histoire des représentations collectives » (A. Prost)ð Antoine Prost souligne d’ailleurs combien l’histoire culturelle et l’histoire sociale sont « indissociablement » liées.Pascal Ory résume finalement sa position en proposant la définition suivante :« L’histoire culturelle est donc une modalité d’histoire sociale mais, à l’inverse du projet, plus ou moins explicite, de l’histoire sociale classique – histoire de classes, qui visait à la reconstitution de tous les modes de fonctionnement du groupe étudié –, elle circonscrit son enquête aux phénomènes symboliques. On peut la définir à son tour comme une histoire sociale des représentations ».

Mais que sont exactement ces représentations ?
ð le terme « représentations » vient de la théorie politique moderne (en dehors de la démocratie directe, il n’y a de démocratie que représentative), mais il est utilisé au pluriel avec un sens collectif pour désigner les formes d’expression collectives de groupes sociaux plus ou moins étendus (classes sociales, groupes socio-professionnels, groupes ethniques, nations, peuples, groupes religieux, bref, tout groupe humain qui s’autoidentifie en fonction d’un certain nombre de pratiques ou de croyances) ð suivant une définition pour ainsi dire étymologique, la « représentation » permet de rendre « présent » ce qui est absent.
Cela ne signifie pas nécessairement qu’il y a quelque chose de « réel » derrière les mots ou les discours utilisés par le groupe social qui se « représente » d’une certaine manière :
ð « tout est dans le regard », que le groupe social porte sur lui-même ou que les autres portent sur lui
ð les « signes de reconnaissance » que les membres d’un groupe utilisent pour se reconnaître entre eux deviennent des « symboles » (de symbolon) qui permettent d’établir le « lien » à l’intérieur du groupe et à assurer sa « représentation » collective à l’extérieur.
Dans le projet de l’histoire culturelle, c’est précisément « cette dimension collective du processus de représentation qui <est> privilégiée » :
ð l’histoire culturelle s’intéresse par conséquent à la spécificité culturelle d’un groupe social donné, c’est-à-dire à l’ensemble des « représentations collectives propres à une société »
ð elle étudie donc tout à la fois ce qui fait le « lien » entre les membres du groupe, et ce qui le sépare des autres qui n’en font pas partie.

Quel est exactement la finalité de l’histoire culturelle ?
L’histoire culturelle peut se présenter comme une forme d’« histoire totale », une histoire globalisante qui aurait pour objectif de tout expliquer, de rendre compte de tous les éléments explicatifs en histoire, puisque « tout est culture ».
À côté des « représentations » qu’un groupe social peut se faire de lui-même, ou que les autres se font de lui, l’histoire culturelle s’intéresse aussi à l’histoire des idées, celle de leur diffusion dans le temps et dans l’espace, à condition que ces idées définissent l’appartenance d’un certain nombre d’invidus à un groupe social, ou qu’elles définissent l’identité collective de ce groupe.
Dans ce cadre, l’histoire culturelle s’intéresse aussi bien à l’histoire des idées traditionnelles, c’est-à-dire des idées qui ont fait l’objet d’une sélection de la mémoire et d’une transmission temporelle, qu’à l’histoire des idées nouvelles, qu’une société importe généralement d’ailleurs, volontairement ou non, mais qu’elle adopte et qu’elle adapte, pour des raisons et selon des processus que l’historien doit essayer de déterminer :
ð cela concerne notamment les échanges culturels complexes entre groupes sociaux ou humains au départ étrangers l’un à l’autre, et les phénomènes d’« acculturation » qui en résultent
ð c’est le cas, par exemple, pour la question de l’« hellénisation » du monde méditerranéen antique, à la suite de la colonisation grecque archaïque, des conquêtes d’Alexandre le Grand et de la formation d’un « empire gréco-romain »
ð ou de l’« européanisation » du monde moderne et contemporain, à la suite des « grandes découvertes » et de la colonisation européenne (XVIe–XIXe siècles)
ð dans la deuxième moitié du XXe siècle, on parlait d’« américanisation » du monde, et aujourd’hui de « mondialisation », avec une triple dimension économique, sociale et culturelle.
L’histoire culturelle s’intéresse ainsi aux valeurs d’une société ou de groupes sociaux, des valeurs qui sont à la fois le produit de l’action et de l’histoire, en même temps qu’elles influencent le comportement ultérieur des peuples.
G. Hofstede, Vivre dans un monde multiculturel, Paris, 1994, p. 24 : « On peut définir une valeur comme la tendance à préférer un certain état des choses à un autre. C’est un sentiment orienté, avec un côté positif et un côté négatif. Les valeurs définissent : le bien et le mal, le propre et le sale, le beau et le laid, le naturel et ce qui est contre nature, le normal et l’anormal, le cohérent et l’insensé, le rationnel et l’irrationnel ».
Ibid., p. 25 : « les valeurs font partie des choses que les enfants apprennent dès leur jeune âge, de façon souvent inconsciente. Les psychologues du développement pensent que, dès dix ans, la plupart des enfants ont un système de valeurs solidement acquis et qu’il devient très difficile de le modifier au-delà de cet âge ».
Bref, une étude qui porte sur l’histoire culturelle d’une société permet de comprendre les processus de formation de son « identité collective », mais aussi la nature de cette identité.
Pour Antoine Prost, il faut distinguer « entre ce que l’histoire culturelle ne veut pas être et ce qu’elle est ».
L’histoire culturelle ne doit pas être confondue avec celle des objets culturels :
ð l’histoire de la littérature, de la peinture, de la sculpture, de la musique, du théâtre, bref, de toutes les formes d’art
ð ces formes d’histoire « sectorielles » sont souvent occupées à définir leur territoire propre, sans grands rapports avec l’histoire générale.
L’histoire culturelle ne doit pas non plus être confondue avec l’histoire des idées, même si on est ici plus proche d’une histoire culturelle au plein sens du terme :
ð il n’y a pas d’histoire culturelle si l’histoire des idées se contente d’énoncés, extraits de leurs contextes, détachés des circonstances qui les ont suscités et des hommes qui les ont formulés, et sans prendre en considération les publics concrets auxquels ils s’adressaient
ð il en est de même avec l’histoire des politiques culturelles, qui ne peut pas se confondre avec l’histoire culturelle proprement dite.
Pour P. Ory, l’histoire culturelle ne se confond pas avec les histoires « qualitatives » vouées respectivement aux arts (comme l’histoire de l’art), aux sciences et aux idées :
ð ces histoires qualitatives « se distinguent assez nettement de la démarche culturaliste » :
elles sont en fait articulées autour de jugements de valeur (ce qui est Beau, en histoire des arts, ce qui est Vrai, en histoire des sciences, et ce qui est Bon, en histoire des idées)
ð ces « histoires qualitatives » privilégient la singularité sur l’ordinaire, l’analyse sur la synthèse, les grands personnages, génies des arts, de la science ou de la pensée (Michel- Ange, Mozart, Pasteur, Platon, Descartes, Rousseau), ou les grands moments (l’invention des rayons X, la découverte du radium, etc.), en une sorte d’« histoire bataille » dont les vainqueurs sont finalement déterminés par la postérité.
ð l’histoire culturelle se différencie en effet des « histoires qualitatives » en ce qu’elle accorde toute son importance au « mesurable » et au « médiatique ».
Bref, l’histoire culturelle se distingue par la préférence qu’elle accorde au « social » par rapport au « politique », au « typique » par rapport à l’exceptionnel, au collectif par rapport à l’individuel, au rejet d’une histoire qui ne serait dominée que par des événements singuliers ou par de grandes figures, et à la préférence donnée à une histoire qui repose sur l’étude de ce qui change de manière diffuse et progressive.
En fait, l’histoire culturelle ne veut plus être considérée comme une forme d’histoire parmi d’autres (histoire politique, histoire économique, histoire sociale, etc.) :
ð elle prétend à une explication plus globale et aspire à remplacer l’« histoire totale » d’hier.

 

Conclusion
Historiographiquement, l’histoire culturelle n’est pas véritablement une « nouveauté » et peut légitimement se réclamer du travail d’« enquête » (historia) sur les pratiques collectives de certains peuples allogènes mené par Hérodote, le « père » de l’écriture de l’histoire, au Ve siècle av. J.-C.
Pour A. Prost, « plus qu’une découverte, il faudrait parler d’une redécouverte », car des historiens comme R. Mandrou, Ph. Ariès ou M. Crubellier l’ont déjà illustrée par leurs travaux, sans parler de L. Febvre, même si l’histoire culturelle d’aujourd’hui n’est sans doute plus tout à fait la même que celle d’hier.
Une définition proposée par J.-F. Sirinelli synthétise tout ce qui a été dit :
« L’histoire culturelle est celle qui s’assigne l’étude des formes de représentation du monde au sein d’un groupe humain dont la nature peut varier – nationale ou régionale, sociale ou politique –, et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission.
Comment les groupes humains représentent-ils et se représentent-ils le monde qui les entoure ? Un monde figuré ou sublimé – par les arts plastiques ou la littérature –, mais aussi un monde codifié – les valeurs, la place du travail et du loisir, la relation à autrui
–, contourné – le divertissement –, pensé – par les grandes constructions intellectuelles
–, expliqué – par la science –, et partiellement maîtrisé – par les techniques –, doté d’un sens – par les croyances et les systèmes religieux ou profanes, voire les mythes –,
un monde légué, enfin, par les transmissions dues au milieu, à l’éducation, à l’instruction. »
Pour J.-P. Rioux, l’histoire culturelle se décline finalement en quatre branches, « quatre massifs » :
- l’histoire des politiques et des institutions culturelles
- l’histoire des médiations et des médiateurs, au sens strict d’une diffusion instituée de savoirs et d’informations, mais aussi, au sens plus large, d’inventaire des « passeurs », des supports véhiculaires et des flux de circulation de concepts, d’idéaux et d’objets culturels
- l’histoire des pratiques culturelles, longtemps considérée comme l’histoire culturelle la plus pertinente
- enfin l’histoire des signes et des symboles exhibés, des lieux de mémoire
Dans cette perspective, l’histoire culturelle peut constituer, en fin de compte, l’une des trois seules histoires possibles, avec l’histoire politique et l’histoire économique :
ð les autres histoires sont soit des histoires « transversales » (l’histoire des relations internationales, l’histoire sociale proprement dite…), soit des parties de l’histoire culturelle (l’histoire religieuse ou intellectuelle, l’anthropologie historique…).
L’histoire culturelle est donc bien plus qu’une simple variante de l’histoire sociale :
ð elle a vocation à tendre vers une forme d’histoire « totale ».

 

Michel Humm - Professeur d’histoire ancienne- -Université de Strasbourg

 

Bibliographie

« Pour une histoire culturelle » (M. Humm)

1. Généralités

Définitions et réflexions sur l’histoire culturelle :

Chartier (R.), « Le monde comme représentation », dans Annales ESC, novembre-décembre 1989.

Duby (G.), « L’histoire culturelle », Revue de l’enseignement supérieur, n° 44-45, 1969.

Ory (P.), « L’histoire culturelle de la France contemporaine, question et questionnement », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1987, n° 16, p. 67-82.

Ory (P.), L’histoire culturelle, Paris, 20082 (2004).

Poirrier (Ph.), Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, 2004.

Poirrier (Ph.), L'histoire culturelle, un “tournant mondial” dans l'historiographie ?, Dijon, 2008.

Prost (A.), « Sociale et culturelle indissociablement », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une histoire

culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 134-135

Rioux (J.-P.) et Sirinelli (J.-F.) (éd.), Pour une histoire culturelle, Paris, 1997.

Tschopp (S.S.) (éd.), Kulturgeschichte, Stuttgart, 2008.

Approche anthropologique du concept de « culture » :

Kroeber (A.L.) et Kluckhohn (C.), Culture : A critical review of concepts and definition (Papers of the Peabody

Museum of American Archaeology and Ethnology, 47, 1), Cambridge (Mass.), 1952.

Robert (M.-A.), Ethos. Introduction à l'anthropologie sociale, Bruxelles, 1968.

Approches philosophiques du concept de « culture » et de « civilisation » :

Hegel (G.W.F.), Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, 5 Bände, Berlin, 1819-1820.

Herder (J. G. von), Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit, Riga, 1774.

Herder (J. G. von), Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 4 Teile, Riga-Leipzig, 1784-1791.

Voltaire, Essai sur les moeurs et l’esprit des nations, 1756.

2. Historiographie de l’histoire culturelle

Kulturgeschichte « à l’allemande » :

Burckhardt (J.), Die Cultur der Renaissance in Italien : ein Versuch, Bâle, 1860.

Burckhardt (J.), Griechische Kulturgeschichte. Einleitung [1898], in S. S. Tschopp (éd.), Kulturgeschichte, Stuttgart,

2008, p. 33-41.

Daniel (U.), Kompedium Kulturgeschichte. Theorien, Schlüsselwörter, Francfort/Main, 2001.

Lüdtke (A.) (éd.), Alltagsgeschichte : zur Rekonstruktion historischer Erfahrungen und Lebensweisen, Francfort, 1989.

Mergel (Th.), Kulturwissenschaft der Politik : Perspektiven und Trends, in F. Jaeger & J. Rüsen (éd.), Handbuch der

Kulturwissenschaften, vol. 3 : Themen und Tendenzen, Stuttgart, 2004, p. 413-425.

Rüsen (J.), Überlegungen zu einer Kulturgeschichte der Politik [2002], in S. S. Tschopp (éd.), Kulturgeschichte,

Stuttgart, 2008, p. 205-234.

Stollberg-Rilinger (B.), Was heißt Kulturgeschichte des Politischen ? (Zeitschrift für Historische Forschung, Beiheft

35), Berlin, 2005.

Weber (A.), Kulturgeschichte als Kultursoziologie, Leiden, 1935.

Cultural Studies « à l’américaine » :

gender studies, gay and lesbian studies, African-American studies, Native-American studies, Asian-American studies,

Chicano studies, colonial and post-colonial studies…

Cultural Studies britanniques :

Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham.

French Cultural Studies : http://frc.sagepub.com/

Hoggart (R.), The Uses of Literacy : aspects of working-class life, Londres, 1957.

Hunt (L.) (éd.), The New Cultural History, Berkey – Los Angeles – Londres, University of California Press, 1989.

Thompson (E.P.), The Making of the British Working-Class, New York, 1963.

L’histoire culturelle « à la française » :

L’« école (française) des Annales »

Bloch (M.), Les Rois thaumaturges : étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement

en France et en Angleterre, Strabourg, 1924.

Febvre (L.), Le problème de l'incroyance au XVIe siècle : la religion de Rabelais, Paris, 1942.

L’histoire sociale « à la française »

Braudel (F.), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 3 tomes, Paris, 1979.

Braudel (F.), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, 1949.

Braudel (F.), L'identité de la France, 3 vol., Paris, 1986.

Braudel (F.) & Labrousse (E.) (éds.), Histoire économique et sociale de la France, 4 tomes, Paris, 1970-1982.

Duby (G.) & Mandrou (R.), Histoire de la civilisation française, 2 vol. (t. 1, Le Moyen âge et le XVIe siècle ; t. 2, XVIIe-

XXe siècle), Paris, 1958.

Labrousse (E.), Aspects de l'évolution économique et sociale de la France et du Royaume-Uni (1815-1880), Paris, 1948.

Labrousse (E.), Le mouvement ouvrier et les idées sociales en France de 1815 à la fin du XIXe siècle, Paris, 1948.

L’histoire des mentalités »

Ariès (Ph.), Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, 1977.

Ariès (Ph.), Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe siècle, Paris, 1971.

Ariès (Ph.), L’homme devant la mort, 2 vol., Paris, 1977.

Mandrou (R.), Introduction à la France moderne (1500-1640) : essai de psychologie historique, Paris, 1961.

Mandrou (R.), Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle : une analyse de psychologie historique, Paris, 1968.

Les « pionniers »

histoire culturelle

Chartier (R.), Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, 1987.

Furet (F.) et alii, Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Paris-La Haye, 1965.

Furet (F.), Penser la Révolution française, Paris, 1978.

Goubert (G.), Cent mille provinciaux au XVIIe siècle : Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, 1966.

Le Roy Ladurie (E.), Les paysans du Languedoc, 2 vol., Paris, 1966.

L’histoire culturelle proclamée et revendiquée

Agulhon (M.), Marianne au combat : l'imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, 1979.

Chartier (R.), Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, 1990.

Corbin (A.), Le miasme et la jonquille : l'odorat et l'imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, 1982.

Crubellier (M.), Histoire culturelle de la France (XIXe-XXe siècle), Paris, 1974.

Ory (P.) & Sirinelli (J.-F.), Les intellectuels en France, de l'affaire Dreyfus à nos jours, Paris, 1986.

Ory (P.), La belle illusion : culture et politique sous le signe du Front Populaire, 1935-1938, Paris, 1994.

Poirrier (Ph.), Histoire des politiques culturelles de la France contemporaine, Dijon, 1996.

Poirrier (Ph.), Les politiques culturelles en France, Paris, 2002.

Rioux (J.-P.), Politiques et pratiques culturelles dans la France de Vichy, Paris, 1988.

Rioux (J.-P.), Sirinelli (J.-F.), Histoire culturelle de la France : le vingtième siècle, 4, Le temps des masses, Paris, 1998.

Vigarello (G.), Le propre et le sale : l'hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, 1985.

Vigarello (G.), Le sain et le malsain : santé et mieux-être depuis le Moyen-Âge, Paris, 1993.

Vovelle (M.), De la cave au grenier : un itinéraire en Provence au XVIIIe siècle, de l’histoire sociale à l’histoire des

mentalités, Québec, 1980.

L’histoire culturelle en histoire ancienne

Vernant (J.-P.), Mythe et pensée chez les Grecs : études de psychologie historique, Paris, 1966.

Vernant (J.-P.), Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974.

Vernant (J.-P.), L'Individu, la mort, l'amour : soi-même et l'autre en Grèce ancienne, Paris, 1989.

Vidal-Naquet (P.), Le chasseur noir : formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, 1981.

Hartog (F.), Le miroir d'Hérodote : essai sur la représentation de l'autre, Paris, 1980.

Veyne (P.), Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, 1983.

Svenbro (J.), Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, 1988.

Svenbro (J.) & Scheid (J.), Le métier de Zeus : mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, 1994.

Dumézil (G.), Le festin d'immortalité, esquisse d'une étude de mythologie comparée indo-européenne, Paris, 1924.

Dumézil (G.), Le Problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Mâcon, 1929.

Dumézil (G.), Ouranós-Váruna. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Limoges, 1934.

Dumézil (G.), Mythe et épopée, 1, L'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 1968.

Boehringer (S.), L’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, 2007.

3. Bibliographie personnelle de M. Humm (choix de publications) :

Livre

1) Appius Claudius Caecus. La République accomplie, Rome (BEFAR 322), 2005, 779 p.

Direction d’ouvrages

1) M. Gaillard et M. Humm (éds.), Ville - Violence - Pouvoir. Antiquité - Haut Moyen Âge, dans Hist. Urb., 10, 2004 (actes du colloque Pouvoirs, violences et sécurité dans l’espace urbain : ruptures et continuité de l’Antiquité au haut Moyen Âge, organisé le 27 mars 2002 à l’Université Paris 13), 140 p.

2) M. Coudry et M. Humm (éds.), Praeda. Butin de guerre et société dans la Rome républicaine / Kriegsbeute und Gesellschaft im republikanischen Rom, Stuttgart, Steiner (« Collegium Beatus Rhenanus » 1), 2009, 294 p.

Contributions à des livres et articles de revues

1) « Les origines du pythagorisme romain : problèmes historiques et philosophiques » (I) « Les premiers indices du pythagorisme romain », dans LEC, 64, 1996, p. 339-353 ; (II) « L’origine tarentine du pythagorisme romain », dans LEC, 65, 1997, p. 25-42.

2) « Numa et Pythagore : vie et mort d’un mythe », dans P.-A. Deproost et A. Meurant (éds.), Images d’origines.

Origines d’une image. Hommages à Jacques Poucet, Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université catholique

de Louvain et Facultés universitaires Saint-Louis (Transversalités, 4), 2004, p. 125-137.

3) « Le mundus et le Comitium : représentations symboliques de l’espace de la cité », dans Hist. Urb., 10, 2004, p. 43-61.

4) « Die Helleniesierung der Mittelmeerwelt (Ende des 4. Jhdt bis Ende des 2. Jhdt) », dans E. Wirbelauer (éd.),

Oldenbourg Geschichte Lehrbuch : Antike, Munich, 2004, p. 45-66.

5) « Forma virtutei parisuma fuit : les valeurs helléniques de l’aristocratie romaine à l’époque (médio-)républicaine

(IVe – IIIe siècles) », dans H.-L. FERNOUX et Ch. STEIN (éds.), Aristocratie antique. Modèles et exemplarité sociale, Dijon, 2007, p. 101-126.

6) « I fondamenti della repubblica romana : istituzioni, diritto, religione », dans A. Barbero (éd.), Storia d’Europa e del

Mediterraneo, vol. 5 : G. Traina (éd.), La res publica e il Mediterraneo, Rome, Salerno editrice, 2008, p. 467-520.

7) Les Guerres puniques (en collaboration avec C. MOATTI et Ph. TORRENS : édition de textes avec révision de la traduction de Tite-Live par M. Gaucher, commentaires en notes et diverses annexes), Paris, Gallimard (Folio

classique), 2008, 731 p.

8) « Exhibition et ‘monumentalisation’ du butin dans la Rome médio-républicaine », dans M. Coudry et M. Humm (éds.), Praeda, op. cit., 2009, p. 117-152.

 

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« Déploie ton jeune courage, enfant ; c'est ainsi qu'on s'élève jusqu'aux astres.»

 

Le courage

 

Dans le cadre du café-philo nous sommes bien obligés de schématiser la problématique très vaste du courage dans la philosophie.

Questions : le courage est-il un acte héroïque, tel que mis en scène dans l'Iliade d'Homère, ou réside-t-il dans une patience discrète et dans la résignation valorisées par les chrétiens ? Doit-il être pensé comme modération, dans la lignée de la morale d'Aristote, ou comme excès politique à la façon machiavélienne ?

Afin d’essayer de répondre à ces questionnements je propose d’adopter trois grandes catégories :

Le courage des Anciens où le courage est une vertu morale.

Le courage des Modernes et ses politiques du courage

Le courage des Contemporains, beaucoup plus fragile et incertain que les précédents.

1) Les Anciens

Le courage Homérique est tout en extériorité, éclatant. Il est militaire, viril et la guerre est le lieu de ce courage. Si le prix du courage c’est la mort, son bénéfice, c’est l’immortalité conférée par la réputation.

L’étymologie du terme grec andreia (courage) nous l’annonce clairement : il dérive de anès (le mâle). Ce courage appartient à l’aristocratie militaire et forme une sorte de caste de guerriers éduquée au courage, que nous retrouvons dans beaucoup de sociétés de l’Antiquité.

Chez Socrate et Platon il y a déplacement de la notion de courage, depuis le champ de bataille au champ de la morale. Le courage est la seconde des 4 vertus cardinales considérées par Platon comme constituant la perfection morale (les autres étant la sagesse, la tempérance et la justice). Il définit le courage comme une connaissance, à savoir « la connaissance de ce que l'homme doit craindre et de ce qu'il ne doit pas craindre ».

La mort de Socrate, cette attitude courageuse du philosophe devant la mort détermine un nouveau type de question : le philosophe (devoir de vérité) a-t-il un devoir de courage qui se manifeste dans sa manière de vivre ?

Aristote nous enseigne que le courage est la première des qualités humaines car elle garantit toutes les autres. Il compare le courage à un œil vertueux, qui selon lui est un œil qui est à égale distance entre deux défauts qui sont, d’un côté la myopie (l’œil qui ne voit pas de loin) et de l’autre côté, la presbytie (l’œil qui ne voit pas de près). L’œil excellent, c’est celui qui est juste au milieu.
- Ainsi le courage : il est à égale distance de deux défauts, à savoir entre la témérité et la lâcheté.

- Il faut se risquer dans la vie, sinon on ne vit pas. Mais il ne faut pas se mettre en danger ni mettre les autres en danger. L’homme courageux a le sens de la vie dans le respect des autres et de lui-même.

Mais ne confondons pas ceci avec la prudence: quand la prudence est partout, le courage n’est nulle part.

Le courage de l’Antiquité est réservé aux hommes. Quoique déjà annoncée par Platon, ce n’est qu’ultérieurement, dans la morale chrétienne, que la vertu signifiera une qualité intime, intérieure et pas nécessairement visible de l’âme humaine, intégrant ainsi les femmes aux rangs de vertueux.

En réfléchissant brièvement aux considérations de Platon et d’Aristote nous pourrions déjà constater que notre société moderne à travers ses excès de prudence et ses « principes de précaution » aurait bel et bien gommé le courage. Je reviendrai plus loin sur ce point.

Le courage n’est pas opposé mais complémentaire de la peur. Un homme qui est sans peur ne peut être courageux. Il est téméraire. Sa bravoure procède du sang, le courage vient de la pensée.

La bravoure ou l’ardeur ne peuvent être que des supports du courage.

Le courage est résistance à la peur et non pas absence de la peur. C’est le vaillant refus du désespoir, l’art sans victoire de maintenir le désir, de renaître à la vie malgré la peur, malgré l’adversité et la lassitude.

2) Les Modernes et les politiques du courage

Globalement, on peut considérer que le courage dans l’ère moderne, perd son statut de vertu cardinale pour revêtir un sens exclusivement politique où la puissance des gouvernants se mesure constamment à celle de la multitude. C’est aspect est présent surtout dans les écrits du Machiavel.

- (Nous n’avons pas le temps de développer ce sujet et je me limite à donner quelques pistes.)

Machiavel prétend que la grandeur et la magnanimité ne sont plus exclusivement du coté du bien, il y a aussi un éclat et une grandeur du mal. Il réfute la voie aristotélicienne du milieu qu’il considère du domaine de la lâcheté où les hommes ne parviennent pas à être « honorablement méchants », pas plus qu’ils ne sont « parfaitement bons ». La possibilité d’une retenue morale est écartée au nom d’un manque de courage.

Machiavel attribue la décadence de l’Empire Romain au fait de la religion chrétienne qui a rendu le monde « faible » parce qu’elle a rattaché la notion de courage à l’humilité, à la capacité de souffrir et à la résignation, ce qui a conduit les gens à se réfugier dans les églises et à déserter l’agora.

La pensée républicaine et laïque de Machiavel s’inscrit dans une conception collective et anonyme du courage, allant de Cicéron à Hannah Arendt.

3) Les Contemporains : fragilité et incertitude

Hannah Arendt

Après la longue mise en veilleuse par l’ère Moderne (de Cicéron jusqu’à l’aube du XXème siècle) de tout « discours sur les vertus », force est de constater un retour de la notion de courage dans les discours contemporains : non seulement dans le monde médiatique, toujours prêt à ériger de nouveaux temples pour des héros d'un jour, mais plus encore dans un certain discours politique qui appelle les individus tantôt à la performance, tantôt à la responsabilisation de soi.

Seulement voilà : il n'y a pas de courage politique sans courage moral et un retour à l'exemplarité politique est non seulement possible, mais urgent.

Et là, le bat blesse. De nos jours notre classe politique est décidément « contre-exemplaire » et son appel à l'héroïsme individuel sonne comme une fausse note dans un opéra bouffe.

Paul Ricœur se rapproche de la conception grecque du « courage = vertu », mais il le considère en terme de « gestes excessifs », singuliers et symboliques, porteurs d’un horizon infini, gestes généreux posés par des hommes d’exception, qui interpellent le commun des mortels comme exemples (Gandhi, Luther King, Brandt) et qui peuvent (je cite) « de façon secrète et détournée, contribuer à l’avancée de l’histoire vers des états de paix ».

Vladimir Jankelevitch

Dans sa réflexion sur le courage Jankelevitch reprend la dimension intériorisante des chrétiens mais il évacue l’aspect de « résignation » pour rendre au courage son caractère de spontanéité et d’élan. Le courage est la vertu maîtresse, la force opérative.

Ce courage est nécessaire à tout individu à qui l’on a octroyé l’égalité et dont on attend qu’il réponde lui-même de ses échecs et réussites et qui a le devoir de s’assumer. Cette autonomie est étroitement liée au concept de responsabilité qui demande décision, action, maîtrise et endurance.

Hans Jonas etc.

Notre période contemporaine est régie par le risque, la fragilité et l’incertitude. Nous sommes tributaires de facteurs incalculables qui vont de l’écologique, à l’ordre international en mutation, à la globalisation, au terrorisme planétaire et à la possibilité pour l’homme de détruire sa propre espèce.

Comment répondre à l’incertitude ?

Telle est la question qui met en jeu le courage dans ce contexte qui réduit sensiblement toute conception individuelle de la responsabilité et qui écarte l’idée même de l’action libre. Ce courage contemporain s’exerce non seulement vis-à-vis de nos contemporains mais aussi à l’égard de la nature dans son ensemble, de la vie et des générations futures.

Pour Jonas, dans un pareil contexte c’est la peur qui doit mobiliser la responsabilité et le courage.

Le courage doit s’engager à préserver la vie : il faut cesser de risquer l’avenir de l’humanité. Le courage ne doit jamais nous quitter : « agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Nous passons d’une peur pour la vie à une peur pour le monde. A Hannah Arendt de rajouter : « Le courage est indispensable parce que, en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu ».

__________________________________________

L’idéologie de la réussite qui nous piège incessamment, la crainte du futur et l’égoïsme sont spontanément opposés au courage.

Dans le courage il n’y a ni piège, ni crainte. Il est ouvert (Rilke : l’âme ouverte) et il ne nous quitte plus. Ce n’est pas parce que vous avez été courageux aujourd’hui que vous ne devez pas l’être demain. Ce courage est sans victoire : pas de résultats, pas de capitalisation possible.

C’est aussi l’anti-échec. L’échec n’est pas la défaite; il faut avoir le courage de baisser les bras devant l’échec.

L’apprentissage de la mort, est-ce celui du courage (?) puisqu’il doit nous soutenir dans l’acceptation de notre finitude et nous accompagner dans le grand saut dans l’abîme ?

Comment apprendre le courage ? Comment reprendre le courage ? Comment nourrir le courage pour qu’il ne vous quitte plus ?

- Voilà quelques bonnes questions pour entamer notre débat. -

Termes connexes : ardeur, assurance, audace, coeur, confiance, constance, crânerie, franchise, héroïsme, valeur, patience, bravoure, hardiesse, cran, intrépidité, vaillance, fermeté, persévérance, résolution, volonté, ressort, force, décision, téméraire, âme, ardeur, culot, hardi, force, résistance, vertu, volonté, rigoureux, fierté.

 

Luca - 2 juin 2010

 

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courage
dire

Doit-on avoir plusieurs façons de dire ?

 

Ce thème proposé fait suite à l’option d’expression « zéro » de Jean-Luc comme mode de présentation de son sujet « Peut-on percevoir l’infini ? »

Nous verrons d’une part la capacité de l’esprit humain à générer une infinité de « dires », puis nous nous interrogerons sur ce devoir de tout communiquer et quid de l’incommunicable et des stratégies de choix de mise en récit consécutives.

 

1- La question posée : Le langage humain peut générer une infinité de phrases, ne démontre-t-il pas ainsi qu’il n’ y a pas de pensée pure antérieure au langage, ou plutôt que la pensée est en devenir et son expression est infinie mais aussi conventionnelle. Du décalage naturel entre pensée et expression, s’ajoute notre possibilité de travestir sciemment notre pensée par le langage ou l‘écrit, surtout quand s’en mêle  temps, Histoire et mémoire.

 

. Inadéquation du langage à la pensée qui induit plusieurs langages possibles, on a le sentiment tout à la fois de posséder la pensée et de la travestir sciemment ou non dans le langage. L’expression de la pensée n’est pas son achèvement, et un seul objet de la pensée doit-il avoir plusieurs expressions, plusieurs formes de reconnaissance.

. Manière d’échapper au concept induit par le langage, par le canal duquel on réduit à l’identité ce qui n’est pas identique.

. On croit que le langage se dérobe à traduire la pensée, mais c’est l’illusion entre la pensée informe qui se forme par le langage. Risque que le langage mutile la pensée et la contraint dans un langage conventionnel.

 . Capacité d’expression zéro, « Les mots me manquent pour le dire », ignorance de la pensée tant qu’elle n’a pas été formulée pour soi ou pour les autres.

 

Dans les domaines scientifique informatique ou juridique, un langage univoque est prescrit, mais dans la relation naturelle à autrui on peut choisir de multiples registres de «  dires », soit pour influencer soit pour différencier notre communication en fonction de l’interlocuteur afin d’être mieux compris….pour exprimer la même pensée ?

 

La poésie permet également une multitude de « dire » ou de suggérer, comme des ouvertures vers d’autres mondes.

Le siècle des Lumières, qui par évidence a succédé à l’obscurantisme, a induit un façonnage formaté des « dires » qui sont soit vrais (éclairés) ou faux, jusqu’à l’intolérance paradoxale quant à son projet initial !! Et quelle fut la porte de sortie de ces Lumières, de cet Aufklärung ? …..ce fut le romantisme allemand qui prôna l’imaginaire individuel pour une expression vraiment personnelle et individuelle par delà le vrai ou le faux…..et cette irruption fut brutale via le « Sturm und Drang ».

 

2- La question finalement est aussi sur le fait de tout communiquer :

.   Dois-je ou puis-je tout communiquer, tout signifier à moi et aux autres ? .  

.   Y-a-t-il de l’incommunicable ? de la pensée ou de notre expérience ou Histoire surtout quand elle est dramatique, indicible.

 

La mise en récit d’une expérience traumatisante permet divers procédés de contournement de l’indicible, au risque que cette fiction soit cependant rattrapée par la réalité. Car que transmet-on finalement en dédramatisant ? 

 

. Dire une réalité « vraie » par le choix de personnages fictifs, qui ne sont parfois que des témoins extérieurs. témoins et non victimes du drame .

. Euphémisation permettant d’éviter une confrontation trop dure, la métaphore permettant là aussi d’aborder l’horreur de façon détournée, langage très imagé, ou un univers merveilleux ou onirique,

 Distanciation  avec le registre humoristique, ou les Romans d’aventures et de formation.

 

a) les enjeux : face aux tabous il faut transmettre en protégeant surtout les jeunes lecteurs par détours ou procédés d’évitement, avec l’objectif paradoxal de transmettre la mémoire de l’horreur tout en protégeant l’auditeur de l’insupportable, en somme de dire l’indicible sans trop en dire, adoucir le non-sens d’une telle monstruosité, l’inconcevable absurdité d’une telle barbarie

b) Mise en récit et fictionnalisation, l’auditeur est plus réceptif si on lui raconte une histoire que si on lui livre un témoignage brut, quel que soit le degré d’authenticité des événements racontés. Le langage prend de la liberté avec ‘objet de la pensée.

c) Procédés d’ellipses parfois radicaux, par la béance qui sépare deux époques, un non-dit, une temporalité éclatée : Pierre Pfimlin dans ses mémoires, « Juge d’instruction à Thonon sous Vichy, on m’apportait des œufs frais de la campagne….puis à la Libération je fus nommé substitut du juge à Metz ».

Risques de la fictionnalisation : on risque l’écueil du trop de distanciation conduisant à des réactions du type « après tout, ce n’est qu’une histoire … ». même si la réalité vraie se lit entre les lignes de ces textes, cependant une expression plus déconstruite et parfois très violente  devient le signe même du traumatisme, ou de la pensée réelle.

 

Avantages de la fictionnalisation  Dans le sens du refus du pathos , la distanciation, « Raconter trop effraye plus que de dire moins ».

L’Histoire ou la pensée peuvent-être cependant bien présents dans ces expressions ou ces dires un peu maquillés, qui voient le réel rattraper la fiction et dans lesquels la "bulle" d’imaginaire et d’innocence protectrice est bien souvent rattrapée par la mort.

En filigrane on peut dessiner des limites aux « dires » :

. Limite par une morale transcendantale hétéronome induisant un dire unique

. Limite par une morale immanente, qui autorise des variations du dire mais avec une unification par la loi et l’éducation. Les dires sont autant de façon d’argumenter comme dans la falsification de K Popper.

. Limite par une recherche de l’adéquation entre la pensée et l’objet, adéquation qui induit une pensée vraie autorisant plusieurs dires dans ce contexte de pensée vraie.

. Limite par la protection recherchée du jeune auditeur ou lecteur, des dires brutaux pouvant menacer l’affectivité naissante…..des stratégies de contournement permettent de suggérer sans dire, d’édulcorer sans trahir.

 

La limitation des façons de dire au nom d’une limite nécessaire de la Liberté d’expression afin de protéger le vivre ensemble, conduit à limiter les transgressions, transgressions nécessaires qui permettent d’évoluer à l’aide de l’imaginaire pour sortir du monde actuel et trop connu.

 

Gérard

 

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Le relativisme est-il une expression de la tolérance ?



Je commencerai par quelques considérations sur la tolérance :

Dans la vie courante, on ne peut être d'accord avec tout ce qui est dit, l'approbation à tout ne pouvant qu'être insensée ; la question se pose dès lors de savoir comment manifester sa désapprobation. L'idéal serait qu'elle soit empreinte d'urbanité, cad se manifeste avec bienséance, sans pour autant feindre une bienveillance qui ne serait qu'hypocrisie. Nous vivons tous avec nos opinions, mais celles-ci ne peuvent se démontrer, tout au plus s'argumenter ; il s'agit donc d'exprimer sa conviction avec fermeté mais sans agressivité ; cette dernière ne pouvant être que l'expression d'une faiblesse dans le raisonnement.
Pris en ce sens, tolérer, c'est admettre que l'autre puisse avoir raison, sans pour autant adhérer au bien-fondé supposé de ses dires. La tolérance est donc une vertu absolument nécessaire et traduit une attitude éminemment respectable.

Dans l'art de gouverner, tout ce qui n'est pas interdit par la loi est de facto admis comme ne pouvant constituer un trouble à l'ordre public. Avec quelques nuances cependant, ainsi, jusqu'il y a peu, on entendait l'expression, société permissive : ce qui voulait dire que certains comportements jugés immoraux étaient néanmoins tolérés : le plus grand nombre désapprouvait sans cependant demander de sanctions. Plus encore, on a par la suite entendu l'expression «
tolérance zéro » : c'est donc qu'antérieurement certains actes, bien qu'illicites, étaient tolérés, cad échappaient à toute sanction ; l'acte illégal étant par exemple simplement requalifié en incivilité. La tolérance dans ce contexte est l'acceptation de la transgression de la loi, transgression circonstancielle, non écrite et qui peut à tout moment être remise en cause.

Prenons à présent quelques exemples dans l'Histoire, car l'idée de tolérance est ancienne. Provient du latin tolerantia, supporter un désagrément physique.
Un sens plus actuel a été donné en 1598, par l'Edit de Nantes qui définit les termes d'une coexistence non belligérante entre les religions catholique et protestante quoique l'Etat demeurât expressément catholique.

Le très catholique Bossuet, auteur infiniment soucieux du salut de son âme, acceptait les termes de ce texte, mais estimait néanmoins qu'il était possible de convaincre, sans les contraindre, les protestants, car, estimait-il, la raison peut amener celui qui est dans l'erreur à la reconnaître et à amender sa conduite. Son argumentation est subtile: seule la vérité mérite le respect ; la doctrine catholique étant la vérité, elle seule mérite donc le respect. Comme tout homme par ailleurs a été créé en vue du salut, on manquerait au devoir de charité si on admettait l'hérésie puisque seule la vérité, entendons la vérité catholique, est salvatrice. On voit donc que Bossuet, s'il acceptait l'idée de tolérance, en faisait un usage spécieux.

Voltaire : Non sans suffisance, identifie la tolérance à l'indulgence. On peut l'admettre, mais elle ne doit pas détourner le philosophe de la quête illimitée de la vérité également au moyen de la raison. « Le grand moyen de diminuer le nombre des maniaques, s'il en reste, est d'abandonner cette maladie de l'esprit au régime de la raison, qui éclaire lentement, mais infailliblement, les hommes. Cette raison est douce, elle est humaine, elle inspire l'indulgence, elle étouffe la discorde, elle affermit la vertu, elle rend aimable l'obéissance aux  lois ».
On peut également citer la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 ; en reconnaissant les cultes mais en n'en favorisant aucun, l'Etat reconnaît de manière tout à fait officielle à chacun le droit de vivre selon des principes
qui ne sont pas nécessairement partagés par tous. Un principe est essentiellement l'expression d'une croyance : celle-ci ne pouvant qu'être individuelle, comment donc un principe pourrait-il être partagé par tous ? Etat n'impose plus rien dans ce qui est de l'ordre de la croyance. Victoire de la pluralité, victoire de la tolérance. Mais celle-ci, loin d'être une facilité, est exigeante car elle implique le renoncement au dogmatisme, à l'autoritarisme, cad aux manières de voir imposées par la force. Renoncement aussi au syncrétisme, qui ne serait qu'un mélange des croyances destinées à contenter tout le monde, et en fait personne, ou à l'éclectisme qui serait un papillonnage entre  les diverses croyances que l'Etat symbolisait toutes. Naturellement, cela n'implique pas que l'homme public doive abandonner toute conviction, puisque son engagement repose précisément sur la défense de ses convictions. Lesquelles, soumises aux critiques de celui qui doute de leurs pertinences, ne peuvent toutefois constituer une vérité, un absolu, mais une simple approche, une simple analyse d'une situation donnée. Puisqu'une vérité se démontre, et qu'un absolu, pour ceux qui y croient, est établi une fois pour toutes et est constitué par ce qui n'est relatif à rien, ne dépend de rien. Vérité et absolus sont ce qui est en-dehors du champ de la discussion ou de l'analyse.

De fait, il n'y a plus à savoir s'il est un concept qui puisse prétendre au rang de vérité ou d'absolu, mais d'admettre que le relativisme qui découle cette position, cad la nécessité de tout mettre en correspondance avec autre chose, à savoir un fait, un événement et la perception qu'on peut en avoir et l'interprétation qui en découle, et d'affirmer soit la sujétion, soit un rapport de causalité avec cet autre chose, constitue l'unique et intangible principe qui permet d'aborder le réel et accède ce faisant au rang d'absolu. Déterminer qu'est absolue - la tolérance et son dérivé, le relativisme- ce qui devait précisément permettre d'échapper à l'idée d'absolu semble ainsi paradoxal.

C'est que la question de la vérité intéresse tout être humain. Il s'agit de quelque chose d'universel, qui transcende les particularités et les singularités. Néanmoins, quoiqu'elle porte la marque de l'universalité, l'idée de vérité par rapport à une situation donnée ne peut que s'exposer de manière relative. La contradiction entre le relativisme et la notion d'absolu n'est donc  qu'apparente.

A nouveau un peu d'histoire pour illustrer la notion de relativisme. Vient du latin « relatio », récit, ce qu'on relate d'un événement, un acte, ce dont on fait le récit, est ce qui est donc toujours en relation avec autre chose, à savoir cet acte ou cet événement. La première expression du relativisme qui prend la forme d'un système de pensée cohérent établi à partir de ce qui est relaté, a été celle du sophiste grec Protagoras : « l'homme est la mesure de toute chose ». Il n'y a donc pas d'événement en soi qui serait susceptible d'être décrit de manière strictement réaliste, strictement objectif, cad dont le récit ne différerait pas d'un individu à l'autre. Le réel n'apparaît qu'en fonction de l'interprétation qui en est donné. Cette manière de voir a été rejetée par les philosophes pour qui il est une vérité, laquelle vérité n'est cependant accessible que d'eux seulement : il s'agit d'une connaissance intellectuelle des choses et non plus d'une simple approche « sensible », liée aux sens : ce furent les « idées » platoniciennes, les « formes » aristotéliciennes. Si pour les sophistes, seul le paraître est accessible et exprime ainsi la vérité de l'individu; pour les philosophes, il y a, au delà du paraître, l'être, seule manifestation de la vérité. La connaissance doit pouvoir suppléer la simple approche individuelle des phénomènes et des évènements.

Montaigne : Réaffirme l'impossibilité pour l'homme de s'élever au-dessus de sa condition « Nous et notre jugement, vont coulant et roulant sans cesse » et s'en remet à la foi religieuse pour trouver un pôle de stabilité. Mais si la religion laisse indifférent et si rien de certain ne peut être établi à partir des impressions laissées par la vie quotidienne, il ne reste plus, comme l'avait pressenti les philosophes grecs et aussi Voltaire à propos de la tolérance, qu'à se fier à l'autonomie de la raison pour avancer avec assurance. On peut alors se réfugier dans l'illusion que la vérité est accessible. Illusion en effet car, si une proposition est vraie, la proposition inverse est nécessairement fausse, donc si une proposition est vraie, elle l'est non seulement ici et maintenant et pour soi, mais partout et toujours et pour tout le monde. Cela signifierait qu'en s'en remettant à l'exercice de la raison, l'ensemble de ceux qui s'y adonnent parviendraient aux mêmes conclusions. On voit bien ce que cette approche révèle comme utopie. Si les lumières de la raison, comme on disait au 18e siecle, ont établi que les droits de l'homme, la souveraineté du peuple cad la démocratie étaient justes et donc moralement bons, ces considérations sont-elles pour autant généralisables ? Pour nombre de penseurs, il s'agit là au contraire de notions purement occidentales.

L'Eglise catholique elle-même, institution liée à l'Occident s'il en est et invoquant depuis Thomas d'Aquin l'usage de la raison, ne s'est jamais convertie à la démocratie quant à son fonctionnement interne. En fait les considérations liées aux « lumières » sont nées en réaction face aux excès du pouvoir monarchique, et sont donc à mettre en relation avec ceux-ci.
Elle n'ont d'ailleurs empêché ni la Terreur, ni l'Empire, ni l'adoption du Code Noir rétablissant l'esclavage dans les Antilles françaises. La fin de l'absolutisme royal n'a pas engendré un esprit de tolérance mais a illustré la parfaite relativité de toute considération éthique associée à une prétention à l'universalité qui ne révèle qu'ethnocentrisme et idolâtrie de soi .

Il est de bon ton de nos jours de parler de diversité pour qualifier la société française. Comme je ne saurai adopter une attitude de scepticisme face aux affirmations de nos élites, j'ai donc consulté un site consacré à l'islam (1) où j'ai pu trouver le texte suivant : « Le désir de la totalité est inhérent à la philosophie occidentale. Soit dans sa forme politique française par la mise à mort du Roi en 1793 ou sa forme sociale russe par l'assassinat des Romanov en 1918 ou sa forme raciale nazie par la liquidation des juifs et des Tziganes en 1945. En tuant le roi, les révolutionnaires tuaient en lui le vicaire de Dieu sur terre. Le politique doit être définitivement affranchi du religieux. Les Révolutionnaires russes, eux, tuaient l'idée de la différenciation des classes  our faire régner la figure du prolétaire. Les Nazis pour sculpter le corps national pur devaient l'amputer des peuples dont l'hétérogenéïté structurelle
empêchaient sa réalisation. La volonté totalisante de la raison moderne à commencé par éliminer le Roi-vicaire de Dieu, puis par la famille impériale pour terminer avec des peuples ».

Voilà qui nous éloigne singulièrement de la prétention à l'universalité des lumières pour nous ramener au fait qu'il ne s'agit que d'un point de vue, une pure vue de l'esprit qui ne peut faire école. Convient-il donc de tout relativiser, de n'accorder aucun crédit à tout ce qui ressemble à une certitude, et donc de renoncer à toute universalité et ce faisant à toute notion de valeur ? Car que serait une valeur qui vaut pour certains et pas pour d'autres ? Le particularisme et la pluralité des mœurs  et des coutumes serait l'horizon indépassable du genre humain ? Convenons que ce serait une défaite pour l'esprit. Car si le relativisme est certes ce qui s'oppose à l'absolutisme, à l'autoritarisme, au totalitarisme, il doit avoir pour autre nom, discernement, lucidité, sens critique et en fin de compte, envers et contre tout, rationalisme car seule une attitude fondée sur la raison, affirmant de manière raisonnée des convictions, permet d'éviter le fanatisme et le dogmatisme .
Mais à notre époque marquée par le nihilisme, le relativisme a fini par prendre une connotation péjorative : tout se vaut et donc rien ne vaut, tel est le leit-motiv de nos contemporains désabusés. On se moque bien de savoir ce qui est
vrai puisque la vérité n'est nulle part. Des goûts et des couleurs, on ne discute pas, dit l'adage, alors a fortiori des opinions, qui dans la terminologie actuelle ne servent qu'à « se prendre la tête ». Le relativisme s'est transformé en obsession de la critique, qui est devenue la seule forme de raisonnement où l'on est sûr d'avoir toujours raison; et ainsi il est de bon ton non seulement de tout critiquer, mais d'encenser ceux dont le seul discours est la critique permanente. Car critiquer ces derniers est ce qui doit être exclu de champ de la critique, et l'audacieux qui s'y aventurerait serait immédiatement stigmatisé comme un adversaire des libertés.

Le relativisme est ainsi devenu l'expression de l'intolérance contemporaine ; affirmer que la vérité n'est nulle part, c'est affirmer que rien ne peut faire autorité, rien ne peut offrir un socle stable à son existence. La désastreuse confusion contemporaine entre l'autorité et l'autoritarisme a trouvé sa traduction dans le nihilisme, forme pathologique du relativisme. La suite du texte précédemment cité indique : « Une modernité caractérisée par le nihilisme du présent est en quête d'un héroïsme qui lui sied. La phrase inaugurale du nihilisme « Dieu est mort » de Nietzsche -qui sous-entendait par là le Dieu des chrétiens-, a fini par entraîner dans son sillage celle de l'homme. La fin des grands récits fait de la modernité, dont la traduction politique est la laïcité, le nouveau grand récit. La question philosophique à laquelle est confrontée la modernité et pour laquelle elle n'a pas trouvé de réponse est : quel héroïsme pour les temps présents ? La mode et par la suite la peopolisation, les dieux du stade et des olympiades sont devenus la clôture métaphysique de la modernité. L'horizontalité politique a fini par devenir une platitude, un désert
d'insignifiance qui n'offre aucune transcendance à l'individu ».

 

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relativisme
pleine conscience

La pleine conscience

 

La pleine conscience est une expression dérivée de l’enseignement de Siddhartha Gautama et désignant une pratique ancestrale, une façon d’être, plutôt qu’une technique, consistant à focaliser son attention sur l'instant présent et à examiner les sensations qui se présentent à l'esprit, comment elles apparaissent, comment elles durent quelque temps, et comment elles disparaissent. Cette prise de conscience de ses propres pensées, actions et motivations, sans jugement de valeur, permet de se détacher et de se libérer progressivement de la matière, de la sensation, de la perception, des conditionnements mentaux, de toute manifestation de joie ou de tristesse. C’est une purification de la conscience dans l’observation des objets physiques et mentaux qui se présentent à l'esprit. C’est une pleine conscience parce qu’elle s’est vidée, libérée de tous les obstacles culturels, des résultats des expériences, de tout ce qui détermine ou influence les jugements et la manière dont nous percevons habituellement le monde.

 

Alors, par la méditation par exemple, cette pleine conscience permet de réorienter son attention, son écoute, vers des éléments du présent comme ses sensations, sa respiration, son sentiment de douleur, ou de bien-être, et d’ouvrir ses sens, à l'instant présent, (bruits, pensées, souvenirs, projets, sentiments), ce qui nous met en présence de la structure de nos habitudes, de nos conditionnements ou de ce qui nous influence, nous permettant d’en prendre distance et de les comprendre.

La pratique de la pleine conscience nous aide à développer notre capacité de recul, pour observer avec bienveillance notre fonctionnement.

Elle nous rend responsable de notre vie et réussit à nous faire voir la vie autrement, à changer notre vision du monde, à nous réparer.

 

Clairement, "Il ne s'agit pas de lutter contre des émotions négatives, qu'il s'agisse de compulsions alimentaires ou de pensées sombres, voire suicidaires, mais d'observer les pensées qui viennent nous tarauder, pour comprendre comment réagir face à elles", écrit bien la psychiatre Christine Barois. Une fois ces pensées ou pulsions identifiées, l'idée n'est pas de les combattre mais de les accepter", non par " une résignation passive", mais pour choisir les combats que l'on peut et veut mener contre ce qui nous constitue, qui contrôle plus ou moins notre pensée immédiate, afin de s’ouvrir la possibilité de changer.

 

Tout ce que je viens d’exposer montre le côté éminemment positif de la pleine conscience.

 

Le problème, c’est que cette pleine conscience fait actuellement l'objet d'un véritable engouement, auprès du public et des soignants et qu’elle est aujourd’hui utilisée comme une thérapie ayant pour but la réduction du stress et de la dépression. Sans parler que pour certains, comme le veut une étude de l'UCLA publié en juillet 2008, qu’elle diminuerait la progression du VIH/SIDA9, et qu’elle pourrait permettre de  maigrir ou d’arrêter de fumer! Pourquoi pas d’ouvrir les boites de conserve sans ouvre-boite par la seule force de l’esprit ????

Cette introduction de l’utilitarisme, permet tous les excès du marketing, du consumérisme et d’un certain nombre de charlatans.

Nous sommes en effet souvent à mille lieux de l’ici et maintenant, pris dans des ruminations sur le passé, des projets sur l’avenir, des jugements sur le présent, sommés à pratiquer une réactivité à court terme dans un monde ou le réel est remplacé par ce que racontent et choisissent les médias d’information continue, nous éloignant ainsi de notre capacité à répondre à ce que nous ressentons avec calme et ouverture.

Nous ne dominons pas les événements qui nous arrivent ni nos réactions.

 

Encore faut-il que la pleine conscience ne soit pas détournée par une intention utilitariste, soigner, consoler, déstresser, qui l’éloigne de ce qu’elle devrait être: focaliser son attention sur l'instant présent et examiner les sensations qui se présentent à l'esprit, sans jugement de valeur, en se libérant des conditionnements mentaux, par la simple observation des objets physiques et mentaux qui se présentent à l'esprit. Elle n’est pleine conscience qu’en se libérant de tous les obstacles culturels, des résultats des expériences, de tout ce qui détermine ou influence les jugements et la manière dont nous percevons habituellement le monde, de la structure de nos habitudes, de nos conditionnements ou de ce qui nous influence, nous permettant d’en prendre distance et de les comprendre.

Toute intention lui interdit absolument d’être ce qu’elle prétend être.

La philosophie prend un autre chemin, avec les mêmes intentions.

 

Pour la philosophie, « conscience » (1) est l'un des mots les plus difficiles à définir. Dans l’expression « pleine conscience », il s’agit d’un certain rapport de soi à soi, parce que je ne peux pas avoir conscience de cet arbre ou de cette idée sans avoir conscience aussi, de la conscience que j'en ai. Alors, quand je regarde cet arbre, que je perçois l’idée provenant d’un autre, est-ce l'arbre que je vois, ou la vision que j'en ai, est-ce une idée que je perçois ou sa place dans ma vision du monde?

 

La question est : puis-je avoir une conscience objective de ce qui survient à ma conscience, lorsque je tente d’éliminer tout ce qui m’a constitué ?

Finalement est-ce que je peux vraiment avoir pleine conscience de quoi que ce soit ou seulement une conscience partielle, limitée à ma vision du monde ? Est-il vraiment possible de prendre de la distance par rapport à ce que je suis, sans partage avec autrui, sans analyser toutes les visions du monde à partir de la mienne, de mon histoire?

 

Pour Marx, la pensée a des racines socio-économiques inconscientes. Le penseur, alors même qu'il croit développer librement sa pensée, est en réalité tributaire de son époque et de sa classe sociale. C'est, ici encore, l'idée que notre conscience s'illusionne. Nous croyons être un sujet libre, tout en n'étant en réalité que le reflet de notre situation sociale. Même si on peut s'en libérer, est-ce pleinement ?
 

Nietzsche  - "Derrière tes pensées et tes sentiments mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu, qui a nom "soi". "Tu dis "moi" et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c'est ce à quoi tu ne veux pas croire - ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant."(Zarathoustra)
 

Pour Freud, il existe des lacunes dans la conscience. Je ne suis pas ce que j'ai conscience d'être. Ce qui en moi est inconscient ne peut être accessible au moi conscient. Bien plus, le sujet conscient, remplace le désir réel inconscient qui détermine ses actes et ses pensées par d’autres motivations conscientes qui renforcent l'illusion qu'il est maître de ses choix. Mais je peux partiellement en prendre conscience, pas pleinement.

 

 « Depuis Nietzsche, Marx et Freud, la conscience aurait découvert ses limites : nous savons désormais que ce que perçoit la conscience est le résultat d’une histoire dont nous ignorons l’essentiel, et qui détermine la conscience, bien plus que la conscience ne la gouverne. »

 

Ce dont j'ai conscience, dit Spinoza, c'est ce que je veux, désire et fais mais non les causes qui expliquent ce que je veux, désire et fais. Les hommes sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés. Par conséquent, ils s'imaginent qu'ils sont libres c'est à dire qu'ils attribuent à la conscience le pouvoir d'être cause première de leurs actions parce que les causes réelles de celles-ci leur échappent.

Ma conscience est ainsi faite qu'elle prend conscience d'elle-même comme d'une conscience libre mais c'est une illusion. C'est concevoir l'homme dans la Nature comme un "empire dans un empire", une sorte d'exception, un être capable de se gouverner par soi-même.

 

La « pleine conscience », telle qu’elle se définit aujourd’hui, ne correspond-elle pas à cette illusion ?

N.Hanar

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Penser contre

« Penser contre, a toujours été la façon la moins difficile de penser»

(Jacques de Bourbon-Busset) – 1912/2001 -  Écrivain, diplomate, Académicien, et maire.

 

Je me suis d’abord demandé si le sujet consistait à être contre ceux qui pensent systématiquement contre.

Ou à défendre que le plus facile, c’est d’être d’accord avec tout le monde !

Et si vous pensez que seuls les imbéciles sont toujours d’accord avec tout, je suis d’accord avec vous !

 

Et puis, je me suis demandé pourquoi la pensée qui nous entoure, celle des médias, de beaucoup de philosophes, celle des comptoirs de bistrots, trouvaient leur élan dans la pensée contre.

Pourquoi cette omniprésence de la pensée contre ? Est-ce vraiment de la facilité ? Est-il seulement possible de penser autrement ?

 

« Qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».Descartes. (Méditations, II).

Penser, étymologiquement, c'est peser, comparer, mesurer, soupeser les arguments, les expériences, les informations, et donc établir un rapport entre les choses et leur donner une valeur après avoir pesé le pour et le contre. La pensée est ce qui se méfie du spontané, de l’évidence des certitudes, des valeurs apprises par l’éducation et qui suppose l’usage de ces instruments que sont les sens, les savoirs et les concepts.

 

La pensée est ce qui nous différencie du reste de la nature et qui désigne l’humain. L'homme par la pensée, est contre nature. Par la pensée il se rend autonome de plus en plus par rapport à la nature.

L'idée maîtrise la nature, car l'idée émane de l'humain tandis que la matière est inhérente à la nature.

 

Or, nous sommes vraiment libres de l’usage de notre pouvoir de penser?

Nos sociétés se sont constituées contre un « dehors de la société », une hypothèse de travail, un mythe fondateur moderne et athée: l’état de nature. Que ce soit contre une situation de guerre généralisée pour Hobbes ou Locke où, pour Rousseau, la préservation de l'amour de soi, de l'amour d'autrui, contre les dangers de la nature, les hommes se regroupent au sein d’un contrat social.

 

Ainsi le réel dans lequel nous nous ébattons a bien été construit, produit contre.

Ce n’est pas seulement la façon la moins difficile de penser, c’est la façon de penser qui nous structure et qui, en conséquence, est la plus confortable.

Le monde dans lequel nous vivons est organisé, structuré par des valeurs antérieures à notre naissance.

Cette dimension organisatrice et distributrice de la valeur, Lacan l'appelle « le symbolique ».

Elle ne change pas le monde, mais notre façon de le penser au quotidien. Et, selon Bourdieu, il s’agit d’une contrainte violente : « La violence symbolique est cette forme particulière de la contrainte qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité active – ce qui ne veut pas dire consciente et volontaire – de ceux qui la subissent et qui ne sont déterminés que dans la mesure où ils se privent de la possibilité d’une liberté fondée sur la prise de conscience » (Bourdieu).

Le monde alors est perçu et compris selon des catégories, des concepts, et surtout des schémas (par exemple les relations haut/bas, masculin/féminin, blanc/noir) imposés par l’ordre social et acceptées comme parfaitement naturelle, comme un état normal du monde.

 

Et toujours, dans l’histoire de la pensée, des Grecs à aujourd’hui, en passant par la pensée juive ou chrétienne, la pensée s’est construite contre les pensées dominantes du moment. Comme l’écrit Marx : « Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante », qui s’imposent comme point de vue universel.

 

Alors, en considérant tous ces éléments, sommes-nous capables d’être libres, de notre vision du politique, de l’usage de notre raison, de notre pouvoir de penser ?

 

Penser librement, dans une société pesante par ses lois, ses usages, société qui apparait ainsi restrictive de la liberté individuelle, parce qu’il est impossible d’obtenir le consentement de tous sur tout, est ainsi assimilé à une permanente contestation, discussion, remise en cause du cadre imposé de moins en moins accepté.

Mais forcément perçu comme étant « contre ».

 

Alors, un esprit qui raisonne est perçu le plus souvent contre — contre son temps, contre les évidences, contre lui-même, comme un esprit qui s’en prend à toutes les autorités religieuses, académiques, artistiques, politiques, médiatiques, qui, de toute évidence, nous saturent de ces sens qui nous paraissent sinon faux du moins intellectuellement vides, des savoirs de connivences, souvent complètement dépassés, que nous sommes censés reproduire tels quels, puisque validés par des experts auto proclamés.

 

Réagir contre, est-ce vraiment une caractéristique très ancrée dans le temps de la nature humaine, une propension à la critique négative parce que le dénigrement, voire le ricanement, feraient plus recette que l’approbation, que dénoncer est facile, proposer beaucoup moins.

 

Comment faire pour prendre de la hauteur, changer de point de vue ?

Lorsque Lévi-Strauss prône l’exigence d’adopter un « regard éloigné » sur des cultures qui n’étaient pas les nôtres, il le fait néanmoins à partir des lieux communs bien-pensants d’une culture occidentale, qui prétend incarner l’humanité.

 

De plus en plus, la puissance des médias nous enferme dans la pensée contre de manière plus ou moins subtile.

Huguette Dreikaus dans les DNA : « Ils se délectent maintenant de scènes barbares de gens qui s'insultent et se méprisent. Enfoncé dans son canapé, l'abonné de box suit les images de trois nanas choucroutées invitées au mariage d'une quatrième et qui lâchent leur fiel : « Pouah ! Sa robe est moche ; son repas est dégueu, son ambiance est mortelle ». Elles se déchirent et s'enlisent dans des bassesses sordides, juste pour gagner une lune de miel à cent balles. Il en va de même dans le ball-trap contre les propriétaires d'hôtels, de campings ou de chambres d'hôte. La guerre se déroule dans la fange. Ces affrontements de bas étage aiguisent les molécules de haine. On nous dresse à détester comme on dresse un chien à attaquer voire à déchiqueter sa proie. C'est le « Tu penses comme moi ou tu disparais ». Et hop, d'un clic : « Éliminé ».

 

Finalement, le mode de pensée contre, qui est transgressif, est limité par nos sociétés aux codes du jeu, aux codes du spectacle, ce qui en réduit l’efficacité contestataire pour faire la place au «n’importe quoi ».

Les codes des jeux et du spectacle sont des rituels, fabriqués au coup par coup, sans nécessité de cohérence ni de vraisemblance, qui neutralisent temporairement la hiérarchie sociale jusqu’à ce qu’elle reprenne sa place à la fin du jeu. La vérité n’est pas en question. Il s’agit de nous faire percevoir la réalité à travers les systèmes symboliques et non par le quotidien des hommes.

Il s’agit de ne plus faire penser en pesant le pour et le contre, mais faire pencher pour quelque chose, et, en général, vers les référentiels culturels qui nous ont nourris.

 

Ainsi, on peut dire n’importe quoi, sans qu’il n’y ait d’effet sur le réel. Comment faire exploser ces représentations sans penser contre ?

 

Et, en fait, ce n’est pas facile du tout !

N.Hanar

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dialoguer

Suffit-il de communiquer pour dialoguer ?

 

Communiquer, c’est transmettre, faire savoir, partager et échanger des informations, des messages avec un ou plusieurs autres.(1) La communication est le passage obligé pour entrer en relation avec autrui.

C’est faire en sorte qu'une pensée, qu'une idée, qu'un affect, deviennent communs, que se forme comme une communauté de compréhension avec celui à qui s’adresse la communication.

Le dialogue, est l’une des formes de la communication ! Ainsi, bien qu’il faille communiquer pour dialoguer, toutes les formes de la communication ne sont pas toutes des dialogues.

La communication est l'ensemble des interactions avec autrui qui transmettent une quelconque information, quel que soit le moyen utilisé : langage, gestuelle, outils techniques, médias etc…. Le terme recouvre nombre de pratiques, disparates, ouvertes et non dénombrables servant à la transmission d'informations et — concerne tout ce qui se passe lorsque des individus entrent en interaction.

Les informations transmises sont toujours multiples, et dans ce processus, différents niveaux de sens circulent simultanément (cognitifs, affectifs et même inconscients).

Une communication verbale, par exemple, va faire intervenir tout ce qui a participé à la construction de ce lui qui la reçoit, mais aussi le moment et le lieu de l’information et  l’environnement, voire l’humeur du moment. (On dit parfois que la communication est « holistique »)

 

-Le message publicitaire est une communication sans dialogue: c’est une information utilitaire qui a pour objet d’influer plus ou moins, sur le comportement des individus.

 

-La communication au sein de l’entreprise ( ou de la famille, ou du couple) consiste, pour chaque élément de ces différents ensembles, à faire savoir aux autres éléments, ce qu’il pense, ce qu’il souhaite, ce qui lui convient ou non, dans le but utilitaire de faire fonctionner au mieux la relation.

Dans ces cas, il s’agit plus ou moins d’une forme de manipulation. Quand bien même son intention première voire délibérée n'est pas de manipuler, la communication se fait souvent dans l'intention d'influencer ou de modifier l'environnement ou le comportement d'autrui.

 

Dialoguer, étymologiquement, c'est parler, raisonner, c’est « suivre une pensée » à travers (dia) la parole (logos) qui s’échange à plusieurs, donc communiquer des idées par le biais du langage, de la discussion, dans le but de mieux comprendre le monde ou des idées, voire d'en élaborer de nouvelles.

 

La question est donc: cette démarche de communication avec l'autre, pour lui faire comprendre et partager quelque chose, est-elle suffisante pour établir avec lui un véritable échange de points de vue, un travail commun des idées? Donc quelles sont les conditions  du dialogue qui le différencient de la communication?

 

- Le dialogue n'est pas un discours : un discours est l'énoncé d'une démonstration, voire d'un avis sur n'importe quel sujet.

-Le dialogue n'est pas une conversation : une conversation est un enchainement de discours entrecoupés et non reliés entre eux pour produire un raisonnement commun entre les participants.

Une conversation est un échange verbal entre des personnes qui établissent une relation au moyen d’un entretien au caractère familier, improvisé, gratuit et sans intention pragmatique. Sa principale motivation est le plaisir de communiquer « à bâtons rompus », d’entretenir le lien social, l’appartenance à un groupe social partageant les mêmes valeurs, le même lien qu’il soit affectif, social, ou professionnel. La conversation est de l’ordre des convenances, l’expression du besoin d'être reconnu et apprécié par autrui.

 

-Le dialogue est plus qu’une discussion qui répond à des codes.

Paul Grice, philosophe du langage et linguiste a élaboré une théorie selon laquelle une conversation entre plusieurs personnes, n’a de sens  que s’ils acceptent les mêmes règles, des schémas préétablis et des règles de procédure.

-"que votre contribution à la discussion contienne autant d'information qu'il est requis"; mais pas plus !

-"que votre contribution soit exempte de ce que vous croyez être faux; ce pour quoi vous manquez de preuves"),

-"parlez à propos" et "soyez clair: évitez de vous exprimer avec obscurité; évitez d'être ambigu; soyez bref, ne soyez pas plus prolixe qu'il n'est nécessaire; soyez méthodique". (Grice, 1979)

 

-Le dialogue se distingue de la discussion et du débat : c’est bien un mode de conversation, mais tendue vers le projet de faire progresser la connaissance, les idées, le savoir et qui doit se faire nécessairement avec réflexion, discernement, dans le but d'une interpénétration des arguments convergents et convaincants, au fur et à mesure de ce que le dialogue se déploie parmi les interlocuteurs.

Un dialogue consiste en un examen croisé de différentes paroles, qui toutes engagent leur auteur.

Et ceci sans qu’il n’y ait débat, dans lequel dominent le souci de plaire ou de convaincre, l'opposition d’arguments contre arguments, la chasse à la contradiction.

Par le dialogue, il ne s'agit pas d'avoir raison de l’autre, ni de lui imposer un point de vue, une perspective ou une référence. Ce n’est pas une simple transmission d’informations ou de savoirs.

Pour qu’il y ait dialogue, il faut de part et d’autre des interlocuteurs de l’ouverture d’esprit; ne pas être borné, être sincère, que les interlocuteurs se mettent dans les conditions d'une recherche commune, par une écoute active, une humilité sincère et du respect mutuel.

Pour Jürgen Habermas l’exercice libre de la raison, doit s’effectuer à plusieurs. Néanmoins, pour que la délibération ne dégénère pas en conversations de comptoir, Habermas entend fixer quelques règles : il faut que chaque interlocuteur fasse abstraction de ses passions du moment et de son intérêt personnel, qu’il accepte d’envisager de l’intérieur les arguments de l’autre, qu’il soit de bonne foi. (selon Alexandre Lacroix)

 

Nietzsche disait le « mariage est une longue conversation ». Sans réel dialogue entre deux personnes, le mariage peut vite, en effet, se détériorer par l’ennui. La première cause de divorce est d’abord le mariage (!), mais surtout le manque de communication entre les deux époux, l’absence de dialogue.

Il ne suffit donc pas de communiquer pour dialoguer.

 

Bien entendu, la définition du dialogue, aujourd’hui, n’est plus tout à fait conforme de ce qui constituait le dialogue Socratique

Dans le dialogue du Ménon, Socrate amène, par le dialogue, un esclave ignorant à énoncer par lui-même un théorème de géométrie assez complexe. (Ce qui suit est tiré d’un article de Philosophie Magazine par Alexandre Lacroix)

Socrate trace sur le sable, au sol, un carré. Puis, en questionnant l’esclave, il l’amène à énoncer de lui-même une propriété géométrique sophistiquée. (2) Socrate propose une explication supranaturelle : il avance pour l’occasion sa théorie de la réminiscence : l’esclave se serait rappelé une vérité que son âme avait contemplée dans une vie antérieure.

Ce que tente d’expliquer Wittgenstein (dans ses Recherches philosophiques-1953). Dans le Ménon, c’est l’échange linguistique entre Socrate et l’esclave, qui va permettre d’accoucher des idées: Socrate convie l’esclave ignorant à entrer avec lui dans un « jeu de langage » qui leur fait quitter, ensemble, le langage courant, pour adopter le langage technique de la géométrie. Le dialogue permet de changer de perspective. D’habitude, explique Wittgenstein, « non seulement nous ne pensons pas aux règles d’usage – aux définitions, etc. – lorsque nous utilisons le langage. Je peux dire « Je t’aime » ou « C’est mal » sans disposer d’une définition précise de l’amour ou de l’éthique. Le langage est donc une sorte de nébuleuse dans laquelle nous nous aventurons sans en connaître toutes les règles. (3) Les vérités mathématiques sont des conventions, contraignantes, mais seulement à l’intérieur du jeu de langage géométrique ou mathématique. Si je dis : « Il lui a mis la tête au carré » ou « J’aime les gens carrés », je sors de ce jeu de langage, et la nécessité du théorème de Pythagore ne s’impose plus à moi (à moins que la tête au carré de l’hypoténuse ne soit égale à la somme de la tête au carré des deux compères).

 

L’entrée dans la volonté de dialoguer sous-tend donc la volonté, en toute liberté, de combler un manque, d’accepter le risque d’une remise en cause de ses certitudes dans le but comme d'une genèse réciproque, en permettant que les idées se forment plus encore qu'elles ne se communiquent."

 

**************** 

 

NOTES

 

1- Pour  Hannah Arendt, avoir des pensées ineffables en se promenant seul dans la nature n’a aucune espèce d’importance. Ce qui compte, c’est la pensée conçue en vue de sa manifestation, en tant qu’elle pourra mener à l’œuvre et à l’action. La condition humaine est plurielle. Être humain, c’est assumer ce paradoxe que les penseurs solitaires manquent, se condamnant du même coup à entretenir des illusions de toute-puissance naïves : en réalité, nous sommes une « pluralité d’individus uniques ».

 

2-L’esclave comprend en effet que, s’il veut dessiner un carré B dont la surface sera le double de celle du carré A qu’il a sous les yeux, il faudra que le côté du carré B ait précisément la longueur de la diagonale du carré A (il s’agit d’un cas particulier d’application du théorème de Pythagore). Le tour de force, c’est que l’esclave, qui n’a jamais suivi le moindre cours de géométrie, parvient seul à ce résultat. Les questions de Socrate le guident, Socrate lui fait reconnaître ses erreurs au fil de l’échange, pourtant, c’est lui qui formule les réponses, elles ne lui sont pas soufflées.

 

3- Les mots ne sont plus soudés aux choses ni à celui qui parle. Ils deviennent un lieu de distance par rapport au monde. L’univers qu’ils traduisent est différent de l’univers ressenti. Ils permettent en outre de vivre dans le passé (par l’actualisation de ses souvenirs) et dans le futur (par l’anticipation de ses actions). Là où il y a parole, il y a progrès pour l’être humain, tant dans ses capacités à prendre en main son destin qu’à changer le monde.(Philippe Breton)

N.Hanar

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heroisme et morale-J.Luc

L'héroïsme face à la morale sacrificielle.  

 

On peut s'extasier devant les réalisations morales et l'humanisme que manifeste le genre humain et dont il a été question la semaine dernière. Mais on peut tout autant s'affliger du comportement de certains, décrit à tort comme étant bestial. Et qui en réalité, manifeste la part d'inhumanité qui est inhérente et consubstantielle à l'humanité.

 

Aristote avait établi que l'homme ne peut vivre qu'en société, qu'il est de ce fait, un animal de la "polis", de la Cité, un animal politique donc. Depuis ce temps-là, on sait qu'une telle vie implique l'acceptation de règles souvent contraignantes. Mais si le plus grand nombre accepte ces contraintes, celles-ci ne sont plus ressenties comme des coercitions et se transforment en simples obligations, en un devoir moral, donnant de l'agrément à la vie en société. Toutefois, le compatriote d'Aristote, Héraclite, avait noté que Polemos, le dieu de la guerre, était le père de l'humanité. Quelques siècles plus tard, rien n'a changé et cette opposition demeure. En réalité, comme l'affirme le politologue Julien Freund, l'humain est irréconciliable avec lui-même; ce qui implique, au sein de chaque société, la permanence de la violence et en plus, l'irruption récurrente de conflits armés entre les différentes communautés. L'histoire de l'humanité est avant tout l'histoire de ses guerres et ceci n'est pas près de cesser (1 800 milliards de $ de dépenses militaires prévues au niveau mondial pour cette année).

 

Les sociétés occidentales, devenues majoritairement des sociétés post-religieuses et s'estimant par-là naïvement à l'avant-garde de l'œuvre civilisatrice de l'humanité, ont voulu se bercer de l'illusion que quiconque viendrait vivre en leur sein, accepterait spontanément leurs systèmes de valeurs et de croyances. De plus, comme si la violence avait été spécifique à l'Occident, un certain nombre de ses membres autochtones ou "de souche" ont voulu cultiver un esprit de "repentance", ce qui de toute évidence, ne devait pas donner envie aux arrivants de s'intégrer. Tout excès rhétorique finit toujours par entraîner des réactions émotionnelles à la suite desquelles l'analyse rationnelle est délaissée au profit de mouvements d'humeur. Des mouvements qualifiés de "populistes" finissent alors par prendre le relais de discours politiques arrogants, mais ces mouvements se contentent le plus souvent de désigner des boucs émissaires qui peuvent eux aussi se rebiffer.

 

De sorte que des conditions ont à nouveau été créées pour que l'homme devienne un loup pour l'homme, ce qu'en réalité, il n'a jamais cessé d'être, sauf que parfois, il arrive que certains aient les crocs plus acérés que d'autres. Freud constate, dans Malaise dans la Civilisation, et ce texte est intemporel: "L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ces manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce".

 

Se pose donc inévitablement la question de savoir comment réagir face à la violence, surtout lorsqu'elle surgit inopinément. Faut-il vouloir jouer au héros, ou savoir accepter une morale sacrificielle dans l'espoir que le don de soi permettra à l'humanité de s'amender? On voit tout de suite qu'il s'agit de 2 postures élitistes, ne pouvant s'adresser au plus grand nombre. Ceux-ci préférant en général courber l'échine, voulant se persuader du caractère passager de la violence.
Alors, évoquons le cas d'êtres d'exception. Parler de morale sacrificielle permet de convoquer 3 figures historiques, celles de Socrate, du Christ et de Sénèque. De ces 3 exemples, auquel on peut rajouter celui plus récent du colonel Beltrame. Ce qui frappe, c'est leur indifférence réelle ou feinte face à leur propre mort. Un tel acte de séparation d'avec soi-même serait-il la marque de l'héroïsme? Celui-ci suppose d'affronter le danger, quitte à y laisser sa vie, mais uniquement après un rude combat. On dira que le terroriste affronte lui aussi le danger. Certes, mais accepter sa mort pour sauver des vies, soit symboliquement comme le Christ, soit réellement comme Beltrame, soit pour sauver des institutions, comme Socrate et Sénèque, n'est évidemment pas la même chose que de sacrifier sa vie dans le seul but de tuer des inconnus qui ne peuvent même pas être considérés comme des ennemis du tueur. C'est ce qui différencie l'appel à la transcendance du fanatisme. L'un peut être magnifié, l'autre doit être éradiqué. Toutefois, comment comprendre les motivations d'un appel à ce qui est transcendant, à ce qui relève du dépassement de soi, et par conséquent les raisons d'une référence à une loi non écrite qui serait supérieure aux différents codes qui régissent une société? En quoi une telle loi serait-elle supérieure aux codes législatifs? Question posée depuis Sophocle et dont la réponse pourrait être que certains tragédiens, conscients des lents processus d'autodestruction inhérents à chaque civilisation, cherchent un moyen d'y remédier.

 

Une morale sacrificielle, relèverait-elle, elle aussi, d'un processus d'autodestruction?

Prenons l'exemple de Sénèque. Il considérait la mort comme l'aboutissement de la vie, celle-ci n'étant qu'un temps de gestation pour l'âme, appelée à naître le jour où le corps meurt et dépérit. Peu importe donc la durée de la vie, car celle-ci n'a de signification que dans la mesure où les "semences divines" qui forment l'esprit de chacun peuvent germer et s'épanouir. Pourquoi alors cet exil de l'âme dans un corps? Ce qui est d'essence divine, dit Sénèque, n'a aucun effort à fournir, étant donné que cela est naturellement parfait. Puisque l'âme fait un passage dans un corps soumis à la finitude, c'est dans un but d'expérimenter, à l'aide des outils fournis par la raison, une voie permettant d'accéder à la sagesse. De sorte que la perfection, entendons par là la perfection divine, n'acquerrait sa pleine signification que si elle était validée par des êtres soumis à la finitude. Pour Aristote, la divinité est ce qui a permis au logos d'émerger du chaos; elle l'a fait parce qu'elle est par nature ou par essence rationnelle et ne pouvait par conséquent échapper à cela. Ainsi donc, la rationalité serait une image de la perfection. Lorsqu'il admet cela, l'homme se convainc de devoir, lui aussi, extraire dans la mesure du possible, son esprit du chaos. C'est le seul acte de foi qui soit pertinent. Le résultat, si ce n'est le salut éternel, en est au moins une vie moins perturbée car empreinte de sérénité (pari pascalien). Celle-ci est le fruit de la sagesse, acquise grâce à la maîtrise des 4 vertus dites cardinales déjà exposées par Platon: la tempérance, pour modérer les passions; la force, pour réprimer les peurs; la prudence, indispensable avant de prendre une décision et enfin la justice, pour éviter les haines et les ressentiments. A ces vertus cardinales, le christianisme ajoutera par la suite les vertus théologales: la foi, l'espérance et la charité. Le tout formant une éthique à la fois de conviction et de responsabilité, à même de pouvoir assurer à la fois à l'individu de ne pas connaître un douloureux exil de soi à l'intérieur de lui-même. Cela est le sentiment de l'absurde et finit toujours par arriver lorsqu'on privilégie l'idéal, toujours fictif, au monde réel, par nature rationnel. Dès lors, on peut faire face sereinement à la mort: "Je me dispose donc, sans le craindre, à ce jour où, dépouillant tout fard et tout subterfuge, je vais, juge de moi-même, savoir si mon courage est de paroles ou de sentiment". Comme l'on sait, Sénèque, auteur de cette phrase, accepta le suicide que lui avait "conseillé" l'empereur Néron, illustrant ainsi que la seule chose que l'on doit surmonter est bien sûr non la mort, mais la crainte irrationnelle que celle-ci peut inspirer. De sorte qu'ainsi, la mort, lorsqu'elle est exigée par des circonstances exceptionnelles, ne peut être considérée comme relevant d'un sacrifice mais n'est banalement que la fin de l'existence de l'enveloppe charnelle.

 

La "vox populi" considère pourtant que de telles attitudes sont héroïques, mais ce faisant, elle voit de l'héroïsme là où il n'y a que de la sérénité et l'affichage d'une morale sacrificielle là où ne s'exprime qu'un héroïque sentiment du devoir. Pourquoi ces œillères?  La fin progressive de la pratique religieuse en Occident n'a, semble-t-il, pas entraîné une déchristianisation des esprits. Bien au contraire, une sorte de pathologie, prenant la forme d'un moralisme morbide qui l'a remplacé. Dès lors, il vaut mieux fuir une conscience morale qui s'alimente d'un désir masochiste de dénigrement de soi, d'une séparation volontairement acceptée de sa nature d'être pensant au profit de "bons sentiments" d'un pesant conformisme, d'une négation superbement affirmée d'avoir été un moteur actif de l'histoire pour finir par s'enliser que dans un état de sujétion volontaire. La rétractation sur un nombrilisme pervers hypocritement présenté comme sacrificiel masque l'attitude hautaine et méprisante de ceux qui veulent promouvoir au rang de valeur universelle un nouveau philo-occidentalisme anglo-saxon. Cela ne revient en fin de compte qu'à renforcer le pouvoir et les privilèges de l'oligarchie mondialiste, abusivement nommée "communauté internationale". La menace terroriste et la manipulation de l'opinion qu'elle permet, est l'un des facteurs qui doit assurer le statu quo tant politique et qu'économique. La mondialisation est avant tout un système ayant pour objet de sanctuariser les paradis fiscaux (autour de 500 milliards de $ par an d'argent de la drogue à recycler, sans compter les ventes illégales d'armes). Mais, quelle que soit l'époque ou le lieu, il y a toujours eu d'authentiques résistants qui sont à considérer comme des héros, car les menaces ne les arrêtent pas.

Saluons donc ici la mémoire de Daphné Galizai et de Juan Kuciak, deux lanceurs d'alerte récemment tombés sous les balles. Ils sont d'authentiques héros, car ils ont eu le courage d'aller jusqu'au bout de leur engagement.

 

Jean Luc

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L’héroïsme, face à la morale sacrificielle

 

Toute morale est constituée de « l’ensemble des règles de conduite considérées comme bonnes dans le cadre d’une vision sociale de l'action humaine ». Elle est alors soumise au devoir et détermine l’action d’après ce qu’elle définit comme étant « bien », en s’opposant à ce qui est « mal ».

 

La morale peut être différente d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, bien que toujours, les penseurs aient voulu déterminer une « morale universelle ». Par exemple Kant : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ».

 

Toute morale influence les individus qui y sont, d’une manière ou d’une autre, soumis par leur environnement. L’individu, en effet, est le fruit d’une éducation, d’un conditionnement, déterminant les repères (lois, religions, cultures, morales) et leur interprétation (interdit, permissivité).

Que ces repères soient humains, divins, ou des valeurs absolues, leur application implique le renoncement à d’autres repères (l’instinct, la bestialité, des valeurs non absolues de groupes).

 

Ne pas transgresser la morale implique donc de sacrifier volontairement une part de sa liberté. Ce qui ne se fait pas sans contrepartie.

 

Freud reproche à la morale du christianisme d’être sacrificielle, et d’avoir ainsi installé et permis de maintenir, par la notion de sacrifice, une culpabilité permanente de l'humanité. Comme il voit dans la libido le désir humain essentiel, la recherche égoïste d’une jouissance dirigée vers autrui, l’individu se trouve en conflit permanent avec la moralité, puisqu’il doit alors faire le sacrifice de ses pulsions, issues de l’animalité toujours présente dans son corps, en contrepartie du respect de la morale divine qui soude le groupe auquel il appartient..

 

En fait, de tous temps, le sacrifice a désigné un don que l’on fait pour quelque chose ou quelqu’un que l’on aime ou que l’on respecte. Etymologiquement, sacer facere veut dire «rendre sacré».

Le sacrifice est ce qui marque le lien entre des valeurs absolues sacrées, et des valeurs humaines (profanes) les premières prenant toutefois le dessus sur les secondes.

Ce sacrifice individuel est validé socialement par un ensemble de rites sacrificiels, et, selon René Girard, renouvelé constamment pour qu’il puisse s’inscrire dans le patrimoine de l’humanité au titre d’une constante de toute culture, comme un souvenir-écran, c’est-à-dire être une production psychique plus qu’un acte réel.

 

Or, l’évolution se faisant en transgression ou dépassement des limites, certains individus ont assumé le rôle social de transgresseur (le sorcier, l’artiste, le comédien, le fou et…le héros).

 

Alors, l’héroïsme serait-il une valeur qui ne se traduirait que par le sens du sacrifice ?

Ou, selon Comte Sponville, qui ne s’interroge pas sur l’origine de l’héroïsme : « C'est un courage extrême et désintéressé, face à tous les maux réels ou possibles, qui ne résiste pas seulement à la peur, mais aussi à la souffrance, à la fatigue, à l'abattement, au dégoût, à la tentation... Vertu d'exception, pour des individus d'exception. Nul n'est tenu d'être un héros, et c'est ce qui rend les héros admirables. »

 

D’abord, notons que pour certains, comme Ayn Rand :" Un «sacrifice» c'est l'abandon d'une valeur plus grande pour le bénéfice d'une valeur moins grande ou d'une non-valeur. Par exemple se sacrifier pour sauver une vie alors que rester en vie pour prendre soin de sa famille et de tous ceux, un plus grand nombre, à qui l’on pourrait porter secours ultérieurement, pose un problème de hiérarchie des valeurs: peut-on considérer comme moral d'inverser les priorités ? On peut légitimement s'interroger, selon Rand,  sur le type de monde que veulent instaurer ceux qui dans une telle situation prônent l'altruisme et le sacrifice.

 

On voit ainsi que le rapport de l’héroïsme à la morale sacrificielle est particulièrement complexe.

La dramaturgie sacrificielle ancienne comporte toujours au moins trois termes: le sacrifiant (individu ou groupe qui offre le rite); un objet sacrifié; un destinataire (unique ou pluriel, qui est diversement représenté).

 

Rapporté à l’héroïsme il s’agirait des conditions qui ouvrent à l’action héroïque, des motifs de celui qui accomplit l’acte héroïque, et de la répercussion de cet acte sur ceux qui en bénéficient.

 

Dans La violence et le sacré (1972) René Girard revient sur les rites sacrificiels, les liens multiples qui se tissent et se dénouent entre les différents personnages engagés dans le rite,  et notamment les sacrifices humains et se demande ce qui a pu frapper assez les hommes pour qu’ils tuent leur semblable,  non pas dans un geste brutal et  irréfléchi, mais dans une poussée de vie consciente créatrice de formes culturelles  et qui se transmet de génération en génération sous forme de rite codé.

Pour lui, ce qui menace le plus dangereusement  toute société, c’est la violence réciproque (toute vengeance engendre une contre-vengeance). Dans le rite sacrificiel, la violence de tous contre tous se résout dans la violence de tous contre un. Autour de la victime sacrifiée se reforme  l’unanimité de la collectivité apaisée par cet exutoire, une violence ponctuelle et légale dont la fonction est d’opérer une catharsis des pulsions agressives sur une victime somme toute indifférente à la communauté parce que marginale. (1-2)

 

Or ces actions se heurtent, quoiqu’on le veuille, à la morale, entrainant une complexité bien plus profonde.

 

Juridiquement nous ne sommes coupables que « d’un manque délibéré à une obligation ».Or nos sociétés ont installé un « sentiment de culpabilité » quasi permanent, qui ne se réfère donc pas uniquement au fait religieux ou à la « nature de l’homme », qui se rapporte, non à ce que l’on fait, mais à ce que nous sommes par le lieu où l’époque de notre naissance, et qui transforme l’esprit critique en repentance, en autocritique et en culpabilité permanente.

Par exemple Levinas (1906-1995) nous dit  qu’il est important, pour vivre ensemble, que notre subjectivité se définisse par l’exposition à l’autre, la responsabilité envers et pour autrui : je dois être responsable de tout tort causé à autrui, et ce, même si je n’en suis pas directement la cause. Plus encore, le « je » doit se substituer à lui et expier ses fautes à sa place…

Le problème, c’est qu’alors, c’est le sentiment de culpabilité et non la culpabilité qui devient essentielle.

 

1-Ève puis Adam mangent le fruit défendu de l’arbre de la connaissance. C’est là une transgression inique, une « désobéissance » fatale à Dieu. Cette faute, entraîne la chute de  tous les hommes désormais mortels, coupables, charnels et tentés par le mal. (Paul - Épître aux Romains). A partir de là, être reconnu coupable, c’est se voir imputer la responsabilité d’un acte que l’on n’a pas commis librement, consciemment, par rapport à une règle, une morale auxquelles nous n’avons pas volontairement souscrit.

 

2-Il en résulte, selon Nietzsche (1844-1900) une répression des forces positives humaines (désir, volonté) qui mène au ressentiment. Dans un processus d’intériorisation, l’homme retourne contre lui-même un tel ressentiment; c’est l’essor de la « mauvaise conscience », de l’auto culpabilisation permanente.

On culpabilise sur ce que l’on n’a pas fait et qu'on aurait dû faire et de ce que l'on a fait et qu’on n’aurait pas dû faire. On ne s’accepte pas tels que l’on est.

Comme, en allemand, le mot Schuld signifie à la fois dette et culpabilité, mais aussi la faute et la responsabilité, le lien entre les dimensions économique et morale du problème se fait spontanément. Les hommes n’oublient pas. Et plus une civilisation avance, plus ses membres sont interdépendants ; plus les contrats, les engagements, les dettes de toute sorte resserrent leurs filets autour d’eux. L’homme est empêtré dans un réseau d’obligations multiples, envers sa famille, envers son patron, envers sa banque, envers l’État, envers la société toute entière, et moins il y a de jeu et de liberté. Les instincts finissent par succomber.

 

Or le culte capitaliste a une originalité, remarque Walter Benjamin (1921) : il ne propose aucun rite expiatoire. Il n’y a pas de rédemption ni d’effacement des dettes. Pas de Yom Kippour, pas de crucifixion, pas d’absolution. Des têtes tombent, Madoff est en prison, mais les déficits se creusent. Les boucs émissaires ne jouent pas leur fonction régulatrice. « Le capitalisme est probablement le premier culte qui n’est pas expiatoire, mais culpabilisant », écrit Benjamin. Les pauvres sont coupables d’être des ratés ou d’avoir échoué ; les riches sont coupables de jouir d’un confort qu’ils défendent jalousement. Plus les inégalités se creusent, plus la dette morale et le sentiment de culpabilité s’alourdit pour les uns comme pour les autres.

 

L’acte d’héroïsme est le fait de celui qui se pose en victime expiatoire, ainsi quasi divinisé surtout après sa mort, afin de rétablir l’unité de la société soumise à la morale sacrificielle.

Il incarne dans un certain système de valeurs un idéal de force d'âme et d'élévation morale en faisant preuve, dans certaines circonstances, d'une grande abnégation, en étant capable des vues les plus élevées, transgressives par son sacrifice, lorsque les autres se résignent.

Il résout une crise, non en transformant le tous contre tous, en un tous contre un, comme le fait le bouc émissaire, mais en le transformant en un "un pour tous"!

 

N.Hanar

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NOTES

 

1- Dans la tradition du Lévitique, le bouc émissaire est promené à travers toute la communauté. Il est censé condenser sur lui toutes les tares et  toutes les souillures. Son sacrifice expulsera le mal hors de la communauté. Dans la litanie du rite, le sacrifice du bouc émissaire  est destiné à calmer la colère des dieux, en réalité  il apaise les pulsions agressives des hommes.  René Girard considère le sacrifice comme une affaire humaine et l’interprète en des termes purement humains. Cela le conduit à une totale réinterprétation de l’histoire d’Œdipe.

Œdipe est un cas parmi d’autres de bouc émissaire. « Une idole fracassée »: l’étranger libérateur de Thèbes  subit un revirement d’affect de la part de son peuple lorsque la peste s’abat sur la ville. Il est victime d’une mystification galopante : des rumeurs courent sur son compte ( le parricide,  l’inceste) mais ce ne sont que des fabulations, des prétextes pour exposer le roi à la vindicte populaire.

Œdipe, lui,  se soumet au verdict idiot de la foule et transforme ainsi  le délire de persécution en vérité consensuelle.

 

2-René Girard : le désir mimétique : l’homme, incapable d’un désir autonome, a besoin d’un Tiers, le médiateur, qui lui désigne l’objet de son désir.

Qu’est-ce que cela signifie ? A vrai dire, notre désir serait toujours suscité par le désir d’un autre par rapport à un objet. Ainsi, le rapport n’est pas direct entre le sujet qui désire et l’objet désiré. Il y a toujours un triangle : un sujet, un objet, un autre sujet qui désire l’objet du premier. Le désir n’est pas un simple besoin d’un objet quelconque. A travers le désir apparent de l’objet possédé par l’autre, je désire posséder la plénitude ou les qualités attribuées à cet autre. En ce sens, le désir prend une dimension métaphysique. Il n’est pas d’abord désir d’appropriation d’un objet, mais désir d’appropriation du désir de l’autre : « tout désir est désir d’être ».

Bien entendu, ce mode de fonctionnement du désir engendre le conflit, puisque mon désir converge avec celui de l’autre. Girard propose comme exemple banal de ce type de situation, les conflits entre enfants qui se disputent le même jouet alors même qu’ils disposent par ailleurs d’une profusion d’autres jouets tout aussi intéressants. Mais au sein d’une société, si deux individus désirent le même objet, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième et de proche en proche se déclenche un conflit généralisé. Il s’agit de ce que Girard dénomme « la crise mimétique ».

La société ne peut survivre si une telle situation se prolonge. Il faut trouver un mécanisme de résolution de cette crise. La solution est la suivante : le tous contre tous se transforme en un tous contre un. Bref, la collectivité se choisit une victime, oubliant l’objet qui en est l’origine. Au cours de ce processus, un individu pourra posséder des caractères qui favoriseront la focalisation de la violence sur lui.

En conséquence, l’unanimité se fait contre cette victime. L’élimination de la victime fait tomber brutalement la violence et laisse la société apaisée. La victime apparaît alors tout à la fois comme la responsable de la crise et l’auteur de la paix retrouvée. Elle devient sacrée c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. R. Girard prétend que c’est là l’origine du religieux archaïque avec les sacrifices rituels qui répètent l’évènement originaire, les mythes qui relatent cet évènement, les interdits qui portent sur tous les objets à l’origine des rivalités qui ont dégénéré.

Ainsi, contrairement à Lévi-Strauss, fondateur de l’anthropologie contemporaine, Girard ne considère pas que les mythes soient purement symboliques, mais il y voit la trace d’un évènement réel.

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heroisme et morale-B

Différence et inégalité.

 

Ce qui distingue un être ou une chose, d'un autre être ou d'une autre chose, lors d’une comparaison, d’une classification, c’est la différence. La différence est le résultat d’une comparaison.

Une différence peut-être quantitative (plus lourd, plus grand….) ou bien qualitative (meilleure, plus pertinente), sans pour autant impliquer nécessairement un jugement de valeur.

C'est ce que prône le droit à la différence, à la diversité. Cependant le mot différence est souvent implicitement associé à l'idée d'une classification sur une échelle de valeurs, parce que nous raisonnons tous par rapport à nos référentiels de culture, d’environnement social, ce qui peut conduire à des incompréhensions, voire à de l'ostracisme, à des discriminations ou la remise en cause des principes fondamentaux des droits de l'homme. Influence aussi des mathématiques: la différence y est le résultat d'une soustraction.

 

Or, le mode opératoire de notre raison, le raisonnement, qu’il soit déductif, inductif ou analogique se fait forcément par comparaison, par recherche des différences.

Et c'est justement là, la définition de l'inégalité : « le fait de présenter une ou des différences de qualité, de valeur ». L’inégalité devant l'impôt provient des différences de traitement, comme l’inégalité économique, fiscale, foncière, politique, sociale; inégalité entre les hommes, entre les nations, provient des différences de traitement, d’estime, d'appréciation de valeur.

En opposition à l’égalité qui signifie que tous doivent être traités de la même manière face à une loi ou des principes, par exemple républicains ou religieux.

 

Nous avons tous notre identité – histoires personnelles diverses, histoire familiale et sociale, orientation sexuelle et religieuse qui constituent ce à quoi chacun se réfère lorsqu’il réfléchit. Ce qui ramène toujours le raisonnement à une classification sur une échelle de valeurs.

 

Or ces valeurs, qui nous sont personnelles, nous devrions être capables de les dépasser par des principes, moraux, économiques, politiques, écologiques, que nous jugeons incontournables.

 

La philosophie nous a appris que même ces « valeurs incontournables », qui correspondent à notre identité, et auquel nous nous référons, ne nous appartiennent pas vraiment. Depuis Derrida, Foucault nous savons qu'ils proviennent de structures sous-jacentes à nos sociétés qui établissent, de manière quasi essentielle, les fondements de nos comportements et de nos pensées. Le fait de les dénoncer, de les comprendre, nous permet de les déconstruire. Et accessoirement nous rapproche des autres pensées : s'il est toujours aussi difficile de vivre ensemble au moins peut-on vivre avec, à côté.

 

Mais cela fait aussi que nous vivons en même temps que des inégalités multiples. Les différences de niveau de la croûte terrestre nous en montrent les inégalités. Les différences de niveau de vie, voire de survie, dans les différentes régions du monde, nous montrent que les individus sont inégaux dans la possibilité d'avoir une vie convenable, si ce n'est simplement d'en avoir une. Selon les régions il s'agit de pollution, de pauvreté, de sécheresse, de guerres, de génocide, et bien d'autres choses qui nous révoltent.

Cyniquement, nous avons désormais la possibilité de choisir parmi les nombreuses inégalités disponibles sur le marché de l’indignation : inégalités face aux risques, à la pollution, à l’éducation, au logement, au déplacement, au travail, à la qualité de vie, au bruit, à la violence, etc. On peut être plus sensible aux unes ou aux autres. D’où des luttes « à la carte ». (1)

Ou ce sentiment bizarre d'accepter un certain nombre d'inégalités qu’il serait absurde de vouloir éradiquer, en réfléchissant à une notion d'une égalité acceptable par tous: il serait acceptable par tous, qu'un grand chef d'entreprise ait un salaire 10000 fois plus élevé que le mieux payé de ses salariés, mais il serait  inacceptable qu’il ne paye pas les impôts qui y correspondent. (Notion « d’égalité complexe »)

 

Ou cette bizarre théorie à la mode du Prix Nobel d’économie Amartya Sen pour qui l’inégalité ne se mesure pas uniquement en termes de salaire et de patrimoine, mais également en fonction d’autres critères, comme l’éducation ou l’accès au soin. Or tout le monde sait que pour vivre plus vieux il suffit d'avoir un Picasso chez soi (à moins que ce ne soit le fait d'être riche qui permet un accès aux soins plus aisés !).

 

Et puis, selon lui, si l'on permettrait à chacun de développer une activité qu’il choisirait librement, à laquelle il aspirerait, cela contribuerait à son épanouissement.

«Ceci permettra d’adapter les outils d’une politique visant à davantage d’égalité pour chacun plutôt que pour tous. Ainsi, afin que la lutte contre les inégalités redevienne un programme politique, il faut renoncer aux rêves d’égalité absolue et dépasser le marché des inégalités. » (Michel Eltchaninoff)

Ce serait l'égalité des chances, par opposition rabotage des différences.

Et c'est facile à réaliser : il suffit parfois de traverser la rue !

 

Le problème c'est que plus aucune pensée ne saurait être universelle, ni même, ce que l'on constate dans l'actualité, seulement européenne !

 

Nous vivons dans un monde constitué de multiples groupes différents et inégaux, qui s’ébattent dans des bulles qui disposent de références différentes et inégales. Ces multiples groupes ne vivent pas ensemble, mais à côté des autres groupes dont ils sont bien séparés par des jugements de valeur à propos des notions de sexes, de races, de peuple, d'espèces (spécisme), etc. De cette présupposition découle la considération et le traitement des êtres d'abord en fonction de leur appartenance (réelle ou supposée) à un groupe et non en fonction de leurs traits individuels et avérés.

 

Cette vision différentialiste fait le bonheur des médias, des pouvoirs et des opposants aux pouvoirs ( !) ce qui valide et valorise des idéologies qui se fondent sur des différences réelles ou imaginaires pour justifier une différence dans l’inégalité des droits reconnus aux uns et aux autres.

De plus, le discours différentialiste se présente toujours comme la valorisation d'une différence (par exemple la différence des sexes, ou la différence culturelle) et comme la volonté de la « préserver ». » (2)

 

Ces prétendues différences établissent en fait une conformité au sein de chaque groupe, tendent à une uniformisation, et une négation du droit à cette même différence pour ceux qui sont assignés dans un autre groupe.

 

Bien entendu, des tentatives sont faites afin de réduire, dans une même société, l'éloignement entre les différents groupes qui la constituent par le rappel, voire la reconstruction de mythes fondateurs, par la valorisation de la mémoire, qui devraient permettre de rétablir un présent consensuel.

Le problème, c'est que ces tentatives sont faites dans un but économique et non humaniste, et que l'économie ne connaît pas les individus, mais seulement des cibles de consommation.

N.Hanar

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1- La naissance du marché de l’inégalité, favorise un faux désir égalitaire. L’envie d’avoir ce que l’autre possède – accessoire de marque ou autre signe de supériorité sociale – encourage un égalitarisme provisoire (jusqu’à l’obtention de la chose désirée) et égoïste : je veux la même chose que lui, mais je n’ai pas très envie qu’un troisième l’acquière.

2- Le féminisme différentialiste

« Les féministes différentialistes postulent une différence de nature entre le masculin et le féminin1. »

Il existerait donc une essence féminine dont découleraient des caractères féminins spécifiques et innés (des comportements féminins, une écriture féminine) et qui justifierait certaines différences de traitement entre les sexes. Appelées parfois « essentialistes » (surtout par leurs détracteurs), les féministes différentialistes revendiquent donc « l’égalité dans la différence ». Pour Germaine Greer, avec La Femme eunuque en 1970 et La Femme complète en 2002, la reconnaissance des différences biologiques est une nécessité qui devrait être replacée au cœur des luttes féministes, l'égalitarisme s'inscrivant dans des modèles purement masculins et se faisant en réalité au détriment des femmes.

« L'égalité dans la différence »

L'ethno-différentialisme manie plus volontiers l'expression droit à la différence. Il faut comprendre la première comme l'égalité des droits dans la différence entre les groupes. La seconde évoque également la différence entre les groupes. En effet la différence mise en avant par toute forme de différentialisme est celle observable entre les groupes et non entre les personnes. C'est d'ailleurs lorsqu'un trait est suffisamment uniforme au sein d'un groupe que la différence avec un autre groupe peut être pointée. La différence entre des groupes est en même temps une conformité, une non-différence, au sein de chaque groupe.

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difference inegalite

Partager ou posséder ?

 

Partager c’est diviser, séparer. Partager un gâteau, c’est le découper, faire des parts, des éléments séparés à partir d’une unité. (1) Mais la fonction essentielle du partage est de donner, transmettre quelque chose à quelqu’un, à se séparer d’une partie de ce qu’on possède au profit de quelqu’un d’autre.

On peut aussi partager un bien sans s’en défaire quand on transmet par exemple à quelqu’un une part des informations, des connaissances ou des savoir-faire que l’on a pu acquérir.

Dans les deux cas, il y a transfert de ce qu’une personne possède à une autre.

On parle souvent  du sens contraire à la division, à la séparation, du mot partage.(2) « Partager un appartement », c’est y vivre ensemble et, dans ce cas, partir de la diversité pour créer de l’unité, un espace commun. Comme on peut partager des sentiments ou des opinions, des responsabilités, du temps. Mais c’est toujours prélever une partie de ce qu’on possède, s’en séparer, pour en faire don à quelqu’un d’autre.

Ce qu’il faut remarquer, c’est que le partage d’un héritage, d’un gâteau, d’un continent, qui divisent et le partage d’idées, de sentiments, de croyances, de savoirs ou d’opinions, qui créent de l’ensemble, de l’harmonie, ont ceci de commun que « partager », signifie toujours : une action conjointe avec quelqu’un, le fait de prendre part à quelque chose ou pour quelque chose, en même temps que d’autres. Ainsi « partager » met l’accent sur les conditions de l’être-ensemble que sont la participation, la communication.

Sauf pour la connerie, qui ne se partage pas, mais qui s’additionne !

 

Posséder, c’est avoir la jouissance ou l'usage de quelque chose, et pouvoir en tirer profit, bénéfice et jouissance, pour soi. Le sens premier qui vient à l’esprit correspond à séparer ce qu’on possède, de la mise à disposition de tous, s’en emparer pour son usage propre.

C’est pourquoi, de Socrate à Bouddha en passant par Confucius, les grands sages du vivre ensemble ont toujours manifesté une certaine méfiance vis-à-vis de la possession et ont donné l’exemple, dans leur vie même, d’un détachement envers les biens de ce monde.

« Heureux vous qui êtes pauvres, est-il affirmé dans l’Évangile de Luc, car le royaume de Dieu est à vous ! »

« Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple » va jusqu’à dire le Christ (toujours via l’Évangile de Luc). Il faut être prêt à se défaire entièrement des choses et des êtres que chacun tend à considérer comme « sien » pour s’adonner exclusivement à l’amour du prochain.

« Se défaire », c’est bien pour partager, quitte même à tout donner en faisant le choix de la pauvreté, au sens de ce qui nous éloigne du souci exclusif de nous-mêmes, « y compris, de ses volontés, de  ses désirs, » ajoute Maître Eckart. (3)

 

Mais pour donner ou partager, il faut bien posséder. La possession est ce qui permet le partage. D’argent, de biens matériels, bien sûr, et c’est ce qui obsède notre époque et bien d’autres auparavant, mais il y a tant d’autres choses que l’on se doit de posséder pour pouvoir les partager !

Le savoir que l’on possède se partage, comme son temps, sa parole ici, le pouvoir en démocratie, etc….

 

Partager ou posséder se fait dans le cadre de deux paires d’opposés ( M.Mauss): l’intérêt (égoïste) et le désintéressement (altruiste):  l’intérêt pour soi, l’intérêt pour l’autre.

L’intérêt exclusif pour soi mène à posséder sans partage. C’est à propos de l’argent que Georg Simmel décrit les types de caractères de ceux qui excluent le partage :

L’avare - Pour Georg Simmel, l’avare est fasciné face à la toute-puissance de l’argent, gros de tous les possibles. La seule chose que l’avare attend de lui, c’est qu’il soit en sa possession : il n’est rien en acte. Seulement en possible. Mais ainsi l’avare ne fait que s’incliner, de façon maladive, devant une idole à laquelle il abandonne sa liberté. Et ce diagnostic est transposable à celui qui garde pour lui, sans transmettre son savoir, ses connaissances, sans jamais s’ouvrir aux autres qu’il toisera du haut de sa morgue.

Le prodigue - Le prodigue lui, dépense. À ses yeux, l’argent peut tout, permet tout et donne tout. En passant ses journées à dépenser, il ne fait qu’éprouver la puissance de son pécule. L’objet qu’il achète n’est qu’un prétexte. Mais, s’il croit exercer sa liberté, il n’est au fond que l’esclave de l’exercice de cette liberté, et n’a que des satisfactions passagères. Hors du champ de l’argent, il s’agit de celui qui pérore dans des formes et un vocabulaire hermétique, pour jouir seul, d’un savoir qui montre sa supposée supériorité, sans partage.

 

 

Le cynique- Pour lui, il n’y a plus de valeurs dans la mesure où, par le biais de l’argent, tout devient mesurable. L’argent est ce grand égalisateur qui « réduit les valeurs les plus hautes, comme les plus basses, uniformément, à une seule et unique forme de valeur, les ramenant ainsi au même niveau fondamental, malgré toute leur diversité qualitative et quantitative » : tout se vaut virtuellement. Il n’y a rien à partager, tout est vain : savoirs, relations. En philosophie, ce serait le sophiste

Et même l’ascète qui tente d’atteindre un idéal élevé (bonheur, sagesse, nirvâna, etc.), donc des fins spirituelles qu’il considère comme les buts de l’humanité, est hors champ du partage. Il délaisse les divertissements matériels qui risquent de l’éloigner de l’essentiel et prône la pauvreté, vit du strict minimum. Mais il le fait par l’éloignement, dans une cellule monastique ou au haut de la montagne, ce qui exclu tout partage.

Le cas le plus démesuré de la possession sans partage correspond au fait de s'emparer du corps et de l'esprit de quelqu’un que l’on va habiter, hanter, obséder, subjuguer….donc posséder !

 

En opposition à cet intérêt pour soi, il y a l’intérêt pour l’autre qui implique le partage de ce que l’on possède. Par le soin, en société ou en famille, l’éducation, le don total ou partiel, la conscience donc que l’être humain est fragile, incapable de se suffire à lui-même et dépendant des autres pour accéder à la vie et se procurer les moyens de l’entretenir.

 

Alors pour quelles raisons les êtres humains peuvent-ils être conduits à accepter de collaborer avec les autres et de se défaire d’une part de ce qu’ils possèdent pour partager ? Il y a cet ordre utilitariste de l’intérêt, mais aussi l’ordre moral par le respect des règles et celui religieux ou métaphysique qui provient d’une certaine conception de l’existence.

 

Et c’est aussi pourquoi le partage, et la possession, qu’ils divisent ou réunissent, ont toujours eu besoin de régulation:

- par un pacte ou contrat social, tel que le décrivent des philosophes comme Hobbes, « contrat social » qui met en lumière la nécessité de la coopération et celle de son acceptation par tous. Formaliser les interactions qui se font au sein de la société, permet de mettre en place des stratégies de coopération, des codes de communication, partagés par tous. Le contrat social distingue la possession de la propriété, qui est un droit.

-par l’acceptation d’un « champ commun » qui fait sens, même imaginaire, même symbolique, mais qui se doit de faire voler en éclat l’idée d’une vérité absolue identifiée à la raison universelle.

C’est seulement par le libre abandon de la foi en une vérité indiscutable, celle des experts, des convictions, de l’Histoire, des récits mythiques, de la soumission passive à l'autorité de l'ordre en place, quel qu’il soit, commence la démocratie, que commence le partage, aussi bien des pouvoirs que des savoirs.

Ce partage de la parole, est à l’origine de la Philosophie. Ce n’est plus un dieu, un référentiel transcendent, qui inspire une pensée, et qu’il faut se contenter de transmettre. Le philosophe n’est plus qu’un homme parmi les hommes qui veut partager la parole (la rendre publiquement discutable, sans la confisquer à son profit) et non soutenir une parole divine (la rendre publiquement indiscutable).

Le partage semble bien être une des formes idéale du rapport à l'autre en ce qu'elle constitue une relation à autrui fondée sur la réciprocité, une des manifestations de l'altruisme, de l'échange et du lien.

 

De plus, le partage est lieu de la reconnaissance. Pour celui qui reçoit, le partage n‘est pas seulement la mise à sa disposition d’un bien, de temps ou d’argent, c’est aussi et parfois surtout la preuve concrète qu’il est reconnu dans sa dignité et dans sa spécificité. L’intérêt pour l’autre est à la source de la reconnaissance de l’autre.

 

Oui, mais tout ce que l’on possède n'est pas divisible et tout ne peut être mis en commun ou communiqué.

Il y a des souffrances, des joies, des expériences, des pensées honteuses impossibles à partager.
Lorsque Descartes écrit : «  le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ? », il ne se trompe pas pour ce qui est de la présence du bon sens en chacun, mais il se trompe en pensant qu’il est le même, dans ses conclusions et ses affirmations, pour tous. Il y a du singulier impossible à mettre en commun.

« Le pouvoir, [ ] la douleur, le bonheur, la solitude, le droit de s’exprimer, même si on a tort, même si on va trop loin, la liberté d’expression ne se partage pas". B.H.L.

Nietzsche écrirait que nous partageons le fait d’être vivants, de participer du mouvement de la Vie, mais qu’être à la hauteur de cette vie exige de nous que nous nous singularisions au point de ne pouvoir tout partager. (Charles Pépin).

 

Le « Relationnel caressant », cher à Patrice, éclaire la notion de partage. Le corps lui-même, est partage, c'est-à-dire à la fois le contact et la séparation. Il n'y a de caresse que dans la distance. Si la distance est abolie, ce n'est plus caresse, c'est mélange, fusion, incorporation, absorption, possession même. Le partage nécessite la distance, avec soi-même et avec l’autre, avec sa propre culture, ses propres référentiels  et ses propres préjugés et, surtout, avec ceux attribués à autrui.

 

Partager sans posséder, c’est définir le partage comme étant la coopération de deux individualités, distantes mais liées, qui repensent (comme le sociologue Richard Sennett, dans « Ensemble ») la vie en termes de coopération, d’empathie et de capacité d’engagement, à travers des rituels, des plaisirs et des politiques ». La coopération est le fondement du développement humain, comme dans le cas du « contrat social ».  Le travail ayant été déqualifié, se définissant de plus en plus à court terme, l’inégalité sociale s’étant creusée, les compétences de la coopération qui sont empathie et capacité d’engagement se sont perdue ou ont été dévoyées. D’où de multiples tribalismes, faisant de la coopération du nous-contre eux, (avec des gilets !), qui triomphent quand la différence devient insupportable, dangereuse ou angoissante.

Il est alors loin le partage de ce que l’on possède.

 

C’est mon opinion, et je la partage.

N.Hanar

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NOTES

1-Rawls - C’est là qu’intervient l’image du gâteau. Pour qu’il soit partagé équitablement, il suffit d’instituer comme règle que « celui qui découpe le gâteau se sert en dernier ». Supposons en effet qu’il soit très gourmand : il aura tout intérêt à diviser le gâteau en autant de parts égales qu’il y a de convives. Cette règle lui sera bénéfique car, sans elle, il pourrait se retrouver avec la part la plus maigre, la plus alléchante qu’il se réservait risquant d’être prise par un autre avant lui.

2-Paradoxe donc, puisque le verbe partager renvoie aussi bien à ce qui sépare qu’à ce qui réunit. Et son sens double, permet le ressort humoristique (distance), mais aussi la manipulation, l’orientation du sens que le mot véhicule.  Par exemple Prévert: « Saint Martin a donné la moitié de son manteau à un pauvre: comme ça, ils ont eu froid tous les deux. » Il y a aussi : « Entre ma femme et moi le partage des tâches ménagères est équitable, c'est moi qui salit, c'est elle qui  nettoie.

3-Comme ce que l’on croit posséder appartient en réalité à Dieu, la seule chose dont nous disposons, c’est nous-mêmes.

Renoncer à tout ce qui nous appartient pour se livrer entièrement à Dieu, cette injonction a perdu de son aura dans l’Europe de la modernité. Cependant, si l’on remplace Dieu par le concept plus neutre de l’Être, on retrouve dans toute une veine de la métaphysique contemporaine cette dramatisation de la rupture avec l’ordre de l’avoir. Heidegger, c’est en s’isolant dans une petite hutte de la Forêt-Noire, que le philosophe s’ouvre à reprendre contact avec l’Être.

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La vengeance 


La douceur cruelle de la vengeance, avait écrit Bossuet à propos de cette passion si caractéristique de la condition humaine. On est bien souvent tenté de se croire la victime désignée de quelque personne malintentionnée à notre égard lorsqu'on est confronté à l'adversité ou à une contrariété. Il serait alors si doux de se faire justice soi-même, cela aurait le statut de réparation face à un affront subi, mais ce serait si cruel également, car celui qui est le jouet de ses passions verse rarement dans la tempérance et privilégie, pour laver l'outrage, l'outrance néanmoins calculée dans sa réaction.

 

La victime, réelle ou supposée, éprouve un sentiment d'hostilité envers son tourmenteur, réel ou supposé, qui se transforme parfois en une véritable haine. S'il réagissait dans l'immédiateté, ce serait une riposte, faite sous le coup de l'émotion et non d'une stratégie élaborée comme l'est souvent la vengeance. S'abstiendrait-il de réagir, qu'il se sentirait déshonoré, humilié, discrédité et ce serait vu comme une marque de faiblesse. En tant que membre d'une société, il aurait le droit et même le devoir de demander justice et réparation auprès d'institutions dont c'est le rôle. Mais la justice repose sur des codifications, sur la sanction d'actes préalablement listés, et pour certains, une telle approche est vide de sens. Confier à des tiers qu'il ne connaît pas le soin de régler son problème est absurde à celui qui veut faire oublier que sa fierté a été bafouée, qui veut restaurer sa réputation auprès des siens et de son entourage et ainsi reconquérir l'honneur perdu; il fera acte de vengeance suivant un plan qu'il aura pris soin d'élaborer lui-même, car sinon il se condamnerait à vivre dans un éternel ressentiment.

 

Ce genre de considérations semble suranné de nos jours, car les gens sont conditionnés pour vivre en fonction de ce prévoient les institutions. Mais ce n'est pas ou plus le cas dans des zones dites de non-droit. Dans la première situation, vouloir se venger est exclu car cela reviendrait à se faire justice soi-même, ce qui est interdit par les lois. Dans la 2e situation, il convient, pour se faire admettre et respecter, d'obéir à des codes d'honneur et y déroger peut conduire aux plus graves ennuis. Et puisqu'il n'a d'autre juge que lui-même, celui qui estime non pas d'avoir eu à subir un préjudice matériel mais d'avoir été la victime d'une provocation s'arroge le droit de rétablir à la fois son image et l'ordre hiérarchique qu'il veut voir perdurer.

 

L'idée de vengeance n'existe donc que dans les sociétés parallèles, les mafias, les "quartiers" où règne le système du caïdat, du petit chef, sur un territoire strictement délimité et malheur à qui y déroge dès lors qu'il est admis dans ce genre de clan. Là où règne l'Etat de droit, la Justice juge des faits et prend en considération les circonstances qui les ont accompagnés; mais là où le comportement est régi par des codes d'honneur, c'est le comportement déviant qui est sanctionné, et c'est ce qui ouvre le droit à la vengeance pour celui qui exerce le pouvoir. Ne pas le faire serait faire acte de capitulation et non de compassion, car le "parrain" ne compatit jamais envers celui qui a eu la lâcheté d'accepter une autre influence que la sienne. Celui qui se venge ne cherche pas réparation, il n'a que faire d'un procès qui définirait le droit de l'un et de l'autre. Cee dont il a la charge, c'est le maintien d'un état de domination sur celui dont il a fait, non un collaborateur, mais un serviteur, d'un rapport de suzeraineté sur celui dont il a fait, non un allié, mais un vassal. C'est donc celui qui s'estime avili dans son image qui se donne le droit de se venger, qui exerce ce droit primitif de rétablissement de l'image de lui-même qu'il cherche à imposer.

 

Ce qui illustre la vie des individus est aussi valable pour des collectivités comme les Etats. Un exemple de vengeance qui restera dans les annales historiques fut en 2003, l'attaque de l'Irak par les USA, en réponse aux actes du 11.09.2001. Sans le moindre indice de culpabilité que l'on aurait pu attribuer aux autorités de ce pays, l'assaut fut donné. Les autorités avaient été désignées coupable et donc le droit à la vengeance pouvait s'exercer, et ce, naturellement en dehors du cadre du droit international qui aurait cherché à déterminer les responsabilités avant de désigner un coupable. "Si nous ne gardons pas les vertus barbares, acquérir les vertus civilisées ne nous servira à rien", avait coutume de dire le président Théodore Roosevelt. En fonction de cela, celui qui exerce son droit à la vengeance ne peut faire montre d'aucun relâchement, d'aucune acceptation de compromis, ce sera tout ou rien. "Nos adversaires potentiels doivent être convaincus que nous sommes capables de les briser physiquement et psychologiquement et que nous sommes prêts à accepter tous les sacrifices pour le faire", dit un document de l'armée US daté de 2002 (1).

 

Evidemment, puisqu'il s'agit toujours d'une relation du fort au faible, celui qui invoque le droit à la vengeance s'autorise tous les excès. De fait, lorsque c'est un Etat qui exerce de manière naturellement totalement arbitraire le privilège qu'il s'est octroyé, il ne reconnait aucune limitation à son action par le droit, cette arme pour les faibles et les faillis! Mais agir de manière discrétionnaire est en réalité ce qui s'oppose à la souveraineté, laquelle, dans le cadre de la nation reposant sur le suffrage universel, suppose l'Etat de droit qui organise politiquement cette souveraineté. De fait, les USA, non seulement n'ont jamais reconnu la Cour Pénale Internationale, mais ont menacé de sanctions et de poursuites tout juge qui s'aventurerait à enquêter sur les actions de l'armée US. Les élites de ce pays auraient-elles donc fait leur, les conseils donnés dans l'opuscule "Gestion de la Barbarie" de l'Etat Islamique? Celui-ci a également prétendu se venger de l'iniquité qui aurait été le résultat du partage colonial fait après la 1ere guerre mondiale. Mais ce qui distingue un résistant d'un terroriste, est qu'un résistant ne s'en prendra pas spontanément aux populations civiles, alors que c'est tout l'inverse pour un terroriste. Le premier cherche à protéger, autant que faire se peut, les populations dont il cherche à stimuler la réflexion pour entraîner l'adhésion à ses thèses, le second cherche à les tétaniser pour les manipuler ensuite. C'est toute la différence entre un Gandhi et un Al Baghdadi.

 

On peut le regretter, mais, et les guerres occidentales au Moyen-Orient depuis vingt ans l'ont amplement démontré, le droit reste impuissant face à l'arrogance de ceux qui s'octroient un irrépressible désir de vengeance. Ceci reste un acte potentiellement barbare, que ce soit dans une cité dite "sensible" ou au niveau international. Cette posture repose toujours sur des mystifications, des mythomanies et des tromperies. Il convient de défier et de combattre ceux qui invoquent de tels passe-droits car leur but n'est que la domination, l'établissement de l'arbitraire, la relation de suzeraineté sur des alliés qui sont considérés comme des vassaux n'ayant pas droit à la parole. Il y a un lien entre la vengeance et la terreur, car celle-ci prend toujours appui sur celle-là pour justifier ses actes. Si celui qui se venge était si sûr d'avoir raison, il demanderait l'arbitrage d'un tribunal puisqu'il pourrait de manière rationnelle y exposer ses motifs. User de la force, c'est reconnaître que ne peut être reconnue, de manière raisonnée, de justification à la revendication. 

 

Pour la victime, accepter de pactiser c'est se faire complice du vengeur et accepter l'arbitraire le plus strict. Dire, comme on l'a entendu après les attentats de 2015, "vous n'aurez pas ma haine", c'est accepter le fait accompli, c'est se soumettre à la loi de l'ennemi. Or, qu'est-ce qu'un ennemi? C'est bien précisément celui que l'on peut tuer sans haine. Celui qui prétend venger l'insulte (et encore, sur le ton de l'ironie et non de l'imprécation) faite à un personnage ayant vécu il y a 14 siècles et à l'oreille de qui, Dieu aurait murmuré ses conseils, ne peut évidemment faire appel à un tribunal pour y exposer les motifs de son courroux. Toutefois, si l'on juge la lecture de tel ou tel opuscule ou follicule déplaisante, ce n'est pas un péché que de simplement s'en abstenir et de s'en tenir là. Par ailleurs, invoquer, comme cela a été fait, l'apartheid social pour justifier ce genre de comportement est tout aussi ridicule. Le philosophe US Kenneth Boulding constate: "la faiblesse fondamentale de l'analyse de type économique appliquée à des symptômes sociaux, essentiellement non économiques est précisément qu'elle néglige les aspects du comportement humain qui ne sont pas économiques, mais qui sont "héroïques" ou plus exactement créateurs d'identité" (2). Et dans le cas présent, l'identité dont il s'agit n'est évidemment pas l'identité républicaine et laïque française.

 

Dans toute société et à toute période de l'Histoire, il y a toujours eu des dominants et des dominés. Il serait de la responsabilité des dominants de ne pas humilier les dominés et il devrait être du devoir des dominés de ne pas concevoir de projets de vengeance. Ceux-ci, lorsqu'ils aboutissent à des révolutions, génèrent une nouvelle organisation de dominants-dominés. Ne serait-il pas préférable pour eux de se regrouper et de demander aux Etats de trouver un moyen leur permettant d'avoir également une place au soleil. Malheureusement, la tendance en Occident à la déconstruction des Etats au profit d'un tout-marché dérégulé ne va pas dans ce sens, et cette désinvolture dans la gestion des affaires publiques ne peut que mener à terme à de dangereux dérapages.

Jean Luc

 

(1) United States Army White Paper, Concepts for the Objective Force, US Army, novembre 2002.
(2) Cité par Pierre Hassner, dans: la revanche des passions

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vengeance

L’instinct de survie

 

L’instinct, en général, est défini comme l’aptitude, la disposition naturelle, héréditaire et innée, l’impulsion souvent irraisonnée, qui détermine certains des comportements de l'homme et des animaux. L’instinct pousse le sujet à exécuter des actes adaptés aux circonstances, et accomplis sans apprentissage préalable.

Pour Montaigne (Essais) l’instinct est «l’ensemble des pulsions naturelles régissant le comportement animal et humain »

Pulsion, parce que le mot vient du latin instinctus « instigation, impulsion », et s’applique donc à une impulsion intérieure, indépendante de la réflexion, qui détermine naturellement les sentiments, les jugements, et surtout les actions d'une personne.

Les actions, parce que « Instinct » n'est qu'un mot abstrait, écrit Konrad Lorenz, (biologiste, zoologiste autrichien et prix Nobel), la seule chose sur laquelle il nous est permis de nous prononcer, c'est l'acte instinctif, et c'est de lui seul que nous traiterons ». Et ces actes qui permettent de décliner les manifestations de l’instinct, sont, entre autres :

-l’instinct migratoire; de nidification; de conservation, de copulation, de nutrition, de succion; l’instinct sexuel, l’instinct maternel,  etc….

L’instinct de survie est alors celui qui est mis en oeuvre lorsqu’il s'agit de fuir un danger, un prédateur, une catastrophe, donc qui détermine les actions destinées à préserver la santé, la survie, et l’intégrité.

 

Or, il est évident que ces réactions instinctives, au niveau humain, ont joué rôle de plus en plus réduit au cours du processus continu de l'évolution, de l’adaptation, aux conditions changeantes de vie

La part de l'intelligence, la capacité d'apprentissage croissent dans une vision évolutionniste Darwinienne, et la part d'instincts ou de comportements innés décroissent, dans la mesure où ces derniers deviennent moins  indispensables à l'adaptation à l’environnement des humains et à leur survie.

La logique de l'évolution, par la sélection naturelle, veut que l'organisation des êtres vivants ne conserve que les caractéristiques utiles à cette survie.

Si, en l'homme, les instincts primitifs subsistaient, leur incapacité à s’adapter au mondes modernes, et leur caractère stéréotypé, figé, en feraient plutôt des obstacles aux progrès de l'homo sapiens.

 

Peut-on même contester la permanence, chez l’humain, de l'existence d'un instinct, qu’il soit maternel, sexuel ou de survie, par exemple?

Un exemple -: « en zoologie et en psychologie, [l’instinct se définit comme] l’ensemble des dispositions innées, différentes selon les espèces animales (Homme y compris), qui poussent les individus à adopter des schémas de comportement plus ou moins complexes pour répondre de façon appropriée à une vaste gamme de situations rencontrées dans leur environnement naturel».

L'homme, au même titre que l'araignée, possède le besoin de se nourrir. La manière instinctive de satisfaire ce besoin, pour l'araignée, consiste à tisser une toile afin de capturer ses proies. Toutes les araignées de la même espèce font de même, en réalisant exactement la même toile, sans jamais l'avoir appris et sans que cette "technique" naturelle soit perfectible grâce à un apprentissage.

Si l'homme possédait un instinct en vue de se nourrir, cela signifierait que tous les hommes, de toutes les époques, de tous les milieux, utiliseraient des techniques naturelles identiques, non apprises par conséquent et non susceptibles de progresser. Or la diversité des moyens pour y parvenir, que ce soit dans les techniques utilisées ou bien dans le choix même de la nourriture, est évidente.

Il en va de même concernant la satisfaction du besoin de reproduction, nommé sexuel chez l’humain, chez qui il s’agit plutôt d’un simulacre de la reproduction où l'imagination a la part belle. 

C'est encore vrai à propos du prétendu instinct maternel, puisque là encore les manières de procéder en matière d'éducation sont aussi variées que le sont les civilisations humaines.

 

Se nourrir, permettre à l’homo sapiens de ne pas disparaitre par la procréation et la protection de ceux qui en résultent, font bien partie des dispositions nécessaires à la survie, comme tout ce que les humains ont mis en place afin de permettre un vivre ensemble pacifique.

Comme la morale sur laquelle a porté la discussion de la semaine dernière. L’idée de ce que devrait être une morale universelle, fut âprement débattue, comme devant être, pour chacun le droit de vivre sa vie comme il lui plait, comme il l’entend, à condition de ne pas nuire à autrui, de respecter absolument les droits de l’autre.

Je m’étais posé la question des moyens de faire respecter cette belle idée, par tous, en pratique : toute loi, tout règlement, tout accord implicite pouvant être sujet à interprétation, selon les circonstances, l’époque, la culture etc…..

Parce que j’avais lu, le jour même, dans la presse, ce que nous venions de connaître, en quelques heures,  en rixes, agressions, meurtres, viols, délits. La solution hydroalcoolique permettant de participer à la protection contre un virus planétaire, pour laquelle, son inventeur n’avait volontairement pas déposé de brevet, avait vu son prix exploser, partout! Réaction en chaîne d’une tendance immorale au profit.

Ce qui fait que, lorsque le sujet de ce soir, l’instinct de survie, avait été choisi, je me suis immédiatement demandé : de quoi cet instinct est-il l’alibi ? De tout ce qui permet à chacun de survivre, même si cela relève de pulsions qui sont la conséquence de ce qui a été vécu, ou de visions égoïstes et réfléchies du monde ?

Est-ce bien l’instinct de survie qui serait en action, lorsque, dans une société de consommation, d’accumulation individuelle de biens et de richesses, ceux qui utilisent tous les moyens d’amonceler de la richesse veulent se mettre à l’abri d’une diminution possible de leur état, voire de l’accroitre par précaution ?

L'instinct de survie n’est-il pas, alors, que ce qui sert à justifier les actes douteux d'une personne.

 

Les gens n'interviennent pas en cas d'agression dans le tram: ils ont l'instinct de survie. Ils savent tout ce qui se passe chez leur voisin, sauf quand il séquestre des enfants ou congèle des bébés.

Rien vu, rien entendu: il disait toujours bonjour!

Le coronavirus ? Ils jouent les écureuils en accumulant des provisions, des masques, même s’il n’en reste plus pour les autres. Les jeunes se rassurent parce que ce n’est, en majorité, mortel que pour les vieux, et les vieux se rassurent parce qu’il y a encore des plus vieux,

L’instinct de survie n’est-il pas l’alibi de ceux qui ferment les yeux et, en plus, détournent le regard.

 

En réalité, l'homme n'a pas de modes de conduite innés aussi profonds que l'animal. Nos actes résultent en plus grande partie de notre éducation et de notre expérience, et non seulement d'un programme génétique.

Selon  Bergson, (Intelligence et Instincts), « l’intelligence humaine se caractérise de manière constante, selon ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent, par la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils.

Ce qui rend le besoin moins pressant et réagit sur la nature de l'être qui l'a fabriqué: pour chaque besoin qu'il satisfait, il crée un besoin nouveau, et ainsi, au lieu de fermer, comme l'instinct, le cercle d'action où l'animal va se mouvoir automatiquement, il ouvre à cette activité un champ indéfini [qui] pousse [l’homme] de plus en plus loin et le fait de plus en plus libre. Avantage de l'intelligence sur l'instinct, qui [tous deux] divergent de plus en plus en se développant, et même s’ils ne se séparent jamais tout à fait l'un de l'autre, l'intelligence, chez l’humain, aspire à supplanter l’instinct. Notamment du fait de l'insuffisance même des moyens naturels dont l'homme dispose pour se défendre contre ses ennemis, contre le froid et la faim. « Cette insuffisance, quand on cherche à en déchiffrer le sens, acquiert la valeur d'un document préhistorique : c'est le congé définitif que l'instinct reçoit de l'intelligence ».

 

Plus loin, Bergson écrit : « L'instinct est donc la connaissance innée d'une chose. Mais l'intelligence est la faculté de fabriquer des instruments inorganisés, c'est-à-dire artificiels. La fonction essentielle de l'intelligence sera donc de démêler, dans des circonstances quelconques, le moyen de se tirer d'affaire. Elle cherchera ce qui peut le mieux servir [ ]. Elle portera essentiellement sur les relations entre la situation donnée et les moyens de l'utiliser. Ce qu'elle aura donc d'inné, c'est la tendance à établir des rapports. Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même. L'instinct ne spécule pas ».

 

L’instinct, surtout celui de survie, n’est plus que la trace de cette animalité qui ne subsiste pratiquement plus en nous.

D’ailleurs, Freud, utilise plutôt le concept de « pulsions », qui ressemblent à de l’instinct mais sont régulés de manière complexe par le psychisme, en fonction de ce que la société (elle aussi complexe) exige de nous.

(Instinct de mort. Le concept d'instinct de mort suppose un désir de dissoudre, d'annihiler la personne propre alors que le concept de pulsion de destruction implique un désir de tuer d'autres êtres vivants

Instinct de vie (Éros) est constitué par la libido et comporte, avec les pulsions sexuelles, l’expression du vouloir-vivre de l'individu).

 

L’instinct de survie, souvent utilisé pour justifier d’une défense devant une agression, ouvre la voie à une multitude de réactions différentes. Mais, ce que nous avons appris, réfléchi, nous permet de moduler nos actions et d’éviter de reproduire des comportements ayant eu des conséquences désagréables, irrespectueuses, voire létales. Sauf à utiliser l’instinct de survie, comme alibi justifiant de notre violence, de notre égoïsme ou de nos pulsions

 

Nous n’en sommes plus à ce mouvement de psychologie, le behaviorisme (inspiré par les réflexes de Pavlov, les chiens qui bavent dès qu’on sonne !), qui avait considéré que tout était affaire de réponse à des « stimuli » extérieurs, que nous n’étions donc que de simples machines obéissantes, qu’il suffirait de dresser et de conditionner, dont les réactions sont sans conscience (ni collective, ni individuelle)…

N.Hanar

 

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Contribution de Michel Baran au sujet.

 

Dans « instinct de survie » il y a au moins trois concepts à analyser:

- La vie

- Le « sur »

- L’instinct

 

Dans les philosophies extrême-orientales comme dans les religions animistes tout est vivant, pierre, arbre, planète, etc…

Il faut donc restreindre notre objet d’étude à la vie consciente; mais ce n’est pas encore assez restreint puisque l’animal a ce qu’appelait Aristote une «âme » sensitive, donc un début de conscience, si celle-ci se définit par le fait de ressentir et de manifester ce qu’on ressent (plaisir/déplaisir)

À ce stade il y a effectivement vie (mouvement plus réactions aux stimuli externes) par instinct plus que par réflexion. A ce stade il y a toujours adéquation entre instinct et morale puisque l’instinct permet à l’animal de vivre, puisque vie il y a dans sa plus simple expression

 

Cependant si un humain se contentait de vivre ainsi, dirait-on qu’il « vit »? Souvenons-nous des efforts relater par le film «Victor l’enfant sauvage » pour l’élever au-dessus de sa relative « bestialité » Souvenons-nous aussi de « l’affaire Lambert » auquel on a dénié la qualité de « vivant » parce qu’il était quasiment immobile (on a fait fi de tous les travaux sur les NDE On a oublié ce polonais sortant du coma après dix ans)

Cette mise à mort de Lambert montre que la simple vie n’est pas acceptée et que l’humain doit « survivre » au sens d’avoir un « supplément d’âme » par rapport au reste de la nature

 

Mais c’est encore insuffisant La « survie » dépend de la société environnante

Le primitif d’une tribu voit sa vie et sa « survie » confondues, s’il y a un danger le concernant avec un compagnon son instinct sera proche de celui de l’animal, à moins qu’il se souvienne d’un récit héroïque d’un grand ancêtre qui a sauvé un ou des membres de la tribu

En ce cas l’instinct sera plus ou moins égoïste selon le degré de l’admiration dans laquelle a été élevé l’humain. Ce schéma est aussi valable pour le civilisé

 

L’autre sens de la « survie » n’est valable que pour le civilisé qui a les moyens de ses ambitions C’est l’aspect positif, le « supplément d’âme » de la « survie »

 

Nul besoin de décrire la vie « normale » On connait le slogan caricatural: « métro boulot dodo » Et de fait la majorité de nos contemporains s’en satisfont, soit par manque de temps, absence d’éducation et/ou de curiosité

 

Dans ce cas-là l’éducation forme l’instinct culturel, comme l’instinct de la générosité ou de l’égoïsme L’instinct est une force neutre que tous ont et que nous pouvons plus ou moins orienter

 

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instinct

 

Et si, dans les lisières de nos confinements, dans les tourments de nos solitudes, nous prenions le temps pour une fois, une seule fois, de penser (pour panser) notre rapport à la Nature ? Et si c’était cela le seul enjeu qui vaille dans la situation actuelle ?

 De tout temps, l’Homme a réussi, par d’infâmes balourdises et de subtiles arguties, à s’ériger en maitre face à une Nature pourtant si bavarde mais dont la voix, à force d’être inaudible, finit petit à petit, par s’étioler… Hélas, point de chiffres capables de déterminer avec exactitude, la laideur et l’abjection que représente la surexploitation des ressources. Et pourtant, les scientifiques de l’environnement, alarmistes comme il se doit, n’ont pas arrêté de nous avertir. Mais l’Homme est déjà loin, très loin de ces préoccupations inopportunes. Il a décrété, par quelques tours de passe-passe et de schmilblick, que la terre était le centre de l’univers et, la Nature faisant bien les choses comme par hasard, l’Homme devenait le centre du monde.  Il n’entend pas la maxime de Montaigne selon laquelle « sur le plus haut trône du monde, on n’est assis que sur son cul ». Des lointaines puissances de sa souveraineté, il ignore le cri des forêts qui disparaissent, il renie le sanglot des ressources qui s’épuisent, il rejette les jérémiades des espèces en voie d’extinction… Il n’entend pas !

Ni le caprice du climat et ses humeurs changeantes, ni le déplacement des sols soumis à l’érosion, ni les pollutions atmosphériques, ni le trou dans l’ozone… il n’entend pas…

Il ne voit que les immenses terres arables, les forêts à défricher, les ressources de la mer qui ne tariront jamais, les planètes infinies, un monde sans chute…

Cet homme est philosophe et il a fait sienne la formule de Descartes l’invitant à être « maitre et possesseur de la nature ». Cet homme est juif et se remémore la promesse d’une terre où il pouvait copuler et répandre sa progéniture. Cet homme est musulman et il a appris qu’il était, mieux que toutes les espèces, y compris les anges, le représentant de son Dieu sur terre. Cet homme est chrétien  et dans sa genèse, il lui est demandé de remplir la terre, de la soumettre. « Soyez les maitres des poissons des mers, des oiseaux du ciel et de toute créature sur la surface de la terre »

Et pourtant, le même Juif aurait pu comprendre qu’en faisant de lui un accomplissement parfait de la création, sa religion lui demande aussi et surtout de ne pas en abuser :

« Quand Dieu a créé Adam, Il l’a conduit dans le jardin d’Éden au milieu de la végétation et lui a dit : Regarde cette beauté, cette nature que j’ai faite, tout ceci mérite d’être préservé et chéri. Tout ce que j’ai créé, je l’ai fait pour toi, pour ton bien-être. Penses-y et ne gâche pas tout. Si tu gâches tout, sache qu’il n’y aura personne pour réparer après toi » (Ecclésiaste, Rabba 7, 13).

Et pourtant, le même chrétien aurait pu comprendre qu’habiter dans la nature, c’est la domestiquer, donc en prendre soin et non la dominer aveuglément.  Il aurait pu comprendre que ce qui lui est demandé, était la préservation de la vie. Il aurait pu comprendre qu’être maitre c’est aussi agir en responsable. Oui être responsable comme l’ont été les propos du pape Jean Paul II : « l’humanité d’aujourd’hui doit avoir conscience de ses devoirs et de ses responsabilités envers les générations à venir ». Il a sans doute compris l’injonction que voici : allez par le monde entier, proclamez la bonne nouvelle à toute CREATURE » (Marc 16, 15)

Cet homme musulman aurait pu comprendre que le respect de la nature (interdiction de gaspillage) avec en toile de fond une utilisation responsable et mesurée, est fortement recommandée par sa religion. Il aurait pu comprendre combien l’être humain est lié à la nature dans le Coran et combien il lui est demandé d’en prendre soin. Les hadiths ci-dessous en sont de parfaites illustrations :

«Quiconque a planté un arbre et veillé sur sa bonne conservation et son entretien jusqu'à ce qu'il produise ses fruits, est considéré comme ayant fait une aumône pour chacun de ses fruits »

« Si la fin du monde venait à survenir alors que l'un d'entre vous tenait dans sa main une plante, alors s'il peut la planter avant la fin du monde, qu'il le fasse ! »

 « Un jour, le Prophète (SAW) passa à côté de Saad Ben Abi Oukkas qui faisait ses ablutions, et il lui dit : "pourquoi ce gaspillage? Y a-t-il gaspillage même dans les ablutions? lui répondit Saad. Oui, ajouta le Prophète, et ce, même avec l'eau courante d'une rivière »

Mes propos, fort discutables espérons-le, tiennent à se démarquer de la tendance actuelle qui vise à incriminer les religions des catastrophes naturelles auxquelles nous faisons face. Je ne nie pas qu’elles y aient leur part de responsabilité comme tout le monde, mais je fais ici l’hypothèse que l’Homme, après avoir conquis et dominé la Nature, a voulu la structurer à sa manière. Comme s’il voulait franchir une autre étape dans sa toute-puissance et remplacer son Dieu. Mais c’est sans doute dans cette volonté d’en vouloir toujours plus, que l’Homme rencontra en face de lui, très déterminée, la riposte de la Nature.

  

La riposte de la nature

Les sècheresses, les tempêtes, les cyclones, les inondations et les grandes chaleurs n’ont pas réussi à provoquer une mise en question adéquate dans nos rapports à la Nature.

Les séismes, les tsunamis, les irruptions volcaniques, les extinctions d’espèces non plus. Pourtant ce sont des signes flagrants. Mais l’apparent et le visible ne raisonnent plus en nous et face à la Nature, on continue d’appliquer la loi du « plus fort ». Et pourtant, il suffit de peu pour qu’on se rende compte combien nous sommes vulnérables. C’est du moins ce qu’on devrait retenir de l’émergence du COVID-19. Un tout petit virus invisible, sans filiation ni descendance, mesurant entre 60 et 140 nanomètres, ne possédant pas l’usage de la parole, n’étant pas armé et n’ayant pas de cerveau bouleverse actuellement le monde. Il a fait taire les plaisantins et autres humoristes qui ont tout de suite voulu minimiser sa dangerosité. Il fait fermer les écoles, les musées, les théâtres, les bars, les banques, les cinémas, les restaurants, les aéroports, les frontières…

Il fait arrêter les championnats sportifs, suspend des élections, joue avec l’économie, réunit les congrès et fait parler les plus puissants. Ce virus passe les frontières comme bon lui semble. Il ignore la couleur de peau, le statut social, la religiosité… Il met en quarantaine des présidents de grandes nations, et de célèbres sportifs sont testés positifs. Quelques temps après son apparition, comme cela se fait à l’accoutumée, les thèses complotistes émergent et les partisans de la manipulation se font entendre sur les origines du virus.

La Chine, un peu mise mal à l’aise au début quant à sa gestion de la situation, lance des opérations de « fake news » accusant les États-Unis d’avoir été à l’origine du virus. Les deux puissances se renvoient la balle… Mais tout récemment, une étude scientifique met fin définitivement à la théorie selon laquelle le SARS COV-2  serait fabriqué en laboratoire. En effet, les scientifiques de pointe du Scripps Institut disent n’identifier aucune preuve pouvant suggérer que le virus est artificiel, donc créé en laboratoire. Leur thèse présentée dans la revue Nature Médecine, confirme une origine naturelle au virus pandémique. Kristian Andersen, PhD et professeur agrégé d'immunologie et de microbiologie au Scripps Recherche déclare: « en comparant les données disponibles sur la séquence du génome pour les souches de coronavirus connues, nous pouvons fermement affirmer que le SRAS-CoV-2 est le fruit de processus naturels »

Pour le moment, plusieurs pistes sont à explorer quant à l’origine du virus mais des hypothèses scientifiques n’excluent pas une origine à chercher chez la chauve-souris ou chez le pangolin qui est de loin, l’animal le plus braconné au monde,  plus que les éléphants et les rhinocéros réunis…

Entre espoir, miracle et désenchantement

En France, le président a fait une déclaration très attendue. Voilà ce qu’il faut en retenir : nous sommes en guerre ! Le stade 3 est déclenché, des mesures draconiennes et exceptionnelles sont prises, Macron sort l’armada et tout l’État français se dresse contre le COVID-19. Le « Macronavirus » est lancé et tout un peuple se mobilise : A vos marques ! Prêts ? Restez chez-vous !

Au Sénégal, une personne dit avoir vu le prophète Mohamed en songe qui lui aurait donné la recette miracle contre la pandémie. En effet, une demande est faite à tous les musulmans d’ouvrir le Coran dans une sourate précise. Ils y trouveraient un poil. C’est celui du prophète. Il faut le tremper dans un verre d’eau, le boire, et c’est ainsi qu’on se débarrasserait de la maladie. Les gens se hâtent d’ouvrir leurs livres et forcément, certains y trouvent des poils. Le miracle est fait… ou presque ou pas du tout !

J’ai trouvé cette histoire de « poil remède » très tirée par les cheveux et j’ai tenu à l’exprimer. Mon inquiétude venait du fait que les gens qui y croyaient, risquaient forcément de négliger les gestes barrières et les mesures de protections les plus élémentaires. J’ai été anathématisé sur ma toute nouvelle page Instagram. Parmi les nombreux messages d’insultes que je recevais, certains jugeaient injurieux et tellement nul mon jeu de mots à la con (CORAN A VIRUS), quand d’autres me trouvant un poil trop bête, priaient pour que soit sauvée, mon âme égarée. J’ai pensé que la plupart de ces gens espèreraient trouver à travers cette boisson de quoi reprendre du poil de la bête et les insultes ne m’étaient peut-être pas toutes destinées.

Un scénario semblable s’est passé en France. Le docteur Raoult fait le buzz depuis quelques jours car il aurait trouvé que la chloroquine pouvait aider des patients atteints à s’en sortir mieux. Son essai clinique n’a pas fait l’unanimité auprès de ses paires scientifiques qui n’ont pas manqué d’avoir des réticences. Les insultes fusent de partout contre ceux qui osent mettre en doute le héros Raoult qui donne de l’espoir à toute une population.  Les thèses complotistes accusant les lobbies pharmaceutiques se font de plus en plus entendre. Et pourtant, ce n’est pas sa thèse qui est niée mais la façon très discutable dont son essai clinique a été fait. Mais demander un peu de temps pour étudier cette thèse plus sérieusement, ce serait annihiler tout espoir d’en finir avec le SARS COV-2 virus responsable de la peur dans laquelle les gens se trouvent. Vive Raoult,  et en bas les sceptiques !

Que retenir de cette situation ?

Peut-être suis-je en train de me livrer à un jeu solitaire, mais loin de moi l’idée de prêter à la Nature une volonté ou une sensibilité qui n’est pas la sienne. J’ose croire par ailleurs que dans une telle situation, au-delà des leçons que tout le monde doit en tirer, (repenser notre rapport à la Nature, reconsidérer notre vulnérabilité etc.), il y a aussi une leçon que chaque personne prise individuellement doit y apprendre. La mienne trouve tout son sens dans cette phrase de Rimbaud : « je est un autre ».

Ce virus, qui est dit être né quelque part à Wuhan s’est vite propagé et mobilise aujourd’hui l’Humanité dans son entièreté.

Le 03 janvier 2020, le citadin de Hong Kong qui, en apprenant l’apparition  d’un « virus mystère » à Wuhan, aurait pensé ne pas être concerné, sera vite déchanté. Le Covid-19 devient la préoccupation de tout un pays.  Le voisin Thaïlandais ne peut pas penser que c’est l’affaire de la Chine car dix jours à peine, le 13 janvier 2020, elle enregistre son premier cas.

Le COVID-19 mobilise non pas une localité, non pas un pays, mais tout un continent. Que les Européens se le tiennent pour dit ! Des blagues d’humoristes et quelques commentaires sur internet commençaient à associer le virus aux Asiatiques quand soudain, au soir du 24 janvier 2020, un ministre de la santé sort de l’ombre : La France vient de confirmer « les premiers cas européens» hospitalisés dans l’Hexagone. L’Italie est passée sous les radars, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont menacés, L’Europe entière tremble car le danger, sans frapper à ses portes, y est déjà bien installé.

Quelque part en Afrique, un site internet relaye l’information selon laquelle des chercheurs chinois ont avancé la thèse que les Noirs africains seraient immunisés contre la maladie car la composition génétique de leurs sangs résisterait au virus. En guise d’illustration, un jeune Africain affecté, venait d’être guéri. L’article est beaucoup partagé par des Africains. Certains, plus raisonnés mettent en doute la prétendue étude avançant que le patient pourrait être guéri pour un tas d’autres raisons. D’autres croient à l’étude mais sont assez modérés dans leurs propos. Il reste d’autres personnes qui voient à travers cette étude, une force que la Nature aurait octroyée à la peau noire et à ses gènes. La défense immunitaire du Noir est chantée et sa peau est sacralisée. La maladie est une affaire de blanc ? Que nenni !

L’Algérie, l’Égypte, le Maroc, le Burkina Faso, le Sénégal…sont touchés à leur tour et les morts commencent à se compter. Au moment où j’écris ces lignes, Manu Dibango, grand musicien camerounais, est mort de la maladie.  Décidément, ce fichu virus ne veut pas entendre dire : c’est l’affaire des autres. Et c’est peut-être en çà qu’il nous unit. « Je est un autre ».

Au Sénégal, dans la presse et sur la toile, des reproches se font entendre. Encore la France, toujours la France ! Comme si la colonisation ne suffisait pas, comme si l’esclavage ne suffisait pas, la France contamine le Sénégal du virus responsable du COVID-19… Quelques jours après, c’est un fils du Sénégal résidant en Italie qui rentre au pays avec dans ses bagages, le virus qu’il transmet à des membres de sa famille, à des proches et aux soignants chez qui il est allé se faire consulter. La maladie gagne du terrain et pendant ce temps, on apprend qu’un autre sénégalais, était porteur et avait aussi à son tour contaminé d’autres personnes. Ce n’est plus la faute à la France mais aux « modou-modou » (émigrés). Puis, la dernière déclaration du ministre de la santé évoque des cas issus de la « transmission communautaire » ; c’est-à-dire des gens qui ont contracté le virus d’une source inconnue sans qu’on puisse établir un quelconque lien épidémiologique. Ce n’est plus la faute aux Français, encore moins aux Modou-Modou ; nous sommes tous dans le même bateau. « Je est un autre !»

Après cette crise, rien ne sera plus comme avant ?

À part Donald TRUMP qui continue, dans son élan de provocateur bien connu, d’appeler le SARS COV-2 par le nom de  « virus chinois », le monde semble bien comprendre que toute l’humanité est en face d’une cause commune. Mais le comprendre ne suffisant pas, osons espérer que nos comportements aillent dans le sens de considérer « les autres » comme nos semblables. Il s’agit, dans un village planétaire, de refuser d’être un propriétaire solitaire ou un locataire opprimé. Il s’agit de comprendre que quand l’Asie de la Chine tousse, l’Europe de la France ne peut plus se boucher les oreilles et quand l’Afrique du Sénégal s’étouffe, l’Amérique de la Californie ne peut plus fermer les yeux. Osons espérer que Macron et son gouvernement ont maintenant entendu les cris que n’a cessé de lancer l’hôpital et le personnel médical sur leurs conditions de vie difficiles. Osons espérer que les présidents africains se rendront compte qu’il est arrivé un moment où aucun d’eux, ne pouvait s’échapper en Europe pour se soigner et que des moyens doivent être employés pour traiter des questions urgentes, des questions de survie.

Osons espérer que l’Occident, si fier de ses théories évolutionnistes, se rendra compte qu’ils sont quelque part en retard dans leur rapport à la nature et que des débuts de réponse seront peut-être trouvés dans les systèmes non orthodoxes (Animisme, Hindouisme, Mazdéisme, Sinisme, Confucianisme…) qui ont longtemps été vu comme étant sauvages et peu évolués et qui sont à des années-lumière sur ces questions. Osons espérer qu’un jour, dans les livres universels d’histoire, on racontera qu’on s’en est sorti en « disant nous, plutôt qu’en disant je »,  pour parler comme Macron. Osons espérer qu’on ne puisse plus vivre sans considérer ce vivant qui nous environne et dont le moindre des caprices nous met face à ce que nous haïssons le plus : notre solitude, notre vulnérabilité.

Aliou

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L’Intelligence Artificielle est-elle une chance ou un danger ?

 

Que désigne-t-on par «Intelligence Artificielle » ?

 

-L’intelligence, c’est l’ensemble des fonctions mentales d’un être pensant, qui lui donnent la capacité de saisir une chose complexe par la pensée, de comprendre, de réfléchir, d’accéder à la connaissance, soit tout ce qui le conduit à pouvoir adapter son comportement à une situation, en choisissant des moyens d'action en fonction des circonstances.

-Est artificiel ce qui est produit par le travail de l'humain et non par la nature.

 

Relier ces deux termes en une seule expression est un procédé de langage qui « donne existence » à un supposé produit humain, capable des même capacités que l’humain.

Avec une connotation positive : le pourvoir d'un nom, d'un surnom, s’appliquant à un être ou à une chose, comme, par exemple dans le cas du baptême, se traduit comme le signe de leur conversion vers une dimension (souvent sacrée), augmentant le champ de leur existence.

Mais aussi, avec, dès la création de l’expression, une connotation négative, un artifice désignant ce qui est habile, ingénieux, ce qui n'est pas conforme à la réalité, voire qui cache la vérité.

 

Il y eut un moment ou l’appellation « intelligence artificielle » correspondait à la mise en œuvre d’un certain nombre de techniques et de procédés, visant à permettre aux machines d'imiter une forme d'intelligence réelle, afin d’alléger la tâche des humains en leur apportant une assistance technique bienvenue. Le « Test de Turing, du nom du mathématicien Alan Turing (en 1950 dans un article intitulé “Computing Machinery and Intelligence” dans lequel il explorait le problème de définir si une machine est consciente ou non). Le test permettait de considérer comme « intelligente », une machine qui, en interaction avec un humain, ne montrait aucune différence avec lui. Mais ce test n’était qu’une sorte de jeu, destiné à mesurer les capacités d’un outil informatique, tout outil n’étant dangereux ou utile que par son utilisation, supposée maitrisée par l’homme. Tout outil a pour but de simplifier l'action de l'humain dans le monde.

 

Or il apparaît que l'outil informatique n'a finalement fait qu'aggraver le degré de complexité qu'il s'agissait de résorber. Non seulement il a accentué l’accès à une foule d’information et de désinformations, mais l'utiliser, nécessite d'y enregistrer un grand nombre de données qui, à terme, du fait d'un merchandising associé aux conditions de la gratuité de l'utilisation, revient à accepter d'être inondé de courriel et de publicité.

Et c’est à partir de l’utilisation de ces données, que nous pouvons être influencés, amenés sournoisement à des achats, et des comportements, par le biais des « aides à la décisions », que des banques, des sociétés d’assurances, des directions des ressources humaines utilisent pour gérer des patrimoines, calculer des primes et sélectionner des CV. Des voitures autonomes arpentent depuis des années les routes de Californie.

« Pour un film ou des chaussettes, ça m’est égal de recevoir des conseils de systèmes d’aide à la décision, mais je trouve plus gênant qu’ils orientent mes lectures vers des sites d’information qui peuvent conditionner mes opinions, voire être complotistes », commente Serge Abiteboul, «  Se fier aux algorithmes [ ] pour prendre des décisions qui ont de lourdes conséquences dans la vie des êtres humains, pose clairement des problèmes éthiques ».

Or remplacer l’être humain dans l'exécution d'un certain nombre de tâches, n’a rien de nouveau.

La Technique se comprend traditionnellement comme une combinaison de plusieurs outils de production de prévision et de distribution correspondant à des machines mais aussi à des procédés, « qui sont rassemblés, organisés et animés de manière à remplacer l'homme dans l'exécution d'un certain nombre de tâches », selon la définition de Jacques Ellul. Dans cette définition le terme important est celui d'« outil », qui réduit à « sa définition commune de moyen servant à une fin » débouche sur une conception strictement instrumentale de la technique. Cette approche, presque une évidence, a été ébranlée par Martin Heidegger: l’homme pense dominer la nature, mais, par la technique, il s’en dépossède. Plus l'homme se prend pour le « seigneur de la terre », plus il devient une simple pièce du « dispositif technique ».

A notre époque, «en un laps de temps relativement court (en comparaison de l'histoire de l'humanité) les sciences et les techniques ont transformé notre planète au point d'ébranler des équilibres écologiques et ethnologiques immémoriaux, au point surtout de faire douter l'homme du sens de son existence et de ses travaux, jusqu'à faire vaciller sa propre identité ». (Dominique Janicaud)

 

Le tournant de la pensée qui a permis cet état de fait - Selon Max Planck « Est réel, ce qu'on peut mesurer. La technique condamne à ne considérer comme réel que les choses mesurables.

Avec les penseurs de la « Révolution copernicienne » : Descartes, Galilée, Newton et Kant, on assiste à une révolution dans le savoir qui s'exprime dans la recherche de la certitude par l'objectivité, la mesure, et la méthode, révolution de la connaissance qui aboutit à un nouveau « compartimentage » du réel. C’est donc la science qui est sensée assurer l'élaboration et la mise en forme du réel.

Le réel étant ainsi réquisitionné, puis découpé, compartimenté, par une science dont l’objectivité est plus que discutable, l'homme n'a plus affaire à des choses ni même à des objets, mais à tout ce qui dans une perspective utilitaire conduit à l'indifférence de l'objet mais aussi du sujet.

De plus, les hommes ont perdu la capacité de vivre par eux-mêmes dans la mesure où leur vie se trouve dominée par la technique qui explique toute vie, y compris la vie psychique.

Il en résulte un dangereux processus dynamique de transformation de l’homme, peu à peu rendu myope de tout horizon moral « par la perte de vue du sol originaire qui l’a vue naître », d’où, selon Heidegger, la dictature de la « faisabilité », par laquelle il faut notamment comprendre que tout ce qui peut être techniquement réalisé sera fait quel qu'en soit le coût pour l'humanité de l'homme.

 

Est-ce que cette menace pourrait entraîner l'extinction de notre espèce.

Si l'intelligence artificielle (IA) parvient à surpasser, les hommes dans toutes les tâches qu'ils effectuent,  si nous sommes surpassés sur le plan de l’intelligence, qui a fait de nous l'espèce dominante, il est légitime de se demander pourquoi ce serait nous qui garderions le contrôle.

 

L’hypothèse que certaines avancées scientifiques, l’emballement de la croissance technologique, permettraient une croissance explosive de la connaissance, qui induirait des changements imprévisibles sur la société humaine, tant au niveau épistémologique que dans les conséquences politiques et sociales d’un tel essor du savoir, est développé par le concept de la «singularité technologique ».

Alors le progrès ne serait plus l’œuvre que d’intelligences artificielles, qui s’auto-amélioreraient, pourraient concevoir des machines encore plus intelligentes, pour atteindre finalement une super intelligence qui dépasserait qualitativement de loin l'intelligence humaine. Le risque en serait la perte du pouvoir politique humain sur son destin, et la fin des civilisations humaines actuelles et le début d’une nouvelle organisation, la capacité des humains à contrôler les machines ou à les comprendre ne leur permettant plus de réagir à temps. (1). Ainsi, la première machine ultra-intelligente serait la dernière invention que l'Homme pourra faire. » (Irving John Good – 1965)

 

Or ces systèmes ont eux aussi leurs failles. Les machines sont « contaminées » par nos préjugés. « Si un système est entraîné sur une masse de données issues de discours humains, rien d’étonnant à ce qu’il en reproduise les biais », (Sébastien Konieczny). C’est le principe du Deep learning, par lequel nous laissons les ordinateurs apprendre par eux-mêmes.

Certains redoutent les erreurs de drones « intelligents » programmés pour prendre eux-mêmes la décision de tirer: robots devenus autonomes ils sont capables de tuer n’importe quel être vivant. Même Google, que l’on a connu moins frileux, travaille sur un bouton d’arrêt d’urgence des intelligences artificielles, « au cas où » !

En 1931, Kurt Gödel (1906-1978) publie son théorème de l’incomplétude dans lequel il prouve que ce qui est vrai et ce qui est démontrable sont deux choses distinctes. Ce qui se démontre par Épiménide (VIe siècle av. J.-C.) qui affirmait : « Tous les Crétois sont des menteurs. » Disait-il vrai ?

 

Nous leur faisons pourtant confiance. Une IA dite "de confiance", est suffisamment sûre pour servir dans les systèmes critiques, qu'il s'agisse de centrales nucléaires, de voitures autonomes ou de tours de contrôle.  

Leurs taux d'erreur est en baisse, mais dans certains cas, une marge d'erreur, même infime, est inacceptable.

Le "deep learning" repose sur des statistiques : les systèmes "apprennent" à partir d'une très grande quantité de données (des visages, des phrases, des chiffres, etc.). Mais les paramètres sont si complexes qu'il est impossible de savoir quelles données ont pesé dans la décision, et de quelle manière.

 

Microsoft a suspendu au bout de quelques heures seulement le compte Twitter de Tay, son dernier robot de conversation, car il était devenu conspirationniste, xénophobe, sexiste…. Tay ne fait que compiler et répéter les déclarations qui se trouvent en ligne. Elle offre un miroir, exact mais pas très flatteur, des résultats que donne la liberté d’expression : racisme, antisémitisme, sexisme, théorie du complot, tout y est passé…

Or l’intelligence est l’aptitude à utiliser les règles formelles de la logique, pour déployer un raisonnement à partir d’hypothèses ou d’observations. Il est possible, mais pas vraiment garanti, qu’une entité intelligente finisse par aboutir à des conclusions morales, comme elle peut ne jamais rencontrer un point d’arrêt moral.

 

Alors, si les machines autonomes seraient peut-être, un jour, incontrôlables, faut-il renoncer aux risques du progrès ?

Selon Leibniz, « la liaison des causes avec les effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever ». (Donc] en s’appropriant nos choix, en prenant conscience des déterminismes qui nous gouvernent et en agissant en fonction de cette connaissance, sans fatalisme ». En maîtrisant le processus qui précède le choix. » . (D’après un texte de Cédric Enjalbert, dans Philomag)

 

« Comment être libre et responsable, s’inquiète Gaspar Koenig, quand notre pensée est le simple produit d’un champ de forces qui la dépasse ? »

En réponse, je me demande : « Qu'est-ce donc qui nous fait croire que nous ne disposons pas de la liberté de choix? »

En fait, ce qui fait de nous des humains, ce n'est pas seulement la raison ou l’intelligence.

C'est aussi notre capacité de maîtriser le désir. Chaque manifestation du désir, n'est pas simple, unidimensionnelle et univoque.

Si par exemple j'ai envie de manger quelque chose de particulier, ce désir se double à celui de vouloir conserver la finesse de la silhouette, et se triple du fait de mes capacités de digestion (quantité, prix, diabète etc….). Ce qu’Harry Frankfurt, appelle « la désirabilité de nos désirs ».

Cette liberté de choix s’exprime par la transformation de mon désir en volonté. (2)

De plus j'ai la capacité de me demander si l'autre désire ce que je désire.

Alors, si l'intelligence artificielle surpasse un jour, mes capacités de raisonnement, ce qui me différenciera toujours c'est ma liberté de prendre « conscience des déterminismes qui nous gouvernent et d’agir en fonction de cette connaissance. Merci Leibniz !

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Pour continuer :

Portant cette vision du monde (à venir), dominé par l’I.A., parait tellement évidente à un grand nombre d’individus (sans parler des transhumanistes), que les ouvrages de Yuval Noah Harari, ont obtenu un formidable succès.

Sapiens, paru en 2011, est le récit de la conquête de la Terre par Homo sapiens, grâce à son pouvoir de coopérer avec ses semblables et d’inventer des fictions collectives, comme l’État, les dieux ou l’argent.

Puis Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir qui s’attache à la métamorphose de la condition humaine sous l’influence des nouvelles technologies.

Dans “21 Leçons pour le XXIe siècle”, il s’attaque aux défis de l’avenir proche. « L’humanité est confrontée à des révolutions sans précédent, écrit-il. La fusion de la biotechnologie et des technologies de l’information vont permettre de changer l’homme en intervenant sur son corps et son cerveau. Grâce à leur puissance de calcul et d’apprentissage, les algorithmes décideront mieux que nous ce qui est bon pour nous, et ils rempliront bientôt, et toujours mieux que nous, la plupart des tâches qui nous étaient dévolues, comme conduire des voitures. Ces dernières seront augmentées de logiciels éthiques, ce qui vaut aussi pour la médecine et pour la composition musicale ». Et l’auteur de redouter une nouvelle division sociale opposant une petite caste de surhommes aux pouvoirs biologiques démultipliés à une masse d’inutiles.

 

La crise à venir est donc béante. Mais : « nous avons encore le choix pour quelques décennies. Les hommes [ont toujours été] confrontés à des problèmes, ils trouvent des solutions, mais ces solutions génèrent de nouveaux problèmes, souvent plus graves encore que les précédents ( ) et encore inconcevables. Les technologies mises au point à l’époque moderne nous ont permis de réduire … des famines, des épidémies et des guerres, mais ces mêmes technologies menacent désormais de nuire à notre environnement, de restreindre nos libertés, voire de rendre l’humanité superflue. À mon sens, l’humanité est capable de surmonter ces nouveaux problèmes.

Autrefois, même si des agents du KGB vous surveillaient nuit et jour, ils n’avaient pas accès à vos sensations, à vos pensées. À l’avenir, les avancées de la biologie et le développement de l’intelligence artificielle, permettront à des systèmes externes de nous connaître mieux que nous nous connaissons nous-mêmes. Ces systèmes seront alors en mesure de nous contrôler et de nous manipuler avec une efficacité sans précédent [en pouvant] analyser notre comportement, prédire nos décisions et se substituer aux automobilistes, aux banquiers, voire aux artistes. La recherche scientifique montre que nos choix – alimentaires, amoureux ou musicaux – ne résultent pas d’une mystérieuse « intuition » humaine mais de la « reconnaissance de formes ». Les obstacles [pour les ordinateurs] sont techniques plutôt que métaphysiques.

[ ] Autrefois, l’éducation consistait à construire notre identité comme un édifice de pierre, avec des fondations profondes et des murs solides. Aujourd’hui, il s’agit de construire notre identité comme une tente, facile à démonter et à déplacer.

 

Les histoires sont des outils. Elles peuvent s’avérer utiles pour unir les gens et promouvoir leur coopération à grande échelle. C’est quand nous commençons à prendre ces histoires pour la réalité qu’elles deviennent dangereuses. Au lieu de mettre les histoires au service des gens, nous en venons à sacrifier les gens au nom des histoires. En ce moment, mon dilemme le plus pressant a trait à l’histoire « libérale ». Je considère que cette histoire est biaisée ( ) mais, par ailleurs, cette histoire reste fondamentale pour le fonctionnement du monde, et elle est actuellement attaquée par des fanatiques religieux et nationalistes. Ces fanatiques croient en des fantasmes nostalgiques qui sont bien plus néfastes que l’histoire libérale.

Je ne pense pas que l’humanité ait pour vocation cosmique de créer un gigantesque système de traitement des données. Si vous voulez le pouvoir, un moment viendra où vous devrez propager des fictions »

(Résumé de propos recueillis par Martin Legros, dans Philomag:« Les prophéties de Yuval Noah Harari »

 

Or, le fil rouge qui sous-tend le discours de Harari est de rapporter l’extraordinaire réussite d’une humanité prédatrice ayant conquis le monde en quelques dizaines de milliers d’années, à sa capacité à produire des récits, lesquels permettent d’orienter vers un même but des groupes humains trop vastes pour y conserver le pouvoir d’influence de la seule relation interpersonnelle.

La vérité de ces récits importe peu dès lors qu’ils sont partagés par le plus grand nombre et bénéficient d’une certaine pérennité. Les grands récits que proposent les diverses religions sont de cet ordre. De manière un peu provocante, il rapproche ces fictions des “fake news” qui n’ont qu’un effet local et limité dans le temps, tandis que les fictions des grands récits ont un pouvoir structurant, ayant réussi à s’imposer au plus grand nombre et à perdurer sur de longues périodes.

[Parce que] une fake news, ce n’est pas juste une fiction, c’est une déformation volontaire de la réalité qui sert une intention le plus souvent explicite chez celui ou ceux qui la propagent (désinformation, manipulation, justification…).[ ] Même si les religions ont pu être utilisées de cette manière, évidemment,

L’humanité qu’il met en scène est unidimensionnelle, c’est l’humanité de l’homo faber, exclusivement. Il réduit l’homme à ce producteur-prédateur dont il retrace l’histoire. Pas étonnant qu’il en vienne à redouter qu’un tel humain se fasse supplanter par des machines, car vu ainsi, il n’est lui-même qu’une machine, d’ailleurs assez peu performante en tant que machine et avantageusement remplaçable par celles, bien plus efficaces, concoctées par la Silicon Valley et ses équivalents chinois. Réduction caricaturale. Tous les grands mythes sont d’une richesse symbolique qui déborde [ ] l’usage extérieur, social qu’il leur prête.

Depuis un siècle, le discours de la Science a désenchanté le monde et répandu une conception de l’être humain aplatie, qui est celle d’un matérialisme, d’une machine biologique, certes complexe, mais réductible au fonctionnement de ses organes, de ses cellules, de son code génétique et finalement de sa biochimie.

 

Vision étriquée de l’humain. Chaque époque produit un discours dominant auquel une grande partie des contemporains adhère très naturellement, sans aucune distance. Le temps passant, vient une nouvelle ère et l’on remplace les certitudes d’antan, désormais obsolètes par d’autres certitudes, avec la même conviction d’un progrès décisif, conviction bien naïve tant elle est régulièrement démentie par les faits. Il en va ainsi de notre époque, qui adhère à une vision étriquée, sous-produit de la science du XIXème siècle, mécaniste, déterministe, matérialiste. Alors qu’entre-temps, la physique quantique est venue bouleverser une vision aussi simpliste, (à la fin du XIXème siècle, on avait envisagé de fermer le bureau des inventions de Berlin, au prétexte qu’on aurait à peu près tout découvert de ce qu’il y avait à savoir, ceci juste avant les découvertes d’Einstein, de Planck, de Bohr, qui allaient complètement révolutionner la physique!).

(D’après la réaction de thioly@free.fr, à la suite de l’entretien dans Philomag : « Les prophéties de Yuval Noah Harari »

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NOTES

1-Les transhumanistes pensent que les biotechnologies, nanotechnologies, et d'autres technologies rendront possible une nouvelle forme d'Humanité qui, paradoxalement, sera composée d'autre chose que d’humains.

La transplantation des identités humaines dans des superordinateurs (ou, symétriquement, l'intégration de facultés artificielles surdéveloppées dans des corps humains) impacterait à la fois les domaines culturels, créatifs et décisionnels.

2-Peu importe que certains pensent qu'il y ait quelque chose en moi qui « décide » plus rapidement que j'en ai conscience.

N.Hanar

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IA

Qu’est-ce que la confiance ?

 

L’étymologie du mot confiance, «cum fides», révèle des liens avec la foi, la fidélité, la confidence, et la croyance. ». Pourtant, ne nous fions pas trop aux dictionnaires. Bien que la confiance soit « une espérance, qui porte sur quelque chose qui ne dépend pas de nous », (Comte Sponville), elle n’a rien de commun avec la foi, celle en Dieu des croyants, en Autrui pour les humanistes ou la foi de ceux qui savent, avec certitude, que tous les liens de causalité sont simples et connaissables en raison. La foi, comme la croyance, s’apparente à l’abandon au moins partiel du libre arbitre, alors que la confiance suppose l’exercice de la volonté, à partir d’un jugement raisonnable, même s’il n’est pas entièrement de raison.

Avoir confiance, c’est parier sur ce (et ceux) que l’on ne connait pas, dans l’espoir, sans véritable preuve, d’un effet qui nous soit favorable et, en même temps, parier, avec optimisme, sur la prédominance de l’empathie dans les relations humaines, qui, tous deux, compenseront la part d’incertitude que comportent les phénomènes du monde et les réactions humaines, Et c’est ce qui permet d’accepter le risque d’agir,

Ce pari sur les conséquences et les comportements attendus, «ne peut s’exiger ni se décréter » (G. Simmel), il dépend de la volonté de chacun. Et comme tout pari, il n’est pas certain d’être gagnant, et même, contrairement au pari de Pascal, il peut être perdant !

 

D’où peut provenir cette capacité à « faire confiance » ?

Les membres d'une même communauté et les individus ayant des centres d'intérêt communs partagent nombre de croyances communes. Parce qu’ils pensent avoir, dans les grandes lignes, la même vision du monde. De sorte qu’ils pensent pouvoir se fier à ces personnes, leur confier des confidences, et adopter, avec fidélité et sincérité, les mêmes objets de transcendance.

A l’origine de la confiance se trouvent les premiers instants de la vie d'un individu, alors qu’il dépend encore de son entourage. L’enfant n’a pas d’autre choix que de se fier à ses parents. Et, plus tard, les parents seront bien obligés, et de faire confiance à l’enseignement qui sera dispensé aux enfants, tout en ayant un tant soit peu confiance dans la société dans laquelle ils vivent et dans les personnes qu’ils fréquentent. Société qu’ils pensent bonne, ou au moins la pire de toutes à l’exclusion de toutes les autres, et qu’il y a donc plus d’avantage que d’inconvénients à en maintenir les institutions, quitte à se défier des hommes politiques. Même si : « Celui qui vote «donne sa faveur, jamais sa confiance » (Rivarol-au 18e siècle).

Comme le dit le dicton : »Faire confiance à un homme politique, c’est comme faire confiance à un ivrogne en lui confiant la surveillance de sa cave à vins ! ».

 

Philomag, dans son numéro consacré à la confiance, cite le témoignage d’une femme marquée, dans son rapport à la confiance envers les hommes, par les tromperies de son père qui collectionnait les maitresses.

La philosophe Gloria Origgi en conclut: “ On entre dans la vie immergé d’emblée dans des relations de confiance. Dans le cadre familial, entre des enfants et des parents, la dimension émotionnelle est naturellement plus forte que les autres. C’est à partir d’elle que le lien de confiance se crée, et il sera d’autant plus difficile à remettre en cause qu’il est primordial. Ceci explique qu’un enfant battu ou trompé puisse malgré tout, contre l’évidence, avoir confiance dans l’amour de ses parents.

Et pourtant, finalement, cette explication de l’origine de la confiance, la fonde sur un lien de subordination, voire une relation fondée sur une contrainte, dont l'intensité peut être variable. Elle peut même être le fruit d’une manipulation, un conditionnement de l'opinion. Mais subsiste ainsi la possibilité d’une part de méfiance ou de défiance parce qu’il n’y a pas de choix volontaire: ce ne sera pas (contrairement à la foi), une confiance aveugle. - D’ailleurs, peut-on avoir une confiance aveugle en l’homme, puisque les aveugles préfèrent suivre un chien ! Parce que, même aveugles, ils voient la vérité en face.

 

En fait, il n’y a pas de vie sociale possible sans qu’il y ait un minimum de confiance entre les individus.

Le fondement d'une communauté politique démocratiquement organisée, c'est la confiance du plus grand nombre envers les institutions et le système de croyances qui en assure la légitimité. Ce qui vient immédiatement à l'esprit est la monnaie; qui nécessite la confiance dans les institutions qui garantissent la valeur scripturale établie sur chaque billet. Ce qui vaut pour les écritures numériques, et les crypto-monnaies. Nous avons confiance dans le fait que quelques grammes de métal, un morceau de papier sans valeur, voire une simple ligne d’écriture informatique, valent 100 euros ! 

Nous avons confiance dans les banques, alors que, chez eux, les stylos sont toujours attachés.

Mais cette confiance n’est pas absolue :  les produits spéculatifs parasitaires, (les "produits dérivés"), la dérégulation bancaire, créent une perte de confiance, base de ce qu'on appelle les mouvements populistes, des communautarismes qui suscitent à juste titre de la méfiance.

Toute confiance s’accorde en comparaison de ce dont on se méfie ou se défie : c’est un pari !

 

Parce que la confiance se mérite, elle s'épanouit là où se reconnaît l'honnêteté que suppose la responsabilité, la clairvoyance que requiert le débat contradictoire, la droiture qu'exige une stratégie fondée sur l'analyse à long terme des évolutions, malgré aussi une part d'égoïsme assumé, car il est normal de penser aussi à soi, ce que seule une attitude empreinte d'hypocrisie peut vouloir cacher. Mais en aucun cas, la confiance ne peut être réclamée par des dirigeants qui se mettent au service d'intérêts financiers spéculatifs et d'aventures militaires impérialistes, choses dans lesquelles les populations n'ont rien à gagner mais tout à perdre. (J.Luc)

 

André Tubeuf utilisait une image pour décrire l’apparition de l’Autre: l’individu est comme un paysage, calme, équilibré, lorsqu’y survient cet événement, ce « surgissement inouï qui bouleverse l’image du monde », l’apparition de l’Autre. Comment se comporter face à cet événement?

 

-Avec confiance en intégrant l’autre en soi, en acceptant de changer notre perception du monde pour une conception commune de la réalité, en fonction de la modification du paysage qui s’est effectuée.

Ainsi les valeurs, comme celles liée à la famille, au travail, au bonheur, à la tolérance, au vivre ensemble, ne sont plus perçues comme s'imposant de l'extérieur, mais comme faisant partie de nous.

 

-Avec défiance, qui est une connotation de la prudence: on a confiance avec prudence, en doutant encore… La défiance n’est pas le contraire de la confiance, mais une confiance prudente et avisée (Tavoillot). Hobbes considérait, contrairement à Aristote, que l’homme n’est pas sociable par nature et qu’aucune confiance ne naît spontanément de la supposée entente fondée sur l’empathie entre les membres d’une société. Il faudra un contrat basé sur la toute-puissance acceptée du souverain qui « corrigera la méchanceté de la nature humaine ». C’est la confiance mise dans l’autorité du souverain qui permettra la vie en commun. Mais une vie en commun  où, selon Jean Luc, « l’échange prime sur le rapport de force et le rapport hiérarchique, [et] où l’égoïsme de chacun  se trouve tempéré par l’avidité de tous, où la compétition, l’initiative rationnelle et l’esprit de responsabilité sont le socle d’une société où la liberté de poursuivre son propre objectif  est le principe de base, société où selon une formule demeurée célèbre: les vices privés  forment la vertu publique.».

 

-Avec méfiance, qui fait qu'on ne se fie pas du tout. Hobbes, toujours, raisonne par l’absurde en imaginant ce que serait une « société de méfiance », qu’il appelle l’« état de nature » : tout le monde se méfie de tout le monde ; rien n’est stable ; la peur est permanente. Cette peur rendant impossible une vie en commun sereine, l’homme va inventer la confiance et le contrat qui va avec. Toute notre existence ne s’est en effet élaborée que parce que l’on s’est confié : à nos parents, à nos maîtres, à nos amis, à notre conjoint… tous ceux qui nous permettent d’être nous-mêmes. Sans doute, certains nous ont-ils déçus, voire trahis, mais sans eux nous ne serions pas et notre existence serait impossible sans la confiance. Même si cette peur sera constamment utilisée par les politiques pour justifier de leurs pouvoirs et des décisions qui en résultent.

 

Pierre-Henri Tavoillot : « Comme l’écrit le Littré: « La méfiance fait qu’on ne se fie pas du tout ; la défiance fait qu’on ne se fie qu’avec précaution. Le défiant craint d’être trompé ; le méfiant croit qu’il sera trompé. » [ ] « En temps de crise, ce n’est pas la confiance qui disparaît, c’est la défiance qui s’accroît. Mais si la méfiance advient, alors la fin est proche ».

 

Pour Hume, au contraire, l’amour supplée au contrat social et nous sommes enclins à vivre en société parce que nous avons connu cet état au sein de notre famille, dans laquelle il n’est même pas besoin de confiance : on s’aime ! Pour la confiance, Hume prend l’exemple de deux rameurs : si je suis avec un étranger dans une barque et que nous avons chacun une rame, au bout de quelques coups de rames, nos mouvements s’harmonisent. Il y a un ajustement des comportements afin d’avancer ensemble. C’est une sorte de convention tacite utilitariste avec l’autre, parce que je me rappelle les bienfaits de la coopération familiale. J’ai confiance en l’autre parce qu’il va comprendre où est son/notre intérêt, elle sera donc réciproque.

 

Gloria Origgi : « Il existe un rapport d’utilité dans la confiance. Elle serait la disposition à croire que la personne en qui je fais confiance a intérêt à prendre en compte le mien. Sans cet intérêt, la confiance serait irrationnelle, comme la foi. Mais [ ] il apparaît clairement dans la politique que la confiance est une relation asymétrique : il faut faire confiance à l’élu pour qu’il nous représente. Mais le risque serait alors de penser que ceux qui nous gouvernent décident du cours de notre vie sans en assumer eux-mêmes les risques. Si cette asymétrie est trop grande, la confiance disparaît au profit de la défiance.

Lors de la crise du Covid-19, il fallait faire confiance aux experts pour décider de nos mouvements, de nos pratiques, de notre vie, bien que leur pouvoir ne soit pas issu d’un vote. [ ] Je ne fais plus confiance aux chats depuis que la Covid est par minou ! Nous pensons ainsi avec une certaine naïveté vivre en démocratie dans une société de confiance. Or si un socle de confiance est nécessaire pour permettre les interactions, la méfiance raisonnée est aussi requise. Le vote n’est pas un blanc-seing. La relation avec nos élus doit pouvoir être réévaluée. Cette dialectique entre confiance et méfiance assure la vitalité démocratique. » 

 

Au fond, peut-on vraiment limiter la confiance à n’être fondée que sur la raison, que sur l’utilité ou que sur l’émotion ?

-Parce que, notre « esprit critique », n’est qu’un ensemble «référentiel» de croyances, éprouvées, expérimentées ou apprises, auxquelles nous faisons confiance, et qui nous servent à délimiter la validité de nos décisions et de notre action, afin de pouvoir  agir (pari) et d’éviter aussi bien le manque de confiance (scepticisme de la raison) que son excès (crédulité des sentiments). 

-Et parce que, dans une relation de confiance, on s’engage tout entier par un dévoilement de soi, un abandon de son intimité par une communication de ses pensées les plus secrètes. Alors on ne voudrait pas passer pour naïf, sot ou crédule ; si la confiance accordée venait à être trahie, d’autant qu’elle s’accompagne du sentiment d’investir l'autre de la responsabilité de ne pas nous décevoir.

Encore Gloria Origgi dans Philomag n°142: “L’amour repose sur un pacte de confiance implicite”. On prend un risque en s’abandonnant à une personne que l’on ne connaît pas, en sachant le pouvoir qu’on lui donne sur nous, le mal qu’il peut éventuellement nous faire. Si je fais confiance à quelqu’un, j’ai une certaine motivation à croire à son honnêteté. Je prends un pari sur cette personne. J’espère que l’autre me reconnaisse dans le geste d’abandon que je lui témoigne, sans qu’il n’ait jamais explicitement demandé de lui faire confiance. Par exemple, ma femme m’avait dit qu’elle passait la nuit chez sa sœur, alors que c’est moi qui avait passé la nuit avec sa sœur !

 

A qui fait-on confiance, lorsque nous ne pouvons pas, la plupart du temps, contrôler directement la fiabilité des instances, des informations et des personnes à qui nous l’accordons, faute d’autre chose de préférable? De même que nous ne soupesons pas rationnellement la vraisemblance de tout témoignage avant d’adhérer à son contenu, nous sommes rarement en situation de choisir à qui ou à quoi accorder notre confiance.

Sans faire confiance de manière courante, impossible de quitter son lit le matin, sans ressentir une angoisse indéterminée.

Selon la thèse de Niklas Luhmann (sociologue allemand): la confiance est un mécanisme de réduction de la complexité sociale qui interroge les liens complexes qui unissent confiance, suspicion et socialité: « le monde est trop complexe : il contient plus de possibilités, un potentiel d’évènements indéterminés, que ce à quoi le système peut réagir tout en se conservant ». Par exemple : faire confiance à la nourrice à qui je confie mes enfants implique une suspension mentale des faits contrariants qui pourraient, du fait de cette même nourrice, advenir à mon enfant. La complexité désigne bien ici l’ensemble des possibilités objectives et imprévisibles auxquelles je ne peux pas faire face. La confiance neutralise la complexité du réel sans l’annuler puisqu’il est toujours possible que ces évènements adviennent malgré ma confiance, mais elle neutralise l’incertitude et les virtualités inquiétantes, ce qui constitue un point d’appui pour l’action.

Mais la confiance est bel et bien un pari, investissement risqué: faire confiance, c’est toujours « aller au-delà des faits ».

 

Alors, donner sa confiance, est-ce se mettre soi-même en danger ou, au contraire, s’offrir la possibilité de vivre une relation plus sereine avec le monde, de fonder le lien social, sachant que le résultat de ce pari ne puisse jamais être tenu pour acquis, comme le montrent ceux qui ont été trompés. De ce fait, nous oscillons en permanence entre confiance et défiance, et il est rare que notre vigilance soit tout à fait endormie. 

 

D’abord, nous avons besoin de connaître au plus juste, l’intérêt que celui à qui nous accordons notre confiance pourrait avoir à nous nuire ou à nous mener en bateau.

Nous connaissons les travers de nos parents ou amis, et peu le milieu de la politique, et ses représentants, les responsables économiques ou les experts scientifiques, qui nous sont étrangers, mais nous avons souvent expérimenté, de tous ceux-là, les erreurs, l’incompétence, les manipulations, les promesses et les mensonges.

Gloria Origgi : “La confiance, c’est le contraire de la promesse. [ ] J’ai confiance que le pont sur lequel je traverse ne va pas s’effondrer.[ ] Je pense que le monde va être celui auquel je m’attends, je lui accorde une certaine fiabilité. La confiance est comme un investissement, et sous cette forme, c’est le contraire de la promesse. Si je promets, j’ai des obligations morales vis-à-vis de vous. Si je vous fais confiance, c’est vous qui avez des obligations morales vis-à-vis de moi ».

 

Jadis, la vie dans une tribu, un village, une petite ville, tout le monde connaissait tout le monde ; la question de la confiance était donc comme réglée d’avance. Et l’étranger était considéré comme imprévisible et indéchiffrable. « Méfie-toi des étrangers ! »Depuis, les structures de ce monde stable ont été ébranlées. Il est désormais courant d’habiter dans un lieu où l’on n’a pas de racines ou dans l’anonymat d’une grande ville. Beaucoup de familles ont éclaté et chacun correspond en permanence via des mails, des SMS et les réseaux sociaux avec une multitude de personnes très éloignées, ou non, parmi lesquelles des sites d’information dont certains, tenus par des influenceurs, souvent mal intentionnés à notre égard.

Or,  si je vis dans une société où tout le monde se méfie de moi, je ne ferai confiance à personne.

Le patron doit commencer par donner sa confiance à ses employés, s’il veut que ceux-ci lui soient loyaux à leur tour. De même, le professeur doit faire confiance à ses élèves, le parent à ses enfants.

 

Ce qui, selon le philosophe Mark Hunyadi, fait de la confiance « le lien social le plus élémentaire”. La pandémie, nous a montré que la confiance innerve l’ensemble de nos relations. Elle n’est donc pas simplement un rapport au risque, comme voudrait le faire croire la pensée économique dominante, mais bien un rapport au monde. Nous nous sommes mis à craindre le contact avec les objets, avec les personnes. Nous nous sommes défiés des dirigeants et des institutions. L’événement a révélé, par la négative, combien la confiance était, en temps normal, constitutive de notre relation au monde, et que le confinement était une situation insupportable. Nous avons compris l’enfer que c’était de vivre sans les autres.

 

Aristote définissait l’homme comme un animal naturellement politique, inséré dans des rapports sociaux. Mais les penseurs modernes, ont fait de l’individu un être qui se veut autonome, souverain, construisant ce qu’il est et ce qu’il devient, l’existence précédant l’essence. D’où la promotion contemporaine de la confiance en soi.

 

Ce qui fait de la confiance, selon Russell Hardin, un alliage d’utilitarisme, de rationalisme et d’égocentrisme. Je ne fais confiance que si je pense savoir comment l’autre va se comporter à mon égard, parce que la seule chose qui m’intéresse chez l’autre, c’est sa motivation à agir dans mon intérêt. Du coup, on ne peut pas faire confiance à un gouvernement, ne sachant pas si ses membres sont tous motivés à me faire du bien.

 

De toute façon, si l’on savait tout, il n’y aurait pas besoin de confiance. Or, dans nos sociétés complexes, il y a de plus en plus d’incertitudes, et la confiance est ce qui pallie au déficit d’information.

Par exemple, je fais confiance à EDF pour entretenir la centrale nucléaire à côté de chez moi ou au pilote d’un avion pour ne pas faire d’erreur de pilotage.

Si vous n’êtes pas vous-même mécanicien, vous devez faire confiance (ou non) au vendeur d’une voiture d’occasion. De même, je fais confiance à mon médecin. Je lui ai demandé : vous ne vous trompez jamais de diagnostic ? Il m’a répondu : Jamais, madame.

Cela montre assez que la confiance est, ici, une affaire de pari sur la prise de risque. Je fais confiance lorsqu’il y a un risque que je pense calculable et qu’il est plus avantageux pour moi d’accorder ma confiance que d’essayer de réunir une information complète, difficile à obtenir.

Ce qui permet à Mark Hunyadi de proposer une théorie de l’action humaine en général: toute action humaine a une structure d’attente. Quand je fais quelque chose, il ne suffit pas que je veuille le faire, encore faut-il que je puisse m’attendre à ce que le monde se comporte d’une certaine manière.

Nous ne pourrions pas faire 100 mètres sur une route si nous n’avions pas confiance dans le comportement des piétons et des autres automobilistes. Je ne calcule pas le risque que le conducteur d’en face se déroute et qu’il y ait une collision frontale, je lui fais confiance en le croisant. Je fais comme si l’autre n’allait pas se dérouter, c’est pourquoi la confiance repose sur un « faire comme si », donc un pari sur les comportements attendus.

En dépit de ce que nous savons que c’est toutefois possible. Cela fait de la confiance est un rapport pratique au monde, c’est-à-dire à l’environnement matériel, aux autres et aux institutions.

 

Mais si elle permet de tenir ensemble, elle est aussi principe d’incertitude. La promotion contemporaine de la confiance en soi, dont l’esprit du temps, certaines psychologies et philosophies, ont fait une vertu, une force et la publicité un produit marketing, révèle par contraste la fragilité des individus. Car, en donnant ma confiance, je me mets dans un état de vulnérabilité, et dans celui d’une obligation, parce qu’elle nécessite de se fier à des institutions difficiles à comprendre et face auxquelles on peut se sentir désarmé. L’appel à la confiance en soi serait une manière de pallier notre impuissance, de combler le défaut de pouvoir tabler sur la fiabilité du monde. 

La confiance se donne sans assurance, mais se retire si elle est déçue. La confiance s’inspire ou se perd, ce qui en fait une disposition hésitante mais libre, fragile et néanmoins éclairée. C’est un pari, une prise de risque, qui pallie au déficit d’information, fondée sur l’attente à ce que le monde se comporte d’une certaine manière.

Faire confiance revient à faire un saut dans l’inconnu mais pas un saut dans l’absurde.

N.Hanar

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confiance 2020
Ancre 1
sacrifice

L’esprit de sacrifice est-il une manifestation d’altruisme ou d’égoïsme ?

 

Quelle est la question qui nous est posée ? Serait-ce , une fois encore, la nécessité d’opposer deux notions ?

L'esprit de sacrifice, ce qui, à partir de sentiments, mais aussi de raisons logiques, oriente le sens de l'action d'une personne ou d'un groupe humain, est-ce une disposition à renoncer à ses propres intérêts au bénéfice d'autrui, à faire passer ses propres sentiments et préférences après ceux des autres ?

Ou, au contraire, l'esprit de sacrifice est-il un état d'esprit mettant en avant la primauté égoïste de la recherche exclusive son plaisir et de son intérêt personnels, par la reconnaissance de sa valeur, au moyen d’une action fatale, létale, mais pleine de sens pour soi ou pour les autres, suscitant la gloire, l’admiration voire l’adoration, plutôt que  de se contenter de la continuation banale ou quelconque de son existence ?.

 

Sacrifier vient du latin sacer facere  qui veut dire «rendre sacré». C’est un rite marqué par la destruction d'une offrande, un don fait à quelque chose ou quelqu’un, par amour ou par respect, et dont on attend quelque chose en retour. Le sacrifice met en lien, les deux pôles opposés du sacré et du profane.

 

Un «sacrifice» c'est l'abandon d'une valeur moins grande pour le bénéfice d'une valeur plus grande. D’autre part, l'altruisme jauge la vertu d’un homme par le degré avec lequel il abandonne ses valeurs, y renonce ou les bafoue, contrairement à ce que ferait un égoïste. Or, prenons l’exemple d’un homme qui doit dépenser une somme importante pour sauver la vie de sa femme malade, et qu'il se rend compte qu'avec la même somme, il pourrait sauver dix autres vies. Si l’altruisme est le principe moral d’action, alors le mari devrait sacrifier son épouse pour le bénéfice des dix autres vies. Donner une valeur supérieure à la survie de son épouse, est-ce seulement un geste égoïste, déterminé par la recherche du bonheur personnel du mari ?

L’amour, et même l'amitié ne seraient-elles, que des valeurs profondément personnelles et égoïstes, par la joie que procure la simple existence de ceux que l’on aime ? Cela signifierait que l'on est indifférent à ce que l’on valorise par égoïsme (son épouse), et même indifférent à la valeur par altruisme des « dix autres vies », parce que, dans les deux cas, seul ce qu’on en retire pour soi serait important ! Tout sacrifice alors serait égoïste et indifférent à l’altruisme! (1)

 

Pourtant, il faut bien prendre une décision. Serait-elle différente si l’on est « habité par l’esprit de sacrifice », serait-elle altruiste ou égoïste ? 

Prenons l’utilitarisme, qui désigne toute doctrine qui fonde ses jugements de valeur sur l'utilité, et qui est définie, chez la plupart des utilitaristes (Bentham, John Stuart Mill), comme ce qui contribue au bonheur du plus grand nombre. Selon Comte Sponville, « rien n'exclut qu'un utilitariste se sacrifie pour les autres, s'il considère que la quantité globale de bonheur en est augmentée. On ne se sacrifie, ou on ne sacrifie pas inutilement, sans avoir le sentiment que le bonheur de l'humanité en soit au moins possiblement, augmenté. C'est que le bonheur est bien autre chose que la satisfaction des instincts ou des appétits ».  Dans cette optique, on retire du bonheur égoïste pour soi, en même temps que du bonheur pour les autres ! Ce n’est pas une réponse qui établit une différence notable entre les deux termes !

 

On obtient la même absence de réponse à cette sempiternelle question de l’opposition de deux termes, lorsque Hobbes, expose que les hommes sont mus par l’appétit et le désir, ce qui génère une guerre de tous contre tous. Mais l’homme étant également animé par son souci de conservation, il accepte de remettre tous ses pouvoirs à un souverain qui assurera ainsi la paix collective. La sécurité est assurée par le sacrifice des libertés. Tous les fondateurs de nos sociétés à partir de l’hypothèse d’un « état de nature », Rousseau, Locke, etc…, en arriveront au sacrifice des libertés afin de permettre une vie sociale en paix : est-ce là un « esprit de sacrifice » égoïste ou altruiste ? Chacun, comme tous, en bénéficient !

 

L’individu, celui qui devra agir, décider, choisir, est le fruit d’une éducation, d’un conditionnement, déterminant les repères (lois, religions, morales) et leur interprétation (interdit, permissivité).

Que ces repères soient humains, divins, ou des valeurs absolues, leur application implique toujours le renoncement à d’autres repères qui sont sacrifiées (l’instinct, la bestialité, certaines valeurs sociales).

Tout choix suppose un acte de volonté, après avoir considéré plusieurs possibles, mais seulement, comme le rappelle Aristote dans son Ethique à Nicomaque, " sur les choses qui dépendent de nous ". Par le sacrifice, je choisi ce que je sacrifie et j’attends un résultat en retour.

Or, c’est même souvent avec la sensation douloureuse d’aller contre soi-même qu’on se décide. Choisir,  c’est prendre le risque de se tromper, assumer quelque chose d’incertain, tout en voulant respecter autrui, ce qui borne la liberté d’action.

Choisir, c’est abandonner tous les autres possibles : le choix se fait en sacrifiant ce qui est rejeté. Mais, c’est alors créer un futur. Le choix est le passage d’un passé fixé une fois pour toutes vers un avenir indéfini. Chaque choix nous crée. D’où l’angoisse : oser exister est dangereux !», nous dit Sartre. Par exemple, dit-il, une situation paraît intolérable pour des gens qui se sentent opprimés et qui se révoltent. Or cette situation n'est peut-être pas intolérable en soi, mais elle le devient parce que l'homme lui a conféré ce sens intolérable, par sa révolte même,  alors qu’un autre homme pourrait, considérer cette même situation comme « normale » et acceptable. Ce sont donc mes décisions qui donnent sens aux situations.

 

Pour Albert Camus « L’homme révolté est l’homme situé avant ou après le sacré ». C’est lui, qui « fait le sacré » (sacer facere), pour « revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines, c’est-à-dire raisonnablement formulées ». Camus est né dans une époque d’exaltation du sacrifice, qui fait passer le profane au sacré, valorisé aussi bien par un certain discours religieux que par les appels patriotiques. Il a connu le siècle du sang versé et des ivresses de destruction, qui s’accompagne du courage du don de soi, de la générosité des résistants ou de révolutionnaires avides de fraternité. L’ambivalence inscrite au cœur de l’élan sacrificiel appelle donc, à un « ordre humain où toutes les réponses soient humaines ». Camus réfléchira aux Justes, au Premier Homme, à L’Homme révolté, des exemples incomparables au service du bien commun. Leur abnégation est un sacrifice total au bénéfice d'autrui, de ce qui est pour soi l'essentiel

 

L’évolution se faisant en transgression ou dépassement des limites, toujours, certains individus ont assumé ce rôle social de transgresseur, comme le prêtre ou le sorcier, l’artiste, le comédien, le philosophe ou le fou.

 

Dans La violence et le sacré (1972) René Girard revient sur ce qui menace le plus dangereusement  toute société, c’est la violence réciproque (toute vengeance engendre une contre-vengeance). Dans le rite sacrificiel, la violence de tous contre tous se résout dans la violence de tous contre un. Autour de la victime sacrifiée se reforme  l’unanimité de la collectivité apaisée par cet exutoire. Se produit ainsi une solidarité dans le crime. Le sacrifice du bouc émissaire apaise les pulsions agressives des hommes. Plutôt que d’actes égoistes ou altruistes, il s’agit plutôt de la pratique de ce "Pharmakos", à la fois  poison et  remède.

 

De plus, selon Anne Dufourmantelle, sans la possibilité du sacrifice individuel, que ce soit sous la forme d’un acte héroïque ou d’une résistance quotidienne, [de ceux qui ont l’esprit de sacrifice], un horizon de totalisation et de fermeture se dessine inéluctablement. A quoi Jan Patočka (1) ajoute ( Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire), que donner voix uniquement à la “valeur du jour”, prépare un monde totalitaire. A contrario, le sacrifice crée “l’événement”, il scinde le temps humain, historique en deux, définissant un avant et un après. Et, après avoir été traversé, par un choix sacrificiel, il inaugure de la nouveauté.

Cependant faire du sacrifice une valeur en soi reste bien entendu très risqué. C’est un concept ambivalent: une différence ténue distingue le sacrifice du renoncement. Le renoncement est une abdication par rapport au désir, il clôt un espace. Le sacrifice, lui, inaugure un temps nouveau, et donne au sujet une envergure, même s’il ne la recherche pas. Ainsi, même égoïste, il se révèle altruiste.

 

La démocratie se sert du fanatisme religieux, un sacrifice morbide, comme alibi de son modèle de gestion de l'“ordre des choses”, afin d’e contrarier tout changement de référentiels. Pourtant, quand d’autres valeurs, collectivistes et politiques, sont placées au-dessus de l’être humain, celles qui ont pour nom Démocratie, Patrie, Foi, Nation, le sacrifice à ces idoles constitue déjà un crime contre « l’humain », puisque aucune valeur ne peut se situer au-dessus de la vie humaine (pour qui seraient ces valeurs, s’il n’existait plus d’humains).

Le sacrifice pourtant, contient la notion d’un consentement à perdre, avant même d’être certain de pouvoir fonder une réalité nouvelle. Ainsi, lorsque l’on dit sacrifier sa vie, on sacrifie d’abord sa mort. Car si l’on parvient à ce point de détermination, ce qu’on sacrifie n’a de plus vie que le nom. En témoignent les héros de guerre, à la fois héros et victimes d’une histoire singulière et collective: leur sacrifice ouvre un accès vers une humanité majeure. Ils donnent non leur vie mais se donnent corps et âme pour une certaine idée de la vie, afin de rappeler qu’humain, nous ne le sommes pas à n’importe quelle condition.

Le sacrifice permet, en effet, de sortir d’un axe profane, un évènement, un personnage ou une date, pour les placer dans l’exception et permettre d’inaugurer un autre monde et un autre regard. Or aucune société ne peut vivre uniquement dans un ordre profane, sans repères sacrés, sans part d’ombre et sans risque.

Ni renoncement ni soumission, ni résignation, le sacrifice est un acte de désobéissance aux règles de la civilité et du droit, sans faire le deuil de toutes les alternatives.

 

Qu’est-ce qu’un héros ? Les héros et les héroïnes sont des personnages fictifs, ou réels, dont les exploits sont contés, chantés, dans des légendes, des mythes et des livres d'histoire.

Au Moyen Age, l’accent s’est porté sur des valeurs humaines comme le courage, servant de modèle et menant à l'admiration des populations. Le héros pouvait être réel (bien qu’idéalisé) ou  fictionnel (Roi Arthur, Siegfried, Robin des Bois, Le Cid, Roland, Jeanne d'Arc), mais toujours incarnant un idéal de force d'âme, d'élévation morale, parfois une grande abnégation, de la bravoure et un grand esprit de sacrifice.

Donc toujours, un personnage exceptionnel, au-dessus du comportement de l'humanité ordinaire, mais de plus en plus proche du réel, afin de servir d’exemple réaliste à l’histoire passée ou à venir, d’une société donnée, ainsi qu’aux individus qui la constituent. (Jean Moulin hier, Arnaud Beltrame aujourd’hui)

Par leurs actions, qui s’inscrivent dans l’histoire, ou dans l’actualité, ils sont censés montrer à tous, comment il convient de se comporter. Même lorsqu’il ne s’agit que de héros du jour, voire d’un seul jour.

Le héros manifeste l’économie de donner des explications complexes aux valeurs qu’il convient de respecter, en simplifiant l’accès aux références, aux conditions et à la nécessité des comportements humains qu’elle soutient. Ce qui est comparable à la fonction du « sacré », avec le risque éventuel d'enfermer le groupe dans un culte du passé ou dans celui d’un homme providentiel, par l’oubli de soi et le sacrifice ».

 

C’est parce qu’il y a des héros que nous savons que nous ne sommes ni des bêtes, ni des machines », écrit le philosophe Robert Redeker. Ces hommes et ces femmes se sentent liés à quelque chose de plus élevé qu’eux-mêmes, savent faire primer le bien commun sur leur intérêt individuel.

Le héros est celui qui fait passer l'autre avant lui, « le héros nous rappelle que parfois, autrui compte plus que moi ». Par son exemple, il nous rattache à l'humanité, celle à laquelle nous appartenons et celle qui nous habite. Quasi divinisé surtout après sa mort, afin de rétablir l’unité de la société, il résout une crise, non en transformant le tous contre tous, en un tous contre un, comme le fait le bouc émissaire, mais en le transformant en un tous pour un ! Ils nous permettent d’accepter la condition humaine, avec ses petites lâchetés, voire de nous transcender, lorsqu’il faut faire face.  (2)

Ce qui rejoint l'idée du héros qu’avait Hegel. A certains moments, il y a quelqu'un qui représente la nécessité de la raison pour changer les choses. Les ruses de l'Histoire font croire que c'est quelqu'un qui provoque le changement. Mais c'est simplement que les hommes ont besoin de figures pour incarner les évolutions.

Ainsi, les héros pensent servir leurs intérêts propres par leurs actes, alors qu’ils ne font que servir les desseins de la Raison, qui dépasse les intérêts « égoïstes » individuels. (3)

 

En conclusion - L’Iliade rapporte l’histoire du roi Agamemnon qui choisit le sacrifice de sa fille Iphigénie afin que des vents favorables soufflent pour les bateaux de son armée sur la route de Troie. Cette décision résulte d’une logique qui permet de la justifier : elle peut être comprise par les autres, l’armée, le peuple, les dignitaires, etc… et on pourra même lui reconnaître, à la suite de ce geste, la grandeur de celui qui sacrifie tout au devoir d’État, qui sacrifie l’individu au général.

De l’autre côté, l’Ancien Testament raconte l’histoire d’Abraham, appelé par Dieu à sacrifier son fils unique. Seul, incompris des autres, il n’obéit pas au devoir mais à un absolu qui se situe au-delà du devoir, et en cela Abraham fait l’expérience de la solitude absolue du croyant. Selon Derrida, parce qu’il n'en dit rien à personne, ni à sa famille, ni à son entourage, il s’est dégagé de tout échange avec autrui, de toute obligation liée aux rapports sociaux, économiques, symboliques et culturels. Alors, ce don de ce qui n'a pas de prix (la vie de son fils bien-aimé), ce sacrifice absolu est indéfendable. Il ne peut être justifié à l'égard de personne, pas même de Dieu. C'est un don, un devoir absolu, inconditionnel, au-delà du calcul.

Les actes d’Agamemnon et d’Abraham sont les mêmes mais différents : dans un cas, l’individu se dissout dans le général ; dans l’autre, l’individu s’affirme comme individu, au-delà du général qui ne peut pas le comprendre.

Peut-on qualifier ces « esprits de sacrifice » d‘égoïste ou d’altruiste, alors qu’ils ne manifestent que la particularité de vies, de ceux qui veulent leur donner un sens à la fois humain, personnel, mais aussi et « en même temps », altruistes et universel?,

N.Hanar

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NOTES

1-Exemple tiré d’un, texte de Ayn Rand, philosophe objectiviste (la réalité existe indépendamment de l'esprit de l'observateur) mais questionné différemment par rapport à ses conclusions !.

-Jan Patočka, philosophe tchécoslovaque du 20e siècle qui s'intéresse à la phénoménologie et l'oriente dans une voie entre la suspension du jugement (philosophie asubjective). Le sage ne doit pas donner son assentiment de façon précipitée à chaque représentation qui se présente à lui en lui donnant son approbation.

2-L’acte d’héroïsme est le fait de celui qui se pose en victime expiatoire, ainsi quasi divinisé surtout après sa mort, afin de rétablir l’unité de la société soumise à la morale sacrificielle. Il incarne dans un certain système de valeurs un idéal de force d'âme et d'élévation morale en faisant preuve, dans certaines circonstances, d'une grande abnégation, en étant capable des vues les plus élevées, transgressives par son sacrifice, lorsque les autres se résignent.

3-Toute morale est constituée de « l’ensemble des règles de conduite considérées comme bonnes dans le cadre d’une vision sociale de l'action humaine ». Elle est alors soumise au devoir et détermine l’action d’après ce qu’elle définit comme étant « bien », en s’opposant à ce qui est « mal ». Or, la morale peut être différente d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, bien que toujours, les penseurs aient voulu déterminer une « morale universelle ». Par exemple Kant : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ». (3)

Or la morale fait, selon Nietzsche, que l’on culpabilise sur ce que l’on n’a pas fait et qu'on aurait dû faire et de ce que l'on a fait et qu’on n’aurait pas dû faire. On ne s’accepte pas tels que l’on est.

Comme, en allemand, le mot Schuld signifie à la fois dette et culpabilité, mais aussi la faute et la responsabilité, le lien entre les dimensions économique et morale du problème se fait spontanément. Les hommes n’oublient pas. Et plus une civilisation avance, plus ses membres sont interdépendants ; plus les contrats, les engagements, les dettes de toute sorte resserrent leurs filets autour d’eux. L’homme est empêtré dans un réseau d’obligations multiples, envers sa famille, envers son patron, envers sa banque, envers l’État, envers la société toute entière, et moins il y a de jeu et de liberté. Les instincts finissent par succomber.

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choix

A-t-on vraiment le choix ?

 

Poser une telle question présuppose que l'on pourrait répondre qu’aucun choix ne serait vraiment libre, ou que certains de nos choix pourraient être libres et d'autres non, mais tous, jamais. Il nous faudra donc nous interroger sur les conditions d’un choix,  sur l’action qui en résulte, et sur nos libertés.

J’aurais tendance à défendre que nous avons vraiment le choix, mais dans les limites de nos capacités, physiques, cela va de soi, mais surtout de nos connaissances, de nos savoirs, donc de la conscience que nous avons-nous même formé de ce qu’est, et de ce que nous permet le monde (notre Weltanschauung).

 

Un choix résulte de la décision que prend un individu lorsqu’il est confronté à une situation offrant plusieurs options. La question posée ici, est de savoir si cet individu effectue ses choix librement ou s’il est déterminé, ou au moins influencé dans sa prise de décision. Celle-ci s’effectue au cours d’un processus qui se déroule toujours dans un contexte particulier, à la fois extérieur à l’individu (l’environnement, le lieu, le moment) et, en même temps, à l’intérieur de l’individu (sa culture, ses croyances, ses doutes ou ses certitudes, etc…)

 

Parce que nous sommes constamment amenés à faire des choix. Or, si nous avons le plus souvent, le sentiment de choisir librement, ce ressenti, subjectif, correspond-il à une réalité objective ?

Parce que nous avons quand même conscience de quelques-uns des éléments qui ont guidé notre action, nous avons envisagé toutes les solutions, nous avons essayé de nous informer, nous avons même parfois douté de notre première sélection, parce que nous savons qu’il nous est arrivé, par expérience, rétrospectivement, d’avoir regretté l’un de nos choix, en nous disant : "si j'avais su..." , et donc que le sentiment ponctuel de choisir librement, de faire le bon choix, peut-être illusoire.

Et puis, par expérience, nous savons que nous ne sommes pas toujours conscients des conséquences de nos actes qui ne correspondent pas toujours à nos intentions, aussi bonnes soient-elles.

 

Choisir, c’est trancher ! Ce qui peut relever d’une nécessité ou d’une contrainte extérieure. Mais même lorsque le choix est possible, notre liberté de choix est limitée: par le droit, qui délimite la sphère du choix, et des actions, et par ce que nous appelons éthique ou morale, qui sont des modalités d’organisation des actions d’origine humaine, qui encadrent et justifient nos choix.

 

C’est le problème de toutes libertés, limitées par des contraintes, du fait des différents modes de conditionnement de l'être humain par la société dont il dépend, et des lois qui l’encadrent.

Dans le Cid, de Corneille, Rodrigue ne pouvait pas choisir l'amour aux dépens de l'honneur car s'il l'avait fait, Chimène l'aurait méprisé. Il n'était donc pas vraiment "libre de son choix". Perdant/perdant.

Pourtant, en dehors de ces limites, nous avons besoin de croire en notre « libre arbitre », lorsque nous choisissons et agissons, par exemple lors d’un vote politique, du choix d’un partenaire amoureux, d’un métier (la notion de "vocation"), voire d’un objet (une voiture, un smartphone, etc…) Or chaque homme a besoin de croire que ses choix sont fondés sur des critères personnels rationnels. La conviction intérieure d’une liberté de penser, de choisir et d’agir, indépendamment de toute contrainte extérieure est profondément ancrée en chacun de nous.

 

La liberté, de choix, de comportements,  ce n’est pas « faire ce que l’on veut », ce qui correspondrait à la toute-puissance de la volonté de chacun. Car l’être humain est soumis à de nombreuses contraintes à la fois externes (physiques, sociales, politiques) et internes (instincts, habitudes, passions), une complexité dont il lui est difficile d’avoir entièrement conscience, et qu’il lui est difficile, voire impossible, de surmonter totalement de sa propre initiative.

 

Malheureusement, aujourd’hui, une certaine psychologie, dite »populaire », mais surtout commerciale, et utilitariste, prétend aider aux choix auxquels les gens sont confrontés, dans le cadre d’une prétendue aide au mieux vivre, par un « travail sur soi », au détriment d’une analyse structurelle, voire d’interventions sur les structures sociales, les normes comportementales, les usages et les certitudes idéologiques, qui sont la cause réelle de plusieurs problèmes considérés comme individuels, telle la liberté de choix.

 

Cette liberté de choix, par rapport à ce qui influence nos choix, est l’un des problèmes majeur de la philosophie.

Les stoïciens se sont posé la question, lorsqu’ils ont pensé notre liberté d’agir (tout choix se conclut par une action), dans un monde qu’ils pensaient déterminé. Malgré ce paradoxe opposant la liberté et des « conditions extérieures déterministes », [que nous pouvons rapprocher de tout ce qui, de nos jours, influence nos choix, et sur lesquels la « psychologie sociale fait l’impasse], la liberté du stoïcien est d'accepter ce que le déterminisme produit, parce que nos choix, ceux issus de désirs individuels, importent peu, par rapport à l’harmonie nécessaire avec le monde, la nature. Accepter permet de ne pas subir les événements, grâce à notre raison, qui dispose d’un espace de réflexion intérieur, permettant la maîtrise des passions et la compréhension des nécessités du destin (de la Nature). C’est cette possibilité de compréhension qui permet d’accéder à la vie bonne, par le libre choix de ne pas subir, mais d’accepter rationnellement, le destin. Ne pas se choisir, est vraiment un choix.

 

En n’acceptant pas cet « effacement » du désir humain, Saint Augustin, vers 388, fait l'hypothèse de l'existence d'un libre arbitre qui permet d'expliquer l'existence du mal sur terre. Le libre arbitre est un don divin qui offre un l'être humain la capacité de choisir entre le bien et le mal. Ce n'est que de cette manière qu’un choix moral est possible. L’humain peut avoir connaissance de ce qui le pousse à choisir ses actions.

Déjà, pour Socrate, le mal résidait dans l’ignorance : « Nul n’est méchant volontairement. » Le mal vient de l'ignorance. On peut choisir le mal, mais on cesse alors d'être libre car le mal nous asservit.

Le libre arbitre est alors vu comme la faculté de l'être humain à se déterminer librement et par lui seul, à agir et à penser, par opposition au déterminisme ou au fatalisme, qui affirment que la volonté serait déterminée dans chacun de ses actes par des « forces » qui rendent son action nécessaire, sans choix possible.

 

Descartes (1596-1650) a repris cette hypothèse du libre arbitre, selon laquelle nous sommes réellement à l’origine de nos pensées et de nos actes, indépendamment de toutes les forces naturelles et sociales qui s’exercent sur nous. Si, perdus dans la forêt, nous choisissons une direction parmi celles possibles, et que nous nous sommes trompés, nous savons alors qu’il fallait prendre l’autre direction. Rien ne vous permettait de le savoir auparavant. Nous n’aurions donc jamais à nous reprocher nos choix en ressassant vainement le passé. Mais nous pouvons donc tirer les leçons de nos actes. « Notre liberté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons », écrit Descartes.

 

Spinoza, contemporain de Descartes, conteste l'existence de ce "libre arbitre » qui nous permettrait de choisir librement. Il défend ainsi une position philosophique déterministe suivant laquelle tous les événements sont absolument nécessaires et le sentiment que nous avons d’être libres ne serait qu’une illusion naturelle : nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous font agir. « Les hommes sont conscients de leurs appétits et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminées ; ils voient le meilleur et ils font le pire. » La prise de conscience des causes qui nous font agir est, pour Spinoza, la véritable liberté. Si nous parvenons à connaître les causes qui nous ont poussés à mal agir, nous pourrons peut-être agir sur ces causes et nous libérer des déterminismes négatifs de notre conduite. ». « Et comme ce préjugé (du libre-arbitre) est inné en tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement ».

 

Je pourrais  citer Kant, pour qui, si nous n’avions pas la liberté de choix, il n’y aurait pas de vie morale possible, car si les actions humaines étaient forcées par nature, à la bonté, à la justice et à l’altruisme, il ne serait qu’un automate spirituel….Et si c’est la loi qui nous oblige à un comportement moral en limitant notre liberté, elle en est aussi la condition. Plus j'obéis à mes penchants, plus je me détermine en fonction de mes intérêts et moins je suis libre. Rousseau en fera la base de ce qui amènera à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

 

Pour Sartre je suis limité par ma situation dans le temps et dans l'espace, par rapport au monde et à autrui, qui me condamne à être libre. En conséquence, ce n’est pas ce que je choisi qui importe, mais le fait que je puisse choisir : c’est pour cela que je suis libre ! « On a toujours le choix. On est même la somme de ses choix.”

A quoi s’oppose René Girard, qui met en évidence le caractère imitatif (non spontané) du désir humain. Nous ne choisissons pas des objets parce qu’ils sont intrinsèquement désirables, mais parce qu'ils sont désirés par d'autres. Plus nous imitons les désirs d'autrui, et moins nous sommes libres, en général et dans nos choix, puisque nous sommes aliénés à autrui. (Exemple des enfants dans une crèche qui veulent tous le même jouet)

 

Ces analyses des structures dans lesquelles nous naviguons, ne sont donc pas simples pour permettre une réponse « décompléxifiée »  à la question « a-t-on vraiment le choix?», donc de ce qui nous fait choisir.

 

La cause ne doit pas toujours être pensée comme un élément simple, unique, qui expliquerait légitimement le passage d’un état à un autre. Parce qu’il peut y avoir des coïncidences sans rapport causal direct entre les éléments. Admettons que le chat s’approche de la table à chaque fois que je mange. Ce n’est pas parce que je mange que le chat s’approche de la table. C’est parce que, lorsque je mange, il y a de la nourriture sur table qui intéresse le chat. Le fait que je mange n’est pas en lui-même la cause de la venue du chat.

La succession n’est pas la causalité.

C’est de cette erreur que provient la notion de destin, d’une fatalité, d’un avenir prédéfini, qui ne laisse l’humain maître de rien, sans qu’il n’ait le choix de rien.  C’est un peu ce que l’on retrouve dans une certaine conception grossière de la psychanalyse qui nous dit que tout ce que nous faisons, disons, sommes, est profondément lié à ce que nous avons fait, subi, dans notre enfance. Notre passé serait déterminant, la cause de nos actes ou de nos dires. Nous ne serions donc pas libres, pas les maîtres absolus de nos actes, de nous-mêmes, de nos choix, puisque, déterminé, je ne pourrai pas faire autre chose que ce que je fais. Et pourtant, nous y parvenons tous ! Il faut donc admettre qu’il existe des choses qui n’arrivent pas nécessairement, des possibilités de choix qui ne soient pas strictement soumises au déterminisme. Que le déterminisme n’est pas universel, ne s'oppose pas à la liberté, et n’empêche pas que l’homme puisse agir sur lui !

 

En s’intéressant aux cellules du cerveau, les neurosciences ont étudié les décisions basique, le choix d’un vêtement ou d’une nourriture, et celles qui engagent notre avenir, des actions qui intègrent à la fois les paramètres de l’environnement, l’histoire du sujet et ses émotions.

Ils ont, par exemple, mis en évidence que les régions impliquées dans les émotions sont au moins aussi actives que celles liées à l’analyse rationnelle!

Comme les « biais cognitifs », les bases des jugements que nous allons porter, sur les événements que nous observons, sur les choix qui nous sont proposé, qui ne sont plus maîtrisés par pensée rationnelle et objective, car ils ne tiennent plus compte de toutes les informations que contient le choix à réaliser. Et il en existe plus de 180 référencés. (1)

Il y a, par exemple, le « biais de disponibilité » : les événements les plus disponibles dans notre mémoire vont fausser nos choix. Nous sommes plus effrayés par un accident d’avion ou un attentat, que par les risques d’un accident domestique ou de la circulation, statistiquement bien plus élevés mais banalisés dans notre mémoire émotionnelle.

Ou le « biais de confirmation » : les informations allant dans le sens de nos croyances sont mieux repérées et mieux mémorisées que les autres, car plus favorables à nos sentiments. Alors, nous négligeons les informations et opinions contraires.

 

D’autres pensent que l’existence est-elle une succession de hasards.

Etymologiquement le mot hasard vient de l’Arabe (Az-zar),  le dé. Les diverses faces d’un dé ont toujours des probabilités égales d’apparaître lorsqu’on les jette sur le tapis ? Selon le geste de la main, l'attraction terrestre, la résistance de l'air, la taille du dé, sa masse, son angle de contact avec la nappe, ses frottements contre elle, ses rebonds, etc.... Le hasard, provient ainsi d’une série de causes multiples difficiles à prévoir et qui échappent à tout contrôle et toute intention, ce que nous n’aimons pas ne pas maîtriser !

Comte Sponville, citant le mathématicien Cournot : « Ainsi le hasard est une détermination imprévisible et involontaire, qui résulte de la rencontre de plusieurs séries causales indépendantes les unes des autres, rencontre qui échappe pour cela à tout contrôle comme à toute intention (2) Impossible, alors, de savoir si nous avons vraiment le choix !

Hasard, intégré par Gilles Deleuze & Félix Guattari par l’exemple du Rhizome, emprunté à la botanique.

Ce n’est pas une arborescence structurée qui a un début et une fin. Même « brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d'autres lignes ». Le rhizome « prolifère », se ramifie sans cesse, en fonction de sa rencontre avec ce que Deleuze nomme « le dehors », sans qu’aucun ordre supérieur ne décide de leur agencement. Ce « dehors » qui survient, est alors accueilli comme l'occasion de se réinventer. Comme l’improvisation d'un jazzman. Ce qui importe dans le choix, alors, ce n’est pas celui pour lequel on opte,  mais ce que l'on en fait. Ce qui importe ce n’est pas que l’on ait ou non le choix, c’est ce que l’on en fait !

Ainsi, nous pouvons seulement apprendre à nous servir de notre raison pour connaître les causes qui nous font agir et nous déterminer par des causes conscientes et non par des causes inconscientes. C'est tout le sens de la fameuse phrase de Freud commentée par Paul Ricoeur dans le conflit des interprétations : "Là où était du ça, doit advenir du moi." ("Wo es war, soll ich werden").

 

Être libre, c’est être responsable de ses actes, être reconnu autonome et responsable de ses actes, de ses choix, à la fois devant soi-même et devant la société à laquelle on appartient. Sinon, c’en est fini de la responsabilité morale et juridique de tout individu, et par là même de la justice. Le fait que nous nous sentions, à tort ou à raison libre de nos choix, exige donc que l’on agisse comme si on était effectivement libre.

Chacun de nous doit prendre conscience qu'il est, à son insu, prisonnier de tout un réseau de dogmatisme et de conventions. Nous devons "nous libérer du connu", ne plus accepter une chose comme vraie ou bonne parce qu'elle fait partie d'un système hérité aveuglément. Tant que nous sommes "prisonniers du connu", nos choix ne peuvent pas vraiment  être libres.

N.Hanar

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NOTES

. 1- D'après des neuroscientifiques qui ont étudié des images cérébrales, votre cerveau aurait choisi pour vous avant même que vous n'en soyez conscient,.

Des chercheurs sont parvenus à prédire les décisions d'individus onze secondes avant que ces derniers ne les déclarent consciemment. (Une étude publiée dans la revue Scientific Reports).  14 participants (étude relativement limitée !), ont été placés dans une machine à IRM permettant d'observer l'activité de leur cerveau. Ils devaient choisir entre deux motifs, l'un avec des bandes verticales vertes et l'autre avec des bandes horizontales rouges, avec un maximum de 20 secondes pour prendre leur décision. Une fois leur choix arrêté, ils devaient appuyer sur un bouton et visualiser le schéma retenu. Ils devaient ensuite estimer à quel point leur idée était forte sur une échelle de 1 à 4.

 En observant leur activité cérébrale et en utilisant un modèle de pronostic à partir des images, les chercheurs sont parvenus à prédire jusqu'à onze secondes à l'avance le choix des cobayes. Pour les neuroscientifiques, cela signifie que la prise de décision est un processus bien plus complexe que le simple fait d'appuyer ou non sur un bouton.

« Lorsque nous sommes confrontés au choix entre deux ou plusieurs options, il préexiste des traces inconscientes de pensées. Au fur et à mesure du processus de décision, le cerveau opte pour la "trace" qui est la plus forte. En d'autres termes, si une activité cérébrale préexistante correspond à l'un de vos choix, votre cerveau sera plus susceptible de choisir cette option ». Ainsi, nos pensées s'auto-renforcent dans une sorte de « boucle de rétroaction positive ».

2-Spinoza prend l'exemple d'une qui tuile tombe d'un toit. « Il y a à cela des causes (le poids de la tuile, la pente du toit, le vent qui soufflait, un clou rongé par la rouille, qui finit par céder...), dont chacune s'explique à son tour par une ou plusieurs autres, et ainsi à l'infini. Vous étiez, à ce moment précis, sur le trottoir, juste à la verticale du toit. Cela s'explique aussi, ou peut s'expliquer, par un certain nombre de causes : vous alliez à un rendez-vous, vous aviez choisi l'itinéraire le plus simple, vous pensiez que la marche à pied vous ferait du bien... Ni la chute de la tuile ni votre présence sur le trottoir ne sont donc sans causes. Mais les deux séries causales (celle qui fait tomber la tuile, celle qui vous amène où vous êtes), outre leur complexité propre, qui suffirait à les rendre hasardeuses, sont indépendantes l'une de l'autre : ce n'est pas parce que la tuile tombe que vous êtes là, ni parce que vous êtes là qu'elle tombe. Si elle vous brise le crâne, vous serez donc bien mort par hasard : non parce qu'il y aurait là une exception au principe de causalité, mais parce que celui-ci s'est exercé de façon irréductiblement multiple, imprévisible et aveugle. »

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La manipulation

 

Un terme ambigu, générant des comportements ambigus, ce qui fait que nous sommes tous des manipulateurs manipulés.

 

Depuis Platon, la philosophie porte une forte part de responsabilité en ce qui concerne la connotation négative de la manipulation. Platon a mis en scène Socrate dans son opposition à des sophistes, ces orateurs de la Grèce antique, dont la culture et la maîtrise du discours, faisaient des personnages prestigieux (dès le 5e siècle av. J.-C). La philosophie va, en partie, se développer contre eux, accusés par Socrate, selon Platon, de diffuser un « relativisme de la vérité » alors que, pour lui, il n’existait qu’une vérité. Dans ses dialogues, il démontrait l’inanité et la dangerosité de leur discours, ce qui a affecté les « sophistes », dont, en fait, on connait peu les idées, d’un aspect péjoratif, qui s’est étendu, par la suite, à pratiquement tous les discours, jusqu’à la méfiance par rapport au langage.

Il nous reste surtout de Gorgias deux versions d'un Traité du non-être où il montre que l'être n'est pas, et que, s'il était, il serait inconnaissable : comment pourrait-on traduire par le langage, par des mots, donc par ce qui a une existence, quelque chose qui n’a pas d’existence dans le même champ de réalité ? Même s'il était connaissable, il serait indicible, c’est-à-dire qu’il ne pourrait être traduit par des mots, ce qui rendrait l’être inexprimable. Ainsi, au sens moderne, un sophiste désigne une « personne utilisant des arguments ou des raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion ». (1)

 

Or, par exemple, si on peut dire "un pianiste", "un père de deux enfants", "un emmerdeur"... et il s'agira de la même personne. Ce ne sont pas les mots qui décident de ce que nous devons penser : ce sont les locuteurs qui manipulent les mots, qui sont façonnés par l'usage que nous en faisons pour dire tout ce que nous voulons ! De fait, on peut reformuler à l'infini - et c'est même cette propriété du langage que de pouvoir être traduit qui montre qu'on n'est pas "enfermé" dans sa langue.

 

On manipule quelque chose, un objet, un appareil avec nos mains, on le touche, on le tient. Ainsi on peut le transformer, l’utiliser, l’adapter à l’usage que l’on en attend. On est en contact, face à la chose.

De la même manière, on peut, au sens abstrait, manipuler autrui, quelqu'un ou plusieurs, dans le sens que l'on désire, soit de manière limpide et perceptible, sans intention de nuire lorsque l’on pense que c’est pour leur bien, ou sans qu'ils ne s'en rendent compte, en agissant avec des moyens détournés. La manipulation est alors considérée comme une manœuvre trompeuse voire perverse qui lui amène une forte connotation péjorative, puisqu’elle a pour intention de constituer une emprise qui contrôlera actions et sentiments.

Bien qu’une ambigüité subsiste, dans la mesure où le simple fait de rechercher une relation amicale ou sentimentale, pourrait être considéré comme de la manipulation, si le sens donné aux rencontres n’était pas clairement évoqué dès l’entame, alors qu’il n’y a pas forcément cette intention au départ.

 

La manipulation peut utiliser des techniques de persuasion et de suggestion qui permettent de contourner le sens critique de la personne, de contrôler ou d’influencer sa pensée, ses choix, ses actions, c'est-à-dire sa capacité à juger ou à refuser des informations. Ce qui, une fois encore, peut pourtant avoir son utilité pour la survie des individus: lors de leur enfance, (besoin d’éducation, d’apprentissage) ou, plus tard, dans des situations de détresse dont ils ignorent les conditions d’échappatoire (par des sauveteurs, des conseils). Mais ces méthodes, peuvent aussi fausser ou orienter au profit du seul manipulateur, la perception de la réalité de l'autre. Tout l'art de ce type de manipulation consiste ainsi à priver le manipulé de sa liberté sans qu'il s'en rende compte, tout en le persuadant d'être libre.

 

La séduction peut instituer un rapport négatif de domination, afin d’obtenir un avantage, mais c’est aussi ce qui permet à d’autres de constituer une famille.

La suggestion peut persuader quelqu’un, sans qu’il en soit conscient, d’agir contre ses intérêts, mais peut aussi l’amener à agir contre ses présupposés et ses certitudes, et ceci à son avantage.

Toute manipulation n’implique pas toujours une soumission à une domination. Elle est souvent confondue aussi avec l'influence qui utilise les mêmes outils et les mêmes ressorts psychologiques difficiles à déceler, mais l'influence implique une motivation transparente alors que la manipulation inclut, de nos jours, l’idée de tromperie sans aucun avantage pour la personne manipulée.

“La publicité (influenceur majeur), nous manipule, mais elle le fait d’une façon saine et claire puisqu’elle annonce la couleur.” Souvent, elle utilise l’humour pour bien montrer le décalage, alors perceptible, entre le réel et l’image que l’on s’en fait.

 

Au contraire, les méthodes de manipulation mentale sont souvent utilisées par les sectes, mais elles se rencontrent aussi très fréquemment dans le domaine politique, religieux, professionnel, familial, dans les relations quotidiennes et concernent aussi bien les individus que les foules. C’est alors utiliser la séduction, la suggestion et l’influence dans le but d'obtenir sans imposer, comme le font tous les escrocs.

Il s’agit alors d’un « consentement fabriqué », « la modification de l'état mental d'un individu par un autre dans le dessein de lui faire faire quelque chose », comparable à un conditionnement.

 

De ce point de vue, c’est aussi ce que fait la propagande, qui cherche à mobiliser le comportement des masses à endoctriner, en utilisant parfois des moyens irrationnels. La désinformation qu’elle implique, manipule l'opinion publique, parce qu’elle est « probablement une des manipulations les plus difficiles à déceler et à identifier » : c'est un des principaux points faibles de la société de l'information. (Comme l’on fait Trump ou Boris Johnson).

Ce qui en fait une violence morale, parce qu'elle a pour unique but de rompre l'autonomie de la personne, tout en restant masquée, en entrant « par effraction dans l'esprit de quelqu'un pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement sans que ce quelqu'un sache qu'il y a eu effraction ». Alors, comme l’ écrit Philippe Breton, « La manipulation consiste à construire une image du réel qui a l'air d'être le réel. »

 

Se pose alors une question : toute société n’est-elle pas comme une « grande secte » ? La manipulation agit en particulier sur les besoins d'appartenance et de reconnaissance. Elle joue ainsi sur tout « ce qui fait de nous des êtres humains : la communication, les rapports sociaux, les sentiments, les émotions… », donc tous nos engagements à un comportement social, par souci de stabilité et de continuité.

(Comme le font le wokisme et la Cancel culture)

 

Il est impossible d'échapper à toutes les manipulations, mais il faut distinguer entre la manipulation mentale quotidienne, car nous sommes tous manipulés à des degrés divers, et la manipulation criminelle qui a pour dessein d'affaiblir notre capacité de jugement ou de nous placer dans un état de dépendance.

Cette manipulation mentale quotidienne, Philippe Breton, en reprend un exemple dans « La parole manipulée » : « un père demande à son fils, d’aller lui acheter des cigarettes. Le fils accepte, le bureau de tabac étant tout près. Le père lui annonce alors qu’aujourd’hui ce tabac est fermé et qu’il faut aller à un autre bureau, bien plus éloigné. Que s’est-il passé ? Le père savait que s’il demandait de but en blanc à son fils d’aller au magasin éloigné, ce dernier n’accepterait pas, car ce serait une trop grande perte de temps. La manipulation repose ici sur la dissimulation d’une information importante, lors d’une première demande, trompeuse, qui permet d’obtenir une première réponse positive (…) Il s’agit bien d’une violence psychologique, d’une manipulation qui « consiste à entrer par effraction dans l’esprit de quelqu’un pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement sans que ce quelqu’un sache qu’il y a eu effraction ».

 

La manipulation criminelle a tenté d’utiliser des messages subliminaux, par l'insertion d'une image si brièvement présente que l'on ne peut la percevoir consciemment, mais dont l'inconscient est censé garder une trace, poussant à agir par la suite d'une manière prédéterminée.

D’autres ont carrément tenté le lavage de cerveau, une forme complexe de conditionnement qui modifie l'ensemble du psychisme et agit sur les sentiments et les croyances pour désintégrer la personnalité et en construire une nouvelle. E qui a même pu se faire par l'utilisation à hautes doses d'antidépresseurs et de sédatifs ou de certaines drogues.

 

Plus subtilement, Philippe Breton, dans « La parole manipulée », évoque les manipulations de la parole, courantes dans nos sociétés modernes. La démocratie, qui a placé la parole au centre de la vie publique, écrit-il, paraît menacée par la prolifération des techniques qui visent à nous contraindre, sans que nous nous en rendions compte, à adopter tel comportement ou telle opinion. [Or], la sensation diffuse de vivre dans un « univers menteur », [qui en résulte] n’est-elle pas à l’origine de formes nouvelles d’individualisme et de repli sur soi ? Toutes les méthodes de communication et de débat sont-elles bonnes dans un espace public qui se prétend démocratique, du fait des techniques de manipulation qui saturent notre environnement, dans les domaines de la politique, de la publicité, de la psychothérapie et de la communication?

Afin de de répondre à ces questions, il introduit le concept original de liberté de réception, sans laquelle la liberté d’expression reste surtout la liberté de diverses puissances.

 

Alors, qu’est-ce que la liberté, la volonté autonome d'un sujet. Un sujet « libre » n’est-il pas que celui qui vit avec de « bonnes » soumissions, c'est-à-dire celles reconnues et autorisées par l'État., la morale ou les normes sociales, voire même celles résultant de la capacité d’analyse, de prise  de recul, comme le fait la philosophie ?» La responsabilité de l’individu n’en est-elle pas moins engagée ? On vit dans une société où la responsabilité individuelle est fortement mise en valeur. Alors pourquoi les gens ne seraient-ils pas aussi responsables dans les domaines ressortant de la manipulation, comme le font certaines religions, certaines politiques, certains dominants ou certains escrocs ?

L'expérience de Stanley Milgram consistait à évaluer le degré d'obéissance d'un individu devant une autorité qu'il jugeait légitime, en lui demandant d'infliger des chocs électriques de plus en plus forts à un sujet qui faisait des erreurs dans un exercice de mémorisation. Malgré cette manipulation, tous ne montraient pas de la soumission, ne se sont pas laissé manipuler.

Pavlov, explorait expérimentalement des voies simples de conditionnement animal, mais l’humain est un animal doté de raison, ce qui le distingue de la bête: il peut se soumettre à un ordre, social ou autre, quelle que soit la cloche, tout en prenant du recul avec les réactions qui en résultent, même si certains sont plus raisonnables que d'autres.

 

Toute relation comporte une certaine part de manipulation. La question est de savoir jusqu'où on se laisse manipuler, et par qui. L’information peut ne pas être prise comme argent comptant.

 

Les accusations contre Taha Bouhafs, comme nous l’avons vu en discutant des « preuve »s,  ont eu raison de son investiture aux élections législatives, mais Éric Coquerel, visé par une plainte pour harcèlement sexuel et soumis à une enquête interne à son parti, conserve la confiance de l'appareil. La justification de cette différence de traitement, largement reprise par la presse, mais selon ses opinions propres, veut que l’un, Coquerel, serait victime d'une "forme de revanche manipulatoire », alors que l’autre n'a pu se défendre, victime du respect de « la volonté d’anonymat des plaignantes ». Cequi nuit gravement au combat des féministes".

D’autre part, lors d’attentats meurtriers,  ceux qui font exploser une mosquée remplie d'innocents, sont traités de "criminels racistes islamophobes", mais d’autres comme de " pauvres terroristes endoctrinés."

Voilà comment deux crimes identiques sont décrits avec des mots différents par les médias, pour faire percevoir différemment des crimes similaires en manipulant la perception que nous sommes censés en avoir.

Attribuer des intentions, que nous ignorons en fait, offre une certaine plasticité manipulatoire dans l'interprétation du réel. Ce qui permet, à ceux qui le veulent, d’établir des signes qui leur sont favorables, des finalités tenant plus de la lutte pour le pouvoir que pour la vérité.

 

La manipulation joue sur différents biais, comme le biais de confirmation, qui consiste à ne prendre en considération que les informations qui confirment les croyances et à ignorer ou à discréditer ceux qui les contredisent, ou comme le biais de croyance qui veut que les erreurs de logiques ou l’irrationnel, soient ignorés si la conclusion correspond aux croyances ou si les croyances sont menacées, et bien d’autres biais encore. Ces biais reflètent, entre autres, des facteurs émotionnels, l’émotion étant « ce qui met en mouvement ». Il n’y a rien de plus puissant que de mobiliser les gens par leurs affects pour les manipuler C’est le fait, des réseaux sociaux, des partis politiques, du marché, de divers groupes de pression.

 

Même les émotions esthétiques peuvent  être manipulées. Des films « féministes » peuvent véhiculer les pires clichés misogynes, comme des comédies sentimentales légères, en montrant la société telle que la norme sociale souhaite que soient les relations sentimentales.

Or nous pouvons comprendre que le talent de l’acteur, qui sait jouer sur commande et de manière technique, avec les émotions, fait qu’il incarne des émotions sans vraiment les ressentir. Ce qui fait que, saisis par ces émotions et les situations, nous pouvons les maintenir à distance. Nous avons vécu et expérimenté, et, comme ce que Aristote appelait la catharsis, nous pouvons voir des vies que nous ne vivrons pas, que nous pourrions vivre, qui font écho avec celles que nous vivons, mais en ayant conscience qu’elles sont fictives.

 

Et ce raisonnement est valable pour tout ce que nous observons, ressentons, afin de distinguer la manipulation de la représentation. Comprendre que, manipulés,  nous pleurons pile aux moments attendus d’un film, nous savons aussi que nous avons ressenti la vérité d’une émotion qui est pourtant simulée, jouée.

Ce qui nous permet de comprendre que ceux qui détiennent le pouvoir de faire savoir, ont celui de faire savoir ce qu’ils veulent faire savoir, et ainsi de nous manipuler.

 

Le storytelling élabore des histoires qui mettent en scène des hommes en s’appuyant sur l’émotionnel, afin de fabriquer une histoire officielle. C’est une mise en récit, une méthode de communication fondée sur une structure narrative du discours qui s'apparente à celle des contes et des récits. C’est pourquoi la « mise en récit » de thèses saugrenues, de théories complotistes, d'arguments économiques ou sociopolitiques, contribue à les rendre plus crédibles. Tel le récit de Iago qui fait croire à Othello que Desdémone le trompe.

 

Le lobbying désigne une activité d’influence ou de groupes de pression sur un pouvoir politique, économique, tout secteur donné (l’automobile, l’agroalimentaire…), etc., connoté négativement.

C’est ainsi que nous devrons, en Europe, jeter des milliers de véhicules aux orties pour les remplacer par des engins électriques dont l’avantage écologique reste à prouver, probablement du fait du lobby des constructeurs automobiles qui pourront faire d’excellentes affaires en remplaçant tout le parc existant et en licenciant des ouvriers devenus inutiles. Pendant ce temps le taux de pollution ne sera impacté qu’à la marge, d’autres moyens de transport polluants, ici et ailleurs, continueront leur action néfaste, d’autant que la fourniture accrue nécessaire d’électricité ne trouve sa solution que dans des origines polluantes.

Qui s’est fait manipuler ?

Mais, si ce résultat peut être vu comme une faiblesse (par la capacité d’acteurs puissants à imposer leurs vues à un pouvoir faible), il peut aussi être considéré, au contraire comme un signe de vitalité (par la capacité du même pouvoir à tenir compte des attentes de la société civile).

Le lobbying, qui implique généralement un contact direct, en face à face, est pratiqué par de nombreux acteurs : associations et groupes organisés, entreprises, fédérations, ou tout groupe de pression ou d'intérêt idéologique, culturel, politique, religieux, professionnel, technologique, artistique ou scientifique, et des citoyens organisés. La frontière éthique, morale et juridique est floue et difficile à identifier entre d'un côté le lobbying et de l'autre l’utilité de leurs résultats, voire les infractions pénales de trafic d'influence et de corruption.

 

La philosophie de  Merleau-Ponty est une philosophie de l'ambiguïté, parce que l'homme authentique y est à la fois celui qui pense et celui qui agit, celui qui se retire du monde et celui qui s'engage, une ambiguité qui manque de netteté et qui, alors, inquiète.

Nous comprenons que nous manipulons plus ou moins, c’est selon, et que nous sommes manipulés de la même manière. Où se trouve la limite entre l’information, l’éducation et la manipulation ? Sommes –nous seulement capables de la cerner ?

La notion ambigüe de manipulation, susceptible de recevoir plusieurs interprétations, entre lesquelles on ne peut décider, fait que nous sommes tous, plus ou moins, des manipulateurs manipulés.

 

Comme l’écrivait Kant: « Aie le courage de te servir de ton propre entendement….

N.Hanar

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NOTES

1-Les grecs de l'Antiquité, et plus particulièrement les philosophes, parlaient de doxa pour désigner  cet ensemble de croyances, d’opinions, et de préjugés qui servent à un individu, ou à un groupe, à se faire une représentation de la réalité. La doxa est « le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence » (Althusser), la doxa est un système de représentations de ce « rapport imaginaire ».

L'imaginaire collectif désigne l'ensemble des éléments, individuels et collectifs, qui s'organisent, pour un groupe donné, mais à son insu, et qui lui donnent une unité significative.

On peut parler d'imaginaire collectif pour un parti politique, pour une communauté religieuse, pour une catégorie sociale et beaucoup d'autres groupes qui, en leur sein, sont constitués par un ensemble d'individus qui partagent une vision, une idéologie, une croyance, un préjugé, une opinion, etc.

L'imaginaire collectif est donc une représentation à la fois personnelle et collective de la réalité, le rapport des sujets, les attitudes et les comportements adoptés face aux autres par rapport à une norme. L’imaginaire est la somme de ces discours existants et de toutes ces représentations, (doxas, idéologies) et renvoie à l’arrière-plan informationnel de chacun.

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La liberté d’expression doit-elle être limitée ?

 

Lors de débats précédents nous avions traité : La liberté d’expression - La liberté d’expression a-t-elle des limites? - La liberté d’expression n’est-elle pas un mal pour elle-même ? – Qu’est-ce que la liberté d’opinion ? Et plus généralement : Doit-on restreindre les libertés ?

 

Ce soir, il nous est demandé si nous avons le devoir, l’obligation de restreindre une des formes de la liberté, celle peut-être qui détermine et permet toutes les autres, la liberté d’expression.

Le devoir, c’est l'obligation à l'égard de ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Ce qui suppose la liberté de l'individu – sans quoi le devoir se confondrait avec la nécessité, à laquelle on ne peut échapper – mais une liberté de choix d’action qui se réfère (ce qu'il faut faire ou ne pas faire) à la loi et à la morale.

Quelles lois, quelles morales ? Sommes-nous vraiment libres et maîtres des lois et des morales qui nous guident ?

 

On peut réfléchir à une thèse et à une antithèse, mais on ne parviendra pas à une synthèse sans se soumettre à des lois, des morales, des idées, sans baisser son pantalon : et dans ce cas, si on veut avancer, on tombe !

 

Nos sociétés démocratiques justifient de la recherche d’une vie en sécurité, en société et entre les sociétés, par un contrat social, utilitaire, dont le but est de restreindre les libertés individuelles pour accroitre les libertés collectives. Le citoyen, y abandonne son indépendance naturelle pour se soumettre volontairement à des lois qui sont, au moins idéalement, identiques pour tous ceux qui s’y associent, même si ces lois peuvent être ressenties comme une aliénation de leur liberté. Parce que, pour Locke, « là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de liberté », liberté qui ne consiste pas en une capacité absolue et infinie d’action, à « faire ce qui nous plaît » : ce serait alors, selon Rousseau dans le Contrat social, une liberté illusoire car « j'y suis au contraire l'esclave de la nature qui parle en moi », et accessoirement soumis au plus fort !

 « Ce qui me plaît » c'est la nature qui me l'impose, ce que « je veux », c’est la raison.

En fait, il y a liberté lorsque nous transformons la contrainte en consentement. (Stoïciens – Lucrèce)

Or Rousseau, malgré l’aveu de la nécessité d’un contrat social, considérait bien la société comme un carcan. Il faudrait, selon lui, « trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » (1)

Kant, ajoutera à la soumission consentie aux lois juridiques, la morale qui s’impose d’elle-même à la raison, non comme une obligation légale, mais comme un devoir ! Oubliant que tout absolu, tout « impératif catégorique », ne laissant pas de choix, est une contrainte liberticide.

 

La liberté d’expression ne devrait-elle pas avoir d’autres limites que l’expression de la liberté ?

Or, ce qui nous définit, en tant qu’êtres humains, en tant qu’êtres sociaux, ce sont nos limites (le temps, la liberté, la connaissance, les traditions, les lois, le corps, etc…). Toute forme, physique, sociale, ne se reconnait que par ses limites : sinon, nous plongerions « dans le magma du vide et de l’insignifiance », écrit Michel Serres. C’est parce qu’il connait ses limites, que l’Homme cherche à comprendre ces limites mouvantes, à les justifier ou à les transgresser, et cette recherche même, c’est l’expression de la liberté.

Ainsi, la liberté d’expression, comme toute liberté, n’est jamais définitivement acquise. Il faut toujours la reconquérir, la défendre contre ceux qui cherchent à la limiter encore plus, jusqu’à la rendre inexistante. Mais elle a besoin de limites, pour être politiquement, socialement et moralement acceptable par tous.(2)

Nos sociétés républicaines et démocratiques en ont fait un droit, par lequel chacun peut s'exprimer sans craindre d'être persécuté, par autrui ou par l'Etat. Mais en sorte qu’il ne s’agisse jamais d’un droit absolu. C’est simplement un droit fondamental, défini et garanti par la loi, celui d'exprimer son opinion, sa pensée par tous les moyens, la presse, l'art, l'écriture, la parole, la manifestation, la réunion, l'association. Mais toujours étroitement liée à la question du vivre ensemble démocratique.

Dans la plupart des pays les citoyens possèdent la liberté d’expression. Mais dans une démocratie, ils possèdent encore la liberté après avoir parlé. (A.Guillois). (3)

 

Seulement alors, la liberté d’expression, en se définissant par des limites, devient aussi ce qui permet d’identifier une opinion face à un fait, qui, comme tout événement, est soumis à interprétation, pour pouvoir réprimer cette opinion si elle n’est pas conforme à l’interprétation majoritaire, ou conforme au référentiel moral d’une société donnée !

Cette opinion pourrait provoquer des actes répréhensibles, ou participer à un climat d’hostilité au sein de la société. Il est ainsi justifié de condamner quelqu’un pour quelque chose qui n’a pas été « en acte », la volonté agressive n’étant que présumée. C’est plus justifiable que de l’ignorer. Il vaut mieux se tromper en interdisant l’expression des idées racistes que se tromper en permettant l’expression nuisible de ces idées. Même si cette notion de présomption contredit la disposition pénale fondamentale selon laquelle « il n’y a point de crime ou de délit sans intention de la commettre » (Article 121-3 du Code pénal).

Il y a comme un consensus pour admettre qu’il ne faut pas laisser tout dire. Par l’impunité, on laisserait libre cours au racisme, au révisionnisme, aux insultes, aux diffamations, aux injures, etc…(4)

 

De plus cette liberté d’expression n’est pas universelle. Elle n'est pas appliquée de la même manière dans chaque pays, même dans les régimes démocratiques. Elle dépend de la législation, de la culture, des traditions, des régimes politiques etc...

Des propos légaux aux USA sont condamnables en France. Or, aux États-Unis, la liberté accordée à toute forme d’expression a pour conséquence, division, violence, woke et cancel culture, que nous sommes prompts à importer en France, ou des élèves se bouchent les oreilles en classe pour ne pas entendre de musique, ou de lire un texte, au motif que ces dernières seraient un péché pour l’islam, ou mettrait en valeur la « domination masculine, voire favoriserait la destruction de la planète ou de races animales.

C’est le refus d’écouter et de savoir.

Peut-on encore critiquer les religions, les idées, les usages etc… sans que cela ne constitue une offense ? Est-ce que tout ceci serait sacré, intouchable, comme aussi tous les systèmes de pensée  auxquels on adhère?

 

L’un des résultats en est l'incitation à l'autocensure, une forme subtile de censure qui donne l'illusion de la liberté d'expression : il y a des choses que l'on s'empêche (consciemment ou inconsciemment) de dire . Comme disait Cabu (1938  2015) : "Il n'y a pas de limites à l'humour qui est au service de la liberté d'expression car, là où l'humour s'arrête, bien souvent, la place est laissée à la censure ou à l'autocensure."

On sait notamment depuis Freud que la censure est une opération permanente essentielle et constitutive du fonctionnement psychique humain.

 

La présomption, comme la présomption d’innocence, par exemple, est le résultat d’un jugement qui considère qu’il est plus acceptable de considérer innocent un coupable que coupable un innocent. C’est une déduction pratique relative à l’acceptabilité de l’erreur.

Présumer les dangers de la liberté d’expression, c’est aussi présumer que les gens sont trop bêtes et influençables et qu’il faut trier pour eux ce qu’ils doivent écouter ou lire pour les faire « bien penser », ce qui est tout autant paternaliste et condescendant que contreproductif ?

Parce que ceux que l’on censure et ce que l’on censure, ne disparaissent pas alors miraculeusement, pas plus que cela ne fait changer d’avis leurs sympathisants. Au contraire, cela les conforte dans leur martyrologie: si on me censure, c’est parce que je dis la vérité, que je dérange les puissants et les vermines que je combats

En ne montrant qu’indifférence envers les croyances des autres, cet excès chaotique représente la menace de provoquer une réaction dictatoriale susceptible de tuer la liberté d’expression, parce qu’il n’y aurait plus qu’un seul référentiel de vérité absolue, que ce soit en politique, en religion ou en science. Pour cet absolutisme, il y a toujours trop de liberté d’expression, insensée et offensante dès qu’elle s’écarte de la vérité, et les autres croyances, intolérables, ne peuvent faire l’objet que d’une totale condamnation, qui tue la liberté d’expression. . La censure, dont les dictatures abusent, suffit presque à définir une dictature, qui ne reconnaît qu’un seul référentiel de vérité absolue.

 

Et ce n’est pas souvent mieux dans les démocraties qui se montrent bien souvent hypocrites en disant que trop de liberté d’expression, tue la liberté d’expression:

-afin que la loi du Marché (l'économie) règne en maître et décide par elle-même de ce qui "peut" être montré ou non (une émission de TV doit récolter suffisamment d'audimat, donc d'argent)

-la laïcité autorise la liberté de culte, mais interdit toute expression qui équivaudrait à une forme de prosélytisme, du moins dans le cadre de l'espace public (le voile islamique, par ex. qui a bien d’autres sens).

-en outre est interdit tout ce qui peut porter atteinte à la sécurité de l'Etat.

 

 

Et puis il y a l’idée d’une liberté d'expression qui ne doit pas être limité car elle est à l'origine et en lien avec toutes les autres libertés. Le combat pour la liberté commence souvent par le fait de défendre la liberté d'expression. Par exemple dans les pays non démocratiques, le dessin de presse, la littérature, l’art, parce qu'ils permettent de critiquer le pouvoir sont censurés.

"La liberté d'expression conditionne l'exercice de tous les autres droits" Robert Badinter dans le Monde

Déjà John Stuart Mill, De la liberté (1859),  défendait une position libérale radicale: la liberté d’expression doit être totale, toute opinion doit pouvoir s’exprimer, aucune opinion, fut-elle la plus fausse ne peut être interdite : « Si tous les hommes, moins un, partageaient la même opinion, et si un seul d’entre eux était de l’opinion contraire, la totalité des hommes ne serait pas plus justifiée à imposer le silence à cette personne, qu’elle-même ne serait justifiée à imposer le silence à l’humanité si elle en avait le pouvoir.

Etre libre de s'exprimer permet d'avoir une pensée et un avis différents de ceux des autres, de construire une pensée personnelle. « Car sans possibilité de s'exprimer être libre de penser ne sert à rien ..." J.S. Mill.

Même si, comme le disait Desproges : « Il vaut mieux se taire et passer pour un con plutôt que de parler et ne laisser aucun doute à ce sujet.. ».

 

John Stuart Mill, pour montrer que faire taire une opinion lèse toujours toute l’humanité présente et à venir, propose deux hypothèses. Si l’opinion est juste, vraie, qu’elle implique une manière d’être, une façon de vivre ou encore une façon de faire, on porte préjudice à tous les hommes qui auraient pu l’entendre et la suivre, parce que la méconnaissance de la vérité a des conséquences éthiques et politiques. D’un point de vue éthique, chaque individu par la méconnaissance d’une opinion vit moins bien qu’il n’aurait vécu. D’un point de vue politique, des changements profitables à la communauté sont rendus impossibles.

Mais si l’opinion est fausse, eh bien on lèse encore l’humanité. Ne pas connaître une opinion fausse empêche de mieux mettre en lumière l’opinion vraie, par la confrontation. Encore est-il clair que seule la connaissance de l’opinion vraie permet de déterminer celle qui est fausse.

Quel que soit l’angle sous lequel on observe la liberté d’expression on constate qu’elle n’est-un mal que pour ceux qui la combattent.

 

Mais J.S. Mill n’était pas confronté à l'avènement de l'ère du numérique qui pose de nouvelles questions en terme de liberté d'expression. Jusqu'à quel point peuton tolérer et autoriser la diffusion d'idées anonymes ou non, farfelues, dangereuses, diffamatoires, contraires au respect de la vie privée, ou contraires à la démocratie?

Il pensait que personne ne contesterait la science, qu’il n’y aurait plus d’astronomes qui soutiennent que la Terre est immobile au centre de l’univers, voire qu’elle est plate, qu’elle n’a que 4000 ans, que toute autre théorie provient de la tyrannie d’une majorité.

L'anonymat permis parfois par les réseaux sociaux autorise certains à tenir des propos haineux, injurieux, racistes, homophobes, sexistes sans souvent être inquiétés. C’est le règne de la diffamation, de l’atteinte au respect de la vie privée, de la désinformation par des sachants auto-proclamés.

 

Pourtant il est juste de se demander si la loi doit garantir la liberté d'expression et non la limiter. Sans garantie de la liberté d'opinion il n'y aurait vraiment plus de confrontation et moins de possibilité de se définir en tant qu'individu. Sans garantie par la loi de la liberté d'expression, les échanges et le dialogue sont moins riches, les œuvres artistiques moins audacieuses, et  la possibilité de s'informer restreinte.

"Soutenons la liberté de la presse, c'est la base de toutes les libertés, c'est par là qu'on s'éclaire mutuellement", Voltaire.

Un individu doit pouvoir s'exprimer sans se soucier de la loi. Les paroles ne tuent pas ou ne blessent pas au sens propre. On doit pouvoir s'exprimer sur tout sans craindre les conséquences.

L'usage de la censure par l'Etat est une pratique autoritaire. Le peuple doit être libre de dire et de penser ce qu'il veut, d'accéder à la vérité et à la réalité, dans une véritable démocratie. Défendre la liberté d'expression, c'est défendre la démocratie. "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous ayez le droit de le dire" Propos attribués à Voltaire.

Une liberté d'expression totale permet aux individus d'exercer leur citoyenneté.

L’expression des idées est importante car elle permet au peuple d’être conscient et d’accéder à toutes les informations nécessaires. La liberté d’expression permet également de lutter contre les risques d’un pouvoir trop puissant. Si la liberté d’expression est limitée, le peuple ne pourra plus donner son opinion et seuls les détenteurs du pouvoir pourront s’exprimer.

 « On montre que, dans une libre république, il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense » Emile Zola.

Conclusion : savoir si nous avons le devoir d’imposer ou non des limites à la liberté d’expression, doit rester un questionnement !

L’exemple type de cette situation pourrait être la controverse entre E. Kant et Benjamin Constant à propos du mensonge. Pour Kant, dire la vérité est un commandement sacré de la raison, car personne ne peut vouloir que le mensonge devienne une maxime universelle.

Benjamin Constant répliqua que l’on peut tout à fait protéger un ami auquel on donne refuge s’il est poursuivi, par un assassine, en mentant à ce dernier. Car nous n’avons aucun devoir envers ceux qui s’apprêtent à vous nuire, qui de fait perdent leurs droits en se mettant hors la loi.

Kant rétorqua qu’on ne peut pas respecter les droits de certains et pas des autres : ce serait commettre une injustice envers l’humanité.

 

Le devoir de permettre ou non le mensonge, de limiter ou non la liberté d’expression, s'ils étaient pris, l’un ou l’autre,  d'une manière absolue, et isolée de tout contexte, rendrait toute société impossible. Mais si on ne les prenait pas la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seraient soit aléatoires, soit incompréhensibles.

En outre, les sociétés, l’humanité devraient-elles être divisées entre ceux qui ont droit à la liberté d’expression et ceux qui n’y ont pas droit ? Et si tel était le cas, à qui appartiendrait le soin d’opérer cette division ?

 

Il faut des limites pour ne pas froisser les consciences, mais il faut aussi dépasser les limites pour élever les consciences. L’exercice de la philosophie requiert une liberté absolue. Le philosophe ne saurait se poser de tabous intellectuels a priori. Mais il ne faut pas aller jusqu’à dire que toutes les opinions, toutes les idées se valent et méritent une expression sans limite. Comme l’incitation à la haine, raciale ou religieuse etc….. Sans pour autant se diriger vers un totalitarisme soft avec son contrôle pointilleux de l’information ?

En infantilisant les gens, on les prive de leur liberté de penser, de pouvoir de se déterminer eux-même.

 

Pierre Desproges disait : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. » C’est l’esprit critique qu’il faut éduquer et faire sans cesse évoluer. Il ne faudrait pas être contraint de se contenter d’une vérité officielle, politiquement correcte. Comme un « retour de l’ordre moral ?

La liberté d’expression est aussi une arme contre le totalitarisme, un contre-pouvoir.

La liberté d’expression de l’individu ne doit pas se transformer en pensée unique collective. Un usage excessif de l’outil du droit conduirait à annihiler toute liberté au risque de figer toute évolution et d’interdire tout progrès du savoir humain. Dans une démocratie, cette limite doit être proportionnée aux dangers qu’elle est censée combattre.

 

On ne peut combattre les idées en les interdisant ; il faut plutôt miser sur l’éducation, la responsabilisation et une large information. Ce qui distingue l’être humain du reste du monde, c’est précisément la liberté, la libre décision, la capacité de se libérer du réseau des conditionnements, de répondre non aux contraintes. L’être humain est à la fois créature et créateur, capable d’actions éthiques : il faut lui faire confiance, son humanité en est capable.

D’ailleurs Claude Lévy Strauss a souligné que l’interdit, entendu comme règle instituée par les hommes, est la marque la plus certaine du passage de la nature à la culture.

N.Hanar

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NOTES

1-A chaque fois qu'une forme de pouvoir va à l'encontre de la liberté, les peuples ont le « droit de changer ou d'abolir leur gouvernement, d'instituer un nouveau régime sur des bases et avec une constitution telles que leur sécurité et leur bonheur futurs semblent assurés avec le plus de probabilité. » Thomas Jefferson, Déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique).

2- La liberté d'expression est la liberté d'exprimer son opinion, sa pensée par tous les moyens, la presse, l'art, l'écriture, la parole, la manifestation, la réunion, l'association. Or, selon les points de vue de chacun elle doit être soit strictement encadrée par la loi, soit complètement illimitée. De toute façon, elle est étroitement liée à la question du vivre ensemble et associée à la question de la démocratie.

 

Arguments POUR la limitation

-Limiter la liberté d'expression, garantit l’égalité des droits.

"La femme a le droit de monter à l'échafaud, elle doit avoir celui de monter à la tribune" Olympe de Gouges.

-De plus, l’abus de cette liberté peut porter atteinte à autrui. Les propos diffamatoires, homophobes, sexistes, racistes et discriminatoires doivent être punis, c’est pourquoi il faut les limiter.

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » Décl. des droits de Homme.

-Limiter la liberté d'expression permet d’assurer la protection de chacun des citoyens, quelles que soient ses opinions, sa religion, son origine, et ainsi, la paix, le respect de tous, en évitant les troubles à l'ordre public,..

-Limiter la liberté d’expression permet aux personnes de s’exprimer afin qu’elles se comprennent tout en garantissant le respect et la vie privée de chaque individu, sans diffamation et mensonge.

Or, l'anonymat, permis parfois par les réseaux sociaux, autorise certains à tenir des propos haineux, injurieux, racistes, homophobes, sexistes sans être inquiétés, (le cyber-harcèlement).

- Limiter la liberté d'expression permet le respect de la propriété intellectuelle, en limitant le plagiat.

Arguments CONTRE la limitation

-La liberté d'expression ne doit pas être limité car elle est à l'origine et en lien avec toutes les autres libertés. Le combat pour la liberté commence souvent par le fait de défendre la liberté d'expression. Par exemple dans les pays non démocratiques, presse, arts, etc…qui permettent de critiquer le pouvoir sont censurés.

"La liberté d'expression conditionne l'exercice de tous les autres droits" Robert Badinter

Au contraire, la loi doit garantir la liberté d'expression et non la limiter.

-La liberté d'expression doit être élargie afin que tout le monde puisse s'exprimer sans inquiétude. Sans garantie de la liberté d'opinion il n'y aurait plus de confrontation et moins de possibilité de se définir en tant qu'individu : les échanges et le dialogue sont moins riches et les œuvres artistiques moins audacieuse.

Y compris pour l’information :"le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait : c'est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l'une, c'est attenter à l'autre". Victor Hugo en 1848

Un individu doit pouvoir s'exprimer sans se soucier de la loi.

-Toute personne doit pouvoir mener ses recherches, s'informer, commenter et critiquer selon sa volonté.

Seule une liberté d'expression totale permet aux individus d'exercer leur citoyenneté et d’accéder à toutes les informations nécessaires, pour, éventuellement lutter contre les risques d’un pouvoir trop puissant, et des pratiques autoritaires, qui sont des atteintes à la démocratie. « On montre que, dans une libre république, il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense » Emile Zola.

La liberté d'expression doit être sans limite pour permettre la liberté d'information, pour que chaque citoyen puisse se faire un avis sur une question.

-Défendre la liberté d'expression, c'est défendre la démocratie, et les droits des autres.

"Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous ayez le droit de le dire" Propos attribués à Voltaire.

-La valeur d'un propos tient à sa liberté. - Une information qui a été censurée ou influencée est dévalorisée.

-La pensée et la créativité ne s'épanouissent-elles pas dans une totale liberté?

-La presse doit être complètement indépendante de l'économie. La place de plus en plus importante de la publicité dans les médias et la concentration de ceux-ci dans les mains de quelques propriétaires restreignent la liberté de la presse.

-Etre libre de s'exprimer pour construire une pensée personnelle, d'assumer complètement sa personnalité. Cela permet aussi d'avoir une pensée et un avis différents de ceux des autres.

La discussion publique des opinions est un moyen sur de faire éclore la vérité, et c'est peut-être le seul" Malesherbes, Mémoire sur la librairie et la liberté de la presse.

-L'humour et l'art sont essentiels à l'équilibre de la vie et de la société, c'est pourquoi ils ne doivent pas être limités. "Il n'y a pas de limites à l'humour qui est au service de la liberté d'expression car, là où l'humour s'arrête, bien souvent, la place est laissée à la censure ou à l'autocensure." Cabu - 1938-2015 –

3-La Déclaration des droits de l’homme indique: « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »! Comme la loi Gayssot «  du 13 juillet 1990: « Seront punis des peines prévues par le troisième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté […] l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité », cela pour punir « ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leurs origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »

4- Charlie Hebdo  -  Dieudonné : la loi n'interdit pas de se moquer d'une religion - la France est laïque, la notion de blasphème n'existe pas en droit - mais elle interdit en revanche d'appeler à la haine contre les croyants d'une religion, ou de faire l'apologie de crimes contre l'humanité – c'est notamment pour cette raison que Dieudonné a régulièrement été condamné, et Charlie Hebdo beaucoup moins.

Lorsqu'en 2009 il fait venir le négationniste Robert Faurisson sur scène pour un sketch où il lui faisait remettre un prix par un homme déguisé en détenu de camp de concentration, il est condamné pour « injures antisémites ». Mais dans d'autres cas, il a été relaxé : en 2004 d'une accusation d'apologie de terrorisme, en

2007 pour un sketch intitulé « Isra-Heil ». En 2012, la justice a refusé d'interdire un film du comique, malgré une plainte de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra).

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