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qui dit

C’est celui qui dit qui l’est.
 

(Avec ses variantes : « c’est celui qui le dit qui l’est » ou « c’est celui qui dit qui y est ».)

 

J’ai été étonné de lire le plus souvent, que cette réplique était considérée comme un langage enfantin, celui d’un être en voie de développement, celui qui n’aurait pas terminé d’assimiler suffisamment de connaissances et d’expériences, qui lui permettraient de s’opposer avec pertinence, à une injure, une insulte ou une simple critique. Il n’aurait en sa possibilité que d’y répondre par une réplique, prompte, vive, péremptoire qui n'accepte aucune opposition, une répartie qui n’objecte pas, parce qu’elle n’en est pas capable. « C’est celui qui dit qui l’est », n’attend pas de riposte et ne fait que renvoyer ce qui vient de lui être dit, comme s’appliquant à celui qui l’a dit.

Or, s’il s’agissait d’un langage enfantin, donc immature, qu’est-ce qui permettrait néanmoins à cet « être en voie de développement », de parvenir immédiatement à mettre en question celui qui vient de parler, plutôt que de réagir à ce qui a été dit, en argumentant contre cette mise en cause ?

Attribuer cette réplique à l’enfant, ne serait-ce pas plutôt, parfois, un déni stratégique en vue de s’absoudre, bien qu’adulte, de l’immaturité de certaines de ses propres actions ?

 

Nous voulons (et devons souvent), tout contrôler, notre environnement et ceux qui y vivent, nos actions, nos sentiments, nos pulsions,… jusqu’à l’absurde. Pour ce faire, toute notre culture nous prépare à des situations d’urgence bien définies, qui nous font entrer dans des cases comportementales prévues, dont on sait qu’elles peuvent se produire. Nous sommes prêts à répondre à ces urgences, à réagir avec rapidité lorsqu’une telle situation exceptionnelle se produit, parce que ces réactions font partie de notre maturité, notre « plein développement physique, intellectuel et affectif ».

Toutefois il survient de l’imprévu, de l’inattendu, pouvant mener, si l’on ne fait rien immédiatement, à un préjudice irréparable. Il faut agir vite, mais là, nous n’avons pas connaissance des codes, règles, des comportements culturels, qui nous permettraient de réagir rapidement.

C’est pourquoi, afin d’éviter une situation effrayante pour l’individu, perturbante,  des slogans, des proverbes, connus culturellement de tous, qui ne se réfèrent pas à une situation particulière, se sont installés au cours de l’histoire et viennent à notre secours : « qui s’y frotte s’y pique », « quand le vin est tiré, il faut le boire (il faut achever ce qu’on a commencé à faire)», « on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs (il faut savoir accepter certains sacrifices pour arriver à ses fins) », « quand le chat n'est pas là, les souris dansent», etc….. qui permettent de « répondre du tac au tac » (qui provient du duel).

 

Alors, lorsque Vladimir Poutine réplique d’un laconique : « C’est celui qui le dit qui l’est » à Joe Biden, qui, dans une interview donnée à un journaliste de la chaîne ABC, l’avait qualifié de « tueur », il a fallu que le président de la chambre basse du Parlement russe Viatcheslav Volodine évoque une « insulte » aux Russes, une « attaque » contre son pays. Ainsi il surmontait, par nécessité, l’image « enfantine » associée à la réplique utilisée dans l’urgence lors d’une interview, pouvant passer pour immature, et qui était insuffisante par rapport à la campagne de désinformation justifiant l’origine de la guerre. Les campagnes de désinformation ne se limitent pas à la diffusion de fausses nouvelles, mais prétendent aussi construire un récit trompeur dans l'intention de nuire, en utilisant une communication stratégique. En fait, la réplique de Poutine n’avait d’évidence rien « d’enfantine », mais montrait qu’il vit déjà dans un monde qu’il souhaite voir advenir, sans tenir compte de la réalité de celui dans lequel il agit, ce qui mettait à mal les « infox » officielles, destinées à influencer une opinion et à affaiblir un adversaire ! Infantile?

 

« C’est celui qui le dit qui l’est », se montre ainsi, plutôt une stratégie d’évitement, destinée à ne pas tenir compte de l’image que l’on se fait de la réalité du monde environnant, et du jugement personnel que l’on porte sur lui. Ce serait refuser de se remettre en question, en demandant à l’autre de le faire sur lui au lieu de porter un jugement sur autrui, un refus d’affronter l’accusation portée contre soi, plutôt que d’assumer ce que l’on a dit ou fait.

 

Ce refus d’affronter, peut avoir plusieurs causes.

1-Un biais cognitif est un mécanisme de compréhension d’une information qui altère le jugement, et influence nos choix. Par exemple, le biais de confirmation sera la tendance à sélectionner uniquement les informations qui confirment des croyances ou des idées préexistantes. Selon que je sois convaincu ou sceptique quant au réchauffement de la planète, je ne retiendrai que  ceux qui confirment  mon opinion.

Aucune discussion ne sera possible entre deux personnes convaincues et enfermées dans leurs certitudes, qui ne seront pas capables d’interpréter les arguments de l’autre. Ils écouteront mais n’entendront pas, le biais filtrant les preuves du contraire.

« C’est celui qui dit qui l’est », pourrait relever d’un biais, courant, de conservatisme. Aucune discussion possible, devant la sélection biaisée de preuves des risques et des renoncements, que comporte tout changement.

2-Ce peut être également le refus d’affronter la médiation d’un tiers, qui pourrait faire prendre conscience d’une insuffisance et d’une faiblesse. Ce rejet de l’autre par le refus du dialogue, de la maïeutique socratique, évite, en plus, d’un possible ressenti de culpabilité.

 

Cette réplique, en psychologie et en psychanalyse, correspond à la projection, l'opération mentale par laquelle une personne attribue à l'environnement ou à quelqu'un d'autre, une situation émotionnelle vécue comme intolérable. Ce mécanisme de défense inconscient, revient à reprocher à l'autre ce qui nous appartient, mais que nous refusons d'admettre, que ce soit un trait de caractère, un sentiment, un désir, un défaut, une crainte ou un impair, afin de ne pas être chargé d'angoisse ou de culpabilité. Sachant tout de même qu’on ne peut voir chez l'autre que ce qui existe au préalable en nous-mêmes.

 

Alors « C'est celui qui dit qui est », qu’il s’agisse d’évitement, de refus ou de projection est aussi un moyen de voir clair en nous, à condition de prendre conscience des raisons de cette réplique, des motifs par lesquels nous ne percevons pas les autres tels qu’ils sont objectivement, mais tels que nous les voyons au travers de notre propre grille de lecture émotionnelle, au travers de nos biais.

 

Attribuer à quelqu’un d’autre ce que l’on n’assume pas, comme dans « C’est celui qui dit qui est », est ancien : Bouddha professait déjà que « Tout ce qui te dérange chez les autres, c’est seulement une projection de ce que tu n’as pas résolu en toi-même ». Le Nouveau Testament utilise la parabole de la paille dans l’œil du voisin et de la poutre dans son propre œil.

Nous pouvons comprendre que nous avouer nos faiblesses va à l’encontre de la vision idéalisée que nous avons de nous-mêmes, et que cet aveu nous serait tellement inconfortable, que nous les escamotons pour le attribuer à quelqu’un d’autre. Pourtant, sans aller jusqu’à affronter notre propre réalité, nous avons mis au point « à l’insu de notre plein gré », la conscience de l’intervention par nous-même, de ce que nous jugeons négativement, sans les assumer entièrement. Mais c’est un premier pas vers la connaissance et l’acceptation de soi, que, malgré le mécanisme inconscient de projection, nous prenons conscience de ce qui est en train de se passer, de réaliser que l’autre me reflète qui je suis. C’est ce qu’on nomme l’effet miroir.

 

Or, en prenant conscience de ce phénomène, nous pouvons être amenés à l’utiliser volontairement, par ce que l’on pourrait appeler la rhétorique du miroir, en renvoyant à l’adversaire les accusations de fascisme, de stupidité, de gâtisme, ou de violence dont on prévoir qu’il va nous incriminer. Ce qui lui couper l’herbe sous le pied et inverse le sens de ces propos, de ce qui est habituellement convenu !

 

Qui est l’agresseur lorsque l'administration de George W. Bush a propagé à l'échelle planétaire une infox en présentant le 5 février 2003 devant le Conseil de sécurité des Nations unies un dossier mensonger sur un programme de fabrication d'armes de destruction massive en Irak pour justifier l'invasion de ce pays.

Poutine n’a rien inventé !

Lorsque Donald Trump, sur Twitter, propage que les vaccins sont la cause de l'augmentation dramatique du nombre de cas d'autisme, que le réchauffement climatique serait « une invention des Chinois », il applique, a priori, la rhétorique du miroir, coupant court à toute réplique sensée, puisque, de toute façon, les journalistes sont malhonnêtes et que seuls les réseaux sociaux sont fiables comme source d’information.

 

Il n’est possible alors QUE de répondre, « c’est celui qui dit qui l’est », parce que toute argumentation est, à priori, déjà rendue fausse, inopérante, voire néfaste et malveillante. Ce qui est facilité par le développement des blogs, producteurs de médias sans avoir à se soumettre à des règles éthiques.

Ce qui produit une sorte de dissonance cognitive, comme on a pu le voir aux États-Unis après la défaite de Donald Trump. Ses partisans vivaient tellement dans un univers qui laissait entendre que tout le monde pensait comme eux qu’ils n’ont pas eu d’autre option que de croire que l’élection avait été truquée en la défaveur de leur idole.

La démocratie en pâtit : non seulement toute discussion devient impossible et on ne peut que répondre que par « c’est celui qui dit qui l’est »,, comme il devient impossible de ne pas répondre que par « c’est celui qui dit qui l’est ». Une réplique qui ne veut pas forcément dire que l’autre ne possède pas cette caractéristique.

 

Comment résoudre ce retournement du stigmate, cet usage boomerang du langage ?

Peut-être est-il plus facile d’utiliser une réplique toute faite pour ne pas se rendre responsable, de ne pas assumer ses actes, et en rendre les autres responsables, et même se victimiser par la même occasion ?

Ce serait un procédé destiné à nous permettre de mener notre propre vie comme nous l'entendons, en se déchargeant de toute culpabilité.

Être coupable, c'est se rendre fragile aux yeux des autres et de nous. Se remettre en question est donc difficile, on est pris en défaut dans ces moment-là et notre image de nous est altérée. Nous préférons alors que cela soit la faute du voisin pour nous économiser des pensées douloureuses et une mauvaise estime de soi : ce n’est pas moi le coupable, celui qui mérite toutes ces critiques, c’est toi qui est en cause.

Quand je me cogne l’orteil sur un coin de chaise, c’est la faute de celui qui a déplacé la chaise !

 

Finalement, répliquer « c’est celui qui dit qui l’est » est refuser sa vulnérabilité, ses défauts et ses erreurs, d'accueillir ses émotions et toute discussion, ce qui arrange bien, souvent, la mauvaise foi de celui qui nous a parlé, et donc de comprendre notre situation, selon les circonstances, dans un amalgame qui n’a pas de sens.

 

C’est même, à la limite, une expression paradoxale de mépris. D’un côté, on attribue une valeur nulle à ce qui nous a été dit, sans vouloir perdre notre temps à signifier à l’autre, à quel point il est dans l’erreur, ni à tenter de changer son jugement. On passe notre chemin, la tête haute. Mais en même temps, on surjoue une indifférence ostentatoire, en signifiant à l’autre à quel point ses propos sont le cadet de nos soucis.

C'est l'hôpital qui se fout de la charité !

N.Hanar

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Ethique et morale.

Ethique et morale.

 

Le sens des mots évolue avec les époques, les lieux et les circonstances. Comte Sponville nous rappelle qu’à «l’origine, morale et éthique sont deux synonymes, selon leur étymologie grecque ou latine, ethos (relatif aux coutumes) en grec, moralis ou mores en latin (relatif aux mœurs), qui avaient à peu près le même sens et étaient considérés comme la traduction l'un de l'autre » à savoir les mœurs et les règles permettant de vivre et de survivre en commun.

Il y a des millénaires, «selon les différentes régions du monde, [ces morales avaient été établies] par les prêtres égyptiens ou assyriens, par les prophètes hébreux, par les sages hindous, par Zarathoustra (en Iran), Lao-Tseu et Confucius (en Chine), le Bouddha (en Inde), et, en Europe par les premiers philosophes grecs, les présocratiques... [ ] Leurs messages moraux, par-delà d'innombrables oppositions philosophiques ou théologiques, sont fondamentalement convergents [ ] autour d'un certain nombre de valeurs communes ou voisines, celles qui nous permettent de vivre ensemble sans trop nous nuire ou nous haïr, [ ] parce qu'elles étaient favorables à la survie et au développement de l'espèce.

 

L’Abbé Pierre et le Dalaï-Lama n'ont pas la même origine, pas la même culture, pas la même religion, «mais [ ] les morales qu'ils professent vont dans la même direction». [ ] « Une société qui prônerait le mensonge, l'égoïsme, le vol, le meurtre, la violence, la cruauté, la haine [ ] n'aurait guère de chances de subsister, encore moins de se répandre à l'échelle de la planète: parce que les hommes ne cesseraient de s'y affronter, de s'y nuire, de s'y détruire... [ ] Cela dit quelque chose d'important sur la morale : qu'elle est ce par quoi l'humanité devient humaine, [ ] au sens où l'humain est le contraire de l'inhumain. [ ]. Seuls les humains, sur cette terre, ont des devoirs. [Et] le seul devoir, [ ] qui résume tous les autres, c'est d'agir humainement. Que cela ne tienne pas lieu de bonheur, ni de sagesse, ni d'amour, c'est une évidence; c'est pourquoi nous avons besoin aussi d'une éthique». «Si on veut les distinguer [ ]: la morale commande, l'éthique recommande.

En résumé, selon Comte Sponville: la morale oppose le bien au mal, les pose en valeurs absolues par des commandements et des interdits, et dit ce qu’il faut faire, alors que l’éthique oppose le bon et le mauvais, par un travail personnel ou collectif. C’est un processus, un chemin de vie réfléchi, menant les valeurs de bien et de mal qui se veulent absolues en morale, à être relatives à des connaissances, un savoir et à un choix.

 

On pourra alors définir la morale comme un  « ensemble de règles de conduite considérées comme bonnes de façon absolue ou découlant d'une certaine conception de la vie »,  (Larousse) un ensemble de valeurs, disant ce qu'il est permis de faire ou non, comme la morale stoïcienne, la morale chrétienne, la morale kantienne, etc.. Alors que l'éthique, sera définie comme une réflexion sur les valeurs morales, argumentée, en mouvement, en vue de la meilleure ligne d'action, reflétant des valeurs morales.

Ce qui se fera sur des bases plus ou moins circonstanciées, comme le respect de la personne, la bienfaisance, la justice, l’impartialité ou l’équité. L'éthique interpelle donc non seulement la personne et sa morale, mais également son environnement, ce qui lui permet, d’ailleurs, de pourvoir à l'introduction de nouvelles lois morales ou de modifier celles qui existent.

 

La morale, comme souci de justice, est essentielle, nécessaire, pour une vie paisible en commun. Mais elle est trop pauvre pour une vie intérieure riche, parce qu’entièrement apportée et exigée de l’extérieur. Ce n’est que l’attitude éthique qui permet une réelle existence active de la conscience, du discernement, par le questionnement, l’interrogation de la morale, surtout en s’en méfiant des certitudes morales, parce qu’alors, la pensée individuelle ou collective, en s’ouvrant à la connaissance, se ferme à l’enfermement dans l’absolutisme d’une morale. « La justice est impossible à l’ignorant » écrit Levinas.

La vie en commun ne se réduit ni à la manière dont on se la représente idéalement, ni à la morale qui se réduit, la plupart du temps, à celle qui domine un moment donné dans une époque donnée.

 

Avant ce que l’on appelle « les Lumières », c’était simple, des « ordres du monde » étaient constitués par des « extérieurs à l’humain », puissances magiques ou naturelles, des dieux ou un seul, qui soumettaient les comportements humains à leur morale. Tout dans l’Univers était alors censé obéir à un ordre rationnel et immuable, qu’on ne pouvait ni changer ni empêcher: il était impossible à Œdipe d'échapper à son destin.

Que ce soit la mythologie, le recours au divin, ou les lois de la nature, l’humain se trouvait face à un ordre qui ne le laissait maître de rien, sans aucune liberté, sans aucune responsabilité face à ce qui se produisait inéluctablement, puisque c’était écrit.  (1)

 

A partir des Lumières, la philosophie, mettant l’humain au centre du monde, en fait celui qui décide de la constitution des sociétés et de leur justice, librement, parce qu’il a la capacité de se déterminer par la raison, faculté qui permet de décider par son pouvoir de discernement. L’humain peut alors formuler ses propres jugements, pour faire la différence entre le vrai et le faux, le bien et le mal. C’est l’éthique qui décide alors de la morale.

 

Dans cette optique, l’apport de Spinoza est important.

Dans son Éthique, son déterminisme radical lui fait écrire que l’homme n’est pas une exception dans la nature: il est déterminé par les mêmes lois communes de la nature que les autres choses qui constituent la réalité dans sa totalité. “Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres et cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes qui les déterminent”. Ils croient, à tort, disposer d’un libre arbitre.

Alors Spinoza se demande comment penser la liberté à l’intérieur même du déterminisme ?

Ce sera en s’efforçant de comprendre les causes qui produisent les passions, souvent néfastes, pour tenter d’y remédier. L'homme n'est pas libre de désirer ou de ne pas désirer parce que le désir est son essence, mais il peut renoncer à certains désirs, s’il le veut. Il est animé par le conatus, cette force qui participe à augmenter sa puissance d'exister, et qui provoque inévitablement en nous un affect de joie. Inversement, tout facteur réduisant notre puissance d'exister provoque immanquablement de la tristesse. Puisque : « On ne désire pas une chose parce qu'elle est bonne, c'est parce que nous la désirons que nous la trouvons bonne », c'est donc bien le désir qui produit les "valeurs" et non l'inverse. (Éthique III).

 

La question, affirme Arendt, (Ontologie et Politique), « n’est jamais de savoir si un individu est bon, mais si sa conduite est bonne pour le monde dans lequel il vit ». Elle écrira même:« Notre expérience récente nous a appris que la résistance active et parfois héroïque aux gouvernements maléfiques vient bien plutôt des hommes et des femmes qui y ont participé que des tiers vierges de toute culpabilité. »

En se focalisant donc sur des actes concrets, et non sur la vertu réelle ou supposée des individus agissants selon leur morale.…

 

La morale, sans l’éthique est ainsi insuffisante. Le mensonge, par exemple, est immoral : il viole la vérité, il manifeste l’intention volontaire de tromper, qu’il soit bien ou mal intentionné. La morale l’interdit. Or il y a des mensonges que l’on peut qualifier d’éthiques s’ils sont considérés sans référence au bien ou au mal, mais par rapport à la recherche du bonheur, de la justice ou de la sagesse. Ce sont les «mensonges pragmatiques», selon Platon, quand les gouvernants doivent cacher la vérité d’une situation dramatique pour ne pas susciter une panique, les mensonges à l’autorité, lorsque ce qui est demandé n’est pas légitime et viole les droits humains fondamentaux, les mensonges fait par compassion, humanité ou indulgence. Parfois même, le mensonge sur soi, qui permet d’oser et d’entreprendre.

 

« Morale », par son étymologie, et ramène à l’idée de mœurs, qui désignent une manière habituelle de se comporter et d’agir, en fonction de critères qui ont été définis comme étant le Bien et le Mal. En ce sens, la morale prescrit, selon Comte Sponville, « l'ensemble de nos devoirs, autrement dit des obligations ou des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et même de toute espérance ».

Or comment cette morale saurait-elle être universelle, donc valoir en tout temps et en tout lieu. Universelle, idéale, elle s'appliquerait pour « tous les individus dans la même situation », indépendamment de la culture, de la race, du sexe, de la religion, de la nationalité, de l'orientation sexuelle ou tout autre élément distinctif.

 

L’image de l’impossibilité de son universalité absolue, est montrée par la polémique qui opposa Kant à Benjamin Constant. Kant refuse tout droit de mensonge envers soi et envers autrui : un impératif catégorique, inconditionné, absolu, qui vaut pour tous les cas sans exception, en vertu de la loi morale énoncée par un impératif catégorique « a priori », c’est-à-dire avant tout événement et indépendamment de tout fait: le mensonge, la dissimulation deviennent le prototype de l'acte immoral. (2) Alors que pour Constant, l'impératif catégorique ne prend pas en compte les circonstances et le résultat de l'action. Comme ce résistant qu’il faudrait dénoncer à l’occupant, qui, par la loi, en a fait un criminel. Constant oppose ainsi l’éthique à la morale, en soulignant les limites de la morale seule, sans travail de réflexion.

 

Les valeurs morales universelles ne peuvent exister indépendamment de l'état émotionnel des individus ou de moments particuliers, d’autant qu’il existe des morales différentes, qui varient selon les lieux et les époques. Par exemple, après la Déclaration universelle des droits de l'homme, il y eut la Déclaration des droits de l'homme en islam (57 états placés sous l'influence de la charia, avec une forte imprégnation religieuse, affirmant la primauté divine, limitant la liberté de choisir sa religion et d'en changer, la liberté d'expression et rendant inégaux les droits entre l'homme et la femme. (Ainsi que la Déclaration de Bangkok -Asie du Sud Est, de l’Indonésie à la Thaïlande- prônant la solidarité contre l'expansion communiste au Viêt Nam et l'insurrection communiste au sein de leurs propres frontières et énoncant des principes fondamentaux tels que la coopération, l'amitié et la non-ingérence).

 

Bergson différenciait la morale close de la morale ouverte.

Par une morale close, la cohésion sociale est obtenue par l’hostilité des membres de la société à l’égard de ceux qu’ils identifient collectivement comme des ennemis. C’est contre d’autres qu’on est uni avec certains, du fait des habitudes, d’un passé, d’une culture, d’une langue et d’un projet communs. En fait, tout ce qui construit le lien social est aussi, alors, ce qui brise le lien humain. (Il s’ensuit que là où il n’y a plus d’ennemi extérieur il faut, soit en inventer un, soit en trouver un à l’intérieur).

 

Cette morale close [que l’on pourrait simplement considérer comme LA MORALE], s’oppose à la morale ouverte. Socrate avait invité à définir l’homme par une faculté que tous possèdent, qu’ils soient esclaves ou hommes libres, Grec ou barbare. Cette faculté c’est la raison, la capacité de penser et de parler de manière sensée et cohérente. Alors que tout différencie empiriquement les hommes, la couleur de leur peau, leurs langues, leurs coutumes etc. il y a quelque chose qui les rassemble et fonde l’unité du genre humain. Cette « morale ouverte » correspond, selon moi, à L’ETHIQUE.

La mesure du vrai et du bien, «ce n’est ni moi, ni toi, c’est ce qui, transcendant nos particularités empiriques nous permet de dire nous ». En nous convoquant à une pensée dialogique en lieu et place d’une pensée prisonnière des opinions, la philosophie permet la reconnaissance de l’autre comme être porteur de cette même raison que j’expérimente en moi. Bergson parle de « communion dans la raison ». (3)

 

L’éthique permet de contester la pensée binaire qui nous pousse à voir le monde selon la loi du “bien ou mal”, «beau ou laid», qui limite notre point de vue, en nous privant de différentes alternatives, et nous confine dans nos vieilles habitudes et modes de pensée….., dans nos limites.

L’éthique refuse le manichéisme, qui simplifie les rapports au monde, ramenés à une simple opposition du bien et du mal, clairement définis et scindés.

Sinon, toute distinction se transforme en opposition et ramène systématiquement la complexité du réel à deux termes qui s'excluent », démentant les qualités de pluralisme et de tolérance revendiquées par les sociétés modernes.

Sinon, le monde réel dans lequel nous vivons devient pour chacun de nous, notre propre réalité, une connaissance toujours subjective, toujours partielle, toujours déformée, qui nous laisse dans l’illusion de maîtriser, de savoir, et de détenir la vérité ! Ce qui est encore accentué par l’importance prise par le wokisme, qui pousse les limites de la morale à celle, identitaire, étriquée, de leur seule communauté.

La pensée est alors condamnée à refuser le doute, les contradictions, sans jamais pouvoir les liquider.

Alors que, pour penser la complexité du réel, nous devons accepter que l’inachèvement et l’incertitude soient des qualités intrinsèquement humaines que nous ne pouvons plus ignorer. Edgar Morin secoue notre paresse d’esprit en disant que la pensée complexe ne refuse pas du tout l’ordre, la clarté, le déterminisme, et ainsi les morales différentes, mais elle les sait insuffisantes.

 

L’éthique peut alors se définir comme un système complexe et ouvert, soumis aux contraintes de son environnement et composé d’éléments possédant chacun des propriétés spécifiques. D’où l’intérêt des comités d’éthiques s’ils parviennent à s’écarter des morales particulières à chacun de ceux qui la composent.

Si l’hostilité à certains n’est plus l’élément structurant fondamental, on peut envisager de lier les hommes dans des communautés d’intérêts et de sympathie de plus en plus larges.

Malheureusement, l’expérience et les événements récents qui inaugurent le virage que prend le 21e siècle, montrent que les morales des sociétés closes prennent le pas sur les sociétés ouvertes et leur volonté éthique.

 

Rousseau écrivait : « Tout patriote est dur aux étrangers, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable ». (Emile ou de l’Education). L’hostilité à l’endroit d’un ennemi redevient constitutive de l’unité  et de l’identité nationale, et là où il n’y a plus d’ennemi extérieur il en est inventer un, à l’intérieur.

Comme l’Allemagne nazie avait voulu trouver sa cohésion contre le juif, comme l’Union Soviétique l’avait fait contre le capitaliste ou le bourgeois, certains voudraient aujourd’hui la trouver contre les mêmes ou contre le musulman, le riche, le fonctionnaire, les pourris etc. selon leurs conceptions particulières de la morale. La liste peut être indéfiniment allongée au gré des passions du moment, des morales triomphantes et d’éthiques qui n’en ont que le nom!

Il s’agit de morales qui ne sont nécessaires qu’à la sauvegarde des intérêts de leurs membres, qui déterminent les conduites appropriées à leur viabilité, qui exercent sur chacun, une pression l’obligeant automatiquement à certains devoirs.

Nous sommes aux antipodes de toute éthique construite par la raison, censée traiter des problèmes fondamentaux de la morale. L’éthique se particularise, et se réduit en des morales closes, qui définissent à nouveau ce qui est bien et ce qui est mal, selon ce qui semble momentanément important à des pensées et des volontés, soumises aux pressions médiatiques et à des intérêts politiques ou économiques.

 

La morale, ou plutôt LES morales, sont produites par des ensembles d’individus, selon l’époque et le lieu de leur existence, et certaines, comme celle des humanistes des Lumières, se veulent universelles (Kant). Il s’agit d’un rapport au monde qui s’approprie l’autre, alors censé se soumettre à une morale, donc à un « ordre du monde » particulier, prédéfini.

L’éthique, instaure un autre rapport au monde, qui consiste à faire le vide en soi, se retirer, se défaire de soi-même pour envisager l’autre, considérer son visage comme le soulignait Levinas, afin d’agir et d’être en lien avec l’événement et non plus avec un soi qui ne considèrerait que ce que l’autre devrait être. Une dimension essentielle de l’éthique, fondée sur l’impossible appropriation de l’autre, et même son refus … et qui à laisse l’autre la possibilité d’être, d’exister en tant « qu’âme ».

L’éthique a ceci de commun avec la philosophie: elle oblige à penser contre soi.

N.Hanar

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NOTES

1) Par nature, les humains sont au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des plantes. Au sein même de la cité, certains sont naturellement des esclaves, d’autres des dirigeants et les femmes sont naturellement inférieures aux hommes.

Cet ordre naturel est juste par ce qu’il imite l'ordre cosmique, l'ordre naturellement hiérarchisé du monde. C’est génétique, inné, il y a des aristocrates par nature et des esclaves par nature. Et il est juste être libre ou esclave puisque c'est par nature.

Ainsi la cité est juste, non comme nous le concevons quand elle répond à la volonté générale, voire à la volonté d'une majorité, mais parce qu'elle répond à un ordre naturel.

Notre notion de la démocratie est qu'elle doit combattre les inégalités naturelles, pour Aristote, elle doit au contraire imiter la hiérarchie naturelle.

2) Kant aboutit ainsi à la formulation d'un « impératif catégorique » : « Agis uniquement d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle », ou encore : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » Le mensonge, la dissimulation deviennent le prototype de l'acte immoral : la volonté s'y contredit elle-même. L'acte moral, a contrario, révèle une raison pratique, un usage régulateur pour l'action du principe de non-contradiction ou d'universalité formelle. Kant déduit de ce principe des applications aux problèmes moraux traditionnels. Il faut comprendre que le « respect » de la loi morale se confond avec la « dignité » de l'homme. L'impératif catégorique peut alors se reformuler : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Ayant reconnu le caractère inconditionné, absolu, de sa liberté, la volonté se découvre législatrice. C'est seulement sur cette base d'une autonomie de la volonté qu'il est possible de construire une science des mœurs, et non sur celles, empiriques ou philosophiquement erronées (hédonisme, divinisation de l'homme), qui caractérisaient les morales antérieures. Penser la liberté, c'est-à-dire le domaine qui n'est pas soumis aux lois de la nature, domaine d'exercice d'une raison autre que la « raison pure » de la première Critique, telle sera la tâche de la Critique de la raison pratique. La Critique de la faculté de juger (1790), quant à elle, aura à reconsidérer « l'abîme » ainsi creusé entre nature et liberté. Kant, comme on l'a dit, reviendra ensuite à la Métaphysique des mœurs, puis aux sciences morales positives, avec une Anthropologie du point de vue pragmatique (1798). (Universalis)

Pour Constant, dire la vérité n’est un devoir qu’envers celui qui a droit à la vérité. Or seuls certains en sont dignes).

3-Bien entendu, comme le veut Bergson, il faut se réjouir de l’action civilisatrice et de ses morales, qui arrache l’homme à la brutalité et à la sauvagerie de ses tendances archaïques. Mais si on peut neutraliser, sublimer (dirait Freud) une tendance naturelle, on ne l’éradique pas. Elle garde son potentiel de nuisance. Il faut ruser avec elle.

 « Aujourd’hui encore, écrit Bergson, nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens. Tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. A ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ».

Ce détour devrait s’exprimer par l’éthique, grâce à la raison, cette faculté que tous possèdent, disait Socrate, qu’ils soient esclaves ou hommes libres, Grec ou barbare.la capacité de penser de manière sensée et cohérente, permettant de faire de tous les hommes « le prochain ».

Si on peut fonder le lien social sur une sociabilité naturelle, (Aristote) rien n’interdit d’en concevoir l’élargissement à tous les habitants de la planète. Si l’hostilité à certains  n’est pas l’élément structurant fondamental, on peut envisager de lier les hommes dans des communautés d’intérêts et de sympathie de plus en plus larges. L’intérêt de chacun bien compris passe en effet par la reconnaissance des intérêts légitimes des autres. Ces mobiles ne peuvent-ils pas, autant que la haine, fonder la communauté nationale et internationale ? Par l’éthique associée à la morale ?

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La vie a-t-elle un sens ?

 

Le mot "sens" a plusieurs sens. Nos cinq sens nous permettent de percevoir, et c’est en interprétant ce que nous percevons, chose, mot ou action, que nous créons du sens. Et puis, le mot sens renvoie aussi à l'idée de direction, vers quoi ou vers ou, la vie se porte.

Le mot "vie" a également plusieurs sens. Il désigne l'ensemble des phénomènes concernant le vivant qui évolue, se développe ou dépérit ainsi que la période de temps qui s'écoule de la naissance à la mort.

Alors, quand on se demande si la vie a un sens, on peut s’interroger sur celui de la vie en général, et/ou sur le sens de la nôtre en particulier, et, en même temps, si pour l’une et/ou l’autre, ce n’est que leur but, leur finalité, leur direction, qui leur donne sens.

Nous avons conscience de ce sens qui nous apparait, qui surgit en nous, lors de la synthèse entre ce que le monde nous montre en se présentant à nous, et les éléments subjectifs, constituant notre connaissance, qui se rassemblent alors en un ensemble cohérent. Cette synthèse nous l’appelons nos représentations.
Ainsi le sens m’est donné par le rapport que j’entretiens entre moi et le monde. Rapport nécessaire et fondamental, que ce soit parce que, d’abord, afin de survivre, nous devons comprendre, questionner, analyser, le monde. Ensuite, parce que notre désir dépasse la volonté de survivre, les réponses à nos questions, peuvent nous apparaitre insuffisantes. Et surtout, parce que nous ne supportons pas que notre vie n’aie pas de sens.

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Lorsqu’il s’agit de donner un sens à la vie, par la simple obéissance, voire la soumission, à une idéologie, à une force métaphysique, ou s’il existe un sens inné en nous tous, comme de nature, c’est toujours un sens qui ignore l’indépendance, la singularité et la liberté humaine.

 

C’est pourtant la position de Nietzsche (1844-1900) dans le «Gai savoir», qui prend une position peut-être inspirée par son contemporain Darwin ((1809-1882). Ce dernier avait théorisé l’évolution comme résultant de la sélection naturelle. Tous les organismes subissent de légères variations dans leur morphologie, leur milieu les ayant rendus capables de se reproduire. Or, ce n’est pas l’individu qui cherche à faire survivre son espèce, ce sont ses gènes qui cherchent à se transmettre à travers lui. La sélection fait que seuls certains individus parviendront à transmettre leurs gènes. Après des millions d’années les détenteurs des gènes les moins bien adaptés se sont éteints, et de nouvelles caractéristiques physiques et comportementales ont vu le jour. Un sens de la vie, qui trouve ses fondements dans notre biologie et l’histoire de notre évolution.

 

Nietzsche, alors, défend que le seul but de la vie est la reproduction: "J'ai beau considérer les hommes d'un bon ou d'un mauvais œil, tous et chacun en particulier, je ne les vois jamais appliqués qu'à une tâche: à faire ce qui est profitable à la conversation de l'espèce. Et cela en vérité non par quelque sentiment d'amour pour cette espèce, mais simplement parce que rien n'est aussi invétéré, puissant, irréductible que cet instinct, parce que cet instinct est absolument l'essence de l'espèce grégaire que nous sommes".

Peut-on vraiment réduire tout ce à quoi les hommes donnent un sens, à la préservation de l'espèce humaine, à une "nécessité vitale" de se conserver et de se reproduire.

Ne s’agit-il pas plutôt d’UN sens donné à la vie, que DU sens de la vie?

Chacun n’est-il pas à même de se donner d’autres directions qui auraient un sens pour lui ou pour tous?

 

Le fait d’être, de naître, ne confère pas, à lui seul, de sens à la vie: nous devons d’abord expérimenter, suivre un chemin, exister, afin de vouloir et de pouvoir nous poser la question de savoir pourquoi nous sommes, en vue de quoi nous agissons et quelle finalité nous recherchons par notre action. C’est la leçon majeure de l’existentialisme : l’existence précède l’essence.

 

Descartes avait déjà ramené l’humain au centre de la réflexion: «JE pense, donc JE suis!». Ce qui a permis son interrogation éthique et métaphysique, la plus fondamentale: quel est le sens de la vie, quelle est la finalité de l’existence ? Le Discours de la méthode, indique que chacun doit guider sa propre existence, choisir et suivre un même chemin, une même morale afin de donner sens à sa vie, et, pour cela, imprimer une direction clairement établie et maintenue dans la durée. Descartes définissait des règles pratiques à cet effet. Sinon on devrait faire face à légion de réponses possibles: le sens de la vie, est-ce se connaître soi-même, trouver le bonheur, aimer (Dieu, son prochain), faire des enfants, posséder une Rolex avant d’atteindre 50 ans… Comment s’y retrouver ? Cependant, la complexité du monde qui offre tant de vies possibles, peut-elle se contenter et nous contenter d’une direction unique ?

 

Vivre signifie: respirer, manger, bouger, désirer, etc... : ce qui donne du sens à tout cela, ne lui donne pas forcément un sens, qui limiterait, par son orientation, les possibilités d’ouvrir à d’autres sens de la vie.

Platon dans le Phédon raconte la mort de Socrate, qui enseignait, questionnait en s’opposant aux affirmations des sophistes, et au système social de son époque. Pour lui, obtenir la plus haute forme de connaissance, permettait d’atteindre toutes les choses bonnes et utiles, et de trouver le sens de la vie.

C’était ce mode de vie qui lui donnait son sens.

En choisissant de mourir, Socrate a pu assumer le « sens de la vie », la primauté de la pensée sur le corps, contre la soumission de l’individu à un cosmos intouchable, en s’attribuant sa mort, au lieu qu’elle soit l’effet du cours cosmologique des choses, de sa condamnation par la société. Sa mort a bien été́ la sienne. Sinon, sa vie, n’aurait plus eu de sens, et a montré que le sens de la vie en général, est l’affaire de chacun.

La question du « sens de la vie » rejoint ainsi celle de la responsabilité, expression de la liberté.

 

Pourtant, aucune vie n’échappe à l’éventualité́ de n’être un jour que ce (qu’on sait) qu’elle est, un chemin subi vers la mort, et par là de n’avoir plus de sens, c’est-à̀-dire de n’être plus assumable. Comme lorsque nous ressentons le caractère scandaleux de la mort d’enfants, ou de ceux qui meurent trop tôt, sans que nous n’ayons rien pu faire pour l’éviter. Comme un « péché originel » dont nous serions coupables, sans en être responsables!

Ainsi, il y a des gens pour qui vivre n’a plus de sens alors qu’ils ont tout pour vivre bien, et d’autres qui s’accrochent à une vie à laquelle il nous semble qu’y mettre fin serait préférable, mais qui a encore un sens pour eux: il y a pour chacun un sens par quoi se décide de désirer encore vivre, ou non.

Lorsque Bichat (1771-1802) définit la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort», peut-être faudrait-il ajouter que vivre consiste aussi à faire ce qu’il faut pour vivre encore.

 

Lorsque, pour chacun, le sens de sa vie se réfère à une certaine responsabilité́ de quelque chose (témoigner avec des livres, élever des enfants, ou changer le monde), aucune vie ne saurait ne pas avoir de sens, puisque vivre est toujours l’affaire d’un sujet, même si elle n’en est pas la réalité́ et qu’il refuse de la continuer.

Mais imaginons la vie de quelqu’un qui a lutté pour abolir l’esclavage, en vain. Il a l’impression de s’être battu pour rien, que ce qu’il avait fait était sans intérêt, et que, par conséquent, sa vie n’avait pas eu de sens.

Ne doit-on pas en conclure que même s’il juge l’inverse, sa vie a eu du sens ? Même s’il le vit mal ?

 

Les Monty Python nous avaient prévenus en 1983 dans leur film loufoque, « Le Sens de la vie ». Elle bute sur trop d’obstacles, ou d’échecs, pour que chacun puisse lui en trouver un. Quelque chose nous échappe toujours. C’est peut-être pourquoi, aujourd’hui, donner un sens à la vie est devenu l’apanage des thérapeutes et le marché des coachs de vie, confrontés à des personnes incapables de comprendre pourquoi elles sont insatisfaites de leur existence, d’une vie ressentie vide, ou superficielle. Comment trouver des raisons de vivre si nous ne sommes pas capables de lui donner un sens?

Une «vie bonne», accomplie,  a-t-elle du sens, si elle amène au bonheur, si elle se confond avec une forme de satisfaction égoïste ou si elle est associée à une préoccupation impartiale pour le bien-être humain.

Selon Susan Wolf, qui questionne nos raisons d'agir dans un essai « Le Sens dans la vie », peu importe: « le sens découle de l’amour que nous portons à des objets dignes d’être aimés et au fait que nous soyons positivement engagés envers eux ».

 

Pour elle, « écrire de la philosophie, jouer du violoncelle, garder un jardin exempt de mauvaises herbes peuvent exiger plus de temps et d’attention que ce qui serait optimal du point de vue de notre bien-être ».

Ce serait donc l’amour pour les choses (n’importe quel domaine d’engagement, une cause, l’art, la musique, le jardinage) qui pourrait justifier des choix et des comportements, plus que l’amour qu’on éprouve pour soi-même ou pour la morale. Ils doivent néanmoins être pourvus de valeurs objectives et dignes d’être aimés en tant que tels: se contenter des mots-croisés ou des sudokus ne donne guère de sens à l’existence.

La vie, alors, a un sens, dans la mesure où l’on a trouvé sa passion, sans pour autant, minimiser l’usage des plaisirs dans nos vies, comme « manger un sundae au caramel chaud, rencontrer une star de cinéma, etc…» Ce qui confère un sens à notre vie, nous donne des raisons de vivre, correspondrait aux engagements personnels actifs que nous prenons.

Or cette idée laisse de côté les raisons qui nous pousseraient à poursuivre des intérêts non personnels, pour lesquels nous n’avons pas de passion particulière. Conférer un sens à la vie grâce à notre seule sensibilité, n’est-ce pas que lui donner une simple « saveur», permettant toutefois de jouir de la vie ?

 

Alors, peut-on vraiment trouver une réponse en dehors de soi, réponse nécessaire puisque la question du sens de la vie joue un rôle crucial dans la vie de tous les jours, en orientant nos actions.

Comme l’histoire de cet homme obnubilé par la question du sens de la vie, au point de perdre son travail, de délaisser sa femme et ses enfants qui le quittent. Il se retrouve à la rue, seul, sans maison. Lorsqu’il entend parler d’un vieil ermite, qui vit au sommet d’une montagne, au Tibet, qui saurait sûrement lui répondre, il entreprend d’escalader la montagne sur laquelle vit le vieux sage. En s’approchant, il a froid, il a faim, s’épuise. Ses vêtements sont en lambeaux. Ses doigts sont gelés. Il arrive enfin, en rampant, au sommet de la montagne. Là, il voit une grotte, se relève péniblement, tombe, se relève, tombe encore et se retrouve, à genoux, devant le vieil ermite qui lui dit : - Tu as fait un long chemin pour venir me trouver. Que veux-tu ?

Je veux trouver la réponse à cette question : Quel est le sens la vie ?

Le vieux sage réfléchit et répond : «La vie, c’est une rivière qui coule entre des collines et des montagnes avant de se jeter dans la mer ».

Alors, l’homme se relève fou de rage : Quoi ?! J’ai perdu ma famille, mon boulot, ma maison, ma dignité, même ! Et tout ça pour m’entendre dire que la vie est une rivière qui coule entre des collines et des montagnes avant de se jeter dans la mer ! C’est une plaisanterie !

Et là, le vieil ermite répond : Ah bon ? Ce n’est pas ça ?

Ce n’est pas la réponse qu’attendait le voyageur à : pourquoi sommes-nous sur terre ? - Quel est le but de l’existence que l’on doit se fixer? Est-ce qu’il faut vivre uniquement pour soi ou aussi pour les autres ? La vie a-t-elle un sens en elle-même ou le sens dépend-il de nos objectifs, d’une quête personnelle dans laquelle chacun doit trouver sa voie?».

 

Trouver la réponse seulement en soi, est-ce suffisant ? Un méchant manipulateur immoral et corrompu qui semble tout avoir pour lui : argent, pouvoir, confort, une famille qu’il aime et qui l’aime, sa vie a-t-elle du sens ? Lui, juge et ressent bien que sa vie a du sens, mais pour nous, il est difficile de l’accepter.

La vie d’un individu n’aurait-elle du sens que si, et seulement si, il estime que sa vie a du sens pour lui, ou doit-elle, aussi en avoir pour les autres, en agissant envers eux?

 

Qu’est-ce qui fait que les vies de Socrate, Curie ou Brahms ont du sens: subjectivement, ils avaient le sentiment qu’elle en avait, parce qu’ils ont dirigé leurs vies et leurs actions de façon à réaliser des accomplissements moraux, esthétiques ou intellectuels qui ont une valeur intrinsèque. Ils ne se sont pas consacrés uniquement à eux-mêmes et ont contribué positivement au monde, contrairement à des vies comme celle du  méchant de l’exemple, parce qu’il existe des valeurs objectives bien plus désirables.

Autrement dit, le sens ne surviendrait-il que lorsque l’on est activement et passionnément engagé dans des projets ayant ont intrinsèquement de la valeur,  et auxquels on aime se consacrer ?

Contrairement à une activité qui est tournée uniquement vers des choses futiles, comme regarder des séries, jouer avec sa console, ne faire que manger et dormir, ou collectionner des porte-clés.

Or, définir le futile, n’est pas aussi simple. Camus s’était indigné qu’en 1955, le compositeur d’origine hongroise Tibor Harsanyl, s’était vu refuser la nationalité française au motif qu’il exerçait une « profession  sociale inutile »! Lors du Covid, non avons revu des activités « non-essentielles ».

 

Il est pourtant possible de donner du sens à une vie, sans qu’il n’y ait d’impact en bien ou en mal sur le monde, comme accepter la notion de destin, ce sens qui est donné à notre vie, ou se rallier à un culte. Et même chercher à s’enrichir, ou soulever des poids pour devenir plus fort ou plus beau, quelque chose qui peut sembler futile, tout comme se casser la tête à propos du sens de la vie, dans le but de prendre la parole dans un café philo.

Au nom de quoi ces activités seraient dénuées de la possibilité d’offrir du sens à la vie de quelqu’un ?

C’est pourtant bien l’inverse qui est ressenti. Défendre une hiérarchie de vies et d’activités selon certaines valeurs, peut se montrer arbitraire ou non fondé.

C’est pareil pour ceux qui pensent qu’il existe quelque chose de supérieur, surnaturel ou supranaturel, qui viendrait donner du sens au monde et donc donner une certaine finalité à nos vies, ou pour ceux, au contraire qui pensent qu’il n’en existe aucun.

Si de telles entités existaient, ou non, cela ne donnerait pas plus ou moins de sens à nos vies. Que ce soit parce qu’il existerait un Dieu ou une nature qui insufflent un sens aux choses, cela ne change rien à la question du sens de nos vies et à l’importance de ce que nous entreprenons.

 

La vision scientifique du monde, en contradiction complète avec la possibilité qu’il puisse exister un sens indépendant de celui que nos mécanismes cognitifs attribuent au monde, n’y change rien. Cette approche rejette l’image que nous nous faisons du monde pour n’en laisser que ce qui est réel. Elle ne fait que confirmer que le sens de la vie n’est pas inscrit dans le monde, mais qu’il s’agit de la façon dont la pensée, spécifiquement humaine, colore le monde.

Selon Jean Luc, de plus: « la nature, comprise comme l’ensemble de ce qui est, ne nous donne pas de sens puisqu’elle n’en n’a vraisemblablement pas elle-même, n’étant qu’une somme d’indifférence, se contentant d’être. Le sens, la finalité, [d’une présence humaine] sont des idées qui ont germé dans l’esprit humain : elles sont une création de la conscience humaine ».

 

Cependant, c’est alors une vie qui se rend étrangère à elle-même, lorsque son sens ne se trouve soumis qu’à l’autorité́ de la conscience d’un sujet, qui peut être amené à fuir d’avoir seul la responsabilité de sa vie, à fuir le spectre scandaleux et dévastateur  de la mort, à grande dose d’arrangements, d’illusions, de consolations.

 

Ce qui peut amener comme réponse à la question du sens, que le monde n’a intrinsèquement pas de sens, et que la vie serait absurde, sans importance, à l’échelle du vivant. De beaucoup d’empires (Alexandre le Grand, Ramsès II, l’empire Ottoman, de beaucoup d’idées et de recherches, il ne reste plus rien. Comme de chacun de nous au bout de plusieurs années.

Mais si nous, nos civilisations, nos valeurs étaient immortelles, la possibilité de l’absurdité de la vie serait toujours envisageable. Pour Camus (dans l’Étranger) le sentiment d’absurdité vient de la contradiction entre nos aspirations, l’idée que nous avons du monde tel qu’il devrait être, et le monde tel qu’il est vraiment. Pour d’autres, d’une lutte interne entre notre tendance à considérer notre vie importante et notre tendance à prendre du recul sur celle-ci et à trouver nos préoccupations futiles ou insignifiantes. Même si elles ne sont pas moins importantes à nos yeux.

Pour Camus le fait de « vivre le supplice de Sisyphe », condamné à remonter son rocher pour l’éternité, dans un monde silencieux, dépourvu de vérités et de valeurs éternelles, dans un lieu étranger, étrange et inhumain, rend sa condition et ainsi la nôtre, absurde. Mais, comprendre et en reconnaitre l’absurdité, lorsqu’à notre désir ne répond que « l'impossibilité de réduire ce monde à un principe rationnel et raisonnable », et cesser de le nier, est déjà une révolte et donc une « victoire », qui permet d’imaginer « Sisyphe heureux ».

 

Finalement, est-ce l’idée d’un sens qui détermine le but de notre action, ou est-ce la volonté d’atteindre un but qui donne son sens à l’action ?

Ce qui confère du sens et de l’importance aux choses, à la vie et à nos vies, repose sur le simple fait que les raisons que nous avons de donner du sens à la vie, quel qu’il soit, soient suffisantes. Nous n’avons pas besoin qu’elles reposent sur des justifications ultimes. Que ce soit en pensant que la vie à déjà un sens, ou que son sens est devant nous, résultant de nos actions, le sens de la vie trouve son importance dans l’instant présent, dans l’ici et le maintenant,

« Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie » écrivait Malraux.

N.Hanar

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Pourquoi hésitons-nous à dire NON ?

 

La capacité de refuser différencie l'animal, qui fait ce que lui dictent ses instincts, de l'humain, capable de se dire non, de se refuser à lui-même. Ce refus, le désaccord, l’action de ne pas accepter, de repousser, s’exprime par le « non », dont la définition se limite à ce qui nous engage dans un acte négatif radical.

 

Ce qui est conforté, aujourd'hui, par la mentalité dominante, qui  s'énonce dans l'injonction: « il faut être positif », s’affirmer, être constructif. Ainsi tout désaccord correspond alors à un échec.

Cette positivité triomphante, nous est imposée par les média, la publicité marchande ou politique, des psychologies de bazar, des coachs de vie, des formateurs à une vie réussie, et quelques escrocs, qui proposent des méthodes, scientifiquement prouvées ‘par des essais sur leur famille ?). Ils envahissent notre vie, en arrachant de force notre adhésion à des désirs qu'en réalité ils créent. Dire non devient difficile, nous fait hésiter, la connotation du mot étant perçue uniquement de manière négative, alors que nous souhaitons quand même plaire, craignons d’être rejetés ou de vivre dans des conflits incessants!

 

Alors que l’on peut très bien examiner, à l'opposé, la dimension créatrice et féconde de la négation, supérieure à celle de l'acceptation soumise ou de celle dont nous n’avons même plus conscience.

C’est bien à travers l'insoumission, la dissidence, la subversion et tous les types de refus que se construisent depuis toujours le travail de la raison et l'histoire de l’humanité.

 

Or notre sujet : « pourquoi hésitons-nous à dire NON ? », a pour mot essentiel le verbe « hésiter ».

Dire non, a pour effet de nous suspendre dans un état éphémère, une transition entre ce qui peut nous qualifier et un saut dans l’inconnu. Comment alors ne pas hésiter lorsque nos positions connues par les autres et par nous-mêmes, nos attitudes prévisibles, nos certitudes, donc tout ce qui nous limite, sont mises à distance et s’ouvrent à tous les possibles, lorsqu’à l’arrogance du savoir, vient se substituer le doute?

 

D’autant que, pour nos sociétés, cette attitude est perçue comme une carence. L’injonction de positivité, du dire « oui » aux idées force de la société, quelles qu’elles soient, veut définir l’hésitation comme seulement un état d'indétermination, d'incertitude qui empêche d'agir ou de prendre parti, l’incapacité à se décider.

De se décider, surtout, en faveur des représentations du monde qui se dissimulent derrière des discours de pouvoir, d’assujettissement, du fait de la puissance démultiplicatrice de slogans, de croyances, et du conformisme.

L’hésitation, qui, dans un premier temps suspend le jugement, cette épochè des anciens philosophes sceptiques grecs, qui renvoyait à un état d'esprit dans lequel ni nous n'affirmons ni ne rejetons quelque chose, est ce qui permet de déceler les idéologies qui fabriquent et alimentent l’injonction de positivité. Comme une forme de sécession avec l’univers social, qui est difficile à pratiquer sans hésitation, parce qu’elle apparaît comme une forme de refus de ce qui est évident pour d’autres?

 

Hésiter, c’est mettre en place une certaine attente qui s’oppose à l’impatience et à l’impulsivité, à la vitesse sacrée, en convoquant en nous un sens du contrôle sur nos actions et nos pensées.

Dire non, c’est refuser de toujours voir ce qui va se produire avec optimisme, ce qui passe pour du pessimisme aux yeux de ceux qui se soumettent aux normes imposées par le théâtre social, conduisant à jouer correctement le rôle que les autres et la société dans son ensemble attendent que nous jouions.

 

Alors, on peut hésiter à dire non à quelqu’un qui vous a dit oui, parce qu’il croit vous faire plaisir en vous proposant quelque chose dont vous ne voulez pas: Parce que dire non, refuser ce qui se veut être un don semble être alors se fermer des portes pour l'avenir, en prenant le risque de se faire des ennemis, de perdre un ami, un amour, un partenaire ou une situation. On peut hésiter lorsqu’on a peur de faire de la peine.

Mais, pourquoi faudrait-il ne pas avoir le courage de choisir ce qu'on veut, pourquoi se laisser porter par le désir des autres, quel que soit l'enjeu : un repas, une rencontre, une relation sentimentale, un ordre. Le refus est pourtant toujours une manifestation de la liberté, qui débouchera sur une  avancée dans la connaissance de soi.

En fait, dire non peut même devenir l'occasion de créer une relation vraie avec l'autre, dans un respect réciproque, ce qui devrait se faire sans marquer d’hésitation.

En refusant la demande de son interlocuteur, on montre avoir conscience de la valeur de notre engagement, de notre liberté, cette capacité à se déterminer par soi-même, à faire ses propres choix.  On affirme ainsi une volonté indépendante, par l’acte de refuser, de repousser, de nier, au lieu d'adhérer passivement.

Cependant, que vaut une liberté strictement négative ?

Alain, définissait le travail de la pensée, et donc la liberté de l'esprit, comme le « pouvoir de dire non ».

L’hésitation est ce qui permet de suspendre son jugement, un appel à la pensée, afin de refuser de suivre un conditionnement, d’affirmer la liberté de pouvoir examiner par soi-même, préalablement à un choix.

 

Le choix, nous l’avons lorsque nous sommes confrontés à une situation offrant plusieurs options, dans les limites de nos connaissances, de nos savoirs, donc de la conscience que nous avons-nous même forgée, de ce qu’est, et de ce que nous permet le monde (notre Weltanschauung). L’hésitation, le moment du choix, c’est ce qui permet d’analyser, si nos choix sont libres ou déterminés. Parce que nous avons quand même conscience de quelques-uns des éléments qui ont guidé notre action, nous avons envisagé toutes les solutions, nous avons essayé de nous informer, nous avons même parfois douté de notre première option, parce qu’il nous est arrivé d’avoir regretté l’un de nos choix, en nous disant : "si j'avais su...».

Nous hésitons, parce que nous savons que nous ne sommes pas toujours conscients des conséquences de nos actes, qui ne correspondent pas toujours à nos intentions, aussi bonnes soient-elles. Une complexité dont il est difficile d’avoir entièrement conscience, et qu’il est difficile, voire impossible, de surmonter totalement.

 

Malheureusement, aujourd’hui, une certaine psychologie, dite »populaire », mais surtout commerciale, et utilitariste, prétend aider aux choix auxquels les gens sont confrontés, dans le cadre d’une prétendue aide au mieux vivre, de méthodes pour apprendre à dire non, ou à acquiescer, par un « travail sur soi », et empêche une analyse sur les structures sociales, les normes comportementales, les usages et les certitudes idéologiques. Alors que tout accepter donne l’impression de ne pas subir les événements.

 

Comment ne pas hésiter à dire « non » en prenant conscience d’être, à notre insu, prisonniers de tout un réseau de dogmatisme et de conventions. Nous devons "nous libérer du connu", ne plus accepter une chose comme vraie ou bonne ou à combattre, parce qu'elle fait partie d'un système hérité aveuglément. Tant que nous sommes "prisonniers du connu", nos choix ne peuvent pas vraiment  être libres.

 

Afin de s’en libérer, la philosophie a toujours considéré le refus comme une action contre l'opinion, ce savoir préétabli, et ceci  dès les premiers Dialogues de Platon qui montrent très bien ce mouvement de mise à l'écart des opinions pour construire un discours dialectique commun rendant possible la connaissance. La première et principale invention de la philosophie est celle de la différence entre opinion et vérité.

 

Toute philosophie est une pensée du non : le philosophe doute sans cesse de son savoir, remet la pensée en question et en mouvement, en disant « non » à ce qui parait être une évidence..

Ce qui s’est, par exemple, exprimé par la notion de doute, cet état d’incertitude, positif, qui prône de ne jamais adhérer à l’opinion afin de rester libre. Ce doute existentiel on le trouve « méthodique » chez Descartes, face à ce qui pourrait fausser toute connaissance,  pour permettre le « cogito », la première certitude indubitable sur laquelle Descartes refonde le savoir, abandonnant alors le doute (qui est donc provisoire). Douter d’ailleurs caractérise l’esprit scientifique qui n’accepte les données de l’expérience qu’après les avoir éprouvées.   

 

C’est pourquoi Alain a pu dire : « Penser, c’est dire non », un geste intellectuel fondamental : une manière de douter, de soupeser, puis de nier, de décliner ce qui semblait pourtant évident. Dire non pour s’imposer, pour avoir le courage de s’opposer à ceux qui nous imposent leur volonté. « Les tyrans » et les « prêcheurs », nous Alain, ont ceci de commun qu’ils veulent nous faire acquiescer à leur vision des choses, sans nous laisser le temps de la mettre en question, ni de voir si d’autres voies sont possibles. Or, lorsque je « consens », immédiatement « je ne cherche pas autre chose », explique Alain: j’abandonne mon propre pouvoir de réflexion. Consentir sans réfléchir est une façon de se perdre soi-même, de s’effacer devant les autres. À l’inverse, la négation peut être une manière d’exister sans se laisser impressionner. Ce n’est pas parce que quelqu’un parle fort, qu’il a du pouvoir ou de l’argent, qu’il faut tout lui céder. C’est la raison pour laquelle, selon Alain, le « non » est « un combat ». Et on peut hésiter devant tout combat, c’est un pari que l’on peut perdre et dans lequel on peut se perdre.

La croyance a quelque chose de confortable, qui peut rapidement devenir dogmatique. Or, nous dit Alain, « réfléchir, c’est nier ce que l’on croit ». Le « non » est un refus du donné immédiat. C’est le geste qui permet de faire avancer la science.

Encore faut-il avoir la volonté et le courage de penser contre soi-même. « C’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même », poursuit Alain. Pour pouvoir dire « non » aux autres, il faut donc commencer par savoir se dire « non » à soi. Nous cédons souvent à nos affects, à nos schémas de réflexion habituels sans prendre le temps de les remettre en question, de les examiner. Or, prévient Alain, « qui se contente de sa pensée ne pense plus rien ». Et cette faculté d’accepter de penser envers et contre soi est sans doute la résolution la plus difficile et la plus dangereuse à tenir, ce qui ne peut de faire sans hésitation.

 

Le « Non » est contestation, résistance, révolte, dans l'ordre de l'action et dans celui de la pensée. Le non s’exprime dans la désapprobation, la désobéissance, la dénonciation, l'objection, l'insoumission, la rébellion, la résistance par une fin de non-recevoir opposée à l'ordre des choses, tel qu'on peut aussi le trouver dans l'indignation, si bien incarnée par Stéphane Hessel et les Indignés. « Non » devient l'étendard de la liberté.

Une liberté qui n’est jamais acquise définitivement.

Pour s’acharner à vaincre toutes les résistances, celles de ceux qui sont aveuglés par leurs certitudes, leurs croyances et leurs idéologies, ou leurs engagements dans des communautés complotistes, woke ou cancrelleuses, il y a de quoi hésiter !

Parce que dire non, mène à affronter un autre risque. En refusant une chose qui existe, on s'en remet aussi à une chose qui n'existe pas encore : le refus semble, mais pourrait aussi conduire à l'inconnu ou au néant, même si la dénonciation de l'erreur et de la fausseté est à elle-même sa propre justification, indépendamment de tout possible remplacement. Or, le vide créé est à lui seul un appel à la liberté.

 

Lao-Tseu disait que « l’argile est employé à façonner des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage ». Le vide, ce lieu où il n’y a rien, qui n’est pas (encore) occupé, est potentiellement fécond. Quand il y a quelque chose, plutôt que rien, l’espace, l’esprit, l’action sont limités à l’interprétation et limités dans la création. Quand tout est plein, plus rien n’est à faire ! Il n’y a plus place au devenir, et au mouvement.

C’est à cela qu’ouvre le fait de dire « non ».

Nous pouvons hésiter à dire non, car c’est manifester la présence de l’absence. Se néantiser afin de pouvoir vivre, soi et les autres, dans une autre altérité, avec d’autres savoirs, cultures, projets, qui prendront un autre chemin.

 

Cette acceptation de la part de négativité qui est présente dans le réel, permet à l’esprit de comprendre l'altérité, le jeu des relations entre le même et l'autre, d’intégrer une pensée du changement, de l’écoulement du temps, une modification des limites, en rendant l’absence, présente, en dépassant la pensée d’Aristote, qui avait horreur du vide.

Parce que l’avenir est contingent, n’a aucune raison d'être comme on le souhaite plutôt qu'autrement. Tout peut arriver sans raison, et les choses peuvent à tout moment « devenir effectivement autres». Ou ne pas être. Nous sommes libres de faire surgir de nouveaux sens.

 

Ces nouveaux sens sont le fruit de refus fondateurs, qui ne consistent pas à délaisser une option au profit d'une autre, mais à rejeter une solution qui se présentait comme unique et qui semblait s'imposer. Dès lors, refuser, c’est accepter de mettre soi-même dans la périlleuse obligation de ne pas vraiment faire un choix, mais de faire un saut dans l'inconnu, par une remise en cause de l'ordre des choses jusque-là accepté.

C’est bien  la caractéristique de ceux qui ont provoqué notre émancipation de savoirs, de Socrate à la Renaissance jusqu’au siècle des Lumières.

Socrate a édifié la philosophie en disant non aux sophistes et en refusant de laisser le champ libre à leurs prétentions. Socrate incarne à lui seul la force créatrice du refus. Sa mort même est la matérialisation emblématique du refus de transiger sur la vérité : ne jamais rendre les armes, non seulement à la guerre et dans la vie, mais dans le débat et dans la pensée. Ne jamais rien concéder et savoir en payer le prix, sans hésiter. Mis en accusation par le peuple d'Athènes, Socrate refuse d'être défendu par un avocat puis refuse, de jouer le jeu du procès et enfin refuse une fois condamné, de s'évader de la prison et d'échapper à la sentence alors que ses amis le lui proposent avec insistance, selon le récit du Criton.

 

Descartes avait pris appui sur un non initial, ce qu'énonce bien la IIIème partie du Discours de la méthode, où on lit qu'avant de "rebâtir le logis où on demeure, il faut l'abattre".

Le refus initial de Luther des excès de pouvoir de l’Eglise chrétienne lui fit écrire: "dans le protestantisme, Dieu n'appartient à personne, aucune Église ne peut l'infléchir et aucun dogme ne peut parler en son nom". Les Lumières, dit Kant, "se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable (comme le fit La Boétie). L'état de tutelle c’est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre.

 

Tous ces gestes ont été, contre toute attente, des refus fondateurs.

Ce sont des refus radicaux et des ruptures à très haut risque, engageant toute la vie intellectuelle du temps et même la vie personnelle de leurs auteurs, qui vont alors modifier entièrement le savoir et la place des hommes, dans le cosmos comme dans la cité. Copernic, Bruno, Galilée, défendant que la terre tourne autour du soleil, et même Newton ou Darwin, n’ont pas hésités à dire non, malgré les conséquences attendues!

Ils se sont libérés du présent de leur époque, s’en sont désynchronisés, en mettant « entre parenthèses” leur rapport habituel aux choses, afin de porter un regard neuf sur ce qui les entourait.

Tout est nouveau, même ce que l’on croit déjà connaître.

 

Alors, pourquoi hésiter à dire non ?

N.Hanar

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opportunise

Le sage est-il un opportuniste sans désir ?

- “Le sage est celui qui consent à tout, parce qu'il ne s'identifie avec rien. Un opportuniste sans désir.” Cioran

 

D’abord, personne n’est sans désir!

Je pense que le désir et les désirs, désignent deux choses différentes.

Les désirs humains s'attachent à la santé, à l’amour sous toutes ses formes, à la prospérité, à la réussite, à la reconnaissance sociale, au bien être, etc…et font l’objet d’une quête spécifique.

Le désir, par contre, ne fait pas l’objet d’une recherche ou d’une attente, il est constitutif de l’humain. Il fait partie de son essence, et désigne, (Spinoza entre autres), l'unique force motrice qui nous traverse, qui nous constitue, qui nous anime. Le désir n'est pas un accident, ni une faculté parmi d'autres. C'est notre être même, considéré dans « sa puissance d'agir ou sa force d'exister », ce conatus, ce qui fait que « toute chose, [ ] s’efforce de persévérer dans son être».

Le désir est sans objet : il est le support qui anime la démarche de vivre et de créer et personne n’est donc « sans désir »

Bien entendu, nous ne rencontrons le désir, nous n’avons conscience d’être un être désirant que par l’intermédiaire des désirs. Comme nos désirs s’expriment en étant toujours parasités par de multiples influences, nous les subissons plus que nous ne les souhaitons. Ils ne nous appartiennent pas réellement. Mais, lorsque nous prenons conscience qu’ils ne sont que l’épiphénomène de notre être désirant, nous pouvons les entendre en raison, les raisonner.

W. Jankélévitch écrivait. « La conscience n'est pas autre chose que l'acte par lequel l'esprit se dédouble et s'éloigne à la fois de lui-même et des choses ». Donc une pensée qui se pense, un acte de l'esprit se percevant lui-même. Si « toute conscience est conscience de quelque chose » (Husserl), elle ne peut être sans objet.

 

Deleuze pensait que, puisqu'une machine désirante fonctionne en nous, nous poussant à nous satisfaire et à transformer le monde, le désir, en lui-même, sans objet, est affirmation et construction, joie et liberté. Il produit des constructions qui s'insèrent dans le champ social et sont ainsi capables de faire sauter ou de faire se déplacer le tissu social. Des constructions qui déconstruisent. [Il s’agit donc] « d’écarter les connotations du désir, qui veulent le faire correspondre à la connaissance d’un objet, d’un savoir [d’une possession], pour le laisser être une puissance qui tend vers une satisfaction qui ne veut pas combler un manque mais qui est volonté de jouir de la volonté même de désirer. – Le désir est bien notre moteur (à essence), mais éclectique.

 

Il convient donc de ne pas confondre le désir et les désirs, surtout lorsque le désir, comme souvent, est assimilé à la conscience d’un manque, ce qui ne caractérise, en fait, que la frustration, alors qu’il est la manifestation de notre capacité à nous ouvrir à d’autres perspectives, à d’autres vies, à d’autres possibles.

Spinoza : « Que l'homme ait ou n'ait pas conscience de son appétit, cet appétit n'en demeure pas moins le même ». Le désir s'accompagne de conscience de soi, parce qu'il est le mouvement même de la conscience vers une chose.

 

Alors, peut-être le sage, dans notre sujet,  est-il celui qui parvient à vaincre ses désirs, ceux qui sont inutiles à l’accomplissement de l’individu, ceux qui nous sont suggérés par notre environnement. Or, vouloir obtenir cet état de sagesse, n’est-ce pas également un désir ?

 

Le désir, cette force qui nous anime et nous constitue, est antérieur à la volonté. Il est la puissance d’agir et de jouir, l'énergie qui permet de se projeter dans le futur. La volonté sans désir n'a aucun sens. Désirer c'est regarder le futur et mesurer l'implication d'agir, lorsque l’on est face à la décision ou au choix.  Est-il possible de renoncer librement aux projets que le désir fait se lever et, en même temps, de mener une existence pleinement humaine en choisissant et ainsi en se choisissant.

Comme la sagesse est l’horizon de la philosophie, on a souvent confondu (dans l’expression « il prend la vie avec philosophie), le philosophe qui est un être désirant et donc en mouvement (qui aspire étymologiquement à la sophia), et une idée du sage qui serait celui qui pratique l’art du retrait : du monde, de l’histoire, du corps. Cette sagesse dégagée de tout désir, ouverte à un consentement béat au monde, est proprement « inhumaine ». Ce qui ne ferait du sage qu’un rabat-joie, tout juste capable de vous dégoûter de l’existence. » (Besnier). Sans désir, renonçant à la colère ou à l’enthousiasme, aux certitudes et à leur questionnement est-ce encore de la sagesse ou est-ce de la résignation? Le sage n’est pas un ascète !

 

Il s’agit là du projet d'une extinction de tous les désirs, et « l'amour de la sagesse » n'est plus alors qu'un désir métaphorique, celui d’un sujet qui veut mourir à ses désirs et à ses opinions, mais de ce fait, mourir aussi au sens propre, comme le fit Socrate. Ce pourrait-être le sens de (ou l’un des sens de) : «Que philosopher c'est apprendre à mourir» (Montaigne)

(Note : La métaphore est constituée de deux éléments : le comparé et le comparant. Le premier est l'objet, la personne ou la chose que l'on compare et le second est ce à quoi on le rapproche.

La métaphore est une figure de style, dont le principe est d’associer un terme (le comparé) à un autre appartenant à un champ lexical différent, (le comparant) afin non seulement de donner une valeur de compréhension plus forte et riche au comparé.

Dans « Mon patron est un vrai requin » patron est le comparé et requin le comparant)

 

Désigner le sage comme étant « sans désir », ce n’est pas voir la sagesse comme « le savoir et la vertu d’un être, ce qui caractérise celui qui est en accord avec lui-même et avec les autres, avec son corps et avec ses passions ; celui qui a cultivé ses facultés mentales tout en y accordant ses actes et ses paroles ».

La sagesse est une intelligence qui gouverne nos choix. C’est une conscience morale qui permet d’appréhender une situation avec lucidité, de choisir la décision juste qui conduira à l’action juste.

La sagesse est ce qui inaugure un autre rapport à soi, au monde, à l’autre. Générosité, discipline, patience, effort, méditation, sont autant de leviers, de remèdes.

On attribue à Bouddha cette citation : "Un fou qui pense qu'il est fou est pour cette raison même un sage. Le fou qui pense qu'il est un sage est appelé vraiment un fou."

Les doctrines politico économistes nous ont fait oublier la sagesse. Les valeurs matérielles ont supplanté les valeurs morales. La dégradation de notre environnement mais aussi le vide spirituel nous ont conduit à nous interroger sur notre monde et notre avenir.

Les doctrines émanant de différentes « sagesses » nous ont fait oublier la sagesse. La porte s’est ouverte à des coachs de vie, de développement personnel, auto proclamés, susceptibles de permettre à chacun d’atteindre, par des méthodes «éprouvées!», par des cours par internet, les conditions d’une « vie bonne »et sage, limitée à ce qui n’est utile qu’à soi..

 

Ce qui n’est utile qu’à soi, nous amène à l’opportuniste, celui qui règle sa conduite selon les circonstances du moment, qu’il cherche à utiliser en s’y adaptant de sorte à en tirer bénéfice toujours au mieux de ses intérêts, en transigeant, au besoin, avec ses principes moraux. Dans le langage commun, ce comportement stratégique, se colore d’une connotation négative pouvant reposer sur des manœuvres frauduleuses,  sur le mensonge, la manipulation, la fraude, ou la transmission d’informations erronées.

Or, pourquoi y a-t-il cette connotation négative ? L’opportunisme n’est-il pas également la faculté de savoir saisir les opportunités qui se présentent, sans quoi l’humain n’aurait pas la capacité d’adaptation pour survivre, pour s’adapter à son environnement et à son interlocuteur, un jeu de stratégie dans lequel la bienveillance peut avoir sa place.

En fait, la défiance, empreinte de mépris, envers l’opportunisme n'est pas nouvelle. (Elle s’est illustrée récemment dans la chanson parodique et caricaturale de Jacques Dutronc).

 

Depuis Platon, la philosophie porte une forte part de responsabilité en ce qui concerne la connotation négative de l’opportunisme. Platon (dès le 5e siècle av. notre ère).a mis en scène Socrate dans son opposition à des sophistes, ces orateurs de la Grèce antique, dont la culture et la maîtrise du discours, en faisaient des personnages prestigieux, (mais dont, en fait, on connait peu les idées).

La philosophie va, en grande partie, se développer contre eux, accusés par Socrate, selon Platon, de diffuser un « relativisme de la vérité » alors que, pour lui, il n’existait qu’une vérité. Dans ses dialogues, il démontrait l’inanité et la dangerosité de leur discours, ce qui a affecté les « sophistes », d’un aspect péjoratif.

Comme Protagoras, dépeint comme un homme sans foi ni loi ("qu'importe le mensonge ou la vérité !"), un rhétoricien malhonnête prêt à défendre tout et son contraire pourvu qu'il ait raison et soit bien vu.

Depuis, l'opportunisme constitue toujours un vice moral et un objet de mépris, surtout lorsque les idées et l’attitude de celui qui en est caractérisé ne correspondent  pas aux idées et rituels dominants d’une société donnée.  . Les choses sont même devenues pires avec l'émergence d'idéologies qui exigent  un dévouement total de leurs fidèles : communisme, nationalisme, universalisme, écologisme, conservatisme, wokisme etc…

 

Notre société occidentale, est construite en grande partie sur le dualisme : faux / vrai, droite/gauche, nationalisme/mondialisme. Tout opportunisme est dès lors interdit en politique, comme en philosophie, qui sont censées avoir pour objet un "bien commun", qui est parfaitement caractérisé, limité.

Alors que l’opportuniste, qui, selon la définition du mot "saisit les opportunités pour tirer le meilleur parti des circonstances" outrepasse ces clivages puisqu'il ferait passer son propre bien-être et ses propres objectifs avant le sacro-saint "bien commun".

 

Or, dans un monde où l'on est enjoint de se choisir une idéologie et de s'y tenir jusqu'à son dernier souffle, l'opportuniste est celui qui défie les hommes "habités par des convictions" qui ont mis à feu et à sang l'humanité depuis des millénaires. Alors que l'opportuniste n'a pas le désir d’imposer ses vues aux autres, d’évangéliser ou de "civiliser" autrui par la force des baïonnettes. Au lieu de s'engoncer dans un complotisme racial remplaciste, un opportuniste verra dans l'immigration un formidable vecteur de production et verra dans l'écologisme, l’opportunité d’ouvrir un restaurant de tofu. Un opportuniste voit des opportunités là où les idéologues voient des ennemis à abattre ou des causes à servir.

A l'instar de Talleyrand : tour à tour évêque, député révolutionnaire, diplomate sous le Directoire, ministre sous le Consulat et l'Empire, premier-ministre sous la Restauration et député sous la Monarchie de Juillet.

- Napoléon : "C'est le plus capable des ministres que j'ai eus". Puis : vous êtes de la merde dans un bas de soie

L'être humain est par nature opportuniste : il s'est toujours adapté à l'environnement local. Pour avoir une quantité suffisante de protéines, moteur de notre force vitale, nous avons recours en Occident aux viandes bovines et aux produits laitiers. Les Inuits, du fait du climat arctique sous le régime duquel ils doivent vivre, chassent le phoque ou à la baleine : l'être humain est un opportunivore, il se nourrit selon les circonstances de son environnement. Pourquoi devrait-il en être autrement en politique ?  Faut-il, au nom de prétendues convictions, refuser le bonheur et le bien-être, sacrifier tout à un prétendu "bien commun", donner sa vie à une idéologie inventée par des escrocs pour des naïfs ? ( D’après Nicolas Kirkitadze)

 

Le sage n’est pas celui qui transmet la parole d’une société, d’une idéologie, d’un penser correct, d’une norme, se pliant avec ses pensées et ses désirs aux diktats de la conformité, donc du confort.

La sagesse, ce n’est pas, non plus,  se conformer à une définition de la sagesse pré-écrite ou pré-pensée donnée par une autorité quelconque, mais c’est accepter, d’essayer de comprendre les faits sans se reporter à un savoir de référence pour pouvoir trancher dans les connaissances. (1)

Car il y a des sagesses qui limitent les libertés.

Dès la naissance, on ne cesse de nous dire ce qu'il faut faire et ne pas faire, ce qu'il faut croire et ne pas croire, d’être « sage » .Notre esprit est petit à petit enfermé, conditionné, façonné pour se conformer aux schémas d'une société particulière. Puis d’autres « prétendues sagesses » essaient de continuer à nous montrer un chemin.

 

Comme l’écrit Comte Sponville : « La vraie sagesse n'est pas un idéal ; c'est un état, toujours approximatif, toujours instable (il n'est éternel, comme l'amour, que tant qu'il dure), c'est une expérience, c'est un acte.  Ce n'est pas un absolu ; c'est la façon, toujours relative, d'habiter le réel. » (2)

 

D’habiter le réel, de s’ouvrir à ce qu’il montre et non de s’isoler du monde par la pensée ou à se construire une bulle de tranquillité, pour éviter soigneusement toute relation.

Etre sage, c’est être libre et lucide. C’est être à la fois ouvert à tout ce qui est à voir et fermé à tout ce qui veut nous envahir. Connaître le plus de choses possibles, de gens, de pensées, de sciences, mais ne se laisser envahir par rien. Se construire par rapport à ces choses, mais ne pas y entrer comme on entre en religion, en habitus ou en idéologie…..Rester indépendant, garder distance, ne pas vivre par procuration, ne pas se laisser guider.

Ce n’est pas, comme cette citation de Boileau trouvée dans le « Robert » : « La sagesse est une égalité d’âme que rien ne peut troubler, que rien n’enflamme ».

Le mot grec philosophas désigne celui qui aime et recherche la sagesse, la connaissance, celui qui se pose des questions sans asséner des « vérités » pour répondre aux questions qui se posent.

« Si je dois mourir, à quoi sert d’apprendre. Et si je n’apprends rien à quoi sert de vivre » (Machado)

 

Le sage n’est donc pas celui qui retransmet opportunément la parole d’une société, d’une idéologie, d’un penser correct, d’une norme, se pliant avec ses pensées et ses désirs aux diktats d’une certaine conformité, donc du confort. Ni celui qui s’en écarte et utilise les opportunités de s’isoler afin de se pétrifier dans un savoir dont il pense « avoir fait le tour » et auquel il n’est plus possible de ne rien apporter.

 

La sagesse, soutenue par le désir, cette force d’exister qui constitue tout humain, est en fait révolutionnaire et génère en nous du doute et de l’angoisse plutôt que du confort et des certitudes», par la connaissance, la remise en cause des supposés savoirs, ce qui est signe de liberté.

 

Ainsi le sage est bien un opportuniste, selon les circonstances du moment, qu’il cherche à utiliser en s’y adaptant de sorte à en tirer bénéfice toujours au mieux de ses intérêts, et à ceux de l’humanité, parce qu’il n’est pas cet être retiré du monde qui ignore inhumainement, ce désir qui nous anime. Parce que vivre, c’est en permanence créer, être libre.

 

 NHanar

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NOTES

1-Accepter, c’est accepter que tout ne soit pas possible. Le réel existe, il est autre chose qu’une pâte que ma volonté pourrait modeler à loisir. Les limites existent, je ne suis pas tout-puissant. Je ne suis pas parfait. Voilà tout ce que je dois apprendre à accepter. La sagesse est cet apprentissage, qui requiert le temps d’une vie entière. Apprendre à accepter ce qui me résiste, c’est apprendre à l’aimer, à lui dire oui. Si je le vis mal, avec cette impression de m’y « résigner », c’est que je suis encore dans l’illusion de la toute-puissance, que je ne suis pas sur le chemin de la sagesse.

Chez les stoïciens il faut accepter les forces du cosmos pour pouvoir prendre appui sur elles et faire ce qu’il est possible de faire. Le sculpteur, c’est parce qu’il accepte la résistance de la matière qu’il va être capable de lui donner une forme. La résignation, elle, est résignation à l’inaction, à la passivité. Elle est une passion triste.

 

2-Comte Sponville : « Le vrai sage n'a que faire de réussir quoi que ce soit : sa vie ne lui importe pas plus, ni moins, que celle d'autrui. Il se contente de la vivre, et il y trouve un contentement suffisant, qui est la seule sagesse en vérité. « Pour moi j'aime la vie », disait Montaigne. C'est en quoi il était sage : parce qu'il n'attendait pas que la vie soit aimable (facile, agréable, réussie...) pour l'aimer. [ ]« La sagesse ne peut être ni une science ni une technique », disait Aristote : elle porte moins sur ce qui est vrai ou efficace que sur ce qui est bon, pour soi et pour les autres. Un savoir ? Certes. Mais c'est un savoir-vivre.

Les Grecs distinguaient la sagesse théorique ou contemplative (sophia) de la sagesse pratique (phronèsis).

[qui est la capacité à distinguer ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, l’aptitude à aller vers le bien et à éviter le mauvais]

La vraie sagesse, serait la conjonction des deux. [ ] C'est que l'amour- propre a cessé de faire obstacle. Que la peur a cessé de faire obstacle. Que le manque a cessé de faire obstacle. Que le mensonge a cessé de faire obstacle. Il n'y a plus que la joie de connaître : il n'y a plus que l'amour et la vérité. C'est pourquoi nous avons tous nos moments de sagesse, quand l'amour et la vérité nous suffisent. Et de folie, quand ils nous déchirent ou nous font défaut. La vraie sagesse n'est pas un idéal ; c'est un état, toujours approximatif, toujours instable (il n'est éternel, comme l'amour, que tant qu'il dure), c'est une expérience, c'est un acte. [ ] Ce n'est pas un absolu ; c'est la façon, toujours relative, d'habiter le réel, qui est le seul absolu en vérité. Cette sagesse-là vaut mieux que tous les livres qu'on a écrits sur elle, qui risquent de nous en séparer »

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culture

La culture est-elle inessentielle ?

 

Dans l’actualité récente, les activités culturelles artistiques ont été désignées par le terme d’inessentiel, du fait d’une crise sanitaire qui nous a touchés. Nos centres commerciaux, ont été jugé nécessaires, essentiels, contrairement à nos musées, nos cinémas et nos théâtres.

 

Cet exemple, par lequel le terme essentiel désigne « ce qui ne peut être supprimé », montre que ce qui est essentiel et non-essentiel est en réalité entièrement subjectif et circonstancié. Il n’y a rien qui soit inessentiel : il n’y a que des biens et des choses qui sont préférés à d’autres, selon l’époque, l’endroit et le moment, et ces préférences sont aussi diverses et variées qu’il y a d’individus.

Cette valeur n’est pas inhérente aux biens, elle n’en est pas une propriété qui existe en soi. C’est un jugement sur l’importance des choses, destiné, en général, à la survie  ou au bien-être d’individus ou de sociétés.

L’abbé de Condillac (1714 – 1780) écrivait : « Une chose n’a pas une valeur parce qu’elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte, car elle a une valeur. Car la valeur est moins dans la chose que dans l’estime que nous en faisons, et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue comme notre besoin croît et diminue lui-même ». (1)

Ainsi, essentiel ou inessentiel est subjectif et circonstancié.

 

Que recouvre le terme culture ?

Dans le cadre des textes internationaux sur la diversité culturelle et les droits culturels, le terme «culture» recouvre "l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et qu’elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances" (déclaration universelle de l'UNESCO sur la diversité culturelle (2001) et ainsi "les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu'il donne à son existence et à son développement" (déclaration de Fribourg, 2007).

Je pense que cette définition est celle DES cultures,  de l’inessentiel au sens de l’essentiel comme étant ce que l’humain possède par essence et non par accident. 

C’est la totalité des pratiques qui succèdent à la nature, l’ensemble des processus par lesquels l’humain transforme la nature et se transforme également lui-même dans le but de développer son autonomie, dans le domaine intellectuel (les sciences, les savoirs) mais aussi dans les domaines moraux et affectifs que l’on acquiert à travers l’éducation, l’instruction, la transmission de savoirs.

La culture comprend l’ensemble des techniques et des savoirs, des coutumes et des institutions, des traditions et des croyances (les religions), des représentations (les différentes formes d’art) sans oublier les valeurs, les sciences, les modes de vie et les habitudes définis par une même communauté.

MA culture n’en est qu’une parmi d’autres cultures.

Mais ce sont LES cultures qui deviennent essentielles, importantes, car elles permettent de dépasser les particularismes inessentiels et la vie en commun sans trop de méfiance mutuelle. C’est alors, paradoxalement, le réel qui devient l’inessentiel.

(L’inessentiel étant « ce qui ne relève pas de la nature interne des êtres, des objets, des choses, ni de leur essence.  Qui n'est pas dans la nature de quelque chose ou de quelqu'un; qui n'est pas constitutif de quelque chose. Qui n'est pas fondamental, principal, mais contingent).

 

Lévi-Strauss et la plupart des philosophes et ethnologues préfèrent d’ailleurs parler de « cultures » au pluriel. « Culture » désigne alors l'ensemble cohérent des constructions imaginaires, structures mentales et modes de productions propres à chaque communauté, et deviennent bien essentielles en tant que « l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social ». (Unesco). Donc ce qui est inessentiel (relatif à l'essence d'un être) devient essentiel  (absolument nécessaire) en créant comme une seconde « nature » humaine, mais selon les circonstances aléatoires du lieu et du moment de naissance d’un individu. C’est l’ensemble des processus par lesquels l’humain transforme son environnement et se transforme lui-même en se perfectionnant, à la fois individuellement et collectivement

Ainsi la culture, considérée de manière générale, constitue une condition essentielle à l'humanisation de l'homme, en l'éduquant et en l'aidant à « cultiver » des capacités qu'il ne possédait pas de façon innée.

Elle se manifeste essentiellement par l'art, le langage et la technique.

 

En ce sens, Kant insiste, sur la distinction entre être cultivé (posséder des connaissances variées), être civilisé (se conformer à un certain nombre de règles de bonne conduite) et agir moralement au sens où la finalité de nos actions est la conformité au bien moral. On peut être très poli sans pour autant être animé d’intentions moralement bonnes. C’est la culture qui est l'humanisation de l'homme, par l'acquisition des savoirs, des savoir-faire, des savoir-être et des savoir-devenir.

« Produire dans un être raisonnable cette aptitude générale aux fins qui lui plaisent (donc en sa liberté) c’est la culture. Par conséquent, la culture seule peut être la fin dernière qu’on peut avec raison attribuer à la nature par rapport à l’espèce humaine. » (Kant)

 

De ce fait, chaque personne est reconnue comme être de culture, et se voit reconnaître une créativité et une expression propres, des traditions et des pratiques spécifiques, qui contribuent à « une existence intellectuelle, affective, morale et spirituelle plus satisfaisante pour tous » ,

La culture est alors un bien essentiel. Nous avons besoin de partager des émotions, d’éprouver ensemble, de partager des pensées, de s’émerveiller, de réfléchir, de s’interroger et d’être parfois bousculé.

 

En favorisant l'éveil aux richesses que chaque milieu et que chaque individu possède, la culture "établit un trait d'union entre les autres et soi-même" ; elle permet de communiquer, elle est rencontre de l'autre.

La culture permet à l'homme de s'élever au-dessus de lui-même. La culture est une aspiration à la liberté, elle suppose un recul par rapport aux événements, aux hommes et aux choses, qui nécessite de sources très diverses de formation telles que la philosophie, l'art... La culture est ouverture au monde, curiosité, prise de conscience de la complexité du réel. Elle ouvre sur des univers nouveaux : technique, artistique, scientifique, historique.

C’est bien l’inessentiel qui est essentiel.

La culture comble un besoin d'épanouissement personnel, un besoin de vie qu’elle peut satisfaire. Elle permet à l'homme de s'élever au-dessus de lui-même.

L’homme cultivé est ainsi en mesure d’exercer son jugement et de comprendre une autre culture, d’accepter d’autres conceptions de vie comme valable en soi.

 

La culture, celle qui avait été déclarée inessentielle et qui fait partie de la culture en général, désigne toutes les activités liées à la création, la production, la distribution ou la consommation dans le domaine de la musique, le théâtre, la danse, les arts visuels comme la peinture, le design, les films, le théâtre et les programmes audiovisuels de radio et de télévision.

C’est notre rapport à ces activités humaines archaïques, que l’on appelle la culture et qui véhicule des idées, des valeurs symboliques et des manières de vivre.

C’est donc bien le rapport que nous entretenons avec l’art qui le rend essentiel

 

La phrase : « Quand j'entends le mot «culture», je sors mon revolver ! » (En fait due à l'écrivain nazi Hanns Johst qui l'a placée comme réplique d'un personnage de l'une de ses pièces de théâtre intitulée Schlageter (1933), montre bien combien la culture est jugée essentielle et dangereuse aux dictatures et aux états non démocratiques, qui la placent  alors dans le cadre de l’inessentiel.

 

C’est aussi pour cela que nos sociétés ont tendance à en faire de simples produits, inessentiels, donc remplaçables, momentanés, des effets de mode et des investissements aléatoires, parce que, à la fois singuliers et universels, ils sont les portes paroles des populations qui les investissent.

C’est pourquoi seules les sociétés démocratiques, jusqu’à ces derniers temps au moins, permettaient toutes les expressions artistiques, essentielles pour la liberté. Considérer ce type d’expression comme inessentielle, pouvant donc être « cancellée », ou non exprimable au « wokistan », c’est  mettre la démocratie en danger en interdisant tout rapport à une « culture » essentielle à la démocratie.

 

Parce que la culture s'exprime dans la manière de raconter nos histoires, de nous rappeler le passé, de nous divertir, d'imaginer l'avenir et de voir le monde au travers les yeux des autres. Ainsi, elle "établit un trait d'union entre les autres et soi-même" en permettant un recul de nos jugements par rapport aux événements, aux hommes et aux choses, et en ouvrant sur des univers nouveaux, sur des pensées nouvelles.

 

Mais, comme elle peut également être utilisée pour déterminer des valeurs culturelles sclérosées, celles répandues au sein de bien des cultures, celles qui sous-tendent des croyances, des convictions, des habitudes, tout en étant aussi ce qui permet de les combattre, considérer la culture comme essentielle ou non-essentiel est en réalité entièrement subjectif et circonstancié. Il n’y a rien qui soit inessentiel : il n’y a que des biens et des choses qui sont préférés à d’autres, selon l’époque, l’endroit et le moment, et ces préférences sont aussi diverses et variées qu’il y a d’individus, de sociétés et d’expressions de ce qui est pensé comme gage de liberté.

 

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NOTES

1-Condillac s’opposait au rationalisme qui admet la raison comme une donnée innée, donc essentielle, c’est à dire relative à l'essence d'un être. Pour lui, ce sont nos sens qui permettent aux idées de naître. Il imagine une statue, privée de toute espèce d’idées, mais qui les acquiert progressivement quand on lui accorde l’usage des différents sens. Il montre comment, à partir d’une simple odeur de rose, apparaissent successivement l’attention, la mémoire, le jugement, l’imagination, et, parallèlement, le besoin, le désir, la passion et la volonté. Ce n’est pas « je pense donc je suis, mais je sens, donc je suis » qui permet la pensée.

N.Hanar

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Art et philosophie

 

Nous avons culturellement  un rapport différent envers les œuvres philosophiques, et celles relevant de l'art.

La philosophie s’adresserait à la raison, alors que l'art relèverait essentiellement du sensible, du sentiment, de l’imagination pour aboutir à un jugement purement esthétique. Ainsi les frontières entre art et philosophie sont bien délimitées et cette opposition, et ne peut aboutir qu'à un conflit.

L'art serait donc de l'ordre du confus, de l'effusion des sens,  n’ayant à voir qu’avec les apparences sensibles qui ne renvoient qu'à la surface des choses, alors que la philosophie, recherche de la vérité, et, en tant que métaphysique, enquête ontologique, relevant du concept, est liée à la clarification des idées.

 

Cette différence de perception est-elle justifiée ou seulement culturelle, et  peut-elle s’analyser en termes de conflit entre art et philosophie ?

 

Déjà Kant dans sa Critique de la faculté de juger, indique que lorsque nous jugeons qu’une œuvre est »belle », notre jugement esthétique estimant leur beauté est toujours douteux, car médié par la culture et la vie en société.
On ne peut dire que l'urinoir de Duchamp, soit "beau" ; et pourtant, nous estimons que nous avons affaire à de l'art.

 

Pour BHL l’opposition entre art et philosophie est factice et  proviendrait de cette dernière dont l'un des premiers désirs fut d'exclure de la Cité les peintres renvoyés du côté de l'ombre ou du simulacre (à quoi l’art a contre-attaqué, voire défié la philosophie sur son propre terrain).

 

Depuis Socrate, la philosophie se définit comme interrogation critique sur nos préjugés à propos de la réalité quotidienne, vis-à-vis de laquelle elle nous aide à prendre une distance salutaire, en nous permettant de voir lucidement le réel qui nous entoure, et même, comme le montre l’allégorie de la caverne, elle permet de voir ce qui est réel au-delà des apparences immédiates. C'est une activité réflexive, de prise de conscience de soi, le lieu où la pensée s'exerce explicitement et en toute conscience ; et ce, sous la forme adéquate à la pensée, qui est le concept.
La philosophie est métaphysique, lorsqu'elle s'interroge sur la condition humaine, sur le sens de la vie, sur l'origine de l'univers et sur sa nature, etc. Elle cherche à savoir quel est le fond des choses, de la réalité humaine. Elle est donc essentiellement une discipline interrogative et réflexive qui culmine dans les questions de type "pourquoi (y a-t-il quelque chose plutôt que rien?)" ainsi que "qu'est-ce que » (cette chose qui se présente au premier abord comme ayant telles déterminations sensibles?)".
Il semble donc que l'art n'ait rien à voir avec la philosophie, puisque celui-ci a essentiellement affaire au sensible, à la fois comme contenu et comme moyen d'expression, alors que la philosophie, elle, a essentiellement rapport au conceptuel comme moyen d'expression, et à un réel pensé comme plus vrai que les apparences immédiates.

 

Platon, pense même l'art comme opposé à la philosophie et dangereux pour elle. En effet, l'art est pour lui du même ordre de valeur que la rhétorique ; l'art dupe et flatte les sens, et nous éloigne de la réalité vraie, le plaisir esthétique, étant  plus "convaincant" pour le peuple que la philosophie, qui n'a pour elle que la raison,  et qui paraît souvent au peuple trop rêche et trop sérieuse. C'est au philosophe de nous avertir de ses dangers.

 

Pour Aristote ensuite, l'art est le domaine de la poiésis, une activité fabricatrice, qui ne se distingue pas de l'artisanat. Il est avant tout transformation de la nature, et s'oppose par là à la vie contemplative, qui englobe la philosophie et la science.

 

Or pour Bernard-Henri Lévy, l’écriture, qui comprend la transposition de toute pensée par toutes ses formes, c’est de l’argumentation à portée philosophiques mise en récit qui démontre en racontant une histoire. Et cette écriture est toujours recherche de la vérité, mais d’une vérité toujours visée, mais jamais atteinte. Un pari. Sans l’art et la philosophie, l’Occident serait longtemps resté iconoclaste.

Même Hegel pourtant méfiant à l’égard de l'art pense qu’il consiste essentiellement à exprimer des idées dans un matériau sensible. Son domaine d'expression privilégié est donc celui du sensible, de l'image. Mais son propos est de rendre visible, ou de manifester, de montrer, ce que l’artiste veut nous transmettre, comme veut le faire la philosophie, activité essentiellement rationnelle, ayant son origine dans notre raison, mais aussi, s'adressant à celle-ci.

 

L'art a toujours permis à la philosophie de réfléchir sur ses propres concepts ; il pose des questions philosophiques à la philosophie. Par exemple Platon, à l'époque duquel les oeuvres d'art étaient des copies du monde réel, était poussé du fait de leur existence à s'interroger sur le statut de l'image, et par opposition, de la réalité (qui pour lui est l'Idée). Aujourd'hui plus que jamais, les oeuvres d'art interrogent le philosophe sur statut du réel, de la représentation, etc.

 

Les Romantiques allemands comme Fichte, Schelling, Novalis, ont apparemment eu pour but de remplacer la philosophie par l'art et de se situer dans le « conflit ». Selon eux, la philosophie étant prisonnière du discours conceptuel ou du rapport sujet-monde, elle ne peut réaliser ce que pourtant elle s'efforce de découvrir, à savoir, la vérité de l'être. Dès lors, ce sera l'art seul qui pourra réaliser ou découvrir ce que la philosophie ne parvient pas à découvrir.
Or des philosophes poètes, comme Novalis, ou encore, Nietschze, qui, avec son Ainsi parlait Zarathoustra, a composé un "poème philosophique", qui trouvent que le meilleur moyen pour faire passer un contenu philosophique, est l'art.

Ainsi la philosophie ne pense plus l’art "du dehors".

 

Et lorsque le"pop-art" veut montrer et penser la "vérité" de la société de consommation, elle le fait en nous mettant à distance de cette expérience même. C'est la signification du geste de Warhol, qui a reproduit en plusieurs exemplaires des boîtes de soupes ou le portrait de Marylin : il a voulu nous "faire voir" la société de consommation, nous faire réfléchir sur elle pour nous permettre de prendre conscience de nous-même à travers l'expérience artistique que ses tableaux suscitent.
L'art réfléchit donc sur lui-même. L'artiste est un penseur, il réfléchit, et fait passer des idées -tout ne se passe pas dans la jouissance perceptive. L'activité artistique est intellectuelle en même temps qu'esthétique.

 

Pour BERGSON,(1) l’opposition raison/sensibilité est superficielle : « ils ont de profondes affinités » .

Si l’artiste est celui qui fait voir la réalité » nue et sans voiles », il a un projet commun avec le philosophe qui, depuis Socrate dénonce toutes sortes de faux –semblants et d’illusions.

Il faut changer de perspective: voir , ce n’est pas simplement recevoir des impressions sensorielles, c’est regarder . On oppose communément regarder et voir. On peut voir sans regarder ou regarder sans voir. Or ce qui compte c’est faire attention aux choses. L’artiste serait donc celui qui serait capable de voir, de s’intéresser aux choses en elles –mêmes  sans que le regard ne soit entravé par l’habitude, indispensable pour qui veut être efficace. Entre le réel et nous, il y a la toute puissante recherche de l'utilité .

L’artiste n’est donc pas tant celui qui enjolive ou qui embellit la vie mais qui nous force à tourner le regard vers les choses telles qu’elles sont et non selon nos intérêts du moment. « Rien » ne doit s’interposer, utilité ou culture.

Il faut en finir avec les apparences !

Le philosophe impose un examen sur nos pensées , afin que nous puissions trier ce qui est valable et ce qui n’est que préjugé . Alors l’artiste nous apprendrait à voir le monde extérieur et non le monde intérieur quitte à nous jetter dans un monde qui peut-être hostile .

 

L'art contemporain nous paraît être un appel à philosopher, comme peut-être l(art a  toujours été.

Si l'œuvre d'art est esthétique, et à ce titre, présentation sensible (de choses, de personnages, et de situations), elle ne s'en adresse pas moins même si à proprement parler elle est non conceptuelle, à la pensée et à la réflexion. Il est donc exagéré de référer l'art aux valeurs de la philosophie, comme si elle avait même but et contenu, mais seulement une forme différente, mais il est tout aussi exagéré de les opposer ou de les hiérarchiser.

Art et philosophie semblent à même de faire travailler notre esprit, s'adressent essentiellement à notre esprit ou à notre entendement.

 

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(1) Bergson:

“La philosophie n’est pas l’art, mais elle a avec l’art de profondes affinités. Qu’est-ce que l’artiste? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’ habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s’adresse moins aux objets extérieurs qu’à la vie intérieure de l’âme! « 

 

N.Hanar

 

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Résumé « Les Penseurs de la Société »

 

Sciences Humaines n° 30 – mars-avril-mai 2013

 

 

« La Liberté est le moteur de l’Histoire. »

« De siècle en siècle, l’Humanité impose la primauté de la liberté individuelle sur toute autre valeur. »

Jacques Attali   « Une brève histoire de l’avenir »

 

La société « moderne » est ambivalente

 

À partir de la vision traditionnelle du « troupeau qu’on appelle société » (Rousseau), la Modernité, avec ses changements scientifique, politique et économique, représente bien un vaste mouvement d’émancipation individuelle, qui comporte cependant de nouvelles contraintes sociales et beaucoup d’ambiguïtés.

L’individu, en effet, est libre (A. Smith, Tocqueville, Hayek), autonome (Durkheim) et rationnel (Max Weber), et en même temps bienveillant (A. Smith, Spencer) et solidaire (Durkheim).

Mais cette liberté individuelle, ambivalente, se retrouve soit canalisée soit contrariée par la régulation étatique (A. Smith, Keynes, K. Polanyi), l’égalisation démocratique (Tocqueville), la domination de classe (Marx,) et l’imitation sociale ou l’élitisme (G. Tarde, G. Le Bon).

De plus, certains éléments conservent toute leur ambiguïté : Les hiérarchies sociales sont plus ou moins justes et respectables (A. Smith) ; l’adaptation des individus est compétitive et coopérative (Spencer) ; les interactions sociales sont attractives et répulsives (G. Simmel) ; les mentalités individuelles et les structures sont des processus distincts et indissociables (N. Élias).

 

Les rouages du fonctionnement social

 

Selon que les analyses sont centrées sur l’individu ou sur la société, ou bien qu’elles sont mixtes, le fonctionnement social y est décrit comme relevant d’individus plus ou moins déterminés par la société, avec des phénomènes sociaux plus ou moins rationnels.

- Description d’une société fonctionnant à partir des individus, plutôt rationnels et disposant de marges de liberté : Accomplissement individuel à travers des pratiques « ethnométhodiques » ayant un sens socialement partagé (H. Garfinkel) ; actions individuelles toutes motivées par de « bonnes raisons », sans relativisme (R. Boudon) ; optimisation individuelle du « capital humain » par calcul de coût/bénéfice (G. Becker).

- Institutions sociales plutôt rationnelles, déterminant largement les individus : Systèmes sociaux, ouverts et évolutifs, assurant les fonctions nécessaires à leur stabilité (T. Parsons) ; aliénant consumérisme du progrès technique capitaliste (École de Francfort, M. Horkheimer et Th. Adorno) ; progrès technique produisant des « travailleurs sans travail », et démocratie gérant les intérêts privés (H. Arendt) ; domination et reproduction dans chaque « champ » d’activité, grâce aux « capitaux », économique, social et culturel, et aux « habitus » individuels de classe (P. Bourdieu).

- Analyses mixtes considérant une certaine marge d’action pour les individus, et une rationalité limitée pour les phénomènes sociaux : Construction réciproque de la réalité sociale, par éducation des individus et « sens » donné aux institutions (P. Berger et Th. Luckmann) ; théâtre social réglé, voire arrangé, où les individus font « bonne figure » (E. Goffman) ; psychologie de « l’individu social » influencé par autrui ou par le contexte (S. Milgram, Ph. Zimbardo) ; « historicité » des relations sociales grâce à l’action de mouvements sociaux, ouvrier, féministe, et du Sujet personnel (A. Touraine) ; relations de pouvoir au sein des organisations, avec stratégies des acteurs et blocage bureaucratique (M. Crozier).

 

Désarroi sociologique : que deviennent les liens sociaux ?

 

Depuis mai 68 et la chute du mur de Berlin, on assiste à une véritable individualisation « moderne », ouverte mais risquée, dans une société éclatée, aux contours et contenus devenus flous : Finie la rigidité sociale, où les individus reproduisent mécaniquement la société, mais impossibilité d’une « liquidité » totale, où les individus ne seraient livrés qu’à leurs propres expériences.

L’analyse de l’effondrement de la société traditionnelle, stable, hiérarchisée et normative, concerne de nombreux éléments, qui comportent souvent une double facette, « liquide » et « solide » : Micropouvoirs-savoirs dans tout le corps social, avec surveillance et « biopolitique » (M. Foucault) ; complexité multidimensionnelle et dialogique ordre/désordre (E. Morin) ; relativisme dubitatif « postmoderne » (J.F. Lyotard) ; réalisation d’une vie personnelle, avec risques sociétaux et pratiques « réfléchies » (U. Beck, A. Giddens) ; consumérisme symbolique et narcissisme « vide » (J. Baudrillard, G. Lipovetsky) ; besoin de reconnaissance par justice sociale (A. Honneth) ; critique individuelle souple en faveur de la justice, avec action variée selon les situations (L. Boltanski) ; « acteur-réseau » « traduisant » une même activité, avec associations stables (B. Latour) ; communication et flux transnationaux, pouvoir national et réseaux globalisés (M. Castells, S. Sassen) ; persistance des classes sociales (consommation, vote, études) et des institutions nationales traditionnelles (Les Pinçon).

Y aurait-il donc une voie médiane, se demande Danilo Martuccelli (La consistance du social, 2005), avec des liens sociaux « élastiques » ? On peut penser qu’en réalité, l’individuel et le social sont toujours en interaction, se projetant réciproquement l’un dans l’autre, mais que ce n’est plus le même individu, ni la même société.

 

Patrice

 

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La beauté qui sauve

22 mai 2013

 

 

Qu’est-ce que la beauté ?

 

La beauté est-elle objective, constitutive des choses elles-mêmes, ou bien subjective, pure appréciation du sujet qui les appréhende ?

Dans l’Histoire de la Philosophie, a dominé d’abord la conception objective, et depuis Platon en particulier (Hippias, Le Banquet), pour lequel la beauté représente la perfection de l’Être, que l’on parvient à contempler en s’élevant grâce à l’amour idéalisé (Éros). Puis, à l’époque moderne, la beauté a basculé vers une conception subjective, particulière avec Hume, pour lequel la beauté est un plaisir propre à chacun (De la norme du goût, 1755), ou universelle avec Kant, pour lequel la beauté est une pure sensation de satisfaction, ou encore, une « finalité sans fin » (Critique de la faculté de juger), en vue de rien, c'est-à-dire perçue en elle-même et pour elle-même, comme la rose d’Angelus Silesius.

Finalement, c’est la Phénoménologie contemporaine qui a proposé une conciliation des deux points de vue. Ainsi, dans sa théorie de la perception, Merleau-Ponty (Le Visible et l’Invisible) décrit le processus perceptif comme un « chiasme » entre l’objet et le sujet, un entrelacement du « vu et du voyant », qui entraîne en particulier le sentiment agréable de beauté. Dans cette perspective, on peut considérer la beauté comme une « vision » de la vie et du monde, non pas charmée (objective), ni charmeuse (subjective), mais charmante, « enchantante ». Elle concerne tous les domaines de la nature inerte et vivante, du mental (idées, croyances, sentiments) et de l’art classique ou moderne : Déjà pour Hegel, la beauté artistique est « l’expression sensible de la vérité du sujet », et l’accent mis par l’esthétique contemporaine sur l’intention et le « geste » de l’artiste trouve son annonce précoce, par exemple, dans les autoportraits tardifs de Rembrandt, où la belle « âme » du peintre transparaît derrière le visage délabré.

 

De quoi est faite la beauté ?

 

L’Esthétique théorique a comme domaine d’étude les éléments que peuvent avoir en commun les choses belles. Depuis Platon, la beauté est considérée comme liée à l’harmonie, rapport de « convenance », juste proportion des parties au tout, dont le nombre d’or est un cas particulier ; la symétrie aussi est souvent évoquée. Plus récemment, la parcimonie, qui exprime beaucoup avec peu, par exemple en Poésie ou en Droit, a été mise en avant comme facteur de beauté (H. Simon). Du côté des sons, la musicalité reposerait sur la stabilité de fréquence, avec d’autres caractéristiques, comme la  mélodie ou le rythme (B. Lechevalier).

Au niveau du sujet, la beauté se traduit par le fait de ressentir une émotion positive, plaisir, joie, satisfaction ou bien-être. L’intensité de cette sensibilité esthétique est très variable d’un individu à l’autre, et, comme le pensait Tolstoï, le ressenti lui-même varie avec les époques et les groupes sociaux. Cependant, on constate couramment un certain consensus autour des choses considérées comme belles, qui peut provenir d’une commune éducation ou de l’unité de la condition humaine (Hume).

 

Comment se forme la beauté ?

 

La beauté est ressentie au cours du processus de perception, de façon immédiate, irréfléchie ; comme dit Jean Cocteau, elle provoque une « érection de l’âme », incontrôlable. Cette perception plus ou moins fusionnelle, tout à la fois « du visible et de l’invisible », est construite mentalement par interaction analogique de l’image sensorielle et des « modèles esthétiques » en mémoire. Ce processus comporte en même temps l’activation des systèmes neuronaux du plaisir, qui inondent le cerveau en neuromédiateurs, tels que la dopamine, la sérotonine, l’ocytocine et la di-éthylamine.

Même s’il n’est pas sûr que les animaux dotés d’un cerveau suffisant, comme les grands singes, ne possèdent aucune sensibilité à un « beau simiesque » (fruits rouges, fesses rouges de guenon), il semble bien que le sens esthétique soit l’apanage de l’espèce humaine. C’est au cours de l’Évolution qu’aurait été sélectionnée cette sensibilité à la beauté, et d’abord à celle de la Nature environnante et familière, procurant sans doute un bien-être serein. Puis, s’émancipant de ses origines évolutives concrètes, un peu à la manière des mathématiques, le sens du beau se serait progressivement étendu à toutes les formes de l’Art, jusqu’à l’abstrait non-figuratif et au surréalisme (A. Kahn).

Le sens du beau peut avoir une composante innée, comme l’universalité de certaines émotions esthétiques le laisse penser, par exemple, devant la symétrie du visage, signifiant partout une « belle » jeunesse. Mais il est surtout acquis à travers l’éducation et l’expérience, comme c’est bien le cas pour l’art contemporain. Et la beauté ressentie tout au long de l’existence vient enrichir en retour les « modèles esthétiques » en mémoire.

 

À quoi sert la beauté ?

 

D’après Kant catégorique, la beauté en tant que satisfaction désintéressée, ne sert absolument à rien.

Pourtant, nombreux sont ceux qui pensent que la beauté peut « sauver », mais de quelle perdition, ou pour quel salut ?

Dans une perspective religieuse, la beauté est terriblement ambiguë. Elle peut susciter aussi bien un amour innocent (beauté en Dieu) qu’une passion concupiscente (beauté du diable), et c’est précisément le drame du prince « idiot » de Dostoïevski, qui proclame avec foi : « La beauté sauvera le monde ». Sans aucun doute, il s’agit ici de la beauté du Christ rédempteur, qui est seule capable de vraiment « sauver ». D’ailleurs, pour la tradition chrétienne optimiste, la beauté du monde manifeste clairement la « présence » de Dieu (S. Weil, La pesanteur et la grâce), et elle représente ainsi « une voie possible vers la Transcendance » (Benoît XVI).

Sur le plan existentiel, Merleau-Ponty affirme que « la beauté du monde est un appel » auquel répond l’artiste, Cézanne en l’occurrence, son peintre fétiche. Mais de façon plus générale, on peut penser que la beauté, entre autres facteurs, sert à rendre la vie attirante. À la manière du « sex-appeal », la beauté serait un des attraits essentiels de l’existence, véritable « life-appeal », contrastant avec la vie fade ou la laideur repoussante. Une telle « ruse » de la Nature, motivation à vivre, est avantageuse pour la séduction, le développement de la pensée partagée et l’échange social (A. Kahn), mais également favorable au comportement moral (beauté de la « bonne action »), et aux relations aimantes et heureuses.

La beauté humaine, dans ses divers aspects, charme, bonté, intelligence et physique, peut aussi bien sûr, comme toute autre ressort de comportement, être utilisée à des fins de manipulation.

 

Patrice

 

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Loi et tabou

 

La vie humaine est gouvernée par Eros et Thanatos et on a peur du désordre d’une part et de la perte de l’intégrité physique d’autre part. La loi prévoit la transgression mais pas le tabou, or la société semble avoir besoin de tabous transgressibles.

1 Origine et manifestation de la loi et du tabou

. La loi religieuse ou civile: c’est une interdiction, une prohibition ou obligation explicite et justifiée :

. Loi reçue d’ailleurs, tables de la loi reçues de Dieu par Moïse

. Lois découlant rationnellement d’impératifs catégoriques moraux (Kant son prochain comme fin et non comme moyen)

. Conventions sociales communément admise (laisser la priorité aux vieux)

. Lois variables selon les époques (interdiction faite aux femmes de porter un  pantalon)

Dans un Etat totalitaire, tout ce qui n’est pas défendu est obligatoire.

. Le tabou : origine polynésienne, quelque chose qui est marqué d’un caractère sacré qui en interdit le contact ou l’usage.

Une interdiction implicite, non évidente et non justifiée, ce sont en général des abstentions qui doivent avoir un effet protecteur.

. Une interdiction s’imposant d’elle-même au primitif, une croyance en une force dangereuse et contagieuse)

. Une interdiction implicite (ne pas toucher car c’est impur)

. Un code non écrit datant d’avant les dieux (esprits, instinct)

. Aspect irrationnel et sacré, une force magique qui agit hors de l’ordinaire ; on ne peut ni en parler ni a fortiori le transgresser ; un mystère inquiétant générant la peur et la superstition avec l’intervention de forces démoniaques.

. Les tabous sont transmis de générations en générations et sont seulement justifiés par la tradition.

Exemples de tabous :

. Tabou sexuel : L’homme  ne doit pas entrer là d’où on est sorti à sa naissance, la mère est intouchable.

. Un tableau de Gauguin, Manao tupapau, une jeune fille allongée et en proie à une peur panique, submergée de tous les tabous des ancêtres.

 . Le tabou de l’argent : on doit cacher sa fortune, peut-être parce que son origine n’est pas toujours claire et avouable.

. Le tabou de l’empereur : Amélie Nothomb nous parle de stupeur et tremblement devant l’empereur du Japon

.Dans la presse on nous dit que l’abdication du roi Juan Carlos n’est plus un sujet tabou, ni même la démission d’un pape (des tabous passent).A boston on ne parle pas encore de terrorisme islamique, c’est tabou....

2- Sanctions

. La loi : sa transgression est un péché ou un délit ; les peines sont échelonnées afin de corriger l’écart et ramener la paix sociale, la justice (CF Beccaria sur le choix de peines mesurées)

. Le tabou : On ne peut imaginer ce qu’il en coûtera de le subvertir : la sanction est automatique par nécessité interne du tabou ; le tabou se venge tout seul ; celui qui a violé le tabou devient tabou lui-même (impur), et il peut tomber dans un état dépressif et succomber à un mystérieux appel de la mort.

Conclusion : On serait devenu absolument rationnel et les tabous et superstitions n’existeraient plus ?

1. Des tabous subsistent encore selon Freud : ce sont les névroses de contrainte ou maladie du tabou, le malade se crée lui-même une prohibition tabou, sans motif, qui le contraint par une angoisse irrésistible et la phobie du contact (comme la phobie du contact de certains aliments impliquant des ablutions obsessionnelles ; comme si on avait marqué ces aliments d’un caractère sacré  qui en interdisait le contact ou l’usage)

2. Nos propres impératifs catégoriques moraux et rationnels peuvent avoir une obscure origine liée aux tabous permettant d’éviter la colère des démons.

3. Lien entre loi et tabou : Passage de l’implicite à l’explicite

Un projet de loi de Perben ministre de la  justice en 2002, voulait réprimer le crime d’inceste, alors que cet interdit n’a jamais figuré explicitement dans un code pénal, ni même dans les 10 commandements (intégré au viol sur mineurs avec circonstances aggravantes). Dieu lui-même n’avait pas légiféré sur l’inceste en donnant les tables de la loi, il laissait faire les lois de l’espèce !

Pourquoi l’inceste n’a jamais été explicitement interdit ?

. Il est universellement (1) l’objet d’un tabou dont l’existence nous fait symboliquement participer aux origines de notre humanisation.

. La différence entre les lois écrites et non écrites : sans les lois écrites il n’y aurait ni péché ni délits ; il est plus facile de transgresser une loi écrite dont la sanction est programmée qu’une loi orale dont il est impossible d’imaginer ce qu’il en coûtera de la subvertir. L’inceste n’a pas été rajouté au code pénal après censure du Conseil constitutionnel (2) : Donc l’interdit implicite n’est pas transgressible ; a contrario si on en avait fait un interdit explicite avec une loi, on ouvrait la porte à la transgression car la peine était dorénavant connue et prévue par la loi.

(1) Bernard : Ce foutu tabou de l'inceste pose toujours problème.

Il  paraît évident que nos religions sont issues de mythes et histoires qui les ont précédés.

L'inceste tel qu'il est représenté dans la Bible :

« L'aînée dit à la plus jeune: “Notre père est vieux ; et il n'y a point d'homme dans la contrée, pour venir vers nous, selon l'usage de tous les pays. Viens, faisons boire du vin à notre père, et couchons avec lui, pour que nous conservions la race de notre père”. Elles firent donc boire du vin à leur père cette nuit-là ; et l'aînée alla coucher avec son père. Il ne s'aperçut ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. Le lendemain, l'aînée dit à la plus jeune: “ Voici, j'ai couché la nuit dernière avec mon père; faisons-lui boire du vin encore cette nuit, et va coucher avec lui, pour que nous conservions la race de notre père”. Elles firent boire du vin à leur père encore cette nuit-là ; et la cadette alla coucher avec lui. Il ne s'aperçut ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. Les deux filles de Loth devinrent enceintes de leur père. L'aînée enfanta un fils, qu'elle appela du nom de Moab. C'est le père des Moabites, jusqu'à ce jour. La plus jeune enfanta aussi un fils, qu'elle appela du nom de Ben-Ammil. C'est le père des Ammonites, jusqu'à ce jour. » - Genèse  .9

Pour moi, il est évident qu'il s'agit d'une acceptation de l'inceste en cas de nécessité de survie de l'espèce remaniée par les différents scribes pour la faire entrer de force dans une vision judéo-chrétienne.

Ensuite, les anthropologues contemporains, Lévi-Strauss etc., sont allés chercher une justification à ce qu'ils veulent être un tabou universel en y appliquant une grille de lecture qui ne concerne que nos sociétés. Par exemple : interdit contre l'endogamie afin d'encourager l'exogamie (ce qui suppose des sociétés d'échange comme les nôtres), interdit permettant l'échange des femmes, donc des alliances (ce qui suppose des sociétés dans lesquelles la notion de solidarité et d'échange est fondamentale).

(1) Décision du Conseil constitutionnel : « s'il était loisible au législateur d'instituer une qualification pénale particulière pour désigner les agissements sexuels incestueux, il ne pouvait, sans méconnaître le principe de légalité des délits et des peines, s'abstenir de désigner précisément les personnes qui doivent être regardées, au sens de cette qualification, comme membres de la famille ». les Sages exigent que soit retirée du casier judiciaire la qualification selon laquelle le crime ou le délit présente un caractère « incestueux ».

Le débat

. L’inter-dit ce qui est dit dans le groupe, le tabou s’opposerait au logos en tant qu’il est associé à la magie, la force invisible du logos.l’inter-dit parle c’est un lien signifiant des initiés et initiants ; en fait on accède au Logos par le tabou, le tabou n’est pas ce que l’on ne touche pas mais ce qu’on touche avec les règles du milieu initié ; le Logos va au-delà du rationnel, il y a le triple Logos et on va vers le mysterion  c’est-à-dire qu’on n’épuise pas la connaissance des choses sauf à avoir une connaissance intime de l’en soi des choses. Donc on ne peut opposer frontalement le tabou au Logos.

. Le tabou réprime la menace de violence physique comme le cannibalisme ou le meurtre du roi, et la menace sexuelle de l’inceste, entre pères et fils, on retrouve les tabous que Freud a ritualisés. Cette violence est reportée sur l’extérieur avec l’obligation d’exogamie et d’alliance, le mariage. Ces tabous correspondent au fétichisme afin de maîtriser la force des membres de la tribu, c’est s’approprier ces menaces. Aujourd’hui la répression  des menaces de comportements risqués qui sont contraires à la vie civilisée, permet d’éviter les malheurs et de ne pas choquer. Finalement le tabou a permis de sortir e la violence de l’état de nature, puis la loi entretient l’état civilisé. La loi et le tabou sont un rempart contre la violence qui permet de réorienter son semblable, cela transforme un ennemi en ami. L’Homme est à la fois un loup pour l’homme et un dieu pour l’homme, les deux à la fois et donc la loi est nécessaire..

. Le tabou semble culturel et l’ordre naturel tolèrerait l’inceste : Selon la science  l'inceste est nocif et provoque la formation de monstres et de débiles pour des raisons biologiques, le croisement des sangs trop proches induirait des maladies récessives de consanguinité, ce qui s'est avéré faux . la consanguinité peut être supportée par un groupe jusqu’à 30 % de la population.

la loi découle des mythes, la science fonctionne aussi comme un mythe.....et bien sûr jusqu'à la psychanalyse qui se targue de sciencisme avec Freud :le savoir de Freud repose sur le désir incestueux de l'enfant et cela vient renforcer la longue tradition qui fait de la prohibition de l'inceste le coeur même du savoir sur la vie.L'exogamie est donc une barrière rituelle contre l'inceste; au cours des psychothérapies si le thérapeute passe à l'acte sexuel avec sa cliente ou son client, ce serait quasiment de l'inceste qui provoquerait une décompensation psychotique !!

. Le tabou c’est de ne pas en parler, le mythe est un récit et le tabou est mythique ; le tabou vient au moment de la création de la culture, il vient des initiés comme les sorciers et des profanes ; un tabou protège la masse profane dans l’ignorance. On parle de tabou mais c'est bien d'une prohibition de l'inceste dont il s'agit, et beaucoup de mythologies le prohibent :  

  . Dans le mythe Dogon du Sénégal, le demi-dieu Ogo a connu beaucoup de malheurs après l'inceste primordial avec sa mère; le message est bien qu'il faut éviter l'inceste.

. Dans la mythologie égyptienne, Isis a bien engendré Horus avec son frère Osiris !

  . Les religions révélées font de même

   . Le théâtre grec sacré et cathartique montre qu'Oedipe doit se mutiler après l'inceste avec sa mère Jocaste.

Quand l'Etat est venu avec sa loi qui dit avec qui il faut se marier et condamne sévèrement les rapports sexuels entre personnes indues

 

Gérard

 

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Faut-il enseigner la morale ?

 

Café philo du 11/12/13

 

Vincent Peillon, notre Ministre de d’Éducation Nationale, propose de réintroduire des leçons de morale à l’école. Curieuse de savoir ce qu’en pensait notre assemblée de philousophes avertis, j’ai proposé ce sujet.

Avant de tenter de répondre à cette question, je vous propose de définir succinctement ce qu’est la morale puis de savoir si elle remplit les conditions d’une discipline justifiant un enseignement et quelles en seraient les modalités pédagogiques. Enfin, après avoir répondu à l’utilité de l’apprentissage de la morale, je reposerai la question : faut-il enseigner la morale ? dans le sens de nécessité, d’obligation, de caractère inévitable de l’enseignement d’une base morale pouvant constituer une utilité  minimale à tous.

Définition :

Morale, ce nom féminin est issu du latin moralis, mores donc de mœurs dans le sens de pratiques sociales, d’usages particuliers et d’habitudes de vie. Mores étant le substantif et moralis l’adjectif signifiant qui est conforme aux mores.  Éthique, êthikon en grec, signifie également mœurs.

Bien que les termes de morale et d’éthique possèdent la même base avec un sens proche, tous deux donc renvoyant aux mœurs, ces concepts ne sont pas synonymes, ils sont complémentaires.

La morale rassemble les règles de conduite adoptées dans une société en se fondant sur les notions de bien et de mal. En fixant, entre autres, les interdits nécessaires à la préservation du groupe. La morale s’adresse à l’ensemble des individus, donc à la collectivité.

L’éthique, quant à elle, englobe la notion de comportement, de savoir être de l’individu. Elle se réfère à la compréhension subjective des lois. Par ce travail de réflexion, elle détermine la manière d’agir du sujet. L’éthique agit donc sur la sphère privée et conduit vers un idéal de vie morale. Elle est l’appropriation de la morale par l’individu et conditionne son comportement. Si la morale est collective, l’éthique quant à elle est individuelle.

Quelle morale ?

Toute vie en groupe est soumise à des règles dont la première devrait être l’altruisme, le souci désintéressé du bien d’autrui.

L’empathie, ce sentiment qui nous permet de percevoir ce que ressent l’autre, de nous mettre à sa place, n’est pas toujours suffisante car elle nous conduit à nous identifier à la victime. Notre sympathie nous oriente vers des êtres qui nous ressemblent alors que la différence doit, elle aussi, être défendue.

La coopération entre les individus nécessite des comportements vertueux et la morale devrait permettre d’apprendre à vivre en société, d’être un citoyen. Cet enseignement devrait susciter une motivation à suivre des principes éthiques afin de permettre l’accomplissement personnel et l’intégration dans la société.

La morale est donc une nécessité sociale car toute société à besoin d’une organisation morale pour fonctionner. Donc, elle a un effet régulateur car elle exclue tous les individus qui ne veulent pas s’y conformer. Dans l’antiquité romaine, les censeurs étaient chargés de contrôler les mœurs des citoyens. Les comportements défaillants étaient sanctionnés et la punition pouvait entrainer la perte des droits civiques et des amendes confiscatoires amputant fortement le patrimoine. La morale romaine était une morale aristocratique basée sur une égalité géométrique. C’est-à dire qu’elle était fondée sur la proportionnalité des droits et des devoirs : moins d’exigences pour les petits revenus mais par conséquence moins de droits.

 

 

La morale dépend donc de la culture du pays et de l’époque dans lequel elle est appliquée.  En France, notre vie en société est construite sur des valeurs chrétiennes transformées par la laïcité. Mais d’autres cultures sont venues s’associées à notre base judéo-chrétienne-républicaine. Pour être acceptée de tous, la morale devrait donc prendre une orientation universelle comme celle des deux premiers impératifs catégoriques de Kant.  

 ‟Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours être érigée en une loi universelle."

Le deuxième : ‟Agis de telle sorte que  tu traites à tout instant l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre, toujours en même temps, comme fin et jamais seulement comme moyen."

J’ai annoncé le deuxième et pas le second car l’œuvre de Krant propose au moins quatre impératifs catégoriques et plusieurs impératifs hypothétiques.

Il est impossible de démontrer la suprématie d’un système de valeur sur un autre. Chaque société dispose de règles qui lui sont propres. Malgré nos diversités culturelles, on peut tenter d’établir une base morale acceptable par tous, prenant en compte les différences.

Les valeurs de notre société française doivent être préservées. Toute coutume n’est pas bonne à suivre. L’excision, par exemple, entraine des conflits de valeur. De quel droit interdire cette mutilation fortement ancrée dans certaines cultures africaines ? Dans ce cas, nous devons revendiquer la supériorité  de la morale de notre société qui repose aussi sur les droits de l‘individu.

La morale devrait être repensée et amendée par les apports d’autres cultures.

La morale : un enseignement, une transmission de connaissances et de savoir être 

Je me souviens de mes premiers livres et des contes que je lisais le soir. Dans le dénouement, les conduites vertueuses des personnages en faisaient des héros. Les contes des enfants sont comparables aux mythes des adultes qui valorisent des comportements utiles à autrui ou à la société. Les fables rassemblent des récits allégoriques qui utilisent l’exemple pour introduire une morale. Tous ces moyens donnent  des modèles à suivre, permettent d’imiter les héros afin d’adopter des comportements édifiants. Je me souviens particulièrement du roman philosophique : L’Alchimiste de Paulo Coehlo.

La transmission de valeurs implique de convaincre afin de permette leur appropriation. Les bénéfices de ces actions doivent être illustrés de façon à motiver l’apparition de comportements favorables à l’harmonie de la vie en société. Sans être stricte, ce qui risquerait d’entrainer des rejets, la morale ne doit pas toujours interdire afin de ne pas sombrer dans la ‟moraline" nietzschéenne qu’est la ‟ bien- pensance" : Morale chrétienne des faibles, contraire au développement de la puissance de soi et hypocrisie des chrétiens qui ne font pas ce en quoi ils prétendent croire.

La morale se transmet également grâce à la valeur de l’exemple, nous pouvons donc rester songeurs devant le comportement de certains politiciens qui contreviennent aux lois qu’ils édictent et énoncent des promesses qu’ils s’empressent de ne pas tenir.

Faut-il enseigner la morale ?

L’ouverture des frontières et la mondialisation ont permis la dispersion et le mélange des différentes cultures. L’enseignement de la morale permettrait d’unifier notre société sur une base partagée par tous.

Serait-ce une utopie de croire que l’enseignement de la morale renforcerait la citoyenneté, diminuerait les incivilités et la violence ? Un minimum de valeurs communes serait favorable à une meilleure compréhension entre les individus et génèrerait moins de jalousie, de haine et de racisme. Le respect de valeurs simples contribuerait au bonheur collectif et individuel.

 

Je conclurai :

La morale touche aux grands principes philosophiques, à l’idée de justice, de vérité, du vivre ensemble. L’enseignement de la morale ne peut donc se dissocier de celui de la philosophie. Plutôt que de poser des obligations et des normes morales qui deviennent incompréhensibles dans cette mondialisation de la pensée dominante que nous subissons, ne vaut-il pas mieux enseigner la/les cultures et la PHILOSOPHIE, qui permet de les questionner?

 

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LE VISAGE

 

En 1515, a été publié à Strasbourg le conte de Till Eulenspiegel. Ce nom se compose de Eule : le hibou, symbole au Moyen –Age, de la dissimulation, car on peut considérer que l’on est avant tout ce que l’on veut donner à voir de soi et de Spiegel, le miroir, symbole de la vérité, de la transparence. Il est en effet, le 1er objet permettant au très jeune enfant la connaissance de soi (Lacan). La traduction française de ce récit a généré l’adjectif, espiègle. D’où la question, le qualificatif d’ espiègle serait-il celui qui correspond le mieux pour définir le visage, celui-ci donnant tour à tour une image factice de soi, ou alors est une traduction fidèle, une manifestation qui ne prête à aucune équivoque de ce que l’on est ?
 

Dans le récit biblique, il est relaté que l’homme est fait à l’image de Dieu. Que l’on soit théiste ou non, on ne peut admettre du visage qu'il ne soit qu’une face, comme l'est la face d’un animal, mais qu’il est ce qui manifeste notre esprit, dont il est, en quelque sorte, la partie visible, la partie émergente. Toutefois, s’il manifeste visuellement l’être de l’humanité, en quoi est-il ce qui permet l’accès à l’autre absolument transcendant que serait Dieu, ce que sous-tendrait l’affirmation biblique? Nous laisserons aux théologiens le soin de répondre à cette délicate question. On se contentera de dire que le visage, en ce qu’il manifeste l’être de chaque humain, en ce qu’il reflète la manière d’exister qui lui est propre, est à la fois ce qui le différencie du monde animal et ce qui l’ individualise au sein de chaque collectivité humaine. Il est ce qui installe visuellement la subjectivité et ne relève en cela d’aucune essence ni d'aucune abstraction. Il n’existe qu’en fonction d’un devenir uniquement personnel ; son existence, en tant qu’il n’est rien de plus que le support d’une individualité, est le négatif d’une essence. Support particulier de ce qui constitue la nature humaine, il s'inclut dans la part d’intimité propre à chacun, et qui est paradoxalement exposée à tous. Mais si l’on ne pouvait nous dévisager, pourrait-on dire : je ?

Immergé dans le monde phénoménal, il est le portail de l’esprit, lequel essaie d’aborder rationnellement ce que sont les phénomènes qui impriment leur marque sur le visage. En effet, le visage est le lieu où s’extériorise les émotions que font naître ces phénomènes et les sentiments que produisent nos pensées analysant ces phénomènes.

Je suis, car je pense, avait établi Descartes ; on ne peut toutefois vivre en se contentant de contempler sa seule pensée. Il s’agit d’être pleinement, ce qui suppose d’être intégré au sein d’une société, l'homme étant, suivant le constat d'Aristote, un animal politique. Mais celle-ci a ses codes, ses repères, son identité ; il faut donc, si l’on rejette cela et que l'on veut quand même être reconnu comme en faisant partie, savoir dissimuler ce que l’on est et ce que l’on ressent face à ce que l’on considère comme de l’hypocrisie et de la fausseté. Au contraire, si on adopte ces codes et on y adhère, on verra en celle-ci le miroir de ce que l’on est et on la considérera comme la voie qui mène à l’épanouissement de soi.

Le bouddhisme insiste sur l’impermanence des choses : tout, absolument tout, est dénué d’essence et reste l’objet d’un incessant devenir qui ne permet pas d’établir une quelconque certitude. Quoi de plus explicite que la fugacité perpétuelle des expressions du visages pour exprimer cette impermanence, en fin de compte seule constance véritable ? Alors, à défaut de certitudes auxquelles s’arrimer, on peut se consoler en en maquillant l’aspect pour se donner l’illusion de pouvoir défier le temps. Le visage devient l’objet de grands soins : des fortunes sont dépensées quotidiennement pour changer le statut de ce trône de l’apparence. Mais à ce complaisant et dérisoire narcissisme, il convient d’opposer un chaleureux et vigoureux sentiment d’estime de soi, lequel seul est ce qui permet une communication non biaisée. De sorte que si l’on parle du visage en ce qu’il est, son ineffable singularité donc, c’est de sa seule expression qu’il faudrait traiter, et non de son illusoire embellissement par la cosmétique, qui voudrait en faire un cosmos, terme qui définissait chez les Grecs anciens, le bel et harmonieux ordonnancement de l’univers, immuable et intemporel. Il est à remarquer que le terme de cosmétique dérive du cosmos, mais qu’il ne peut naturellement traduire, concernant le visage, qu’une chimérique victoire sur le temps.

Car le visage, même si l’on admet qu’il porte l’empreinte divine, est avant tout humain ; il traduit la vie comme un passage, avec un commencement, la naissance, l’épanouissement, le vie telle qu’elle se déroule et une fin, la mort. Qu’exprime-t-il alors véritablement, si ce n’est le monde intérieur en ce qu’il y a de plus secret, si ce n'est ce qui est authentique, propre à soi, ce qui seul permet une véritable communication ?

Sinon, il reste un masque, une barrière destinée à protéger des représentations mentales, des a priori et des préjugés ; on peut s’en satisfaire mais le prix à payer sont des relations purement factices et superficielles avec son entourage.

N’allons pas dire cependant que la recherche d’une représentation de soi est inutile ; elle est au contraire nécessaire mais pas suffisante. Cependant, dans la vie privée, il ne faut pas avoir honte d’une présentation de soi. Cela peut paraître alambiqué de distinguer la représentation de la présentation de soi. Dans le 1er cas, on recherche le contact : on cache des défauts bien réels et l’on magnifie des qualités que l’on n’a peut-être pas. On est dans une phase de séduction et on cherche à influer. Dans le 2 cas, la présentation, on est dans le dasein heideggerien, l’être là ; on ne joue plus un rôle ; on joue sa propre partition, celle qu’on a écrite car il y a des situations où il faut cesser de jouer et prendre le risque de la sincérité.

« Il y a dans le visage une exposition sans défense, une pauvreté essentielle, écrit Lévinas, dans Ethique et Infini ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance ». Et il ajoute : « être en relation avec autrui face à face, c’est ne pas pouvoir le tuer ».

Tuer un homme est possible en objectivant l’humain : on peut par exemple tuer l’ennemi de classe, le sous-homme, celui dont on a déclaré la nocivité ou l’infériorité. Mais le visage, le regard, offre, de par leur nudité, une résistance à l’irrationalité de la haine. Le visage excède, dans sa vulnérabilité, tout pouvoir, du moins tant que celui-ci ne cherche qu’à être une domination. Car comment tuer, supprimer volontairement ce qui est à la fois absolument unique et sans défense? A la guerre, on tue le soldat, parce qu’il symbolise l’ennemi, il a l’uniforme de la puissance ennemie, il y a donc une raison objective pour tuer ; mais comment tuer quelqu’un qui n’est pas en représentation, qui n’est que lui-même ?

On peut toutefois se poser la question, est-on jamais naturel ? A défaut de pouvoir prendre une pose, on affiche une posture. Celle-ci résulte d’un choix : « paraître »naturel. Comme nous sommes des êtres sociaux et civilisés, nous ne serions en définitive naturels que lorsque nous jouons un rôle. Le jeu est naturel, l’artifice traduit l’être de l’homme, et le naturel, ou du moins ce qui suppose l’être, serait alors ce qui paraîtrait guindé. Souvenons-nous du mythe du retour à la nature au Larzac dans les années 1970, cela apparaît maintenant comme le produit d'une époque; le naturel, ou ce qui est supposé l’incarner, est donc toujours culturel.
D'ailleurs, le visage est toujours celui d'une personne; or que signifie réellement ce terme? Per-sona : dans l'Antiquité était le nom de l' acteur masqué. C’est là pour l’homme une manière de conquérir son humanité; lorsque le sujet, celui qui dit: je, a pris conscience de ce qu'il est, et devient acteur, devient celui qui sort de l'état de nature pour devenir celui qui veut influer le cours des événements. Comme l’a établi Spinoza, la liberté ne consiste pas faire tout ce que l’on veut, cela serait du caprice, mais elle consiste à reconnaître avec humilité que les affects nous déterminent et qu’il n’est aucunement déraisonnable d’agir en fonction de ceux-ci. Quel masque prend-on? A vrai dire, la frontière est ténue entre le sujet, qui est dans la présentation de son da-sein et l’acteur, qui est en représentation, et qui cherche à créer un effet. Comme l'indique Diderot, dans le paradoxe du comédien, ou est la différence entre celui dont « le talent consiste non pas à sentir, mais à rendre les signes extérieurs du sentiment » ? Autrement dit, à les exprimer comme s’il les ressentait lui-même. L’un comme l’autre, cherchent un effet : imprimer sa volonté sur le cours des évènements pour le premier, conquérir et séduite un public pour le second.

Ce qui est magique dans le visage, c’est lorsqu'on est face à une autre personne, on ne sait si ses dires expriment ce qu'il ressent réellement, ou s’il veut simplement donner l’impression de ressentir ceci ou cela; bref, pour parler trivialement, la plupart du temps, dans ce qui est dit, on ne sait si c’est du lard ou du cochon. Le visage, avec ses mimiques et ses expressions, traduit parfaitement cette ambivalence, cette espièglerie en quelque sorte.

 

Jean Luc

 

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Qu’est-ce qu’un crime ?

 

Le crime est une très grave violation du droit et de la morale qui porte atteinte à autrui ou au bien-être collectif de la société. Deux éléments fondamentaux doivent être réunis pour constituer un crime, à savoir une intention coupable et un acte coupable qui dérogent significativement des normes socioculturelles qui dictent la conduite normale d'une personne dans le cadre de la coutume, des lois et des conventions populaires.

Le crime est donc une transgression, mais qui s’inscrit dans une historicité: l’avortement, l’homosexualité ont été, à un moment de l’histoire occidentale considérés comme des crimes, et l’euthanasie sera peut être bientôt un acte normalisé…Le crime est donc un acte relatif qui se définit par rapport à une société donnée, à une époque donnée.

 

Est-ce que le crime est une possibilité ou une composante incontournable inscrite dans l’inné de l’homme, comme le pense notamment Hobbes, le fruit nécessaire de la société et à la société comme le pense Durkheim, ou résulte-t-il de la pensée symbolique comme le pense Michel Serres ?

 

A- Le crime est, en puissance, une composante de l’homme.

 

1) Le crime est une composante innée contre laquelle la volonté de l’homme est impuissante.

Pour les manichéens, le Bien et le Mal sont deux forces absolues, éternelles, égales en puissance. L’homme est fait de deux âmes, une âme bonne et une âme mauvaise qui se manifeste lorsque nous succombons aux passions, à la colère ou à la concupiscence. L’homme n’a pas créé le mal et l’acte criminel qui en résulte et n’en est pas responsable. Déjà, pour Socrate, nul n’est méchant volontairement.

Au 19e siècle, des anthropologues concevaient le crime comme le symptôme d’une pathologie sous-jacente, d’un atavisme, qui a des origines biologiques ou sociales et étudiaient la configuration crânienne et la physionomie des criminels.(Lombroso)

 

2) Le crime est un signe de faiblesse de la volonté que l’on peut surmonter.

Par contre, Saint Augustin, qui confesse avoir volé sans raison dans son adolescence par seul attrait du mal, soutient que le mal, provient de notre faiblesse, de notre imperfection, de la perversité d’une volonté qui se tourne vers les choses inférieures» et se détourne de «la suprême substance» divine. Il provient de notre libre arbitre qui nous pousse à favoriser nos désirs immédiats. Nous pouvons en avoir l'intention, mais la raison permet de ne pas passer à l'acte.

 

Même si Spinoza fait du libre arbitre une illusion tenace, et pense que les actions des hommes sont déterminées suivant la nécessité de leur nature, cela fait encore de la possibilité du crime une composante aléatoire dans sa réalisation de l’homme. A charge pour lui de la combattre en augmentant sa »puissance d’agir », sa « force d’exister » pour éprouver de la joie par la connaissance, qui permet d’écarter ce qui nous est nuisible, haine ou passions aveugles, qui ouvrent la possibilité au crime.

 

Pour Freud, dans la lignée de Hobbes, l’homme est foncièrement agressif, ce qui correspond à une extériorisation de la pulsion de mort. Or la vie en société canalise les pulsions de destruction : «la civilisation doit tout mettre en œuvre pour dresser des barrières devant les instincts agressifs des hommes» (Le Malaise dans la civilisation). Cette  renonciation aux instincts est douloureuse et implique un sentiment de culpabilité, mais canalise les intentions coupables, en « sublimant » l'acte coupable.

De même, auparavant, Dostoïevski pensait que le crime n’est jamais une fatalité, toujours un choix libre entre le respect d’autrui et la transgression et le mal, la souffrance intérieure, qui émane du sentiment de culpabilité, est plus décisive que la sanction. (Crime et châtiment). La rédemption du criminel tient donc à sa propre démarche existentielle, et non à sa prise en charge par les institutions. (Raskolnikov)

 

3) Le crime est une source de plaisir.

Il est possible d’évoquer également Sade. Par le personnage de Juliette, courtisane qui aime le crime «avec fureur», et qui se rend coupable des crimes les plus atroces, le divin marquis veut démontrer que la noirceur habite notre cœur.  «Ne sentons-nous pas que l’atrocité dans le crime plaît à la nature, puisque c’est en raison d’elle seule qu’elle règle la dose de voluptés qu’elle nous procure, lorsque nous commettons un crime? Plus il est affreux, plus nous jouissons»

Apparemment, seule la transgression des normes sociales procure le vrai plaisir. Mais on peut aussi voir, dans la démarche de Sade, la même démarche subversive que celle de Diogène et des cyniques, de rupture avec les bienséances de la civilisation, un élan critique destiné à interroger la valeur des valeurs existantes et d’en créer de nouvelles, comme le fera également Nietzsche.

 

B- Le crime est le fruit nécessaire de la société parce que nécessaire  à la société.

 

1-Pour Rousseau, la société corrompt la bonté naturelle de l’homme, innocent à l’état de nature, où il est guidé par «l’amour de soi», qui consiste à veiller à sa propre conservation.  Mais la propriété provoque les inégalités économiques, les relations de concurrence où les rivalités s’épanouissent. «L’amour-propre», qui «porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre» prend le pas sur l’amour de soi. D’où jalousie, envie et mépris qui portent à nuire et provoquent le crime, qui est alors une conséquence inéluctable de la vie en société.

De plus, l'idée que le crime est lié à l’influence de certains milieux sociaux propices à l’éclosion de criminels, réduisant le champ de la possibilité du crime, persiste encore aujourd'hui.

 

 

2- Toutefois Émile Durkheim affirme que « le crime est un facteur de la santé publique »« Le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible ». Le taux de criminalité d’une société sert de norme pour évaluer les dérives à corriger et ce n’est que son augmentation soudaine ou sa disparition qui relève de l’anormalité.

Il participe donc « à l’évolution normale de la morale et du droit ». Une société où le crime aurait disparu serait une société où la morale serait mortifère. Dans Minority Report, la fiction de Philip K. Dick mise en scène par Spielberg, l’action se déroule dans une cité du futur où les meurtriers sont interpellés avant de commettre leur crime grâce à la prescience d’une police assistée de citoyens devins. L’intrigue, qui tourne mal, enseigne qu’il n’y a pas de société libre sans possibilité de mal faire.

 

C-Le crime sert de simulacre symbolique aux sacrifices anciens.

 

Michel Serres fait remarquer qu’avec le rat, l’homme est le seul animal qui pratique l’assassinat programmé au sein de son espèce. Ce qui remonte aux mythes fondateurs. Caïn est fratricide, Œdipe est parricide et collectivement, avec le Christ, déicide, et par les idéologies génocide…Les morales et les règles sociales ont été structurées par ces récits. Ainsi le crime est aussi à la base des structures de nos sociétés.

 

D Le crime est une résultante de l’indifférence.

 

Dexter traque et assassine les criminels que la justice n’a pas condamnés en commettant des crimes parfaits, comme son père adoptif, policier, le lui a appris. Il est dépourvu d’émotions, froid, et mime les sentiments humains, feint l’amitié et l’amour, mais demeure étranger au monde qui l’entoure. Il est l’indifférence même, incapable de donner un sens concret au monde. Dexter ne ressent rien, car il n’est rien d’autre qu’une rationalité mécanique à laquelle son corps, dénué de vie interne, doit obéir. Le crime est alors un phénomène désincarné.

Commettre un crime, c'est tuer la subjectivité, l'empêcher de s'exprimer. Le crime repose sur une vision de l'homme en général. L'Histoire enferme les hommes dans un récit neutre, impersonnel ce qui est légitime puisqu'elle n'est pas l'histoire des subjectivités mais des nations, des sociétés, des rois. C'est l'histoire des hommes sans nom qui ignore la relation personnelle, celle du moi avec l'autre. Le crime n’est possible que si l'autre ne compte pour rien par rapport à sa propre subjectivité, si l'autre n'est plus rien. Seule la vérité du criminel a du sens. L'autre n'a plus de visage. Il n'est plus reconnu en tant qu'individu. Il est dépouillé de tout statut juridique. Il est annihilé comme homme.

 

N.Hanar

 

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LE SILENCE.

 

« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », avait indiqué le philosophe Wittgenstein. Que l’on soit dans la démarche de la recherche d’une signification de l’existence, cad de savoir si l’existence du monde en tant qu’il est peut s’expliquer et se justifier, ou que l’on s’interroge sur le fait que la nature des choses est telle qu’elle est, de tout cela, il est difficile d’en dire quelque chose de sensé. Le monde n’exprime rien et son seul message se résume à un silence métaphysique. Taire ce dont on ne peut rien en dire semble donc logique. Pour autant, faut-il admettre que le silence du monde ne soit qu’une absence de communication ? Ou exprime-t-il ce qui ne peut avoir de signification ? Et même si l’on ne peut rien en dire, faut-il pour autant s’abstenir à son sujet de tout propos ?

Quelques siècles avant Wittgenstein, B. Pascal, avait déjà soupiré, parlant du vaste univers :« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », et au milieu de ce no man’s land, de « cette sphère où la circonférence est partout et le centre nulle part », il peinait à se situer. Il est vrai qu’il est difficile de concevoir que quelque soit le point minuscule où l’on se trouve, on est pris dans l’abîme des infinités qui nous immergent et nous submergent, infinités qu’on ne peut évidemment ni connaître ni comprendre, ni représenter. Ce qui est dit de l’espace vaut naturellement également pour le temps, éternité au sein duquel tous les instants sont équivalents en raison de leur égal éloignement d’un commencement et d’une fin situés dans un infini par nature insaisisable. De sorte qu’il n’y a pas de raison essentielle pour que l’on vive à tel moment plutôt qu’à tel autre,à tel endroit plutôt qu’à tel autre, ou même plus simplement, que l’on soit appelé à vivre; rien ne peut expliquer que cela corresponde à une quelconque nécessité, et le pesant silence éternel est la seule réponse qui puisse être donnée à cette incompréhensible absence de nécessité. Incompréhensible en effet, car extérieure à toute série d’enchainement causal, qui est ce dans quoi aime bien barboter l’esprit humain.

Informes et infinis, l’espace et le temps sont donc indifférents à l’homme qui n’en occupe qu’une partie insignifiante. C’est en ce sens que Pascal peut dire que non seulement l’homme reste dans l’ignorance de ce que sont ces infinis qui dépassent sa capacité d’entendement, mais également que ceux-ci l’ignorent, cad qu’ils ne peuvent qu’être radicalement indifférents à sa présence ou à son absence. Ne craignons pas d’affirmer que ce silence provient du fait qu’il n’y a rien à communiquer qui puisse faire sens pour l ‘homme. Le monde se contente d’être et se moque bien de savoir si cela cause une interrogation ou une angoisse à celui dont le rôle finalement, est de penser sa vie en fonction de ce qu’il peut en comprendre et d’ agir en conséquence.

De fait, c’est en raison même que les espaces infinis l’ignorent que l’homme sera incité à définir sa spécificité. Par la pensée, il saisit, comprend et essaie d’interpréter cet environnement angoissant. Mais, ce faisant, il entre dans une autre perspective ; l’homme a conscience de ce qu’il est, il peut s’imaginer un rôle, il peut dialoguer, il peut agir et ainsi il devient lui-même et pour lui-même créateur de sens. C’est en se donnant cette fin qu’il se transforme en un être de désir et de volonté qui a la possibilité d’ imaginer des systèmes de représentation et d’interprétation. Systèmes dont les plus pertinents peuvent produire des effets de vérité auxquels adhèreront par la suite un nombre plus ou moins grand d’individus. C’est le thème que Sartre, par exemple, développe dans l’Etre et le Néant. L’homme se doit d’être libre. Mais être libre, « ce n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit-ce qui n’aurait point de sens- mais SE choisir dans le monde, quel qu’il soit ».

Bien évidemment, la pensée qui précède l’action, ne peut s’accomplir sans langage ni parole. C’est en usant de cet intermédiaire qu’elle manifeste une intention et une finalité, en le moulant grâce aux mots dans des concepts qui soient en adéquation avec le ressenti de l’individu. Pour autant, la pensée, avant d’être dite, se crée, se génère dans le silence. Celui-ci n’est donc pas sans valeur, car même Pascal, immergé dans ses grandes profondeurs, a bien dû admettre que le silence n’est nullement une expression du néant. Dès lors, de quoi peut-il être la traduction ? De rien qui soit humain, puisque l’homme a besoin de la parole pour s’exprimer, pour être ; car celui qui ne communique pas ne connait ni la joie, ni le bonheur, ni la passion, bref, il ne vit pas. Le silence est-il ce qui accompagne là où la vie n’est pas ? Certes la matière peut émettre des grondements, des bruits divers, mais que ces bruits soient ou ne soient pas, cela ne change rien à la nature des choses. Le bruit, tout comme le silence, est inexpressif, ou du moins semble inexpressif. Pour les mystiques comme Pascal, c’est parce que le monde est silencieux qu’ils l’interrogent sans cesse. Oeuvre d’un dieu, ils veulent que le monde leur dévoile les desseins de leur divinité. Mais seul le silence répond à leurs supplications ; le divin, à supposer qu’il ait une existence, ne peut rien dire, puisque, comme l’a suggéré le très mécréant Sartre, c’est à l’homme de trouver son chemin. Qu’auraient d’ailleurs à dire dieu ou le monde ? Il leur suffit d’être et à cela nulle communication n’est à rajouter : « Le mot bavarde. Le mot est littéraire. Le mot est une fuite. Le mot empêche le silence de parler », a écrit Ionesco. Et Nietzsche d’ajouter : « Toute opinion est une cachette, tout mot est un masque ». Parler, c’est se justifier ; quelle justification pourrait-il y avoir à ce qui simplement est, même si cela semble de prime abord sans nécessité ? Toutefois, si le monde n’était pas, n’est ce pas là ce qu’il y aurait de plus fondamentalement absurde ? Le néant est indicible, il est ce qui est sans but. Il est ce qui est impossible et résiste lui aussi à toute expression ; on ne voit pas d’ailleurs, comment ce qui n’est pas pourrait s’exprimer. On ne peut en conséquence qu’accepter l’existence du monde, son mystère, son énigmatique nécessité et en fin de compte, son silence finalement riche de promesses. Sa nécessité ? Oui, car il est une réponse au néant, au néant indicible. On ne peut accepter de ne rien dire du monde, car cela revient à accepter que sa nécessité est soit issue d’un dieu, soit née du hasard, ce qui serait, pour le moins, paradoxal. Car alors évidemment, dans ce dernier cas, il n’y a plus de place pour la spéculation philosophique ou métaphysique. A moins que la nécessité se définisse comme étant ce qui génère sa propre cause. Toutefois, si le mot masque, le réel, lui, ne cache rien, il est là, il est le dasein heideggerien auquel il faut s’accomoder, qu’il faut savoir accueillir. Tout questionnement devient momentanément superflu, lorsque la contemplation de ce qui est, fait pénétrer en nous, comme l’a expérimenté Camus dans Noces, l’intime vérité des choses. « Il ne faut pas croire, dit l’auteur Maurice Maeterlinck, que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres. Dès que nous avons vraiment quelque chose à dire, nous sommes obligés de nous taire. Car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a un moment d’être actif, ne s’efface jamais ».

Qu’est-ce qui est alors plus proche du silence que l’oeuvre d’art ? Lorsqu’on contemple une oeuvre ou qu’on écoute un morceau de maître, on ne parle pas ; on sait bien que tout commentaire est inutile, car il plongerait immédiatement dans la superficialité.

« L’art véritable n’a que faire de proclamations et s’accomplit dans le silence »,Marcel Proust. Parce qu’il y a une universalité du concept du beau, l’art est un langage universel qui ne peut être traduit dans une langue particulière, sauf s’il s’exprime en cette langue comme la littérature ou la poésie.

Quel est le secret de l’art ? Le même que celui que cherche à dévoiler le silence. Perdu dans l’infini de l’univers, ce qui désolait Pascal, rappelons que ce même Pascal a établi que l’homme est un roseau pensant. Il lui arrive de ressentir une communion avec la nature, avec le monde, avec les autres hommes, avec ce qu’il considère comme le divin, communion qu’il ne peut communiquer à l’aide de concepts rationnels, mais dont il peut chercher à exprimer toutes les nuances dans le silence au sein duquel surgit la création artistique.

Le silence évidemment, n’est pas ce qui se crée, mais il est ce dans quoi on s’installe dès lors que l’on est dans un processus de création. On citera la réplique qu’avait fait le compositeur Schumann à Brahms, lorsque celui-ci était venu s’installer dans la même ville que lui : « C’est bon de vous savoir ici, maintenant nous pouvons nous taire ensemble ».

Bien sûr, tout le monde n’est pas artiste, mais tout le monde peut s’accorder un instant de silence. Ce n’est qu’alors qu’il verra clair en lui –même. Ainsi A. De Musset, lorsqu’il fit l’ aveu qui suit : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : " J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui."

En effet, lorsqu’on est au bord de sa tombe, il est certainement trop tard pour se complaire dans les fureurs de l’artifice, qui ne peuvent que combler l’orgueil et l’ennui, lesquels sont les compagnons du vacarme souvent insensé de la vie en société.

 

Jean Luc

 

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L’Utilitarisme

20 mars 2013

 

L’Utilitarisme mal interprété

 

L’Utilitarisme de Jeremy Bentham (Introduction aux Principes de la Morale, 1789) est souvent l’objet d’interprétations erronées ou tendancieuses : Quand on veut noyer son chien…

C’est particulièrement vrai en France, où existe une certaine réticence traditionnelle à l’égard de ce qui vient du monde anglo-saxon, renforcée en la circonstance par la prévention catholique à l’égard de l’intérêt, toujours soupçonné d’être bassement matériel. Cette prévention correspond à la réprobation générale de l’argent et du plaisir, dans la ligne de la condamnation de l’hédonisme épicurien.

Contre le reproche d’égoïsme, J. Stuart Mill a montré en quoi l’Utilitarisme était un véritable altruisme, sans rien à envier au Christianisme : En effet, la maxime altruiste chrétienne « aime ton prochain comme toi-même », est au moins aussi utilitariste que la recherche du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre », qui s’enracine dans la tradition romaine de « l’utilitas publica ».

Par ailleurs, il est vrai que l’utilité a une signification ambiguë, soit relative soit absolue : « Utile » peut s’entendre en effet comme bon et convenable à quelque chose, qualifiant un moyen efficace, non nuisible ni superflu, pour obtenir une fin ; mais « utile » peut vouloir dire bon et convenable en soi, comme principe de valeur, susceptible de satisfaire désirs et intérêts.

Cependant, il serait abusivement réducteur de ne considérer l’utile que comme un pur outil, dans l’enchaînement des moyens et des fins. L’argent par exemple, moyen universel (G. Simmel), peut être considéré comme une fin intermédiaire, très utile pour obtenir un bien-être final. Ce qui fait que l’utile peut facilement être agréable aussi.

 

Critiques de l’Utilitarisme

 

L’Utilitarisme affirme de façon normative qu’est bonne toute action utile, c'est-à-dire toute action qui tend à augmenter le bien-être. Et classiquement, on lui fait les principales critiques suivantes :

L’Utilitarisme sombre dans le relativisme moral, voire dans le plus cynique « machiavélisme », car la fin souhaitée justifie les moyens utiles, laissés à l’évaluation de chacun. Car, il n’y a pas de Bien en soi, de Juste objectif, qui pourrait être universel et obligatoire ; il n’y a que du bien-être subjectif et des intérêts particuliers, autant pour les individus que pour les groupes. L’Utilitarisme présente alors les risques d’acceptation du « sacrifice des minorités » dans l’intérêt des majorités (racisme), et d’acceptation du « mal utile », fait en vue d’un plus grand bien (torture, mensonge).

L’évaluation des conséquences des actions, permettant de savoir lesquelles résultent globalement les plus utiles, est un calcul impossible à faire concrètement : Non seulement les conséquences sont toujours incertaines, mais on ne sait où s’arrêter dans leur enchaînement indéfini. De plus, on ne sait pas comment mesurer et comparer les satisfactions et les préférences diverses de chacun, et pour cela les divers indicateurs chiffrés, comme le PIB du bonheur, restent insatisfaisants, sans répondre à la question de la meilleure répartition.

Par ailleurs, dans son calcul utilitariste, l’agent doit être impartial, c'est-à-dire que tous les bonheurs ou plaisirs se valent, quelle que soit la catégorie sociale, et impersonnel aussi, c'est-à-dire que tous les individus se valent, quelle que soit la proximité sociale. Et pour l’agent lui-même, peu importe sa valeur morale ou son perfectionnement, ce qui compte, c’est qu’il agisse utilement.

Enfin, la forte charge hédoniste de l’utilité de Bentham a été modifiée par J. Stuart Mill, en hiérarchisant qualitativement les bonheurs (« Socrate insatisfait vaut mieux qu’un imbécile satisfait »), mais d’autres valeurs peuvent également être envisagées, comme vie, vérité, beauté, justice…

 

L’Utilitarisme emmêlé dans les autres théories morales

 

Reprenant la distinction de Max Weber, on peut considérer l’Utilitarisme comme une morale de responsabilité impersonnelle, collectivement attractive (bien-être).

La Morale de la Vertu (Aristote) est une pratique « prudente » dans l’accomplissement excellent de la « nature humaine ». On peut la considérer comme une morale de responsabilité personnelle, « naturellement » attractive (bonheur). Mais elle relève aussi de l’Utilitarisme, quand l’action vertueuse implique en même temps une utilité ou une désutilité : Par exemple, les activités vertueuses de Gandhi, de M. Luther King ou de l’Abbé Pierre, très utiles à des populations entières, ou bien le terrorisme vertueux de Savonarole ou de Robespierre.

La Morale du Devoir, obéissant (Christianisme) ou catégorique (Kant), est une pratique de pure conformité à des lois divines ou raisonnables. On peut la considérer comme une morale de conviction personnelle, universellement impérative. Mais elle relève aussi de l’Utilitarisme, quand la réalisation du Devoir recouvre un intérêt ou tient compte des conséquences : Par exemple, la réciprocité de l’amour du prochain, du respect ou de l’entraide de la part de tous les sujets raisonnables, ou bien le rigorisme insoutenable (« mal utile » du mensonge, du préservatif contre le sida).

Finalement, au-delà des diverses considérations sur les « sentiments moraux » naturels de l’être humain, pessimistes (Hobbes) ou optimistes (Adam Smith, Rousseau), il semble bien que les trois grandes motivations entremêlées de Vertu, Devoir et Utilité se partagent, à parts variables, le contrôle complexe de la bonne action humaine.

 

Patrice

 

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L’utilitarisme.

 

Nous avons vu la semaine dernière, que la véritable indépendance consiste à pouvoir choisir ses dépendances, puisqu’une vie qui ne serait qu’une robinsonnade ne semble pas très enviable. De fait, toute vie en société entraîne un certain nombre de contraintes et donc de dépendances.

Un certain nombre d’auteurs anglais et américains ont développé un concept qui est resté étranger à la pensée « continentale » et qui se nomme l’utilitarisme. Citons Jeremy Bentham et Stuart Mill.

Ce courant de pensée trouve sa source dans la théorie économique libérale du « laisser-faire », dont Adam Smith est le parangon et dont la thèse est que le bien ne naît pas du dessein des hommes, mais du produit de leurs actions. On dépend donc d’autrui, mais d’autrui en tant qu’acteur et non de penseur.

De cela émergent 4 questionnements

1- Qu’est-ce qui doit guider l’action des hommes ?

Réponse des utilitaristes : l’homme doit agir en fonction de son intérêt, car il est fondamentalement un être intéressé. En effet, que cherche chaque individu ? Le bonheur, le plaisir et le bien-être. Nous constatons que nous sommes ici tout-à-fait en dehors des anciens modèles de l’éthique grecque, du christianisme, comme du moralisme kantien ou de l’idéologie des droits de l’homme. Dans ces systèmes, le concept est premier en ce qu’il définit un objectif et l’homme, s’il veut faire preuve de vertu, doit faire l’effort de s’y adapter, en combattant son « animalité ». La vertu consistant en l’action généreuse, totalement désintéressée. Pour les utilitaristes au contraire, n’a de sens que ce qui se fonde sur le sujet ; le point de départ étant la subjectivité de chaque individu, car il est le seul à connaître ce qui est bon pour lui. Et de fait, n’est qu’hypocrisie ce qui se fonde sur l’altruisme ou la notion d’acte gratuit, car quoiqu’on fasse, on a toujours un intérêt à le faire. En ce sens, les utilitaristes ne distinguent pas les hommes des animaux, et il n’y a pas une supposée animalité à combattre.

D’où l’on peut affiner la question : ce qui doit guider l’action humaine doit-elle se fonder sur une théorie, laquelle permettrait de déduire un bien ou un mal en soi, ou doit-elle être uniquement déterminée par la recherche de son intérêt par chaque sujet, la régulation par la force des choses d’intérêts contradictoires conduisant nécessairement à un équilibre, car nul n’a intérêt au chaos ? Autrement dit, faut-il privilégier l’objectivité ou le subjectivisme, les principes généraux ou la casuistique (l’étude de chaque cas particulier) ? Si l’on veut écarter le risque de s’attacher à une liberté purement abstraite, alors

2- L’utilitarisme n’est-il qu’un pur individualisme ?

Réponse des utilitaristes : puisque l’homme agit en fonction de ses intérêts, l’action conjuguée d’individus agissant pour leur bien conduit à créer la plus grande somme de bonheur possible pour le plus grand nombre. C’est là néanmoins une pétition de principe, car comment la seule action intéressée de l’individu peut-elle servir l’intérêt général ? A. Smith répondra à cette objection par sa théorie des « sentiments moraux ».

3- les sentiments moraux : une réconciliation de la morale kantienne et de l’intérêt privé ?

Pour les philosophes continentaux, il n’y a de morale qu’en se détachant des « inclinations naturelles », Kant, et en s’arrachant à ses penchants égoïstes. Pour les utilitaristes, de tels propos sont insensés et illogiques. Puisque toute action dépend d’une cause et que l’action humaine a pour cause l’intérêt, nul n’a toutefois intérêt à créer la désolation et la ruine autour de lui. Pourquoi ? Parce que, comme nous ne pouvons vivre seuls, nous éprouvons de la sympathie pour autrui, et il serait absurde de vouloir rendre malheureux nos semblables alors que nous éprouvons de l’empathie à leur égard. Il ne s’agit donc pas développer des considérations fumeuses sur la liberté ou la justice en général, mais tout simplement de suivre son inclination naturelle pour passer de l’intérêt particulier à l’intérêt général, celui-ci résultant de la simple action des agents particuliers.

4-Y a-t-il un concept pour résumer tout ceci ?

Ce concept est le « conséquentialisme ». La morale traditionnelle est une morale de l’intention, une déontologie : seul importe en effet, l’intention, tant pis si l’on échoue. Dans cette optique, le respect des droits et des procédures les sanctifiant est toujours prioritaire, une injustice, même si elle ne crée pas de trouble dans la société, est toujours plus grave qu’un désordre. Ce que résume la devise latine qu’avait commenté Kant : »Fiat justicia pereat mundus » : il faut que justice soit faite, le monde dut-il en périr. Pour les utilitaristes, la seule fin qui soit envisageable est le bonheur du plus grand nombre, sachant que le plus grand nombre n’est pas la totalité. De fait, la responsabilité est engagée au niveau des conséquences et non au niveau de l’intention. Une injustice, même si elle flagrante, est moins grave qu’un désordre que provoquerait une émeute.

On voit bien, et ce sera la conclusion, que l’utilitarisme a été la matrice d’où est sorti le libéralisme économique. En France, l’action publique se donne comme but de corriger les imperfections nées de l’activité économique ; dans les pays anglo-saxons, au contraire, l’action de l’Etat suscite la méfiance en ce qu’elle perturbe ce qui de toute façon ne saurait être parfait, puisqu’aucune entreprise humaine ne l’est ; c’est ainsi que le président Obama a justifié l’action de l’Etat comme devant exclusivement donner les bases juridiques permettant aux entreprises d’assurer au mieux leur développement. Ou encore, l’ancien chancelier allemand Schmidt, pour qui la recherche du profit est juste, puisqu’elle entraîne l’investissement et donc la création d’emplois., A contrario, dans le domaine de l’éthique notamment, une morale uniquement au service d’une idée, jugée a priori comme bonne car reflétant un sentiment de justice, peut s’avérer perverse : ainsi s’est-il trouvé de brillants esprits en France, pour justifier ou du moins relativiser les dérives de l’action d’un Staline, d’un Mao, voire d’un Pol Pot, puisque la finalité était l’égalité parfaite, égalité au demeurant jamais atteinte.

Les questions soulevées par cette approche sont :

-L’intérêt doit-il guider l’action humaine ?

-Agir par intérêt est-il possible sans que triomphe un individualisme forcené ?

-Cela ne risque-t-il pas de déboucher sur une utopie qui serait la théorie des sentiments moraux ?

- Le conséquentialisme a-t-il davantage de légitimité que la morale de l’intention ?

Sources : Luc FERRY : Sagesses d’hier et d’aujourd’hui

 

Jean Luc

 

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Qu’est-ce que l’Amour ?

Café philo du 30 janvier 2013

Définitions du dictionnaire Larousse :

Amour : Nom masculin provenant du latin amor,  amoris

  • Mouvement de dévotion qui porte un être vers une divinité, vers une entité idéalisée ; adhésion à une idée, à un idéal : Amour de Dieu. Synonymes : adoration, dévotion.

  • Intérêt, goût très vif manifesté par quelqu'un pour une catégorie de choses, pour telle source de plaisir ou de satisfaction : Amour des objets d'art. Son amour du jeu le perdra. Synonymes : attachement, culte, passion, penchant.

  • Affection ou tendresse entre les membres d'une famille : Amour paternel, filial. Synonymes : affection, amitié, attachement, sentiment, tendresse.

  • Inclination d'une personne pour une autre, de caractère passionnel et/ou sexuel : Déclaration d'amour. Synonymes : amourette, aventure, flirt, intrigue, passade.

  • Liaison, aventure amoureuse, sentimentale, galante : Un amour de jeunesse.

  • Personne aimée (surtout dans des apostrophes) : Mon amour.

  • Représentation symbolique des désirs de l'amour par un très jeune enfant ou un petit cupidon.

     

    Amour fait partie des rares exceptions de la langue française, le mot change de genre lorsqu’il est utilisé au pluriel : un grand amour, de grandes amours.

     

    Ces définitions recoupent les grandes catégories d’amour définies par la Grèce antique :

  • Eros : l’amour physique, désir sexuel

  • Storgê : l’amour familial

  • Philia : l’amour universel, amitié, lien social

  • Agapè : l’amour absolu, divin et inconditionnel, d’ordre spirituel

    Deux déclinaisons de l’amour :

    Amour propre : que Larousse définit comme un sentiment que l'on a de sa propre valeur, de sa dignité, et qui pousse à agir pour mériter l'estime d'autrui. J’ajouterais : agir d’une manière à être satisfait de soi.

    D’une façon plus négative, l’amour propre est l’opinion trop avantageuse qu'on a de soi-même. Vous connaissez tous la maxime de la Roche Foucault : « Il y a dans la jalousie plus d’amour propre que d’amour  » et Montherlant ajoutait : « On ne tue jamais l’amour propre, on le blesse ». Rousseau, quant à lui, différenciait  l’amour propre de l’amour de soi qui se rapporte à l’estime de soi, l’amour propre correspondant à la vanité.

    L’amour platonique : dans le langage courant, c’est un amour privé d’accomplissement charnel, un amour contemplatif.

    Le Banquet

    Comment définir l’amour sans évoquer Le Banquet, œuvre magistrale de Platon. Dans ce récit, Agathon, qui célèbre un triomphe théâtral, invite ses amis à un banquet. Après les libations, action qui consiste à verser du vin sur le sol pour honorer les dieux, les invités sont conviés à présenter un éloge de l’amour. http://rozsavolgyi.free.fr/cours/civilisations/platon%20banquet%20resume

    - Pour Phèdre, le dieu Amour n’a pas de parent, il est le plus ancien des dieux car il est né après le chaos et la terre. Il inspire de la honte pour les mauvaises actions et de la satisfaction pour les bonnes.

    - Pour Pausanias, il existe deux amours :

    o  les amours populaires qui aiment les hommes, les femmes et les petits garçons. Cet amour s’attache au corps plus qu’à l’âme.

    o Les amours célestes qui n’aiment que les hommes car ils ont plus de vigueur et d’intelligence que les femmes et les petits garçons. Cet amour s’attache aux âmes et ainsi l’amant pourra faire progresser son ami en sagesse.

    -  le médecin, Eryximaque, déclare que l’amour s’applique, non seulement à la médecine mais également aux phénomènes de l’univers. L’art médical a pour finalité d’établir l’équilibre des tendances opposées. Se fondant sur la justice et la mesure, l’amour procure communion et bonheur à la nature, aux hommes et aux dieux.

    - Aristophane tente de révéler l’origine de l’amour. La version qu’il présente deviendra le  mythe de l’androgyne :

  • http://www.youtube.com/watch?v=hwW7MNV5GD0

    - Socrate : Amour recherche ce qui est beau et bon mais n’est pas, lui-même, beau ou bon.

     

    De tous temps l’amour a inspiré les philosophes :

    Amour et joie : Spinoza définissait l’amour comme une joie liée à l’idée d’une cause extérieure. Il s’oppose à la vision platonicienne de l’amour, le voyant plutôt comme une force que comme un manque.

    Vincent Cespedes reprend la notion de puissance liée à l’amour car la puissance est un facteur de séduction.

    Selon ces perspectives on peut distinguer deux formes d’amour. L’une possessive et jalouse, la passion triste selon Spinoza, qui fait considérer autrui comme un objet et qui l’aliène.  L’autre, au contraire  exalte la joie et  donne des ailes.

    Selon Luc Ferry, l’amour prend de plus en plus de place dans nos sociétés car nous attachons plus d’importance à l’individu plutôt qu’aux structures communautaires. Nous sommes prêts à mourir pour sauver nos proches mais ne voulons pas donner notre vie pour la nation ou la religion.

    Pour Badiou, l’amour est procédure de vérité car il favorise l’universalité et permet un partage de mondes. Pour autant que ceci soit valable, l’amour est aussi cause d’illusion et d’altération du jugement. L’amour que nous portons à l’autre est souvent l’expression de notre narcissisme. Pour Proust : «  Si multiple que soit l’être que nous aimons, il peut en tout cas nous présenter deux personnalités essentielles, selon qu’il nous apparait comme notre ou tournant ses désir vers ailleurs que nous ».

     

    Conclusion :

    C’est bientôt la Saint Valentin, alors aimez-vous les uns les autres

    Connaissez-vous Saint Amour ? C’est un cru du Beaujolais produit sur la commune de Saint-Amour-Bellevue en Saône-et-Loire.

  • Pascale

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La liberté est-elle menacée par l’égalité ?

28 septembre 2011

 

Qu’est-ce que la liberté ?

 

- Quatre grandes définitions de la liberté : Aristote, Augustin d’Hippone, Kant et Sartre (Cf. texte sur  « La vie est-elle une succession de hasards ? -  la vie libre »   ).

- La liberté est multidimensionnelle : Liberté « naturelle » (physique et psychologique), et liberté politique (participation aux décisions et autonomie de choix), à travers droits-libertés et droits-créances.

 

            - Quelques critiques sur la liberté :

 

                        Augustin : Liberté absolue face à Dieu (Pélage), condamnée comme hérésie.

Hobbes : Par Contrat Social, abandon de la liberté contre la sécurité assurée par le Souverain ou l’État.

Courant contre-révolutionnaire (J. de Maistre, Ch. Maurras) : Seules existent les libertés concrètes, qui sont des pouvoirs de faire quelque chose, par soumission aux lois naturelles, civiles et religieuses.

  • Libéralisme économique : La libre entreprise en propriété privée est un moyen de réussite économique et d’épanouissement personnel, avec droit exclusif du propriétaire sur les fruits de son entreprise. La situation française, paradoxale, est celle d’un néolibéralisme triomphant, dont le piètre résultat est pourtant une durable croissance molle, avec chômage et pauvreté.

  • Libéralisme politique : Les citoyens jouissent de droits et de libertés publiques, et ne sont pas seulement déterminés par leur naissance ni par leurs attaches locales. Le droit à la propriété privée est reconnu à tous, propriété qui contribue à la protection et au bien-être du titulaire.

  • En rapport avec l’extrême concentration actuelle des richesses, de trop nombreux pauvres manquent de liberté concrète, c'est-à-dire de moyens économiques, pour pouvoir vivre pleinement en citoyens dans leur société, ou pour réaliser leurs choix de vie.

  • Si une société libre est une société où règne la confiance générale, alors le manque de liberté (étatisme et corporatisme), produit une « société de défiance » (Algan et Cahuc, 2007), nourrie aussi par les inégalités excessives.

 

 

Qu’est-ce que l’égalité ?

 

  • L’égalité est une notion doublement ambiguë : L’identité qu’elle affirme entre les êtres humains est une communauté dimensionnelle, alors que l’identité individuelle est une singularité ; ensuite on peut entendre par égalité humaine une identité axiologique (équivalence de valeur) ou une identité ontologique (causalité d’existence), chaque homme portant en soi « la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne).

  • Antiquité (Platon et Aristote) : Égalité devant la loi (isonomie de Solon), mais surtout égalité proportionnelle au mérite (« égalité aux égaux »), base de la justice distributive, car il existe une hiérarchie « naturelle » entre les humains (citoyens plus ou moins « vertueux », esclaves, femmes et métèques). Déjà Platon considère qu’il est bon pour la Cité qu’il y ait un plafond et un plancher de richesse.

  • Modernité : L’égalité est un idéal démocratique performatif, avec droit de propriété pour tous.

  • L’égalité est multidimensionnelle : Aux niveaux naturel (diversité physique et mentale) et socio-économique (variété des situations), et au niveau politique (égalité des droits-libertés et des droits-créances, égalité des chances dans la vie, ou équité). Ces diverses égalités plus ou moins liées sont des « pharmakon » ambivalents, poisons ou remèdes selon les points de vue, et la Droite libérale préfère traditionnellement parler d’équité en dénonçant « l’égalitarisme ».

  • Quelques critiques sur l’égalité :

Pour Nietzsche, l’égalité est une contrevaleur.

Pour René Girard, le désir mimétique égalitaire provoque la violence sociale.

 

Pierre Rosanvallon (La société des égaux, 2011) critique l’égalité des chances, si elle ne débouche pas sur plus d’égalité réelle dans les conditions socio-économiques.

  • La social-démocratie (« Le social public, comme débouché du libéral réussi ») : Mise en place à la Libération, la redistribution publique égalisatrice tend dernièrement à être mise à mal par le néolibéralisme triomphant.

  • Effets d’une inégalité excessive :

  •  

Au niveau des relations sociales, autorité et hiérarchie, délitement du lien social, paternalisme et charité indifférente.

Au niveau de la vie politique, oligarchie élitiste, avec « détestation de l’égalité » (J. Rancière -  Haine de la Démocratie, 2005), et fiscalité injuste.

  • La réalité extrêmement inégale, correspondant à une concentration extrême des richesses, comporte un risque permanent pour l’égalité devant la loi, tout en rendant pratiquement impossible l’égalité des chances, et carrément impensable une certaine égalisation des conditions socio-économiques.

 

 

Rapport antagoniste entre liberté et égalité

 

            Il y a un antagonisme traditionnellement admis entre la liberté et l’égalité. Déjà Platon (La République), et encore récemment Pierre Rosanvallon (La Démocratie inachevée, 2003), soulignent que l’égalité, autant celle devant la loi que la redistributive, constitue bien une menace contre la liberté et le droit de propriété des plus forts et des plus riches ; tandis qu’en même temps, cette égalité représente une libération pour les nombreux faibles et pauvres (Lacordaire).

 

            Cet antagonisme se traduit dans nos sociétés démocratiques, par un conflit permanent entre deux logiques de pouvoir, radicalement opposées, plutôt portées respectivement par le libéralisme et la social-démocratie (Jean-Paul Fitoussi) : Le libre pouvoir de marché, régi par la loi 1 € = 1 voix, et l’égal pouvoir démocratique, régi par la loi 1 homme = 1 voix.

 

            Le Contrat Social (Rousseau) représente une classique tentative de conciliation entre égalité et liberté : C’est la théorique conciliation démocratique par la loi, expression de la Volonté Générale, qui établit une égalité et une liberté politiques, avec droits et libertés juridiquement égaux pour tous. Mais cette conciliation entre en contradiction avec la réalité. L’égalité devant la loi, comme le remarque justement Marx, maintient toutes les inégalités réelles, qui trouvent leur expression maximum dans la propriété privée de quelques uns seulement. Si cette propriété privée est bien la source de l’inégalité et de la contrainte (Rousseau), elle en est aussi le résultat rétro-alimenté. La social-démocratie représente en France un aménagement palliatif de la situation (Code du Travail, Sécurité Sociale et Fiscalité progressive), toujours menacé par le libéralisme. Cet aménagement, bien sûr, ne change pas la situation de base, d’inégalité et de subordination, mais au contraire la consolide, en la rendant supportable pour le plus grand nombre.

 

            En principe, la Justice Sociale semblerait pouvoir améliorer la conciliation entre liberté et égalité. Selon ses principaux théoriciens, elle représente en effet, pour tous, une égale liberté d’épanouissement, comme citoyen (John Rawls) ou dans la vie choisie (Amartya Sen). Mais pour la juste répartition des moyens concrets, des richesses, on ne sait pas comment tenir compte des préférences variées, ni comment évaluer les divers épanouissements. La voie de la Justice Sociale continue donc d’apparaître comme impraticable. Reste entier le problème politique posé en vue d’obtenir une société à la fois plus efficace et plus juste : Où placer le curseur entre liberté et égalité, quelle est la juste mesure, le bon dosage ? Nos sociétés démocratiques se débattent dans l’impasse, insatisfaites aussi bien sur la liberté, à Droite, que sur l’égalité, à Gauche.

 

 

Véritable opposition : Les conceptions « démocrate » et « aristocrate »

 

            Cette impasse théâtrale de l’antagonisme entre liberté et égalité, ne représente en réalité qu’une avant-scène, derrière laquelle se cachent les coulisses du véritable enjeu : Celui de la confrontation entre deux philosophies politiques directement inconciliables, la démocratique et l’aristocratique.

  • Conception « démocrate » :

Le référentiel démocratique déclare et proclame l’égale dignité libre de tous les êtres humains. Il n’y a pas, il n’y a plus de patriciens ni de plébéiens, de maîtres ni d’esclaves, de seigneurs ni de manants, de nobles ni d’ignobles, mais seulement une seule et même humanité. La liberté et l’égalité sont les deux faces d’une même médaille, l’humain digne, unique dans sa diversité, appartenant à une même famille et donc fraternel aussi.

            Logiquement, dans cette mentalité, la règle du pouvoir est celle de 1 homme = 1 voix.

 

  • Conception « aristocrate » :

Dans le référentiel aristocratique, au sein des sociétés traditionnelles, il en va tout autrement : Les êtres humains ne sont pas tous également dignes, ni libres. Les « meilleurs » en effet, par le talent, le mérite, la sagesse ou la vertu (Platon et Aristote, Thomas d’Aquin et Bossuet) possèdent une dignité supérieure et plus libre. Alors, leur richesse et leur pouvoir, souvent héréditaires, sont considérés comme légitimes, car d’origine divine (théocratie) ou « naturelle ».

Logiquement, dans cette mentalité, la règle du pouvoir est celle de 1 € = 1 voix, étant admis que la richesse recouvre bien, en gros et à la longue, la valeur « naturelle » de chacun. Ainsi, l’ordre social et politique « naturel » repose-t-il sur l’autorité, pas sur la liberté, et sur la hiérarchie, pas sur l’égalité, et se voit réalisé dans les régimes d’absolutisme idéologique ou religieux, ou d’oligarchie élitiste.

 

 

Parachever la Démocratie

 

            La situation de la République Française est bien celle d’une « démocratie inachevée » (P. Rosanvallon, 2003). Car on y retrouve les aspects juridiques et électoraux de la conception « démocrate », coexistant avec la conception « aristocrate » qui domine partout ailleurs : Le domaine économique et financier, avec une concentration des richesses de type « ancien régime » ; les relations sociales, avec fracture, nouveaux « ordres » séparés et importance de l’hérédité ; également, l’influence politique et administrative, grâce à la propriété des principaux médias, à un lobbying intense et au « pantouflage » des hauts fonctionnaires. L’enrobage démocratique est une sorte de déguisement, qui contribue efficacement à « huiler » et à consolider la pratique aristocratique. Comme bien d’autres démocraties occidentales, les rouages de la société française fonctionnent largement sur le mode de l’oligarchie élitiste. Mais cette situation provoque en France un particulier malaise, en raison de la promesse républicaine non tenue, d’une société de citoyens libres, égaux et fraternels. La démocratie française se retrouve dénaturée, sous forme de la « tyrannie douce » prévue par Tocqueville, avec « en haut » la liberté élitiste, autoritaire et paternaliste des « loups » gras, et « en bas » l’égalité populaire, subordonnée et infantilisée des « chiens » efflanqués.

 

            Pour parachever enfin la démocratie française, il est incontournable d’installer aussi la conception « démocrate », c'est-à-dire la liberté et l’égalité, dans la vie sociale et économique. Ce qui revient simplement à favoriser la diffusion de la propriété privée dans toute la population, c'est-à-dire à y promouvoir le plus largement possible l’accumulation de capital, afin d’obtenir la possession d’un patrimoine familial par le plus grand nombre possible de citoyens. Comme cela a été souligné par Locke et Rousseau, la propriété privée est bienfaisante pour l’individu en société, comme source de protection et d’égalité, de bien-être et de liberté. Or, d’après l’INSEE, de l’ordre de 5% seulement des français jouissent d’un patrimoine familial quelque peu significatif. Il est décisivement souhaitable qu’un élément si bienfaisant de la vie soit beaucoup plus répandu dans toute la population.

 

            Comment faire ? Il suffit de développer pleinement et fermement le projet gaullien de nouvelle société par la « participation » : L’accès aux fruits de l’entreprise ainsi donné aux salariés, en normale rémunération de leur prise de risque, représente la voie praticable de constitution de patrimoine par le plus grand nombre, sans nuire à la compétitivité de l’économie.

 

            Seule une telle mesure est susceptible d’instaurer en France une véritable société démocratique, efficace et juste, en modifiant progressivement la millénaire structure indo-européenne en maîtres et serviteurs (Georges Dumézil).

 

Patrice

 

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QUI SOMMES-NOUS ?

 

J’avais indiqué, lors d’une précédente introduction dont le thème était « Définir l’humain, est-ce possible ? » que la neuroscience actuelle tendait à considérer l’humain comme un animal semblable aux autres espèces animales, qu’il n’y avait pas de spécifié humaine à proprement parler, juste une organisation considérablement plus complexe du cerveau de l’homme. Si l’on s’en tient à ce raisonnement, la question, qui sommes-nous, n’a plus de pertinence. A tout le moins, les impétrants en philosophie que nous sommes ne peuvent, par orgueil peut-être, se contenter de cette approche purement mécaniciste de la nature humaine. Laquelle approche n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des scientistes du 19e siècle, qui affirmaient pouvoir sonder à terme tous les mystères de l’univers pour finalement être en mesure d’en donner une explication rationnelle.

« La misère de l’homme ne consiste pas seulement dans la faiblesse de sa raison, l’inquiétude de son esprit, le trouble de son coeur ; elle se voit encore dans un certain fond ridicule des affaires humaines. Les révolutions surtout découvrent cette insuffisance de notre nature : si vous les considérez dans l’ensemble, elles sont imposantes ; si vous pénétrez dans le détail, vous apercevez tant d’ineptie et de bassesse, tant de choses dites l’œuvre du génie qui furent l’oeuvre du hasard, que vous êtes également étonné de la grandeur des conséquences et de la petitesse des causes ».

Voilà une phrase de Chateaubriand que personne, qu’il soit homme public – surtout en ce lendemain de fête nationale commémorative d’une révolution - , homme de lettres ou homme de science ne devrait oublier. Car en effet, cette misère toute humaine, est bien celle que ne connait aucun animal, tout enclin qu’il est à suivre son instinct naturel le guidant bien plus surement que, par exemple, la main invisible théorisée par Adam Smith, supposée veiller à l’harmonie des conduites humaines dès lors que rien ne vient les entraver.

Quel est l’enjeu ? Il s’agit de supputer si l’homme dispose d’un esprit qui lui est propre et qui lui permet d’être ce qu’il est ou s’il n’est, comme l’affirment nos scientistes modernes, qu’un simple organisme composé de mécanismes qui, pour complexes qu’ils soient, finiront tous par être dévoilés . Dans cette dernière hypothèse, l’homme finira par savoir ce qu’il est, alors que dans la 1ère, il disposera de quelques pistes pour déterminer qui il est, pour déterminer en quoi consiste son humanité, laquelle constitue sa référence anthropologique irréfutable, et qui, de manière irrécusable, le distingue des animaux. Il y a certes en ces lieux un café théologique où l’on traite de la question de l’esprit ; dès lors pourquoi s’encombrer de cette notion dans un café philo où ne devraient briller que les lumières de la raison ? Mais précisément, qu’est-ce qui alimente la raison ? Qu’est-ce qui la fait être ce qu’elle est et lui donne l’impulsion pour défricher la nature- tant l’humaine que celle du monde biologique et physique- ? Pendant plusieurs millénaires, l’homme s’est contenté de l’observation de la nature et certainement d’une bonne dose d’imaginaire pour en expliquer le fonctionnement. Il n’y a eu, suite à cela, aucune évidence dans le fait à un moment donné de codifier des lois décrivant les multiples phénomènes naturels en ce qu’ils ont d’universels. Aucune évidence non plus dans le fait de procéder ce faisant par abstraction, tant déductive qu’inductive. Déductive, en soustrayant des apparences ce qui détermine les phénomènes à être ce qu’ils sont, inductive et conceptuelle, en élaborant des schémas purement logiques dont ces phénomènes sont en quelque sorte la matérialisation. Il y a donc chez l’homme, une force, dont est dépourvu l’animal, qui d’une part cherche à lui faire comprendre dans quel monde il vit et qui d’autre part lui fait faire un saut vers l’abstraction. Cette force associée à la raison, lui donne l’impulsion qui le pousse à ne jamais se satisfaire de ce qu’il est, à devenir le sujet de son histoire, puisque c’est lui qui la fait. On ne peut donc le considérer comme un simple objet d’étude comparable en cela aux multiples êtres et objets qui l’entourent, lesquels restent passifs face à leur évolution qui se fait à leur insu. L’esprit humain, par sa raison, a donc eu la capacité de rencontrer la logique des choses ; cela n’a pas mis pour autant un terme au règne de l’imaginaire, les théistes affirmant simplement qu’ils sont l’un et l’autre animés d’un souffle divin, les athées se contentant d’admettre, de croire !, que la connaissance humaine aura bien un jour une vue d’ensemble et n’aura nul besoin d’une présence divine, une « causa sui », cad un être sans cause, précédent ou animant toute chose existante. De fait, selon ce point de vue, tout phénomène, quantifiable et mesurable, serait la manifestation d’ une existence privée d’essence. Et ainsi Sartre commence-t-il l’Etre et le Néant en affirmant : « La philosophie a réalisé un grand progrès en réduisant l’être aux séries des apparitions qui le manifestent ». Cette affirmation triomphale du matérialisme, qui est certes allée de pair avec un progrès spectaculaire des sciences, avait effarouché Heidegger, le contemporain de Sartre, craignant que la technique ne devienne la seule fin de l’humanité.

Ce divorce entre la technique et l’intériorité spirituelle reste manifeste de nos jours. Certes il apparait ici et là une religiosité agressive qui semble néanmoins bien éloignée de toute spiritualité. Mais l’éducation, en Occident du moins, cherche de moins en moins à enseigner le goût des belles choses, et de plus en plus d’ailleurs le goût des marques commerciales supplante le goût des arts ; l’art, ou ce qu’il en reste, s’étant fait « entertainment », divertissement, ou alors se perd dans un avant-gardisme délirant, la création artistique ne trouvant finalement un eldorado que dans le design ; quant à la politique, son rôle se limite désormais à une fonction de gestionnaire.

Pourtant l’effort de réflexion ne doit-il être que cela ? Ce qui définit l’homme se résume-t-il à ses prouesses techniques ou à un pur utilitarisme? Tout être, avant d’être ce qu’il est, est d’abord un être en puissance, selon l’expression d’Aristote. Cela vaut pour la nature comme pour l’homme. De même qu’il y a un principe d’évolution dans la nature, c’est parce qu’il est poussé à agir que l’homme agit. Cette détermination, tout autant que la raison et la capacité d’imagination, forme son essence. Ce qu’il fait de cette détermination, le passage de l’être en puissance en être en acte, relève de sa responsabilité. Qu’il soit Dutroux ou mère Theresa, cela dépend de lui et de lui seul. S’en tenir aux seules apparences est réducteur, ce n’est pas simplement parce qu’il agit qu’il est homme, mais c’est parce qu’il est soumis à un vouloir-être qu’il lui appartient toutefois de définir, sans pour autant émettre la prétention d’en faire un devoir-être, comme le font bon nombre de mystiques ou d’illuminés. Dire de l’homme que c’est un être sans esprit, qu’il est sans essence, c’est le réduire à sa vie biologique et à sa production économique. C’est là le point de vue des matérialistes. C’est l’homme objet par opposition à l’homme sujet. L’un, l’homme objet, n’est destinataire que de communications impersonnelles, soit mercantiles – la publicité toujours plus envahissantes-, soit hygiénistes- les multiples principes de précaution qui sévissent actuellement- avec le vide existentiel que cela implique, l’autre, l’homme sujet, peut être en communion avec son semblable, ou du moins ressentir des affects, soit positifs, soit négatifs et définir avec lui une finalité commune. En quoi réside l’humanité de l’homme ? En son désir infini, pouvant le mener jusqu’à une idée de l’absolu ; le désir étant, selon Spinoza, l’essence de l’homme. Or qu’avons-nous maintenant ? Des besoins matériels infinis, créant un vide sidéral, le sens restant désespérément absent de ce consumérisme omniprésent.

L’animal a des caractéristiques qui ne varient que peu d’un individu à l’autre, d’une génération à l’autre. Un chat a certaines qualités propre à son espèce, le chat d’aujourd’hui étant semblable de celui d’il y a 2000 ans. Alors qu’il est pertinent d’admettre que les schémas mentaux de François Hollande sont sensiblement différents de ceux de Vercingétorix. Chaque homme, par la conscience qu’il a de lui-même, explore sa propre singularité, son propre être. Cette conscience ne s’explique pas par un ordre logique ou naturel : son esprit n’est ni l’effet d’une cause comme l’est son corps, ni le dérivé d’un principe général dont il serait une actualisation, ni le terme ultime, la conséquence nécessaire d’une proposition quelconque, comme par exemple, l’idée platonicienne. Chaque individu est avant tout lui-même ; son esprit, contrairement à son corps, étant également en quelque sorte un être sans cause. Ce qui lui a été donné ne relève pas de l’avoir mais de l’être ; ce dont il bénéficie ne lui pas acquis une fois pour toutes, comme pour l’animal, mais est un champ d’immanences dont il lui revient d’y rechercher les potentialités qui peuvent lui être bénéfiques. C’est la transformation de l’être en puissance en être en acte. Par ce biais, il expérimente ce qui le relie au monde, à autrui, voire à la transcendance, de sorte que la finitude de son existence rencontre un contrepoint dans la promesse d’éternité de son esprit : « Nous expérimentons que nous sommes éternels », indique Spinoza. On peut admettre ceci si nous considérons que l’esprit humain, puisqu’il ne se déduit d’aucune causalité, est une forme d’absolu. Mais cela reste du domaine purement métaphysique et ce serait une attitude simpliste que de faire de tout travail de l’esprit un absolu. Car un absolu, non dépendant de circonstances particulières, est légitimement universalisable. Mais une simple vue de l’esprit, aussi transcendante puisse-t-elle apparaitre à certains, ne peut jamais ne serait-ce qu’avoir le statut de la connaissance, laquelle repose sur la notion d’objectivité, ce qui suffit pour la rendre universalisable. De fait, n’est nullement universalisable ce qui relève de la « nature » humaine et de ses multiples manifestations puisque rien n’y est objectivable. Dès lors, l’universalisme, lorsqu’il se fonde sur une pensée et non sur un savoir, et qui abusivement s’approprie le statut de vérité, est une filouterie puisqu’il est une corruption de l’objectivité. En effet, l’objectivité se constate et s’établit à partir de caractéristiques communes de choses particulières, tandis que l’universalisme fondé sur une pensée définit un caractère particulier qu’il prétend pouvoir généraliser ; une notion abstraite en étant toujours le point de départ. Au lieu de définir le devoir-être à partir de l’être, et de l’absolu qu’il représente, absolu en soi cependant inconnaissable, l’universaliste, qui se déguise de nos jours sous les traits du progressiste, définit l’être, une essence humaine, à partir d’un devoir-être qu’il juge bon. Nous avons bien connu cela avec le marxisme et les dérives que cela a entraîné. C’est là l’erreur symétrique de ce que Heidegger appelait la métaphysique de la subjectivité : ce qui est bon en particulier pour moi est déclaré bon pour tous ; ce qui est déclaré bon pour tous en général doit être bon pour chacun en particulier. Mais si le moi est un absolu, chacun pourra en être le dépositaire et alors tout se vaudra. Le pouvoir s’établira donc sur un simple rapport de forces. Par contre, si une abstraction est déclarée un absolu, l’individu ne vaudra plus rien, il n’y aura de sens que dans ce qui est universalisable dans le collectif : ici tous se valent et non plus tout se vaut, à condition de se soumettre au devoir-être préalablement défini.

Nous pouvons conclure en disant que nous voyons qu’il y a une nature humaine non réductible à des phénomènes physiques ou biologiques, mais que cette nature se manifeste de façons multiples, particulières, dont on ne peut tirer aucune généralité. L’esprit qui anime la raison peut prendre des chemins variés. Est-ce à dire que la raison s’égare dès lors qu’elle ne tend pas vers une certaine transcendance ou à l’inverse que la transcendance est ce qui égare l’esprit ? Ceux qui la déclarent pertinente invoquent le sacré, mais qu’est-ce que le sacré, sinon une idée dont on ne peut rien en dire, elle résiste à toute analyse rationnelle, mais néanmoins il est ce qui donne un sens à ceux qui s’en remettent à elle. Mais quel est le problème quand nous nous interrogeons de savoir qui nous sommes ? Il ne s’agit pas seulement de penser le monde, mais de s’interroger de ce qu’est la pensée. Si elle est cause d’elle-même, comme une divinité, on sera dans la posture des déïstes : ce qui est créé se fonde sur l’incréé et donc ce qui se pense se fonde également sur de l’incréé, sur un absolu dont il est vain de s’interroger de ce qu’il est. Il n’y a donc pas et il n’y a jamais eu de néant originaire, quoiqu’en pensent les athées, car imagine-t-on une existence quelconque sortie du néant ? Il aurait donc une qualité qui le définit et n’est donc pas le néant. L’absence d’origine donne à l’esprit humain la faculté de penser son éternité, dont il serait cependant bien en peine de définir de quoi il s’agit.

La pensée doit réconcilier l’apparence et l’être, la raison et l’idée d’absolu, si étrangère à la raison. C’est peut-être ainsi que l’homme pourra fuir la part maudite qu’il a en lui-même, part hélas si consubstantielle à ce qu’il est dès lors qu’il accorde la primauté soit à la seule raison, soit à la seule transcendance.

 

Jean Luc

 

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qui sommes

 

Les dangers de la Philosophie

7 mars 2012

 

Définition de la Philosophie

 

« Amour de la sagesse », ou désir de pleine satisfaction cognitive, la Philosophie n’est pas un état, mais un acte mental « d’intelligence » de la validité ou valeur des idées en général. C'est-à-dire que philosopher, c’est juger de la vérité ou de la valeur morale des connaissances, des croyances et des opinions, ce qui procure un bien-être cognitif.

La Philosophie a pour fonction de connaître adéquatement et d’agir correctement, c'est-à-dire de se former les « certitudes » cognitives et morales nécessaires et suffisantes, pour permettre une « vie bonne » pour soi, même au risque de la perdre (Socrate).

Les éléments qui composent le jugement philosophique, ses « briques », sont les concepts (représentations langagières), nommant et définissant les choses et les phénomènes, tout en les reliant logiquement (Hegel, Deleuze).

Le jugement philosophique a pour principal mécanisme la conceptualisation, qui suit l’étonnement initial à l’égard de la nature autonome et le questionnement rationnel. Le plus souvent encore, on considère la conceptualisation comme une modélisation ou une simulation mentale de la réalité, mais une nouvelle théorie tend à s’y substituer, dans le cadre de la perception et de l’action : La conceptualisation serait plutôt une anticipation/constitution de la réalité, « construite » à partir de l’objet saisi par les sens ou la pensée, comme meilleure correspondance avec les références pertinentes en mémoire, en intégrant raison et émotion.

 

Danger essentiel de la Philosophie

 

Mal juger représente le danger essentiel de l’activité philosophique. Et un tel mauvais jugement peut provenir d’une erreur sur le référentiel (système, théorie, religion) par rapport auquel l’idée en question est valide ou valable, ou bien d’une ignorance des référentiels pertinents possibles, ou bien encore d’un doute inadéquat par défaut ou par excès : Par exemple, juger l’horoscope valide hors de l’astrologie (manque de doute), ou juger la mécanique newtonienne valide à l’échelle de l’infiniment grand (erreur de référentiel).

Pour Gilles Deleuze, ce danger résiderait plutôt dans la prétention elle-même à juger, « tout le secret » consistant à se borner à « faire exister » les choses et les phénomènes, c’est à dire à pleinement réaliser l’existence (« conatus », « volonté de puissance » et « désir d’être »), ou d’entretenir les processus et de « nourrir la vie », comme dirait la pensée chinoise classique.

 

Danger d’utilisation

 

L’utilisation du jugement philosophique peut se révéler dangereuse à plusieurs titres :

D’abord par sa pratique abusive, pouvant se traduire par une indécision préjudiciable à l’action, ou par une situation conflictuelle exacerbée (rhétorique, sophistique) ; et aussi comme « luxe inutile » par rapport au besoin prioritaire de vivre et d’aimer.

Ensuite, la permanente navigation philosophique vers les certitudes côtoie sans cesse deux écueils menaçants : Le Charybde de la certitude « finale et définitive » (Dire le vrai et le bien), qui fait tomber dans tous les absolutismes dogmatiques et totalitaires, et le Scylla du scepticisme radical (On ne peut rien dire), qui fait s’écraser contre le nihilisme ; et même une certitude « intermédiaire et provisoire », auto-contradictoire, implique en soi la « finale et définitive ». La pratique philosophique se révèle effectivement « dangereuse pour la vie » (Nietzsche), comme l’illustrent Socrate, le questionneur ironique, et Abélard, le dubitatif nominaliste. Sans doute, la recherche des certitudes suit-elle une évolution dialectique dans l’Histoire (Hegel), mais elle relève surtout, synchroniquement, d’un « relativisme rationnel » qui permet de se former des certitudes « relativement absolues », c'est-à-dire certainement valides ou valables dans un référentiel donné, et non en dehors.

Par ailleurs, la Philosophie entretient un rapport ambigu avec la Science. D’abord, le champ de l’activité philosophique apparaît historiquement comme très divers et hétérogène : depuis la Métaphysique comme théorie totale du réel, jusqu’à la Philosophie Analytique comme stricte logique du langage. Ensuite, la Philosophie et la Science se font concurrence dans l’explication du monde : L’approche scientifique respecte le « postulat d’objectivité », avec une explication des phénomènes, matériels et psychiques, par leurs conditions d’existence et leurs facteurs d’évolution ; tandis que l’approche philosophique admet généralement l’existence de l’esprit substantiel et intentionnel, avec une explication causale et finaliste des choses, ce qui la met actuellement sous particulière tension face aux progrès des neurosciences cognitives. Cependant, les deux démarches se conjuguent aussi dans une alliance complémentaire, où la réflexion philosophique vient renforcer les données scientifiques, grâce à leur évaluation épistémologique, éthique, et de cohérence. Cette moderne alliance de « science et conscience » renoue avec l’antique (philosophes physiciens, mathématiciens et astronomes), négligée par une Philosophie réduite à « servante de la théologie », et se traduit maintenant, par exemple, par les « sages connaissances » bioéthiques et neurophilosophiques.

 

Danger conceptuel

 

Le discours conceptuel de la Philosophie, qui exige de toute façon un effort intellectuel (Hegel), ne peut échapper à ses risques intrinsèques. Il est en effet radicalement ambigu, en raison de l’imprécision irréductible du langage (Russell, Merleau-Ponty). Puis il est toujours relatif au référentiel, système philosophique, théorie scientifique, dans lequel il est produit (Willard Quine). Et enfin, il est d’une logique jamais complètement assurée : En effet, la validité de la causalité dans l’explication des choses est problématique, aussi bien pour leur nécessité (contingente dans la Relativité Générale et la Mécanique Quantique), que pour leur suffisance causale (insuffisante dans les Systèmes Dynamiques Complexes).

Par ailleurs, l’imagination peut toujours créer des concepts irréels à partir de l’expérience perceptive, comme c’est par exemple le cas de « l’infini » ou de « l’éternité », produits à partir de l’immensité spatiale ou temporelle.

Finalement, les concepts philosophiques sont foncièrement invérifiables, et en même temps irréfutables, comme c’est par exemple le cas pour la « liberté », dans chacun de ses référentiels, aristotélicien, kantien ou sartrien.

 

Danger dans le mécanisme de formation

 

Le processus de conceptualisation ne peut éviter de dépendre en partie de facteurs subjectifs. Comme le rappelle Nietzsche, tout système philosophique est d’abord le reflet de son philosophe. La Phénoménologie montre bien que la perception conceptuelle est toujours un « réalisme subjectif » lié à l’action (Merleau-Ponty), qui dépend donc de l’histoire personnelle de chacun.

Mais la formation du jugement philosophique peut aussi comporter une confusion, en raison de « l’ontologie » considérée du réel : dualiste (Esprit et Matière comme deux substances distinctes) ou moniste (Matière comme seule substance, dont dépend « l’esprit »). Ces deux visions fondamentales inconciliables, se traduisent par les deux critères généraux, souvent mêlés pourtant, du jugement philosophique : La transcendance idéaliste, fondement de ce qui est (référentiel essentialiste), qui se traduit régulièrement par un absolutisme intolérant (Sébastien Rongier), et l’immanence matérialiste, base de ce qui existe (référentiels multiples), qui s’exprime par un relativisme « rationnel », compréhensif et tolérant (Édouard Delruelle).

 

Patrice

 

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Le Fétichisme

29 février 2012


Fétichisme et évolution de l’esprit religieux

 

Dans l’histoire de l’Humanité, le fétichisme correspond au premier stade de l’évolution de l’esprit religieux. Auparavant, au cours de la période du « mana », l’être humain en évolution n’a encore qu’une conscience animale, et se confond complètement avec la nature environnante (Georges Minois). Puis, progressivement, la conscience proprement humaine émerge, et dans une première séparation d’avec la nature, l’être humain finit par se ressentir comme différent des animaux qui l’entourent. Alors, la nature lui apparaît comme animée de façon immanente par des esprits, des âmes (animisme) ou des dieux (polythéisme), qui « habitent » choses, plantes et animaux. Dans cette première phase religieuse, l’être humain possède une mentalité magique qui prête à la nature des intentions, bienveillantes ou malveillantes, à son égard (Hegel).

L’anthropologie distingue, pour l’être humain, quatre types de relation à la nature et à autrui, en tant que modes d’identification (Philippe Descola) :

- Animisme : L’être humain, en continuité avec la nature, s’identifie à elle par la similitude des « intériorités » (mêmes « âmes ») ; en revanche, il s’en sépare par les « physicalités » (« corps » différents).

- Totémisme : L’identification est complète, avec mêmes âmes et mêmes corps (Aborigènes, indiens d’Amérique).

- Analogisme : Dans un monde atomisé, les âmes et les corps sont différents, mais en correspondance par analogie et hiérarchie (Occident antique et médiéval).

- Naturalisme : L’identification passe par la similitude des corps (physico-chimie, biologie) ; en revanche, les âmes sont différentes (Occident moderne).

Le fétichisme primitif relève de l’identification animiste et totémiste. En effet, c’est un culte rendu à une nature peuplée d’esprits ou de dieux, et motivé par l’ignorance et la crainte (Comte). Ces « forces » de la nature, maléfiques ou bénéfiques, sont objectivées à travers les fétiches, totems et idoles, objets eux-mêmes directement divinisés (De Brosses), ou représentant les esprits ou les dieux (Hume).

 

Fétichisme et société moderne

 

Le fétichisme n’est pas l’apanage des sociétés primitives, mais existe aussi au sein des sociétés modernes développées. Certes, le naturalisme y est le mode d’identification dominant, mais il coexiste avec les trois autres : Par exemple, la croyance à la correspondance de l’être humain avec les astres (horoscopes) ; le comportement anthropomorphique avec les animaux (chiens et chats) ; le partage de « qualités » avec des personnalités (stars, héros, saints) ou des lieux spéciaux (maisons natales). Le fétichisme est alors un attachement aveugle et excessif pour des objets, des images, des phénomènes ou des personnes représentant des forces, des idées, des valeurs.

Les religions, disait Alfred Binet, « côtoient le fétichisme », qui peut en leur sein se manifester sous de très nombreuses formes : des objets (reliques, icônes, médailles, statues), des lieux (pèlerinages, monuments, sanctuaires), des rites formalistes et des doctrines intégristes. Alors que certaines religions n’admettent pas les images (Islam, Judaïsme et Protestantisme), toutes sont sensibilisées à la dérive ambiguë de l’idolâtrie.

Peut-il y avoir un fétichisme scientifique ou philosophique ? Cela semble paradoxal, car en principe, l’esprit critique met science et philosophie à l’abri du fétichisme. Pourtant, les totalitarismes et le scientisme sont bien des excès idéologiques de type fétichiste. Et pour sa part, Nietzsche a dénoncé un certain fétichisme métaphysique à l’égard de la raison et du langage, aux concepts réifiés.

Par ailleurs, dans les sociétés modernes, les œuvres d’art aussi peuvent faire l’objet d’un culte fétichiste, tout comme la marchandise aliénante, selon Marx, dans les rapports de production capitaliste.

 

Fétichisme, mode de maîtrise de la réalité

 

Selon Auguste Comte, le culte fétichiste primitif montre bien la dépendance fataliste de l’être humain à l’égard de ses semblables et de la nature, ainsi que de leurs forces propres : impuissant dans son ignorance, le primitif n’a pratiquement aucune prise sur la réalité.

Et pourtant, à travers les objets fétiches justement, ces forces sont comme capturées pour de vrai et « chosifiées ». Cela les rend susceptibles d’être appropriées dans une sorte de « cannibalisme symbolique », et d’être proprement domestiquées. Le culte fétichiste permet alors à l’être humain primitif de maîtriser les forces de la nature, c'est-à-dire de conjurer maux et menaces, ou de se ménager qualités (puissance, agilité, intelligence…) et plaisirs.

Mais Comte défend aussi, dans le cadre du Positivisme, une sorte de fétichisme moderne qui serait un « culte » au savoir scientifique, un attachement fort et exclusif à la réalité humaine et naturelle. Or, effectivement, dans la pensée moderne, se coller au plus près du réel, prendre la réalité à bras le corps, c’est chercher à la connaître et à l’apprivoiser, sans plus la craindre, ni l’ignorer en rien. C’est donc bien un commun besoin, un même désir de maîtriser la nature, qui relie le physicien moderne au fétichiste primitif.

 

Fétichisme relationnel comme narcissisme d’objet

 

Dans les relations interpersonnelles, le fétichisme représente une altération de la boucle affective ordinaire et habituelle. Dans l’incapacité d’accéder à « l’intériorité » ou âme d’autrui, le fétichiste ne parvient à maintenir qu’une relation d’altérité tronquée : Autrui « chosifié » (objet, corps) est comme réduit à un fétiche. Cette altération relationnelle peut être couplée avec un excessif amour de soi, sous forme, par exemple, de culte fétichiste pour son propre corps (abus de maquillage, tatouage, culturisme).

Le fétichisme relationnel est ainsi un culte de soi-même (plaisirs, qualités physiques et morales) à travers autrui fétichisé pour soi, que l’on peut alors s’approprier, et s’incorporer en quelque sorte : C’est donc un narcissisme d’objet.

En particulier, on parle de fétichisme sexuel lorsque la satisfaction sexuelle ne peut être obtenue qu’en présence de certains objets (soulier ou autres), de certaines ambiances (lumière, parfum, musique) ou de certaines mises en scène (SM ou autres). Que ces circonstances propices représentent alors une libération ou une contrainte, cela va dépendre du degré de conditionnement ou d’addiction.

D’une façon générale, on peut dire que  le fétichisme, au-delà de ses diverses formes (religieuse, naturelle et économique, relationnelle et sexuelle), consiste bien toujours en un narcissisme d’objet, à travers la maîtrise des différentes « réalités » correspondantes : Pouvoirs divins, forces naturelles et productives, puissances affectives et libido.

 

Patrice

 

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LA TRADITION.

 

Ce terme vient du latin, traditio, qui l’employait dans le sens de transmission. Il renvoie donc à « educere », éduquer, élever, à partir du savoir des anciens.

Que peut-on transmettre ? Un savoir, c’est l’instruction ; un savoir-être, ce qui est un peu plus qu’un savoir-vivre, cela forme l’éducation qui forme la personne que l’on est. « Ce que tu as hérité de tes ancêtres, acquiers-le afin de le posséder », Goethe dans Faust.

On parlait jadis d’« honnête homme », c’était celui qui connaissait les « humanités » et était par conséquent un homme bien éduqué. Il était le réceptacle d’une tradition, ce qui avait déjà été enseigné. Cela suppose qu’il y ait un modèle, qu’on puisse imiter, mais qui demeure perfectible. Les idées considérées comme universelles seraient ce qui ce rapproche le plus de cette perfectibilité. Le risque n’est-il d’absolutiser ces idées ? Le danger n’en est-il le conservatisme qu’il induit par la promotion d’une idée parfaite reposant sur un déni de réalité ? Car en effet, rien ne vaudra jamais pour l’ensemble de l’humanité. Ainsi en France, la belle idée des droits de l’homme ET du citoyen sont devenus un droitdel’hommisme abstrait déconnecté de tout système politique.

Ce modèle se trouve alors abondé par les tenants de la diversité, multiculturalisme, métissage, l’ « ouverture à l’autre ». Il risque d’en découler un simple relativisme. Puisque tout se vaut, c’est que rien ne vaut. Au nom de l’égalité, on en vient à créer une pâte humaine informe où l’on finit par nier les évidences les plus élémentaires comme l’altérité sexuelle.

Alors que faut-il faire prévaloir ? L’éthique de conviction ou l’éthique de responsabilité, pour reprendre la distinction fameuse de Max Weber. Faut-il privilégier ce qui relève de la croyance et qui débouche sur une vérité toujours illusoire ou s’agit-il de donner la primauté à ce qui permet d’agir en essayant d’anticiper le résultat ?

De la manière dont nous abordons la tradition, résulte le type de société que l’on veut favoriser. Le politiquement correct nous enjoint de gommer les différences pour créer une société apaisée ; le refuser passe pour réactionnaire et suscite l’opprobre de la bien-pensance. Il est donc de bon ton de se départir d’une attitude laissant une large part à la tradition, celle-ci accusant les différences, accusant dans les sens de faire ressortir en les accentuant. « Du passé, faisons table rase », s’était exclamé Lénine pour qui « le marxisme était tout-puissant parce qu’il était vrai ».Fort de cette vérité, le 1er numéro du Glaive Rouge, paru en 1919, revue de la Tchéka (police politique) aura comme titre : « Tout est permis » . Tout le sera en effet, mais uniquement pour ceux qui seront à la tête d’un pouvoir devenu rapidement totalitaire. On rasera les églises, mais elles seront remplacées par le goulag. Or on peut oublier le passé, mais on ne peut pas décider de l’oublier ni imposer aux populations asservies de l’oublier (elles ne l’oublient d’ailleurs jamais). L’oubli n’est jamais un acte volontaire.

Si l’on voulait effacer entièrement le passé, il faudrait effacer jusqu’à la langue et refaire un passage par l’homme des cavernes. L’expérience a été tentée au « Kampouchéa démocratique » de Pol Pot, avec pour seul résultat, de monstrueux charniers.

De telles abominations nous glaçant d’épouvante, faut-il alors accorder la priorité à la tradition, et afficher comme ambition le seul traditionalisme ? Il ne s’agirait dès lors plus de rejeter le passé, mais au contraire de l’idolâtrer. Ce serait là une attitude tout aussi irrationnelle car elle bloquerait toute évolution. Or, comme l’avait remarqué Rousseau, l’homme est perfectible, mais seulement perfectible et il n’atteindra jamais la perfection ; les débiles tentatives au 20e siècle de création de l’« homme nouveau »(le travailleur désaliéné car ne subissant plus l’exploitation capitaliste pour les communistes, l’aryen racialement pur des nazis) illustrent par l’absurde le caractère à jamais inachevé de la condition humaine.

On peut se souvenir du passé, le représenter cad le présenter à nouveau, mais le passé, et l’expérience qu’il a permis d’accumuler, est ce qui rend possible l’anticipation de l‘avenir et donc l’action sur le présent pour rendre cet avenir possible ; sachant que cet avenir ne sera jamais un achèvement. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut avoir un désir d’avenir, pour reprendre une expression qui eut son heure de gloire. Aristote note, « Le désirable est moteur, et si la pensée est à son tour motrice, c’est parce qu’elle trouve le principe de son mouvement dans le désirable ». On pourrait remplacer pensée par tradition, la phrase garderait tout son sens. Ce que la tradition transmet est premier, mais bien sûr n’est pas exclusif. La tradition, en tant que transmission d’un héritage, est le principe d’un mouvement. Par l’enracinement dans le passé, elle permet le désir vers autre chose, vers l’évolution sans laquelle il n’y a pas de société humaine en progrès. Bernard de Chartres, au 12e siècle, a eu cette formule lumineuse :« Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants ; nous voyons plus qu’eux et plus loin ; non que notre regard soit perçant, ni élevée notre taille, mais nous sommes élevés par leur taille gigantesque ».

L’attitude juste envers le passé est de le laisser être ce qu’il fut, et non pas à le réinterpréter en fonction de critères contemporains. Ce pernicieux travers s’exhale tout particulièrement en France, où une idéologie faussement droitdel’hommiste mais résolument négatrice de la notion d’identité, répand la repentance, la haine de soi au travers de lois mémorielles. Certes l’esclavagisme et la conquête par la force d’autres territoires peuvent difficilement passer pour le témoignage d’une recherche éthique épurée, mais ce sont des actes et comportements qui ont été et sont fréquemment encore le fait de toute nation ayant acquis une position dominante.

Tout autre est l’analyse de l’auteur anglais du 19esiècle, Gilbert Chesterton. Partant du constat tout-à-fait lucide et tout-à-fait actuel que « le monde s'est divisé entre conservateurs et progressistes. L'affaire des progressistes est de continuer à commettre des erreurs. L'affaire des conservateurs est d'éviter que les erreurs ne soient corrigées » , il diagnostique la tradition comme « n’étant pas autre chose que la démocratie étendue à travers le temps. La tradition signifie que l’on donne un bulletin de vote à la plus obscure des classes, nos ancêtres. Elle est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à l’oligarchie étroite et arrogante de ceux qui ne font rien de plus que de se trouver en vie. La démocratie nous demande de ne pas négliger l’opinion de quelqu’un de bien, même si c’est notre valet. La tradition nous demande de ne pas négliger l’opinion de quelqu’un de bien, même si c’est notre père. En tous cas, je n’arrive pas à séparer les deux idées de démocratie et de tradition ; il me semble évident qu’il s’agit d’une seule et même idée ».

Et voilà reformulée l’injonction de Goethe que je rappelle :« « Ce que tu as hérité de tes ancêtres, acquiers-le afin de le posséder », Goethe. On peut alors dire, paraphrasant Renan à propos de la nation, que la tradition est « un plébiscite de tous les jours ».

Une société sans tradition serait un monde privé de repères, nous y serions en errance, car autant l’expérience acquise sert de guide à un individu, autant la tradition peut servir de garde-fou à une société. Elle n’est pas ce qui la bloque, mais constitue le fondement sur lequel elle peut trouver une assise et un appui, constitue ce qui donne tout son sens au mot d’altérité.

En affirmant de la sorte son vouloir-être sans rejet du passé, une société ou une nation pourra jeter un regard lucide sur elle-même, sur son enracinement et par là ce qui lui permet une projection vers le futur.

« Une société n’est pas un système logique », plaide R. Debray, dans Philo-magazine de ce mois-ci. « Un ordre stable ne se fonde pas sur lui-même...Il faut toujours une verticale, un englobant ou un terme extérieur au plan d’immanence ». D’où le constat accablant : « En laissant s’évanouir son sacré républicain, la France s’effiloche en communautés, chacune d’elles cultivant ses sacralités propres à coup de lois mémorielles. Le sacré, ça se reconnaît à l’existence d’interdits et de lois contraignantes ».

Ce qui veut dire que pour une société, il y a des notions, issues de la tradition, qui se doivent d’être sacralisées. Le vivre-ensemble français s’était construit sur la notion de laïcité ; ce socle aurait dû être sacralisé. Car il devrait représenter plus qu’une simple valeur à laquelle on peut adhérer ou pas.

Et de conclure : « Il faut, pour tenir le coup sur la durée, à la fois produire du nouveau et reproduire de l’ancien. Pouvoir inventer et savoir hériter ».

Savoir hériter, accepter ce que transmet la tradition, suppose une certaine indulgence envers ce qu’il fut. Comme l’a longuement soutenu Nietzsche, on ne construit rien sur le ressentiment ; de cela ne résulte qu’ un esprit de vengeance de la part de ceux qui s’estiment par héritage être des victimes. Respecter la tradition, reconnaître son ancrage dans le sacré, suppose un rejet de l’impiété et la société française est devenue impie : elle renie son passé et ce qui a garanti sa cohésion sociale au nom d’un brumeux droitdel’hommise et d’un fumeux vivre-ensemble qui devraient laisser libre-cours à toutes les dérives sectaires et intégristes. Mais cette attitude immature ne traduit-elle pas tout simplement une fuite due à une peur devant l’avenir ?

« Il n’y a rien d’effrayant dans la vie pour celui qui a compris qu’il n’y avait rien de terrible à ne pas être », Epicure. Etre ou ne pas être, certes, mais dès lors qu’il s’agit d’être (verbe), il ne s’agit pas d’être n’importe comment et de faire n’importe quoi. Nous sommes ce que nous sommes devenus, en partie par le passé qui nous a, en quelque sorte, produits. Autant alors en garder le legs, par le biais de traditions que nous aurons nous-mêmes à transmettre.

 

Jean Luc

 

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LE REGARD

 

Dans les temps les plus anciens de la Grèce, l’on offrait, lors de cérémonies sacrificielles, un bouc, lequel était dédié à Dionysos, dieu de la vigne et du vin. De ce culte est né le terme de tragédie, terme dont il est supposé qu’il dérive d‘une forme archaïque de la langue grecque et qui signifie, le chant du bouc. Pendant la cérémonie, les participants tournaient autour de l’autel et chantaient. Puis il est arrivé qu’une partie des participants s’arrêtaient et regardaient ceux qui tournaient autour de l’autel. Il y avait donc ceux qui chantaient, les choreutes, et ceux qui regardaient. Par ce phénomène de dissociation et de distanciation, est en quelque sorte né ce qui s’appellera par la suite un public, des personnes en regardant d’autres effectuer ce qu’on peut déjà appeler un jeu de rôle : ceux qui tournaient et chantaient. Par la suite, il arriva de plus en plus fréquemment qu’un des choreutes s’éloignât du chœur pour se mettre à coté de l’autel et diriger le chœur, qui certainement livré à lui-même et à l’effet de la boisson, vociférait plus qu’il ne chantait. Ainsi est né le rôle du coryphée. Il prit peu à peu l’habitude d’interrompre le chœur et de raconter l’histoire des dieux qui étaient ainsi honorés ; histoire qui a dû résulter d’improvisations progressives ; ainsi s’est mise en place la légende de Zeus. Zeus (Jupiter en latin) avait eu une aventure passagère avec Sémélé, mais l’épouse de Zeus, Héra, l’apprit et réduisit Sémélé en cendres. Le dieu vit alors qu’elle portait un enfant dont il fit terminer la gestation en le plaçant dans sa cuisse (d’où l’expression, être né de la cuisse de Jupiter). Cet enfant était Dionysos, qui faisait l’objet de ce culte.

Vers le 7e siècle avant JC, le coryphée s’est mis sur une table pour être vu de tous. Le texte devient alors de plus en plus long, il se nomme le dithyrambe, ce qui étymologiquement veut dire, qui est né 2 fois, ce qui est donc ce qui est arrivé à ce brave Dionysos. Vers le 6esiècle, on assista à l’invention du masque. Le coryphée devient alors un acteur, un personnage qui joue un rôle et qui change de masque à chaque changement de personnage. Ce faisant, le coryphée ne raconte plus l’histoire d’un autre, il l’incarne, il passe du il au je, il joue le jeu de réellement passer d’une personne, la sienne, à celle d’un autre. Cela change le regard, les personnages parlant par sa bouche à la première personne, il est véritablement celui qu’il veut jouer, celui dont non seulement il revêt l’apparence, mais celui qui revit la tragédie .

Ce n’est pas la même chose de dire : Oedipe eut les yeux crevés et de dire, j’ai eu les yeux crevés, pourquoi, de quoi suis-je coupable ? Cela permet l’indentification au personnage, ainsi qu’un certain degré d’introspection. Le regard extérieur, neutre car analytique, devient un regard qui ramène à soi, qui fait écho à son propre univers intérieur. Ce n’est pas pour rien que le docteur Freud avait considéré les mythes grecs comme de parfaits révélateurs de la vie psychique.

Eschyle aurait inventé le 2e acteur, Sophocle le 3e acteur, les masques sont abandonnés et assiste à la naissance du théâtre.

Regarder l’acteur, c’est, le temps de sa re-présentation (il se présente comme un homme autre, celui qu’il est le temps de son jeu), prendre part à cette incarnation temporaire, c’est accéder à la vie telle qu’elle est, avec ses passions, ses enthousiasmes, ses conflits. Il est à remarquer que les dieux à cette époque n’étaient pas différents des hommes. Comme eux, ils étaient faits d’illogisme, de refus d’endosser des responsabilités et de peur panique devant la culpabilité que cela entraîne.

Tout change avec Socrate. Socrate privilégie la rationalité et fera le pari pascalien, pourrait-on dire, d’une humanité qui serait le produit du droit naturel, de la raison, et finalement de ce qui allait être l’impératif catégorique kantien.

Dans le texte de Platon, Alcibiade, où l’auteur met en scène Socrate et un jeune impétrant voulant faire une carrière politique, Socrate réussit à démontrer au jeune homme qu’il n’a pas la maîtrise des vertus, des qualités dirait-on de nos jours, qui sont nécessaires pour bien gouverner un Etat. Le questionnement raisonné qu’opère Socrate illustre à merveille la nécessité, avant de prendre une décision, de « se connaître soi-même ». Avant de porter son regard sur un domaine particulier où l’on veut faire exceller son ego, il semble tout-à-fait nécessaire de porter au préalable le regard vers soi. « Regarde-toi toi même », dit Socrate à Alcibiade. La connaissance de soi renseigne Alcibiade de savoir s’il dispose de la « sagesse morale » nécessaire à un homme public, sagesse destinée à lui éviter d’être leurré par des illusions, lesquelles le précipitent dans les affres de l’hésitation et de l’indécision . Pour cela, et l’idée sera reprise par Platon, il faut, après s’être contemplé et vu la petitesse de son être, diriger son regard vers la part divine de l’humain : « C’est le dieu qu’il faut regarder, dit Socrate, il est le meilleur miroir des choses humaines elles-mêmes pour qui veut juger de la qualité de l’âme., et c’est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître. » Car, l’ayant ainsi devant les yeux, il se reconnaîtra en lui et saura comment être vertueux et par là-même rendre vertueux le peuple. Naturellement le dieu socratique sera un dieu vertueux, rationnel, ordonnateur du logos, de la raison qui gouverne le monde qui permet la complémentarité entre la raison humaine et l’éthique. Sans éthique, la raison reste ratiocinante et ne permet pas de décider, sans raison l’éthique reste une vaine aspiration et renvoie la décision aux calendes grecques.

Et donc, Socrate n’invite évidemment pas Alcibiade à prier, mais à s’interroger de manière réfléchie sur la manière de gouverner et de rendre ce faisant les citoyens vertueux, car vue ainsi l’histoire, l’histoire qui se fait n’est plus seulement la conséquence nécessaire et quasi-mécanique de causes passées mais devient une vision de l’avenir qui rend possible l’ action sur le présent. Nous sommes bien éloignés maintenant du culte dionysiaque que les Romains reprendront sous le nom de bacchanales.

Au fondement de la connaissance, il y a le regard, le regard qui interroge, qui veut comprendre, qui veut saisir autant que faire se peut, le logos divin, la logique qui est la boite à outils des dieux. De l’interrogation socratique, Platon en déduira qu’il existe un monde sensible, accessible au regard de tout un chacun et qui fondera la simple opinion de chacun. Ce monde sensible étant une copie amoindrie d’un monde intelligible, seul accessible au regard de l’âme. Que faut-il entendre par le regard de l’âme ? Le raisonnement, la recherche de la logique du monde et dont la connaissance doit rendre accessible à l’homme une conduite réfléchie et juste, juste dans les 2 sens du terme..

C’est évidemment ce changement de regard, le passage du dieu fêtard au dieu ordonnateur auquel se soumet volontairement l’homme en pensant pouvoir ainsi égaler ce dieu ordonnateur qui irritera Nietzsche. En créant un dieu dans l’au-delà auquel il devrait être assujetti, l’homme ne fera que de se priver du meilleur de lui-même, s’enchaînant ce faisant dans un déterminisme purement fictif. Voulant égaler ce qui lui est inaccessible, il n’en récoltera qu’amertume, frustration, culpabilité et ressentiment, car quoiqu’on fasse, les voies du Seigneur restent impénétrables.

Pourtant, que le regard se porte sur le tragique humain ou sur l’harmonie céleste supposée, il renvoie toujours à soi. « Le regard est d’abord un intermédiaire qui renvoie de moi à moi-même », écrit Sartre dans « L’Etre et le Néant ».

Le regard renvoie toujours à la perception de soi lorsqu’on est confronté au regard d’autrui.

La perception que l’on a d’autrui lorsque, pour différentes motifs -sympathie, amitié, amour, haine, amour et haine (qui n’a expérimenté l’ambigüité du sentiment amoureux n’a jamais été amoureux), ou encore recherche de collaborateurs, de clients, cette perception du regard d’autrui donc, ne doit surtout pas éluder le regard qu’avant tout, l’on doit porter sur soi. Le refuser serait se complaire dans le narcissisme.

Par la médiation du regard, on est sur ce seuil où le visible touche l’invisible. Lorsqu’on croise le regard d’autrui, il y a toujours une réciprocité, rarement une complicité. Il en naîtra l’indifférence, la méfiance ou la confiance, car c’est par le regard que s’anime le lien social. Si le regard de l’autre entraîne la dépendance et l’impossibilité de s’affirmer, alors « l’enfer , c’est les autres », ce qui veut dire que ce par quoi l’on est déterminé l’emporte sur ce qui est désiré ou voulu. Il faut alors savoir s’éloigner, non fuir ou se refugier dans les paradis artificiels dont les religions révélées, à en croire Nietzsche, en sont les plus nocifs, mais tourner le regard vers soi. Car il n’y a que son propre moi, sa subjectivité qui est source non de vérité, mais de certitudes. A partir de celles-ci, on peut se dégager de la quotidienneté insipide, non pour se réfugier dans la pensée facile du déterminisme, dont la conséquence est le fatalisme, mais pour se donner à soi-même sa propre loi, son autonomie dans la vie sociale et pour accomplir son propre désir.

 

Jean Luc

 

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L'AMITIE

 

Il y a trois façons d'aimer possibles.

· On peut désirer charnellement quelqu'un (en grec eros).

· On peut estimer et apprécier quelqu'un (en grec philia).

· On peut partager avec quelqu'un des valeurs fondamentales et communier ensemble (en grec agapê).

L'amitié appartient à la seconde catégorie, la philia.

C'est l'inclination élective entre deux ou plusieurs personnes. Elle s'oppose à l'amour, par absence de caractère sexuel et aussi à l'agape, par son caractère de réciprocité.

Pour les Grecs, - tel Aristote (dans « L'Ethique de Nicomaque ») -, l'amitié était l'exemple même de la communauté humaine accomplie. Etre philosophe c'était vivre en amitié avec les autres en les estimant à leur plus haut niveau. C'était donc « être philanthrope ». Et comme nous avons vu que philia veut dire amitié, voilà que le philosophe est l'ami de la sagesse et que cette sagesse l'amène à être philanthrope c'est à dire l'ami des hommes.

Aimer l'ami c'est donc comme aimer la philosophie, c'est partager à son origine le plaisir d'exister.

Le concept d'amitié est donc un des éléments fondateurs de la philosophie : elle est une vertu. Elle n'est pas fondée sur des sensations et des passions, mais c'est un choix libre et nécessaire à la vie.

En effet qui choisirait de vivre sans amis, même s'il possédait tous les autres biens ?

Certes, l'amitié est liée à l'amour mais, tout en écartant l'attraction sexuelle, est plus ample.

L'amitié, quoique proche, se distingue aussi de la bienveillance qui peut être tournée vers des inconnus, voir rester cachée, alors que l'amitié comporte un rapport actif et réciproque.

Les fondements de l'amitié impliquent des intérêts, des idéaux ou des choix de vie communs qui ont comme but le plaisir réciproque ou le bien (… et parfois le mal !!).

Dans le cas d'intérêts et d'idéaux communs nous sommes dans l’amitié utile qui n’exige pas nécessairement d’avoir des affinités au plan personnel.  Il n’est pas non plus nécessaire de bien se connaître. Ce qui compte, c’est de satisfaire le besoin. Elle prend fin lorsque le besoin cesse. Ce sont des amitiés fondées sur ce qu'une personne représente et non sur ce qu'elle est.

Le Christianisme a repris, tout en le transformant, le concept aristotélicien de l'amitié : au dessus de l'amitié humaine qui est sélective, il y a l'amitié chrétienne qui est fondée sur l'amour fraternel qui joint les hommes entre eux et avec Dieu, le Père commun.

Dans la Bible, Abraham est « l'ami de Dieu » et Dieu parle à Moïse « comme à un ami ».

Ici naît donc une amitié surnaturelle, divine dont le concept s'est développé tout au long des siècles même en dehors du Christianisme. (Philon d'Al., mandéisme, manichéisme/le bien et le mal)

A ce sujet rappelons-nous que Kirkegaard, très polémique, trouvait que le Christianisme et son idée d'aimer son prochain « par force » avait détruit l'idée d'amitié.

Au XVIème siècle Montaigne eut une approche qu'aujourd'hui nous appellerions « psychologique » en considérant l'amitié comme « une servitude volontaire ». Il y voyait l'un des liens les plus profonds qui puissent s'instaurer entre les êtres humains, plus fort que l'amour, qui lui est fondé sur l'ardeur qui n'est que de brève durée.

L'amitié de toute évidence crée des « alter ego » complexes et différents de soi même, mais qui sont l'accomplissement idéal de sa propre personne. Comme évoqué par Adorno, l'ami est celui qui sait comprendre notre pensée jusqu'au bout.

Les amis s'ouvrent l’un à l’autre dans le but d’instaurer un lien fondé sur la vérité et non sur le mensonge, pour mieux se connaître afin de parvenir à vouloir ce qu’il y a de mieux pour l’un et l’autre. Dans l’amitié véritable l’échange va dans les deux sens.

L' amico di Giorgio Agamben

Le philosophe italien Giorgio Agamben a publié récemment un petit livret sur l'amitié.

Pour sa part il trouve l'amitié non pas dans le lien entre deux individus, mais dans la sensation d'exister qui nait de la capacité des amis de co-partager des sentiments et des affinités qui deviennent l'expérience du vivre en soi. Avec un ami nous ne partageons pas simplement quelque chose (un lieu, un jeu, une tradition) mais la vie-même. L'amitié est donc un lien privilégié et exclusif.

Il n'y a pas d'intersubjectivité, c'est à dire il n'y a pas de je et de tu. Pas du tout !

Il y a un « autre soi-même », la reconnaissance d'une communauté originelle, d'un enracinement dans la même réalité ontologique : j'existe, je suis, je vis et dans ce vivre je sens d'être profondément comme toi, je reconnais en toi mon propre ressenti.

En d'autres mots : le lieu d'où on vient n'est pas différent de celui vers où on va. Et les broyages complexes et multiformes des subjectivités et des identités ne doivent pas nous le faire oublier !

Un proverbe grec dit : qui a beaucoup d'amis n'a pas d'ami.

 

Luca

 

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Un homme peut-il en juger un autre ?

 

Suivi du commentaire de Jean Brice

 

Définition : « Autrui c’est celui qui me fait face, c’est l’autre en tant qu’il n’est pas moi ». (1)

La question signifie donc: est-il légitime que chacun, puisse statuer sur la représentation qu’il se fait de cet autre, différent de lui, et ainsi l’enfermer dans une estimation subjective? – Parce que rencontrer l’autre est pour tout individu une nécessité sociale et psychologique. Toute la vie affective (réelle ou fantasmatique) n’a d’existence que parce que la présence de l’autre est en permanence supposée. L’Enfer, ce serait l’absence de cet autre, qui n’est pas moi, mais qui est identique à moi.

Qu’est-ce que juger ?

Comte Sponville : juger : « C'est relier un fait à une valeur, ou une idée à une autre. C'est pourquoi « penser, c'est juger », comme disait Kant : parce qu'on ne commence vraiment à penser qu'en reliant deux idées (au moins deux !) différentes. Cela suppose l'unité de l'esprit au je pense. Reste à savoir si cette unité elle-même est première ou seconde, autrement dit si elle est donnée (a priori) ou construite (dans le cerveau, dans l'expérience). Est-ce parce que je suis un sujet que je juge, ou est-ce à force de juger que je deviens sujet ? On remarquera que juger, dans les deux cas, reste le fait d'un sujet. »

Si elle est seconde, à la perception que l’on a de quelqu’un d’autre qui nous apparait, s’ajoutent ainsi des critères subjectifs issus de notre culture, de notre expérience, de ce qui constitue nos préjugés.

Donc juger, ici, désigne, une opération qui se réfère à la connaissance, et non à l'acte judiciaire de juger.

 

Tout ceci relève d’une vision classique de l’altérité, de nos rapports à l’autre, ce qui permet les connotations de :

1-Respect- C’est respecter autrui que de le juger, puisque si on le juge cela implique qu'il est libre, responsable de ses actes, c'est lui reconnaître une dignité! Comme le veut Kant dans l’impératif pratique:
« Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (Autrement dit les personnes méritent seules le respect parce qu'elles sont des fins en soi, des choses dont l'existence est une fin en soi même.)

Le respect impliquerait qu’un homme ne peut juger un autre que s’il accepte, par respect, d’être jugé par lui.

2-Compréhension-Mais, pour juger autrui ne faudrait-il pas pouvoir le comprendre?-Comprendre est d'abord saisir cette fin qui l’anime. Pour lui il n'y a pas que des causes mais surtout des conditions puisque, comme projet, être c'est se faire, l'existence précède l'essence: il est libre.
La compréhension procède donc par sympathie qui parie sur la cohérence d'un sujet avec lui même, sur la cohérence de ses actions avec une fin.

Comprendre c'est donc être capable de faire le pari de l'humanité et de la liberté; parier qu'il y a une cohérence entre le projet d'un sujet et ce qu'il fait effectivement. En ce sens Sartre affirmait: "Notre compréhension de l'autre se fait nécessairement par ses fins."
 

La conséquence  de cette vision de l’altérité peut-être la tyrannie de l’autre.

Comme dans toutes les lois, les règlements, qui limitent, par le »principe de précaution », la part de liberté qui nous reste. Par exemple :

Le Journal officiel du 16 novembre 2006 a publié le décret d’« interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif ». Ne pas nuire à autrui, voilà le principe qui a, sans nul doute, guidé le législateur et fait se rejoindre éthique publique et morale personnelle.

Certains objectent déjà que la logique même de l’interdiction de fumer dans les lieux publics comporte l’idée selon laquelle fumer est toujours nuisible à autrui. Si la santé physique du corps social serait également améliorée, nous ferions dans le même temps un grand bond en avant vers une société homogénéisée et aseptisée. Or la passion pour la ressemblance est funeste : elle est la sœur du despotisme. Il existe donc des cas où la santé est malsaine.

On retrouve ce principe de précaution dans les limitations de vitesses, les règlementations de cpnstruction, le domaine médical, etc…

Sans oublier qu’il y a, en chacun, du non-négociable.

L’autre est comme moi. Je sais qu’il se manifeste par sa subjectivité. Il est le même. Le juger s’est comme me mettre à sa place, et tenter de comprendre en quoi il est judicieux qu’il m’abandonne ou que je lui abandonne une part de liberté.+

 

Et puis il y a la vision de l’altérité de Deleuze: En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Cette structure préexiste dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Alors Autrui fonde la structure du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l'exprime. Deleuze, dans  La Logique de Sens.

Donc, pour Deleuze autrui n’est ni un objet particulier, ni un sujet percevant, mais l’expression d’un monde possible, en moi et en dehors de moi.
Le premier effet de la disparition d’autrui, c’est le rétrécissement de la réalité au seul perçu par moi et le champ perceptif se dépouille de toute autre virtualité.

Michel Tournier :

« La solitude est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche, et dans un sens purement destructif. […] Chaque homme porte en lui un fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers. » Vendredi ou les limbes du Pacifique


Autrui est donc pour moi la condition même de toute perception d’objet, en ce qu’il exprime un point de vue possible sur le monde. Il me permet donc de relativiser le perçu et le non perçu : le perçu n’est plus la totalité de la réalité, le réel n’est pas réductible à ce que j’en perçois. Au-delà donc du perçu, il y a le perçu potentiel. Prenons l’exemple d’un dé : je n’en vois que deux ou trois faces et pourtant je sais qu’il en comporte six, parce que je peux imaginer, parallèlement à ma propre perception, l’existence d’autres points de vue sur ce dé, dont l’ensemble constitue le dé comme totalité. Avec autrui, le réel que je perçois s’enrichit donc de tout le perçu potentiel qu’il implique. Autrui comme monde possible est cette structure de ma perception qui me permet de voir ce qui est réalité pour un autre que moi.

 

C’est une vision sans jugement à priori contrairement à la définition traditionnelle du jugement qui considère celui-ci comme l'acte d’attribuer un prédicat à un sujet. Kant : le jugement est un acte de l'entendement par lequel celui-ci adjoint un concept à une perception. Dans cette mesure, un jugement est dit vrai lorsqu'il correspond avec le réel. Contrairement aux illusions (d'optique par exemple). Descartes : l'erreur ne proviendrait pas de la sensation elle-même, mais du jugement que l'esprit, ou l'entendement, porte sur ce qu'il perçoit.

C'est donc le problème du rapport du réel à l'apparence qui est soulevé.

Face à autrui il m’est toujours difficile de connaître ses intentions de sorte qu’un jugement portant sur autrui ne peut jamais être fondé sur des critères objectifs. En effet comment puis-je juger un être dont les motivations me sont inconnues. Par conséquent peut-on juger autrui ?

Le juger serait nier sa subjectivité (et donc la mienne). Je suis unique, mais en moi réside l’ensemble de l’humanité.

Certes, autrui possède une conscience qui lui est propre mais n’y a-t-il pas un moyen d’accéder à la conscience d’autrui ? Il est clair que nous avons tous en tant qu’être humain notre propre vie intérieure mais ne la manifestons-nous pas parfois par nos actions. En effet, l’action est ce qui est le plus immédiatement perceptible et déchiffrable par les autres. Elles sont ce par quoi nous manifestons dans le monde notre présence efficace, effective, ainsi que nos intentions, projets, convictions et affirmations. Ainsi il semble que nous puissions juger autrui à partir de ses actions. Mais dans un jugement moral portant sur autrui, il semble aussi que nous jugions des intentions. Or comment pouvons-nous être sûrs qu’il existe une parfaite cohérence entre l’action et l’intention ? Ne peut-on pas penser qu’il existe parfois une distorsion entre l’intention et l’action ? Faut-il alors juger autrui uniquement d’après ses intentions ou d’après ses actions ? N’existe-t-il pas un moyen de concilier l’action et l’intention ?

La Kabbale rejoint Deleuze : En arrêtant de juger, de critiquer, de calculer, on redevient une source et tout s’harmonise autour de soi. Là où il y a une source, où l’eau coule, tout s’organise. Alors être parfait, c’est ne plus juger afin d’être juste.

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1-Bien qu’accessoirement il puisse me tourner le dos. A ses risques et périls.

Autrui est partout autour de moi…je crois qu’il me suit.

2-. Au tribunal, le jury sert à juger qui a le meilleur avocat.

 

N.Hanar

 

( Texte rédigé à partir de notes sur des textes du café philo et d’articles de Philosophie Magazine, modifiés et triturés)

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Quelques réflexions, de Jean Brice, notamment à propos du champ perceptif deleuzien.

Il me semble en effet qu'autrui est d'emblée une composante de ce champ, qu'il contribue à le former et à le modifier. Cependant, contrairement à Deleuze, je ne pense pas que cela puisse permettre de se passer de la notion de sujet percevant. Car c'est bien à ce sujet et à lui seul que le champ perceptif se manifeste par l'intermédiaire de la conscience. Celle-ci n'est pas accessible à autrui, sauf à  posséder une capacité de télépathie opérante. Cela ne permet pas de s'affranchir du sujet, même si celui-ci pour exister doit impérativement se placer en relation avec le monde et avec ses congénères, sans compter que l'on peut aussi développer une relation de soi à soi et qu'il est possible (mais pas pour tout le monde) de rester seul 40 jours dans le désert. L'homme reste la mesure de toute chose comme le disait Protagoras et c'est en ce sens qu'il lui revient d'exercer son jugement et pour cela de développer sa capacité de discernement.

C'est en cela que le jugement est consubstantiel à la condition humaine. Il convient néanmoins d'éviter la stigmatisation et veiller au respect de la dignité de l'autre, autrement dit de toujours le considérer comme une fin en soi. Cela en évitant de verser dans la tyrannie d'autrui, comme tu le dis, et en se rappelant que c'est toujours à nous qu'il revient de choisir nos amis.

Pour nous engager pleinement dans la voie de la liberté, nous devons être capables de rester le seul juge de dernière instance.

 

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juger

 

L’écriture offre-t-elle une seconde vie ? ( Notes)

 

Qu’est-ce qui nous motive à rechercher une posture, un chemin de vie, une identité particulière qui diffère de ce que nous vivons au présent en désignant cette recherche comme une »autre », une »nouvelle » ou une »seconde » vie ?.

 

La construction de ce que je suis, ne suit pas un plan rationnel. Nous sommes toujours en devenir et  ne prenons forme qu'à mesure que nous vivons et nous exposons aux hasards de la vie.

Je est un autre », disait Artaud, pourtant nous avons le sentiment d’une permanence, d’une intégrité par laquelle nous pensons exprimer notre vérité, la conformité entre ce que nous pensons vraiment être, ce que nous percevons être et la perspective que nous avons du monde, de ce qui existe hors de nous, hors des habitudes superficielles, des conventions, d’une conformité a une norme, de la soumission au superficiel.

Or le « je » qui a volé n'est-il pas le même que celui qui, le lendemain, est accusé de vol? se demande Charles Pépin. «Qu'est-ce qui, en moi, demeure avec le temps « identique à lui-même »? Mon visage ? Mes organes ? Ma place dans la société? Mes croyances ou valeurs ? Difficile d'identifier un tel noyau...

N'est-ce pas justement parce qu'il est introuvable que nous sommes capables de changer, de nous ouvrir à l'autre, voire, comme l'affirmait Sartre, de nous inventer? C'est ce que Sartre appelle précisément le néant, et qu'il oppose à l'être : nous n'avons pas d'« être », pas de « moi-même », pas d'« essence ». Mais c'est pourquoi nous pouvons tout devenir : le néant n'est donc pas rien.

L'identité est un leurre ayant pour fonction de nous brider dans notre liberté ou de venir masquer notre irréductible complexité intérieure. Si nous n'avons pas d'« identité » fixe et immuable, c’est parce que nous sommes désir et devenir. Alors, il n’y a que notre vie qui s’étend, développe son pouvoir de création, sans pour autant qu’il s’agisse d’une »autre », d’une »nouvelle » ou d’une »seconde » vie. Et c’est un chemin difficile et plein d’obstacles.

[Comme beaucoup de noms, le ciel, l'eau, le mot vie en hébreu 'haim' est au pluriel car il exprime la vie en général, le fait, et non un état de chose. La vie n'est pas statique mais se continue en avant. Il n’y a pas d’unicité de l’être de l’homme.]

 

« L’histoire de ma vie, gémit Francis Scott Fitzgerald, est celle du conflit entre une furieuse démangeaison d’écrire et un concours de circonstances destinées à m’en empêcher. » En d’autres termes, ce n’est pas de ma faute si je ne suis pas libre, ce n’est pas librement que j’ai bâti la prison de hasards où croupit mon talent...

« Tout se passe, écrit Vladimir Jankélévitch, comme si le moment des hésitations n’était, en quelque sorte, qu’une petite comédie inconsciente que nous nous jouerions à nous-mêmes pour légitimer rétrospectivement une décision qui, au fond, était arrêtée bien à l’avance dans notre esprit… C’est au futur antérieur qu’on délibère. ».( Enthoven)

 

La société et ses multiples instances (l’État, les formes économiques et sociales du capitalisme, etc.) développant d’innombrables stratégies pour le neutraliser, il s’agit pour Guattari et Deleuze, d’« introduire le désir dans le mécanisme, d’introduire la production dans le désir », de retrouver dans le désir son pouvoir de création. Le désir ne renvoie pas aux pulsions sexuelles ou aux ambitions individuelles ; il ne poursuit pas les plaisirs vains. Il est ce processus par lequel le sujet déborde de lui-même, se branche sur d’autres flux d’intensités et se trouve pris dans l’expérimentation de nouvelles possibilités de vie.

 

L’écriture est le moyen privilégié pour y parvenir.

Pour Peter Sloterdijk, le changement doit s’accomplir à travers la compréhension de ce qu’est l’ordinaire, le terre à terre, la répétition des jours. Sans l’acceptation de cette « partie ignoble » mais constitutive de notre existence, tout appel au changement est voué à l’échec. Il faut donc se faire confiance pour refuser la conformité dans la vie privée autant que dans l’espace public et s’ouvrir à l’acte de création.

Deleuze encore: « Qu’est-ce que l’acte de création ? » « Que se passe-t-il lorsqu’on dit : “Tiens, j’ai une idée” ? ». « On n’a pas une idée en général. Une idée – tout comme celui qui a l’idée –, elle est déjà vouée à tel ou tel domaine. ». Elles sont à inventer : le cinéma produit des images qui restituent singulièrement le monde ; l’art, la peinture notamment, charrie de nouvelles modalités de perception et de sensation ; la science découvre des instruments de connaissance, des fonctions inédites de vérité. Ce sont des manières opératoires d’épouser le réel dans sa diversité, d’en capter et d’en connecter les éléments hétérogènes – ils ouvrent la voie à des aventures de pensée infinies.

Parce que, comme le souligne Deleuze dans sa lecture de Nietzsche, l’éternel retour ne signifie pas éternel retour du même, comme on le pense trop souvent, mais éternel retour du différent : « L’éternel retour n’est pas la permanence du même, l’état de l’équilibre, ni la demeure de l’identique. Dans l’éternel retour, ce n’est pas le même ou l’un qui reviennent, mais le retour est lui-même l’un qui se dit seulement du divers et de ce qui diffère. ». S’il y a donc un « être », celui-ci n’est donc autre que cette série de variations continues : nulle identité fixe, nul sujet éternel, nulle essence absolue ne peuvent le garantir. Toute chose devient ; aucune n’est.

L’écriture permet de tester les possibles par son imagination tout en restant sous la domination du réel. Un réel que l’on pourrait dire »abstrait ». Elle permet de dire ce qui et, mais surtout ce qui n’est pas et ainsi d’éclairer ce qui est. C’est créer de la marge.

 

L’événement que nous vivons n’est pas un fracas introduisant de force une nouveauté dans le monde ; il est une manière de plier ce qui existe déjà d’une nouvelle manière. Tout ce qui survient est événement.

 

Pour Bergson, il faut considérer la réalité non pas comme réceptacle de choses, mais, de manière dynamique, comme un ensemble de processus, de changements, de modifications.

Le nouveau c’est « ce que nous sommes en train de devenir », l’« actuel », que Foucault oppose au « présent » qui désigne « ce que nous sommes » et que nous avons cessés d’être. Dans de telles analyses, la nouveauté n’est pas ce qui saute aux yeux, ni ce qui est imposé comme tel (la mode), mais ce qui réclame une grande patience et une grande sensibilité aux « nouvelles forces qui frappent à la porte ».

Deleuze: « Penser, c’est toujours expérimenter, non pas interpréter, mais expérimenter, et l’expérimentation, c’est toujours l’actuel, le nouveau, ce qui est en train de se faire ».

Chaque écrit se présente donc comme la restitution vive de quelque chose de nouveau qui force la pensée à se renouveler en renonçant aux vieilles catégories de la conscience, du sujet, de l’objet, de la vérité.

D.H.Lawrence: les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux qui traverse la fente.

 

Comme nous sommes des individus ordinaires face à un monde extraordinaire, engagés dans une vie à laquelle nous ne parvenons jamais à pleinement accéder, la tentation de la philosophie, depuis les Grecs, a-t-elle été de la dédoubler: d'opposer au vivre répétitif, cantonné au biologique, aux habitudes et aux obligations, ce qu'elle appellera la "vraie vie" ou l’ »autre », ou la « nouvelle ».

Finalement, évoquer « la vraie vie », nous dégage de l’horizon imposé par le corps, borné par le fait de vivre et de mourir, limité par notre horizon social.

 

Écrire un roman, c’est retrouver, c’est rechercher le temps qui nous a manqué ou que nous aimerions mieux taire, où pourtant tout se joue. Il ne s’agit donc pas de raconter ce qui s’est produit, comme une suite d’événements passés et relevant de l’Histoire, mais au contraire de retrouver le sens profond de l’immersion dans le présent. Sans cesse, au cours de l’écriture d’un roman, on se trouve confronté à ces parties closes de notre propre histoire, qu’il faut, pourtant, rouvrir. Il ne s’agit pas de réalité historique, mais d’authenticité vécue.

Chaque être humain est une fiction, que nous vivons en y étant immergés, englués. Chaque pensée qui nous traverse fait surgir une fiction nouvelle. Ce fait d’être assigné à résidence dans la fiction peut stimuler nos pulsions créatrices et construit la pensée.

 

L’écriture porte la part de nous impossible à porter en notre nom propre. La littérature est faite pour parler des autres en soi et exprimer son “moi” dans les autres, y compris en se projetant dans des personnages très loin de soi. Le “je”, dans les romans, est toujours le “je” des autres. En quelque sorte, “je” est les autres.

Après, est-ce qu’on écrit pour se connaître soi-même ou pour éviter de se rencontrer ? Allez savoir… C’est un moyen d’émancipation et en même temps, le moyen de faire retour sur le milieu social dont nous sommes issu. C’est un bon moyen d’aller vers d'autres expériences que celles que l’on connaissait, de se mettre en danger, de s'emparer de l'actualité, de l'Histoire »

Il faut pour ça une confiance en soi qui permet de sortir de soi, des lieux de l’intime, et tendre vers un monde plus vaste. En fait, on n’a pas à rester fidèle à soi-même, on l’est jusqu’au bout, de manière désespérante et sans issue.

Le but du romancier n’est pas d’éclairer mais de rendre l’opacité de la vie. Écrire, c’est donc  accepter cette part d’ignorance en soi, sur soi et sur le réel.

L’écriture n’ouvre pas à une « autre, une « nouvelle », une « seconde » vie, mais permet de mieux vivre le devenir de sa propre vie.

 

( Texte rédigé à partir de notes sur des textes du café philo et d’articles de Philosophie Magazine, modifiés et triturés)

 

N.Hanar

 

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Peut-on être croyant et tolérant à la fois ?

 

Etre croyant, c’est avoir la certitude intime de l’existence de quelque chose que l’on pense vrai, sans pouvoir le prouver absolument à tous les autres. C’est un lien personnel et réfléchi avec une vérité. C’est une position nécessaire «parce qu’elle est la base sur laquelle s’établiront l’argumentation, le raisonnement voire aussi le questionnement. La croyance est toujours la croyance de quelque chose- ce quelque chose étant ce qui dans les événements du monde fait sens pour l’individu » « La croyance fonde et structure la pensée …. C’est une réécriture du monde à travers sa propre subjectivité, une certitude personnelle qui peut se partager. ».(d’après Jean Luc Graff)

Pourquoi les croyances sont-elles avant tout personnelles ? C’est qu’elles ne s’établissent ni sur la connaissance ou le savoir, mais sur le désir et le raisonnement qui permet de mettre en adéquation le désir et la croyance avec l’environnement politique, social, économique, culturel, historique dans lequel on vit.

 

Etre tolérant, c’est accepter les certitudes d’autrui, même et surtout si elles ne correspondent pas à celles auxquelles nous croyons,  mais aussi « laisser faire ce qu'on pourrait (essayer d’) empêcher sans l'interdire ». La tolérance, toutefois ne saurait être absolue, s’appliquer à tout, surtout à ce qui « est intolérance, et menace la liberté, laisse les plus faibles sans défense : ce serait abandonner le terrain aux fanatiques et aux assassins et rendre la tolérance suicidaire ou coupable. On peut être tolérant mais interdire ce qui menace ce qui doit être protégé (la liberté de conscience et d'expression, le libre affrontement des arguments et des idées...). ..Le tolérer, ce serait s'en rendre complice » ( d’après Comte Sponville).

 

Etre croyant s’applique, dans le langage courant et les dictionnaires, à celui qui manifeste une foi religieuse, celui qui n’est ni agnostique, ni athée, ni mécréant. Mais c’est une définition par trop partielle.

En effet, si «la foi suppose adhésion pure et simple et écarte ainsi la réflexion » (Jean Luc Graff), considérée comme superflue, (et donc écarte aussi la tolérance), la croyance, elle, admet pour nécessaire la recherche continue d’arguments qui la justifient.

 

C’est ainsi que Comte Sponville peut analyser le phénomène de l'athéisme comme relevant de la croyance au même titre que la foi. Il défend l'idée d'un athéisme ouvert à la spiritualité, définie comme la prise en compte de tous les possibles de l'esprit. L'athéisme est donc vécu comme une position philosophique et non un commandement moral (‘L’Esprit de l’Athéisme’). C’est une espèce d’athéisme qui vide le religieux de son essence divine, pour en exalter la paternité et les responsabilités humaines, une métaphysique matérialiste, une éthique humaniste et une spiritualité sans Dieu. L’humaniste, libéré du regard de Dieu, peut décider en conscience d’être moral.

Alors que la religion, qu’il tolère, est « Un ensemble de croyances et de pratiques qui ont Dieu, ou des dieux, pour objet. ..La religion relie les croyants entre eux, en les reliant tous à Dieu et fait sens, puisqu'il existe autre chose que ce monde, dans lequel le croyant devra  établir et respecter des lois morales, des règles de vivre ensemble dont Dieu est garant. »

 

Au contraire, Michel Onfray, est  intolérant vis-à-vis de la foi qu’il considère elle-même, intolérante: « Les trois monothéismes, animés par une même pulsion de mort généalogique, partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. En lieu et place de tout cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la loi et la croyance, l’obéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de l’au-delà, l’ange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, l’épouse et la mère, l’âme et l’esprit. Autant dire la vie crucifiée et le néant célébré. »

 

 

Comment pourrait-on ne pas croire ?

« Dieu n’est pas nécessaire, en effet, mais le besoin de croire – filet porteur tout autant que nœud d’étranglement – se révèle à mon écoute comme une nécessité, (une disposition) anthropologique, pré-religieuse et pré-politique ». Julia KRISTEVA

La vie humaine, avec ses alternances de prospérité et d’adversité, engendre la crainte de l’avenir et la recherche effrénée des signes qui pourraient permettre de l’interpréter. « L’esprit humain aime à s émanciper du réel et de ses contraintes et trouver refuge dans les idées, idées dont l’illustration la plus immédiate est l ‘abstraction. la croyance de quelque chose- ce quelque chose étant ce qui dans les événements du monde fait sens pour l’individu ».( Jean Luc Graff), qui poursuit dans un autre texte : « sans un socle de croyances communes, aucune société ne peut vivre et s’épanouir. »

 

Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, alors rien n’est vrai, tout est permis. » Car, pour ceux qui croient, l’existence de l’homme sans Dieu est vouée à se réduire à la simple immanence, aux seuls besoins de la vie animale, voire aux seuls désirs matérialistes et consuméristes. Alors, plus de loi, plus de vérité, plus de morale, plus de vie commune. Pour les athées, au contraire : c’est prendre les « messies » pour des lanternes ; c’est préférer le fantasme d’une vie réelle dans l’au-delà. Comme le disait Pierre Dac : « Je préfère le vin d’ici à l’au-delà «.

 

Debray : «Comme la mère juive se sert aujourd'hui de Pessah ou de Hanoukka pour regrouper la famille, distante ou sceptique; comme le leader arabe aux abois se sert de l'islam pour remobiliser ses troupes, les hommes de jadis se sont donné des sacralités pour serrer les rangs et cheminer de conserve. Et ceux d'aujourd'hui (re) produisent du "religieux" dès qu'ils doivent (re) produire du lien, comme cela se voit en temps de guerre ou de menace "terroriste".» C'est d'un point de vue purement athée que Debray avance: «Nocifs sont les intégristes en ce qu'ils jettent de l'huile sur le feu communautaire. Nocifs par un autre tour de nuisance, les nihilistes qui le douchent à l'eau froide. Le feu sacré leur préexiste et leur survivra. Nous n'avons pas intérêt à ce que la fièvre groupale monte trop haut; mais moins encore à ce qu'elle tombe à zéro.» Car «l'éradication des religions n'éliminerait pas plus le sacré que la dissolution des armées la violence». Alors «Sacralité et laïcité ne s'excluent pas: quand une société se déconfessionnalise, elle troque un trou fondamental contre un autre... Dès qu'un réservoir de ferveur s'épuise, un substitut entre en fonction, fût-il bricolé ou parodique.» Et d'en citer maints symptômes, du renouveau des sectes à l'individualisme forcené, en passant par la vogue psy, le «bien-être spirituel», etc.

 

La croyance peut être nécessaire pour ne pas s’égarer dans le scientisme, l’historicisme, le pragmatisme ou le nihilisme. Et la Raison aussi est nécessaire pour bien croire, c'est-à-dire pour ne pas s’égarer dans le fanatisme, la croyance « à la carte » ou la superstition. Mais pour ne pas s’égarer, la tolérance est nécessaire, sachant que »(d’après Jean Luc Graff) : » dans la vie courante, on ne peut être d'accord avec tout ce qui est dit, l'approbation à tout ne pouvant qu'être insensée. Pris en ce sens, tolérer, c'est admettre que l'autre puisse avoir raison, sans  pour autant adhérer au bien-fondé supposé de ses dires. La tolérance est donc  une vertu absolument nécessaire et traduit une attitude éminemment respectable ». Même si elle peut-être difficile : tolérance provient du latin tolerantia, supporter un désagrément physique, en acceptant une  coexistence raisonnée non belligérante car seule une attitude fondée sur la raison, affirmant de manière raisonnée des  convictions, permet d'éviter le fanatisme et le dogmatisme .
 

N.Hanar

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croyant tolerant
ecriture

 

 

Est-ce que protéger réduit les libertés individuelles ?

 

 

Ils étaient en avance sur nous. Le 27 mai 1679, l’abeas corpus est voté par le parlement anglais. Cette ordonnance vise à garantir des libertés fondamentales, en particulier le droit pour tout individu de ne pas être emprisonné sans avoir été jugé, mais aussi de savoir pourquoi il est arrêté. Cette liberté est toujours en vigueur aujourd’hui.

Qu’entendons-nous par libertés individuelles ?

Étymologie, vient du latin liber, libre.

Nous  pouvons lire, sur l’Internaute, que les libertés individuelles  sont des droits attribués à un individu correspondant à la liberté de faire ce que bon lui semble sans risque d’enfermement  et que la locution liberté  individuelle représente les droit patrimoniaux d’un individu dans un état démocratique.

Une autre définition, sur Toupie.org présente la liberté comme l’état d’une personne ou d’un peuple qui ne subit pas de contraintes, de soumissions, de servitudes exercées par une autre personne, par un pouvoir tyrannique ou par une puissance étrangère. C’est aussi l’état d’une personne qui n’est ni prisonnière, ni sous la dépendance de quelqu’un.

Toujours sur Toupie.org, la liberté peut être définie de manière positive comme l’autonomie d’une personne douée de raison. La liberté est la possibilité de pouvoir agir selon sa propre volonté dans le cadre d’un système politique ou social, dans la mesure où l’on ne porte pas atteinte aux droits des autres et à la sécurité publique.

Le philosophe qualifie ces libertés d’individuelles alors que le juriste parle des droits fondamentaux de la personne. Ceux-ci, énumérés dans notre Constitution, sont détaillés dans le Code Civil. Le premier d’entre eux est le droit à la vie. Parmi la liste non exhaustive, on distingue également : la liberté de circulation,  de culte, de conscience, d’opinion, économique …..

Par exemple :

· l’article 9 du code civil, précise que chacun a droit à sa vie privée.

· Mais encore, toujours dans le Code civil, article 102 : il est noté au sujet des perquisitions. Si les nécessités de l'action fiscale peuvent exiger que des agents du fisc soient autorisés à opérer des investigations dans des lieux privés, de telles investigations ne peuvent être conduites que dans le respect de l'art. 66 de la Constitution qui confie à l'autorité judiciaire la sauvegarde de la liberté individuelle sous tous ses aspects, et notamment celui de l'inviolabilité du domicile.

 

C’est justement lorsqu’une personne n’est plus ou n’est pas en capacité d’exercer ces droits sans nuire à ses propres intérêts qu’elle a besoin d’être protégée. Elle devient donc soumise à autrui.

Dans l’encyclopédie Larousse, protéger se définit comme :

· Mettre quelqu'un, quelque chose à l'abri d'un dommage, d'un danger par exemple le vaccin protège de la grippe.

· Assurer la protection des personnes qui se trouvent dans un lieu, ou qui y circulent, par un équipement spécial ou par un personnel spécialisé : Des barrières protègent la sortie de l'école.

· Favoriser le développement d'une activité en apportant son soutien, son aide, en particulier sur un plan financier, pratique : Protéger les arts et les lettres.

 

Pascale

 

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proteger

 

Sexualité et Désordre

3 avril 2013

 

Sexualité toujours importante

 

Au niveau biologique, la sexualité contribue décisivement à la survie des espèces concernées, en assurant par recombinaison génétique, à chaque génération, un génome toujours adapté. Mais sa contrepartie obligée est la mort des individus, qui ainsi laissent la place à leurs descendants : On peut estimer que ce triste sort réservé en particulier aux humains du fait de la sexualité, trouve cependant sa compensation dans la jouissance qu’elle leur procure tout au long de la vie.

La sexualité est par ailleurs une des principales composantes des identités personnelle et culturelle, comme l’ont particulièrement montré Freud, Bataille et Foucault. Sans aller jusqu’au pansexualisme de Schopenhauer, car certes tout n’est pas sexuel, en revanche pratiquement tout paraît sexualisable, depuis les objets de la publicité jusqu’au mysticisme. Et la sexualité représente également une des dimensions principales de la Société, dans ses aspects démographique, relationnel et organisationnel (monogamie, par exemple).

La sexualité se conjugue-t-elle différemment au féminin et au masculin ?

De tout temps, les sociétés humaines ont reconnu aux femmes une valence « naturelle » différente, en raison de leur relative faiblesse physique et de leur vulnérabilité lors du processus reproductif (grossesse, allaitement). Alors, l’interdit de l’inceste, qui oblige à l’échange des femmes (exogamie) et à l’institution des couples (mariage), a favorisé partout l’installation de la domination sociale masculine (Françoise Héritier, Aux Origines de la Sexualité, 2009). Cette domination s’est traduite notamment par la construction de stéréotypes sexuels différents : La sexualité féminine se représente ainsi comme affective, relationnelle et conjugale, tandis que la masculine relève de la nécessité, du désir et du plaisir (Michel Bozon, Aux Origines de la Sexualité, 2009). Ces stéréotypes de la femme dépendante et de l’homme indépendant, répondent bien aux attentes de la Société, et consolident en retour la soi-disant supériorité masculine, comme l’a montré Simone de Beauvoir (Le Deuxième Sexe, 1949).

La sexualité est donc porteuse de fortes et multiples significations individuelles et sociales ; elle n’est jamais futile.

 

Sexualité toujours encadrée

 

C’est pourquoi, dans toutes les sociétés, la sexualité est encadrée plus ou moins étroitement par des normes morales et politiques, qui tendent à éviter l’anarchie en contribuant à la structuration de l’ordre social. Cet ensemble normatif, et répressif des « sexualités hérétiques », forme un pouvoir « biopolitique » qui permet aux diverses autorités de contrôler la vie privée et intime, en « disciplinant » les corps (Foucault, Histoire de la Sexualité). Les formes concrètes de cette discipline peuvent varier beaucoup, en fonction des modèles culturels considérés : Ainsi par exemple, étaient réprouvés, dans l’Antiquité, le rôle « passif » d’un homme libre dans une relation sexuelle avec un esclave, et à l’époque classique, la position « d’Andromaque », où c’est la femme qui est « active ».

La source de ces normes se situait surtout dans les institutions traditionnelles (Église, famille, mariage, communauté rurale…), mais au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, on a assisté au déclin de celles-ci : En particulier, la « révolution sexuelle » des années 1970 a entraîné la multiplication d’autres sources diversifiées, comme médias, psychologie, médecine, organismes sociaux, cinéma… Il en est résulté une prolifération de « règles » sexuelles, plus souples et individualisées, favorisant le discours sur la sexualité, mais sans libération véritable : Le terrain de jeu s’est élargi, en particulier grâce à la contraception, mais avec les contours du hors-jeu interdit toujours bien délimités (Foucault, Histoire de la Sexualité).

Les critères faisant le partage entre la sexualité licite et illicite ont pu varier selon les cultures et les époques, mais les principaux relèvent de la conformité et du consentement : Depuis Aristote, conformité nécessaire de la sexualité hétérosexuelle à sa finalité « naturelle », c'est-à-dire à la procréation ; et aussi, consentement religieux à un comportement sexuel conforme à la volonté divine, dont l’exemple-type est le « missionnaire procréateur » ; enfin, pour la morale autonome moderne, consentement libre et éclairé à un comportement raisonnable, dans un souci sincère du bien-être réciproque, tel celui de Casanova, et pas du tout celui de Sade. Cependant, le consentement, protecteur en principe, peut toujours être manipulé par la domination, l’intimidation ou l’émotion.

 

Sexualité toujours transgressive

 

Le plus souvent, la sexualité a suscité méfiance et réticence de la part des   philosophes, pour des raisons morales et politiques (Comte-Sponville, Le Sexe ni la Mort, 2012). Ainsi, Platon lui-même finit par lâcher Éros, pour se montrer plutôt platonique dans sa République puritaine ; Augustin d’Hippone, débauché pas très reconnaissant, se convertit à la misogynie ; et Kant condamne le pur désir comme immoral, qui prendrait autrui pour un moyen seulement, sans se rendre compte que le désir sexuel, même violent, n’est jamais ni pur ni isolé, absolument.

Les contraintes normatives sexuelles provoquent alors en contrepartie une permanente tendance à la transgression, dans la recherche du plaisir pour lui-même, sans entraves (G. Bataille). Les formes sexuelles transgressives peuvent être très variées, en fonction des cultures et des inclinations personnelles. En particulier, elles mettent en scène à des degrés divers, cette « jouissance des désirs partagés », le sien et celui de l’autre, qu’est l’érotisme, caractéristique de la sexualité proprement humaine, ni bestiale, ni angélique (Comte-Sponville). L’obscénité elle-même dépend des habitudes et des règles sociales, comme pour « l’outrage à la pudeur » de la nudité, par exemple : Lors d’une réunion dans une peuplade d’Amazonie, où les hommes nus ficellent leur sexe sur le ventre, un anthropologue plein de bonne volonté fit scandale en exhibant son sexe libre…

 

Relation complexe entre Sexualité et Société

 

La sexualité entretient avec la Société une relation complexe, en tant que facteur ambivalent d’ordre et de désordre. Si ses aspects illicites et subversifs sont toujours et partout réprimés, ses pratiques licites, et canalisées en particulier par le travail, contribuent fortement au soutien de l’ordre social (H. Marcuse, Éros et Civilisation, 1955).

Traditionnellement, l’ordre est archique et hiérarchique, c'est-à-dire qu’il est respect des autorités légitimes et soumission aux lois fixes et aux normes stables qu’elles incarnent et   établissent avec mesure (Charles Maurras). L’ordre traditionnel est ainsi, par définition, paisible et juste, reflétant un mélange en proportions variables, selon les cultures, de nature « cosmique » et de création divine ; le désordre alors apparaît toujours comme négatif. Par contre, dans la perspective de la « pensée complexe », le désordre ne fait pas que s’opposer à l’ordre en le troublant, mais à travers une « relation dialogique » avec ce dernier, il contribue aussi positivement à son organisation évolutive (Edgar Morin).

Le sexe (Cupidon), force individuelle de fait, tout comme l’argent d’ailleurs (cupidité), est confronté en permanence à l’ordre, force sociale de droit. La sexualité participe entièrement de la « sociabilité insociable », dimension essentielle de la nature humaine selon Kant (Une Idée de l’Histoire Universelle). C’est en particulier à travers l’interaction dynamique de ces deux forces que l’évolution individuelle et sociale s’effectue : Sexe et ordre se façonnent et se menacent mutuellement. La sexualité déploie toute sa subversion dans les circonstances de troubles (guerre, mai 68, saturnales, carnaval…), et au contraire, se montre constructive dans les périodes « d’accalmie énergique » (sexualité « bourgeoise » du XIXème siècle, « ordre moral » de Mac Mahon ou de Pétain).

Quel futur pour la sexualité ? Certains voient dans le développement de la technologie reproductive la possibilité d’une disparition pure et simple de relations sexuelles dépassées, finalement ennuyeuses et coûteuses (Michel Houellebecq, La Possibilité d’une Île, 2005). D’autres aspirent à l’avènement d’une sexualité pleinement créative, simplement jubilatoire et raisonnable, qui serait enfin complètement déliée de la morale et aussi de l’emprise sociale, quoique toujours empreinte de responsabilité envers autrui (Axel Kahn et Christian Godin, L’Homme, le Bien, le Mal, 2008).

 

Sexe et Genre socioculturel

 

La théorie du « genre », développée à partir des USA, prétend que le genre féminin ou masculin ne peut ni ne doit être assimilé simplement au sexe biologique, comme s’il y avait un strict déterminisme. Le genre socioculturel, au contraire, précéderait et dominerait le sexe anatomique, car « on ne naît pas femme, on le devient » (Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949). Cette théorie dénonce le désordre qu’il y aurait à considérer « qu’être » femme est réductible à « avoir » un utérus et toute la « tuyauterie reproductive ». La femme n’est pas un sexe ambulant, comme le rappelle avec force « Le viol » de Magritte.

En réalité, le progrès des connaissances permet maintenant de penser que l’identité féminine ou masculine est le résultat d’une interaction complexe entre le biologique, le psychologique et le social. Le plus souvent, ces trois niveaux se développent harmonieusement, mais pas toujours.

 

Patrice

 

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L’homme révolté

Café philo du 6 févier 2013

 

J’ai pensé à vous proposer ce sujet car je ressens souvent un sentiment de révolte émanant de certains des membres de notre café philo.  Lorsque je vous aurai entendu, je comprendrai peut-être mieux certains comportements qui ne sont pas toujours en adéquations avec les propos tenus. Mais avant, je vous propose des éléments de ma réflexion.

1 - La révolte intérieure :

Ne vous est-il jamais arrivé de dialoguer avec vous-même ?

Vous, seul, parlant à un autre vous-même.

Vous, seul, parlant à un autre vous-même, avec cet autre qui est en contradiction avec vos propres arguments et qui les réfute le uns après les autres. Cet autre qui se permet de ne pas penser comme vous. Cet autre qui tient absolument à vous donner son avis.

Comment un seul individu peut-il être aussi multiple ?

Dialoguer signifie s’entretenir, converser avec quelqu’un au sujet de quelque chose mais aussi confronter des points de vue, engager des négociations.

Moi, qui suis un être unique, je suis un individu. Je suis donc par définition un être vivant, distinct et délimité.

Moi, cet être unique, distinct et délimité, comment puis-je être habité par un autre moi-même. Un autre qui se mêle de mes affaires et qui interfère dans ma réflexion.

Comment est-ce possible ?

Est-ce à cause de mes deux hémisphères cérébraux ? Est-ce mon cerveau gauche, logique et rationnel qui donne des leçons à mon cerveau droit, plus sensible et romanesque ? Ou, suivant une conception plus récente, entre un cerveau gauche analytique et un  cerveau droit synthétique ?

Est-ce à cause de mes différents étages cérébraux ? Est-ce mon cerveau archaïque, mon cerveau reptilien qui se fait réprimander par mon cortex, cerveau de la connaissance et de la culture ?

Moi, en tant qu’individu, être vivant, distinct et délimité, comment puis-je être multiple et paradoxal ?

Cependant, si je n’avais pas cette capacité de dialoguer avec moi-même, pourrais-je alors évoluer ? Pourrais-je faire grandir ma réflexion ? Pourrais-je être autonome ? Pourrais-je être libre ?

Comment, moi qui ait parfois des difficultés à être en accord avec moi-même, comment puis-je accepter autrui,  cet autre individu, pas celui qui est en moi, mais celui qui est en face de moi ?

Ce clivage découle du fait qu’il existe différentes instances en nous même, celles-ci pouvant entrer en conflit entre elles. C’est ce conflit qui peut être à la source d’un sentiment de révolte contre soi-même.

D’où l’importance du connais-toi toi-même. C’est une méthode d’introspection qui permet de révéler les mécanismes psychiques qui nous dirigent. Le but est de prendre du recul par rapport à soi-même afin de ne plus être uniquement guidé par nos réactions épidermiques. Cet auto-examen permet d’élaborer notre propre système de valeurs et de définir nos projets. Il entre aussi dans le cadre de la recherche de sens. C’est donc un des fondements de la philosophie en tant qu’elle est une recherche de la sagesse.

Avec sa topique,  Freud explique que le sujet est divisé entre le ça, le moi, et le sur-moi. Le ça  étant le niveau pulsionnel, le moi = l’ego et le sur-moi = valeurs sociales. Quant à Lacan, il  déclare que le sujet est clivé. Cette division psychique n’est pas forcément apparente car elle est masquée par une unité de façade.

Ce clivage entraine une révolte contre soi-même et un sentiment d’insatisfaction. Celui-ci conduit à  une rébellion contre la société et le monde.

 

2 - Être révolté pour ne pas être résigné :

L’indignation, qui est actuellement  très à la mode, peut être aussi source de révolte. L’actualité nous en offre plusieurs exemples comme « Indignez-vous !» de Stéphane Hessel, le mouvement des indignés espagnols, les révolutions arabes et bien d’autres encore.

Le système de valeurs, construit par notre réflexion intérieure et par l’interaction avec nos semblables,  nous indigne contre ce que nous vivons en réalité. Cette inadéquation entre ce que nous idéalisons et ce que nous observons entraine un sentiment de révolte.

Cela entre aussi dans le cadre du droit à la révolte, initié par la philosophie des lumières, qui permet de renverser des régimes iniques et non légitimes. Ces régimes qui ne respectent pas les principes fondamentaux de liberté, d’égalité et qui ne sont pas issu de la souveraineté populaire.

Concernant la révolte, il y a aussi l’adage stoïcien qui exprime : il ne faut pas se préoccuper de ce sur quoi on ne peut pas agir.

Exemples d’aberrations : certaines personnes voudraient le beurre et l’argent du beurre, d’autres ne comprennent pas que tout plaisir ait un prix.

S’il y a des choses que l’on ne peut modifier, la réflexion et de la compréhension nous permettent de  nous opposer à la fatalité et il est alors possible d’élaborer des moyens d’agir. Exemple : on ne peut empêcher les séismes mais on peut délimiter les zones à haut risque de sismicité et prévenir leurs conséquences par des constructions antisismiques.

 

3 - La révolte est-elle légitime ou illégitime ?

Selon Camus : auteur de l’essai «L’Homme révolté » et du « Mythe de Sisyphe », l’homme se révolte contre les conditions de son existence et contre l’absurdité du monde. Je cite : « l’absurde nait de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » fin de citation. L’homme n’est pas seul face à son destin, il s’identifie aux autres souffrants. C’est pourquoi Camus emploie la figure symbolique de Prométhée qui vole le savoir aux dieux pour le mettre à la disposition des autres hommes. Cela implique que la solidarité est la justification de toute révolte car si l’homme se sacrifie, c’est au profit d’un bien (liberté, justice) qui dépasse sa propre individualité. Je cite : « il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris […]. [Sisyphe] fait du destin une affaire d’hommes, qui doit être réglée entre les hommes. » Fin de citation.

Ce n’est pas parce qu’il y a des règles du jeu qui semblent incontournables qu’il ne faut pas mener la partie. L’homme doit tenir son destin et poursuivre sa quête de sens même si les circonstances s’y opposent. C’est au centre de ses capacités propres que l’homme doit trouver la bonne mesure.

Selon Ernst Bloch : philosophe marxiste (1885 – 1977).

Il élabore, dans son ouvrage principal, Le Principe d’Espérance, une conception de l’utopie selon laquelle la conscience est vue comme une capacité d’anticipation. Elle permet de transformer nos pulsions et nos inclinations en une recherche d’un but déterminé par le biais du souhait et du vouloir.

Ernst Bloch a écrit : « l’attente, l’espérance, l’intention dirigée vers une possibilité encore non devenue, constituent une détermination fondamentale au sein de la réalité toute entière. »

Cela revient à dire, selon Bloch, que nous sommes en partie déterminé par notre futur et non seulement par notre passé, comme nous avons habituellement tendance à le penser. À partir de la racine mater égal mère, il conçoit la matière, non plus comme statique et quantitative mais comme dynamique et créatrice. L’homme est un processus, le développement de la richesse de la nature humaine est son but.

Conclusion :

La révolte est nécessaire face à certains états du monde intolérables. Cependant, elle doit prendre en compte l’existence de lois inaltérables pour aboutir à une action porteuse d’effets significatifs.

Parmi ces lois on peut citer quelques exemples comme :

- toute société a besoin de règles

- les individus sont concernés en priorité par le fait d’assurer leur propre survie

- mais encore, les diverses lois physiques déterminées par la science, etc.

La révolte doit donc être associée à une réflexion permettant de déterminer les moyens effectifs de son inscription dans le monde.

 

Pascale

 

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sexualite
homme revolte

 

Dépend-il de nous d’être libre ?

 

 

 

D’emblée il semble paradoxal de juxtaposer liberté et dépendre de…..être sous l’effet de quelque chose ce n’est pas s’affranchir, or la conscience serait le paradigme de la liberté.

Pour Kant si la causalité existe il ne peut y avoir de liberté, mais Kant vivait à l’époque « Newtonienne », aujourd’hui c’est un peu différent car définir des règles comme le langage n’est pas toujours contraignant, il permet d’établir un discours et de se positionner.

Pour Sartre nous sommes libres obligatoirement, cela ne dépend pas de nous il suffit de connaître les déterminismes pour pouvoir nous opposer.

La liberté politique est un peu assimilée aux droits de l’homme avec au final la justice, nous sommes tous égaux en droit et c’est un impératif catégorique universel kantien, on a peur de la présence de l’autre. Mais on ne connait pas tous les déterminismes et il est d’autant plus difficile d’établir sa pleine puissance.

Quelques précisions de vocabulaire, dans les 3 premiers cas cela ne dépend pas de nous ;

. Le sens commun de liberté dans le cadre de la nature sans la raison ; le caillou de Spinoza s’il roule et s’il est conscient qu’il roule continuera-t-il ? Si je mets une cuvette d’eau sous le caillou qui tombe, je vais changer sa trajectoire dans l’eau, donc le caillou est assujetti.

. Dans le domaine politique et social. Nous avons la loi à respecter, et avec la loi l’indépendance n’existe pas non plus que la pleine puissance, sinon cela se fait au détriment d’autrui. L’expression, « la liberté de l’un s’arrête ou celle de l’autre commence », est étrange cela voudrait signifier qu’il n’y a plus de liberté lors de la rencontre de l’autre ou des autres, il ne peut y avoir de liberté à deux ? La liberté, l’égalité et la fraternité, incrustées aux frontons des mairies, sont l’expression laïque de l’espérance, de la charité et de la foi, la liberté repose ici sur l’individu et non sous l’angle d’un membre d’une catégorie sociale.

. Liberté psychologique et morale, c’est choisir et assumer, appliquer son choix selon son libre arbitre et si j’applique mon choix.

. Liberté de l’esprit de l’homme intérieur et cela dépend de nous entièrement ; Mais il ne faut pas oublier les démons intérieurs, la part d’ombre, l’inconscient qui rode par là ; nous devons être des guerriers afin de surmonter ces menaces intérieures. Il nous faut savoir maîtriser nos désirs par un effort de conscience et de volonté, alors on supprime tel ou tel désir par un effort de la conscience qui ne supprime rien ; alors le désir enfoui veut sortir comme un manque et cela va du désagrément primaire au complexe, de l’insatisfaction banale à l’inhibition et au refoulement. Liberté où es-tu ?

Dans le champ des contraintes la liberté n’est pas l’absence de contrainte, c’est plus actif ; Nous avons les contraintes choisies et les contraintes subies, la contrainte choisie c’est de la liberté, car accepter la contrainte, c’est se donner pour libre. Pour le croyant, être touché par la grâce et attraper la foi, c’est se mettre sous l’auspice de jésus ou de dieu qui assurera son salut il faut l’accueil de la parole et se soumettre en un acte de foi au Dieu de grâce et on se sent libre.

La conception du « MOI » influe sur l’expérience de la liberté, et la liberté peut être puissance et indépendance en fonction de ces conceptions du moi volontaire.

. Aristote : C’est un pouvoir finaliste du moi sous son acception de « Moi substance » qui en tant que substance doit réaliser sa nature.

. Augustin : la liberté c’est le pouvoir moral, le moi est une création de Dieu, donc mon moi ne peut qu’être libre quand il réalise la volonté de dieu, on peut réaliser ou refuser.

. Kant : la liberté est selon un moi, « sujet transcendantal » hors des contingences, c’est un pouvoir rationnel, et réaliser les impératifs catégoriques que l’on s’est fixé c’est les avoir respectés et être libre.

. Sartre : Le moi existant est libéré de l’essence et se construit par son projet, la volonté existentielle, la liberté dépend évidemment de moi.

. Une dimension du moi, le « moi-mémoire », la mémoire est une représentation du monde, une représentation plastique du moi-mémoire, mais est-ce une illusion ? Les atteintes à la liberté n’existeraient pas en fait car nous avons une auto-cohérence, une autosatisfaction ; pas de contrainte intérieure si le ressenti est comme le réel, on est donc libre même si c’est une illusion. Les input et les output convergent, nous adhérons à ce que nous faisons car cela vient de nous et nous sommes responsables de ce que nous avons fait. L’Homme a été sélectionné pour être libre et quand il ignore les causes il se sent libre ;

Y aurait-il des preuves de la liberté ?

. L’art : cela répond à une nécessité intérieure donc pas de liberté.

. L’acte gratuit non plus car il y a toujours des motifs

. Le suicide non plus : un philosophe candidat au suicide par noyade, part à la nage vers le large, il n’a pas assumé sa liberté il a juste garanti une persévérance dans la volonté de mourir.

Rechercher les causes peut conduire à prouver que l’on n’a pas été libre en posant tel ou tel acte ; la cause ça existe encore, comme chez les grecs où le déterminisme des dieux faisait face à la liberté de chacun pris dans une tragédie et dans l’incapacité d’échapper au destin, comme Œdipe, qui plus il veut s’échapper de son destin le réalise encore plus complètement car il ne connait pas les causes. Quand on ignore les causes de nos actes on peut se croire libre, et si on ne veut pas de cause on dit que c’est le hasard. Avec la modernité, au siècle des Lumières, liée à l’effondrement du monde ancien sous l’égide de la Providence divine on a inventé des rapports au monde nouveau qui n’est plus géré par dieu, et le progrès est une catégorie de consolation, l’avenir est ouvert et non plus décidé par dieu et sa transcendance ; mais cette liberté a un prix surtout après Hiroshima, la fin du Monde ce n’est plus l’apocalypse et sa révélation du pourquoi, mais c’est réellement une catastrophe que nous attendons, issue de nos choix libres!! Nous avons peur de notre liberté et savons qu’il faut renoncer au progrès, il ne faut plus transformer le monde mais préserver ce monde avec l’écologie, on doit réduire les enjeux politiques à de la survie. Paradoxalement si la préservation de la vie est une norme, la défense de la vie est de retrouver le cosmos, et donc de revenir au déterminisme absolu et sans liberté.

Et souvenons-nous d’Aragon dont les biographies pleuvent ces derniers temps :

« Je me croyais livre sur mon fil d’acier quand tout l’équilibre vient du balancier ». Même si cela vient d’un écrivain stalinien, d’un surréaliste qui a commis des délits de réalisme, d’un jaloux de Sartre auquel, en tant que résistan,t il aurait bien volé le leadership sur la jeunesse à la Libération, cela fait quand même réfléchir, non ?

 

Par Gérard Seigneur

 

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Peut-on définir l’humain ?

8 février 2012

 

Qu’est-ce que définir ?

 

Définir quelque chose, c’est toujours mettre des mots sur un mot, mais avec deux points de vue possibles : Celui de l’objet en soi, considéré comme extérieur au sujet, et dans ce cas définir, c’est « dire ce que c’est » (objectivisme essentialiste) ; ou celui du sujet se représentant l’objet, et alors définir, c’est « délimiter le champ du concept », décrire son extension (subjectivisme).

 

 

Définition essentialiste

 

Unique et absolue, la définition essentialiste formule les propriétés spécifiques de l’objet en question, son essence immuable. C’est la définition de Platon, Aristote et Thomas d’Aquin, qui dit la « vérité » de son objet, correspondance exacte entre l’objet et la pensée du sujet. Le sens des mots y est considéré comme univoque et fixe, et cette définition se veut l’antidote du langage ambigu. Le mécanisme de formation de la définition essentialiste est une conceptualisation des dimensions (catégories ou classes) de l’objet, qui lui donne son sens « substantiel ».

Autrement dit, la définition essentialiste est la condition nécessaire et suffisante de l’existence de son objet. Par exemple, une figure géométrique fermée est un « carré » si et seulement si c’est un « quadrilatère aux côtés égaux et aux angles droits » ; un être vivant est un « être humain » si et seulement si c’est un « animal rationnel ».

 

La définition essentialiste soulève de nombreuses critiques, comme relevant d’une pensée naïve, voire puérile. En effet, un objet est toujours un tout unitaire et structuré, et c’est une illusion de croire que l’énoncé de ses propriétés soit capable de l’ordonner, de le délimiter et d’en rendre compte complètement. Car cet énoncé représente toujours un choix orienté, utilitaire, nécessairement réducteur de la complexité multidimensionnelle.

En somme, une définition essentialiste est toujours :

- Une liste incomplète et arbitraire de propriétés. Par exemple, « animal rationnel », « volonté de puissance » ou « inconscient sexuel » ; et encore « triangle » ou « trilatère fermé ».

- Une description tautologique et non-explicative. « Animal rationnel » ne dit rien qui ne soit déjà contenu dans « être humain », et ne contribue en rien à la compréhension. Il en est de même pour « figure dont la surface est égale à la moitié de la hauteur multipliée par la base » et « triangle ».

- Une formulation ambigüe : L’imprécision du langage (mots équivoques) est en effet le prix à payer pour sa compréhension extensive (souplesse mentale).

De la même façon, les sciences connaissent aussi des limites fondamentales à la définition essentialiste : Par exemple, l’indécidable dans tout système axiomatique cohérent (Gödel), ou l’imprévisible de la mesure quantique.

 

Définition subjectiviste (constructivisme)

 

Multiple et relative, la définition « construite » par le sujet est une interprétation mentale réaliste, qui dépend de son cadre de référence. En effet, selon le logicien analytique américain Willard Quine, le sens des mots et des propriétés d’une définition, est toujours et nécessairement relatif au référentiel à l’intérieur duquel on définit (théories, systèmes, religions…), et le nombre de référentiels pertinents reflète la complexité de la réalité. Par exemple, les nombreuses définitions de « l’être humain » selon les domaines considérés, biologie, psychologie, sociologie ou politique ; en classification des êtres vivants, la définition classique (genres et espèces) et la définition cladique (similitude fonctionnelle – aile pour oiseau et chauve-souris) ; ou encore les définitions du triangle dans le plan ou sur une surface courbe.

Cette perspective « colle » bien avec la définition algorithmique de la complexité, en théorie de l’information (Gregory Chaitin) : La complexité d’un objet est maximale quand la longueur de sa description est égale à sa propre longueur ; on ne peut ainsi le « définir » que par lui-même (cas d’une série aléatoire de nombres).

 

Définir l’humain, est-ce possible ?

 

Certes, nous nous faisons tous une idée de l’être humain, puisque nous sommes à l’intérieur de l’éprouvette, en quelque sorte. Et nous sommes tous capables mentalement de définir avec une certaine efficacité parcimonieuse, c'est-à-dire d’abstraire à partir du concret divers et varié. Mais l’être humain peut-il se définir lui-même ? Bien qu’une connaissance complète  paraisse hors de portée, en parler sans cesse contribue à le découvrir plus et à mieux le comprendre : C’est ce que l’Humanité a passé son temps à faire depuis la nuit des temps, en Philosophie, en Littérature et en Sciences humaines. Il ne semble pas qu’elle soit près de s’arrêter.

 

Patrice

 

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definir humain

 

 

DEFINIR L’HUMAIN : EST-CE POSSIBLE ?

« Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes :


Que puis-je savoir, que puis-je faire, que m’est-il permis d’espérer, qu’est-ce que l’homme ?


A la 1ere question répond la métaphysique, à la 2e, la morale, à la 3e, la religion, à la 4e l’anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les 3 premières questions se rapportent à la dernière ». Kant, la Logique.
Dans « Notre humanité : d’Aristote aux neurosciences », l’auteur, Francis Wolff, revisite cette question. Il considère qu’il y a, dans la pensée occidentale, 4 moments-clés, 4 orientations décisives quant à ce qui relève de la question anthropologique, à savoir celle d’Aristote, Descartes, le structuralisme et l’ensemble des sciences humaines, les neurosciences. Pourquoi ces 4 moments ?
Il commence par remarquer que le concept d’humanité est ambigu, et précise : « Le mot même d’humanité est équivoque. Il désigne l’ensemble des hommes ou la qualité morale attachée au fait d’être homme. C’est la différence entre « être humain » et « être un humain ». L’équivoque est curieuse car on ne sache pas que le simple fait d’appartenir à l’humanité confère une quelconque vertu d’humanité....Mais quelque soit la réponse que l’on donnera à la question –vide- de savoir si l’humanité est plus humaine qu’inhumaine dans ses comportements, on devra convenir qu’elle pourrait se définir par le fait que les conduites des hommes- qu’on les juge humaines ou inhumaines- sont régies par des normes et au moins en partie déterminées par des valeurs. Autrement dit, l’humanité est bien la seule espèce morale ».
C’est cette caractéristique, en ce qu’elle fonde l’humain, qui est primordiale, et qui justifie, aux yeux de l’auteur, son parti pris philosophique. Celui-ci, en ce qu’il est solidaire d’un savoir scientifique, peut précisément donner une assise fondée sur la raison à cette caractéristique. Et en effet, l’aristotélisme et le cartésianisme ne peuvent vraiment se comprendre que par l’approche scientifique qu’ils semblent garantir, de même qu’un raisonnement scientifique semble être implicite dans les approches du fait culturel par les sciences humaines et est naturellement tout-à-fait explicite dans ce qui concerne l’investigation du cerveau par les neurosciences. A chacun de ces moments, la science et la philosophie s’éclairent mutuellement pour répondre à la question : qu’est-ce que l’homme ? Comment expliquer rationnellement, scientifiquement, les normes et les valeurs qui sous-tendent son action, puisque c’est là ce qui en fait sa spécificité ? Précisons ici ce qu’est une science, pour Francis Wolff ?« Nous souhaitons employer le terme de science dans un sens qui refuse à la fois le relativisme ( l’idée que la science serait toute forme de savoir tenue pour légitime à un certain moment par une certaine communauté ) et l’idéalisme (l’idée que la science serait la forme du savoir absolument et universellement vrai).
Donc, revenons à nos 4 figures, et voyons quels sont les liens philosophiques et scientifiques qui les relie, puisque l’auteur les a choisis comme étant les plus à même de répondre à l’interrogation kantienne initialement énoncée ?
Aristote a longuement étudié les animaux et les plantes et les a classés en genres et espèces. Mais quelle est la spécificité de l’espèce humaine ? La plante n’est capable que de se nourrir et de se reproduite, elle est dotée d’une âme végétative ; l’animal qui possède sensation, désir et mouvement a une âme sensitive ; enfin l’homme, est capable de penser, donc une âme intellective. Donc l’homme, capable d’intellection, peut comprendre la nature, l’ensemble de ses espèces dont la sienne propre, et cela rend possible les sciences naturelles dont Aristote est le fondateur. Comme il y a à la fois continuité et hiérarchie entre les espèces, ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces, on dit le genre humain puisqu’il ne se subdivise pas en différentes espèces, est la fonction intellective, d’où il tire la compréhension de ce qui est et se donne une organisation sociale qui lui permet d’exercer son intelligence dans cette organisation sociale qui de fait, n’est jamais figée. L’homme est donc certes un animal, mais un animal rationnel.
Tout autre est la démarche de Descartes. L’âme s’oppose radicalement au corps, en ce qu’elle est la substance pensante, son seul attribut est la pensée, attribut dont les animaux, les plantes et les objets sont totalement dépourvus. Il ne s’agit plus de classer les différents êtres dans des catégories, mais de chercher à établir ce que l’esprit peut s’assurer de lui-même, en se fondant sur ses seules potentialités. L’ordre naturel hiérarchique aristotélicien est supplanté par un dualisme entre l’esprit et la matière. Cogito, permet d’affirmer le primat de la pensée sur tout objet connaissable ; ainsi il ne s’agit plus seulement comprendre le monde, mais de se comprendre, d’être capable d’une vie intérieure, d’accepter de prendre sa subjectivité comme point d’ancrage pour les questions d’éthique et d’esthétique. Qu’est-ce qui garantit la véracité de ma pensée ? Une « substance infinie » Dieu, qui, en tant qu’il est cause de ma seule idée, ne saurait intentionnellement égarer celui qui accorde la primauté absolue à la pensée, attribut qu’il partage avec la divinité. Ainsi, c’est la divinité qui garantit au sujet méditant de pouvoir « établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Rappelons que pour Aristote, Dieu n’était que le 1er moteur qui avait mis en mouvement toute chose et réglé leur mouvement.

Avec l’émergence des sciences dites humaines, nous changeons de paradigme. La dualité substance pensante et matière est maintenue, encore que l’on parle maintenant de culture et de nature. Mais ce qui concerne la culture, donc ce que produit l’humain, justifie des méthodes d’investigation spécifiques. Car la nature d’elle-même évolue, alors que ce que font les hommes constitue une histoire, dont, contrairement aux évolutions naturelles, il doit bien être possible d’en modifier le cours puisque l’homme, non seulement peut savoir mais aussi, peut vouloir. Par les sciences naturelles, l’évolution de la nature peut être connue, par les sciences humaines, il doit être possible de mettre à jour comment ce qui structure la société s’est formé et donc, pour les structuralistes- ceux qui se font forts d’étudier ces structures-, l’homme se définit par son accoutumance et donc sa dépendance à une culture, à une organisation sociale, à une histoire particulière, à un destin familial. Par ces structures, l’individu est agi plus qu’il n’agit, et il est réduit, par ce conditionnement, au rang de « sujet assujetti » : cad que bien qu’il se croit illusoirement un sujet, il faut lui faire comprendre qu’il doit être ravalé au rang de simple objet de connaissance, puisque, englué dans ce qu’il ne maîtrise pas, il ne peut avoir de pensée autonome. Il s’agit de mettre à jour les structures dont il est à son insu le jouet, afin de pouvoir les déconstruire, et de faire en sorte d’engendrer une histoire qui ne soit plus une histoire tragique. L’individu, en tant qu’il est, n’est plus cause de rien, ne plus avoir individuellement de notion de bien ou de mal, car ce sont les interactions au sein desquelles il n’est qu’un rouage qui déterminent son existence. Dès lors, disent les structuralistes, ces structures qui oppriment doivent pouvoir être déconstruites. L’exemple le plus patent a été évidemment le marxisme-léninisme, où l’on considéré qu’il suffisait de changer les rapports de production pour créer une nouvelle société, la fameuse société sans classes d’où toute aliénation aurait disparu. Hélas, les théories structuralistes ont fini parfois par créer de nouvelles barbaries car elles se référaient elles-mêmes à des déterminismes qu’elles croyaient immuables et qui se sont révélés tout-à-fait fantaisistes. Au mieux s’en est suivi un ensauvagement, puisqu’on a même fini par s’attaquer à la structure de la langue ; le sommet du délire fut atteint avec Roland Barthes, affirmant : « la langue est fasciste, car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». Et qu’est-ce qui oblige, si ce ne sont les structures ? Ecoutons ce qu’en dit Wolff : « La tragédie des sciences humaines et sociales, c’est qu’elles sont portées par un projet humaniste universaliste, ce même projet humaniste qui a abouti à forger cette fiction de l’homme libéral, et qu’elles aboutissent à forger cette fiction de l’homme structural, sujet assujetti qui contredit la précédente, et revient à saper dans ses fondements tout le projet humaniste....La dérive de cette figure de l’homme à partir de l’homme des Lumières commence dès lors qu’il ne s’agit plus seulement d’éclairer la conscience, d’en élargir le champ de connaissance et d’action- ce qui fait partie du vieux projet humaniste- mais de la nier comme lieu possible de connaissance et d’action ».
4e moment, l’homme neuronal, ou l’homme considéré comme un animal comme les autres, juste un peu plus complexe. Maintenant non seulement l’homme structural est rendu obsolète car plus aucun symbole ne peut avoir de signification, mais la ligne de démarcation entre humanité et animalité disparaît. La figure de l’Autre disparaît, car il n’y a plus que des hommes indifférenciés entre eux, non fondamentalement différents des animaux, et de même plus aucune représentation divine n’a de légitimité puisque ce qui relève de la croyance doit naturellement pouvoir être scientifiquement expliqué. Rappelons que pour Aristote, l’homme était supérieur aux animaux mais ne pouvait égaler les dieux, il avait donc sa place entre les animaux et les dieux. Pour Descartes, la pensée de l’homme était l’antichambre du divin, mais comme il partageait avec les animaux un corps mécanique, il pouvait prendre conscience de sa finitude tout en gardant l’espoir de pouvoir parvenir à un savoir universel. Dans les théories déduites des sciences humaines, la métaphysique a revêtu les habits de la téléologie, une science des fins qui conférait au genre humain une radicalité à laquelle les animaux ne pouvaient avoir accès. Mais on avait détruit l’homme comme sujet, et voilà qu’on le détruit en plus comme objet pouvant faire l’objet d’une science spécifique. Car il ne saurait désormais y avoir de sciences humaines, il n’y a plus que des sciences de la nature, puisque ce qu’on trouve chez l’homme, on le trouve à l’état primitif chez l’animal. On voit donc bien le mouvement qui a abouti à nier toute spécificité à l’homme. Mais il est vrai que si l’on reprend ces 4 représentations, on s’aperçoit que ce qui était vu comme une spécificité humaine n’était souvent qu’un anthropocentrisme, voire l’expression d’un idéalisme. Ainsi :
- L’homme a à être en acte ce qu’il est en puissance, cherche à démonter Aristote. Il doit cultiver l’intellect, tout autant que ses qualités morales. Cependant, cette identité d’essence, à savoir la raison, la morale, trouve, chez ce philosophe sa limite dans un naturalisme induisant une conception inégalitaire des hommes et des peuples (citoyens-esclaves, Grecs- barbares ).
- Pour Descartes, la science se cherche par la pensée, mais il y a une opposition radicale entre celle-ci, image de Dieu, et l’objet de sa recherche, qui ne sont que des mécanismes. Mais considérer que tout ce qui n’est pas substance pensante doit être ravalé au rang d’objet, y compris le corps humain, considéré comme une machine, peut être l’alibi de conduites dégradantes envers tout ce qui n’est pas considéré comme humain.
- Pour les structuralistes, l’homme, en tant qu’être assujetti, ne peut déterminer et fonder un comportement moral, la maîtrise de son jugement lui faisant défaut. Il n’y a pas de nature humaine, tout individu n’est toujours que le produits de structures, tant culturelles, qu‘économiques que familiales. Mais n’a-t-il pas été simpliste de croire qu’il suffisait de changer les structures pour changer l’homme ? Cela a de fait conduit aux pires tragédies.
-Enfin, nous avons le paradigme naturaliste, qui nie toute spécificité humaine : tous les êtres naturels peuvent être identiquement étudiés. Ils sont tous fruits de l’évolution naturelle. Est-ce à dire, comme l’avait titré un numéro de philosophie magazine, que la frontière disparait entre l’homme et l’animal, que le propre de l’homme n’est plus une évidence et que la philosophie doit renoncer à sa tradition anthropocentrique ? Cela ne semble correspondre à aucune réalité.
Nous constatons que nous n’avons que des éclairages partiels. Tout est finalement affaire de représentation. Ce qui est certain pour Wolff, c’est que l’anthropologie aristotélicienne et cartésienne a cette particularité de pouvoir résister à toute déconstruction. L’homme, en tant qu’espèce spécifique, existe donc, même s’il semble bien difficile à cerner de quoi il s’agit. Y a-t-il une nature humaine et donc une essence une, constante et universelle, comme semble le considérer le cartésianisme ? Ou alors, à la manière d’Aristote, doit-on considérer que l’irréductibilité des cultures et des histoires est absolue, que la nature humaine ne peut être que plurielle ? Serait donc spécifiquement humaine une nature qui se manifeste par sa diversité, l’unité du genre humain résidant dans la diversité de ses cultures et la pluralité de ses approches métaphysiques.

 

Jean Luc

 

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Café philo du 28/12/2011

La sagesse

 

 

Qu’est-ce que la sagesse ?

Si, par son étymologie, la philosophie se définit par l’amour de la sagesse, vous, les philousophes du café Michel, avez-vous répondu à cette interrogation ?

Pour comprendre ce qu’est la sagesse, on pourrait se reporter à ses antonymes qui sont la sottise ou la folie, le sot étant celui qui ne sait pas et le fou celui qui ne comprend pas. La sagesse serait liée alors au savoir, à la connaissance et à la raison.

Mais en philosophie, il n’est pas recommandé de se référer à des antonymes pour définir un concept car cela pourrait conduire à des circularités. Nous allons donc procéder autrement.

Les âges de la sagesse.

Tout au long de sa vie l’individu gravit les marches qui le conduiront vers la sagesse.

Dès notre plus jeune enfance, nos parents nous ont exhortés à la sagesse, ce qui signifiait pour eux être obéissant. Durant la nuit de Noël, les enfants ont médité sur cette question : ai-je été assez sage pour trouver beaucoup de cadeaux demain matin au pied du sapin ?

Puis vient l’âge de la raison, en grandissant l’enfant apprend ce qui est bien ou mal. Après les troubles de l’adolescence et la folie de la jeunesse arrive l’âge des dents de sagesse qui marque l’entrée dans la maturité. Celle-ci se caractérise par le déploiement physique, intellectuel et affectif. L’esprit de l’individu est arrivé à la plénitude de son développement.

Quant au temps de la vieillesse, il est traditionnellement associé à celui de la sagesse car la vie apprend à modérer les excès et les moeurs deviennent plus exemplaires.

La sagesse : une qualité ou une vertu ?

La qualité se définit par l’ensemble des caractères ou des propriétés qui font que quelque chose correspond bien ou mal à sa nature, à ce que l’on en attend. Mais aussi, c’est une manière d’être ou de faire que l’on juge positivement.

Les vertus, quant à elles, se classent en deux catégories :

- Les vertus théologales, selon l’encyclopédie Larousse, « elles sont données par Dieu dans le dynamisme de la grâce ». Elles sont la Foi, l’Espérance et la Charité.

- Les vertus cardinales, à l’instar des points cardinaux, sont au nombre de quatre et correspondent au Courage, à la Tempérance, à la Justice et à la Prudence. Associées à l’intelligence, au savoir et à la connaissance, ces vertus cardinales constituent la sagesse. L’intelligence est l’aptitude d’un être humain à s’adapter aux différentes situations, le savoir désigne une construction mentale individuelle qui peut englober plusieurs domaines de connaissance qui, elle, se réfère à des capacités précises et qui font appel à l’expérience.

 

On peut lire dans Wikipédia, « la sagesse désigne le savoir et la vertu d’un être. Elle caractérise celui qui est en accord avec lui-même et avec les autres, avec son corps et avec ses passions ; celui qui a cultivé ses facultés mentales tout en accordant ses actes et ses paroles ».

La philosophie de la sagesse ou la sagesse de la philosophie ?

La sagesse devrait être l’idéal vers lequel chaque individu doit tendre pour être heureux. Au Vème siècle avant notre ère, Héraclite disait déjà : « Connaître le logos, c’est là la sagesse », le terme de logos peut être compris comme : discours, rationalité, raison, science, savoir, intelligence. À cette époque, les hommes qui enseignaient la culture et la rhétorique été nommés sophistes, les maître de sagesse.

Richesse et célébrité mènent rarement au bonheur. La démarche des philosophes antiques était de démonter qu’une valeur morale, la sagesse, permettait plus

assurément d’atteindre le bien-être. Lorsqu’ils allaient consulter la pythie, afin qu’elle fasse parler les oracles, les grecs anciens pouvaient lire sur le Temple de Delphes l’inscription suivante : « Gnoti seauton - Connaît-toi toi-même ». Devise reprise et développée par Socrate. C’était là la base de son enseignement d’Éveil, la révélation de l’intériorité à elle-même car la prise de conscience de soi peut conduire à la transformation de l’individu, à la sagesse. Par sa méthode pédagogique Socrate s’opposait aux sophistes… et le sage dû boire la cigüe.

La sagesse peut être envisagée comme une capacité à encaisser, à endurer, à se résigner dans le sens de faire le deuil d’une situation pénible - Dans son oeuvre, De la sagesse, Pierre Charon déclare : « C’est une chose excellente d’apprendre à mourir, c’est l’étude de la sagesse qui se résout tout à ce but ».

À la même époque, Michel de Montaigne affirme : « Je veux être maître de moi, à tous sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de la modération que la folie ». Dans ce sens, la sagesse est à rapprocher de la phronésis qui est la capacité à distinguer ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, l’aptitude à aller vers le bien et à éviter le mauvais.

Pour rester chez les humanistes, dans l’Éloge de la folie, Érasme, comme d’autres penseurs ou philosophes, compare folie et sagesse. Il atteste : « Ce qui distingue le fou du sage, c’est que le premier est guidé par les passions et le second par la raison ».

Les voies de la sagesse

Les deux axes principaux de la sagesse sont :

- Primo, le savoir et la connaissance qui sont du ressort de l’intelligence rationnelle.

- Secundo, le contrôle de soi que l’on peut atteindre par des exercices spirituels qui est du ressort de l’intelligence émotionnelle.

 

La sagesse est une intelligence qui gouverne nos choix. Elle s’exerce dans l’absence de précipitation. C’est une conscience morale qui permet d’appréhender une situation avec lucidité, de choisir la décision juste qui conduira à l’action juste. Pour Serge Carfantan, dans la leçon 83 sur le site de philosophie et spiritualité, la sagesse est une volonté d’autarcie, d’indépendance.

On attribue à Bouddha cette citation : "Un fou qui pense qu'il est fou est pour cette raison même un sage. Le fou qui pense qu'il est un sage est appelé vraiment un fou."

Le retour vers la sagesse

Les doctrines politico économistes nous ont fait oublier la sagesse. Les valeurs matérielles ont supplanté les valeurs morales. La dégradation de notre environnement mais aussi le vide spirituel nous ont conduit à nous interroger sur notre monde et notre avenir. C’est pour approfondir nos connaissances et notre réflexion que nous sommes réunis ici ce soir, alors philosophons avec sagesse !

 

    Pascale

 

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sagesse
humain possible

 

 

Après l’épreuve est-il possible de pardonner ? - par Gérard
 

L’actualité récente nous indique que  le destin tragique de DSK engage celui de tout un peuple (image du peuple français), car il aurait commis une faute impardonnable du fait de sa notoriété et de la confiance qu’on aurait mis en lui.

Le pardon c’est quoi ?

C’est un don qui vaut quitus d’une dette sans contrepartie et sans l’espoir d’un contre-don, dans la relation offenseur-offensé.

L’intention caractérise le don.

. Le pardon pur doit être sans arrière-pensée et donné dans l’instant, sans réflexion, ni calcul, ni analyse, le pardon s’accorde sans essayer de comprendre.

. L’intention implique qu’on ne doit pas perdre  la main en laissant faire l’usure du temps ou l’œuvre de l’oubli (amnistie par amnésie). C’est le respect de la relation entre l’offenseur et l’offensé, par une attitude triple, se tenir dans un événement singulier et daté, manifester l’intention d’un don gracieux pour une faute qui demeurera inexpiée, et demeurer dans un rapport personnel d’une relation à deux.

L’effet du pardon

. Il suppose la faute d’un offenseur qui appelle un pardon psychologique pour une offense personnelle ou une faute contre une valeur qui appelle le pardon moral.

. Le pardon transforme le coupable en innocent.

. Le pardon permet au devenir d’advenir, le contraire de la rancune qui s’arrête dans le passé.

. Le pardon s’adresse au fautif et non pas à la faute qui demeure. On ne dit pas « tues con », mais on dit « tu as fait une connerie ».

Le pardon et la justice

. La justice ne pardonne pas, elle joue donnant donnant pour parvenir à une amnistie éventuelle, ou une punition-peine. Le pardon, lui, renonce à la justice qui elle ne peut abolir la haine ou le ressentiment.

.  La justice peut trouver coupable le fauteur de l’acte, mais l’innocenter  dans son intention, et de ce fait peut être indulgente selon le degré de culpabilité, alors que le pardon ne juge pas.

La justification du pardon

. La mort et le temps emporteront tout de nous, alors devant notre insignifiance et humilité, convenons de garder l’intention de pardonner car avec la rancœur, la faute ne sera jamais anéantie. Alors disons comme Géronte dans les Fourberies de Scapin « Je te pardonne à la charge que tu vas mourir ».C’est finalement un impératif catégorique de pardonner afin de permettre l’avenir, la réparation est ainsi opposée à la punition.

. Le pardon enrichit l’offensé magnanime et peut avoir pour mobile de transformer l’offenseur, ce qui est un pari fou ou une action dictée par la foi. Jean-Paul II a pardonné à l’agresseur qui avait attenté à sa vie, mais finalement c’était son métier de pape de pardonner. Pour les catholiques tout est pardonnable, pour les protestants le pardon ne peut venir que de Dieu, et pour les juifs après la loi du talion de Moïse, Dieu a pardonné et a renouvelé l’Alliance.

Existe-t-il des fautes impardonnables ?

. Tout est pardonnable car on absout sans raisons, par foi ou par folie. On peut même pardonner ce qui est inexcusable par la seule puissance de ce pardon.

. Paradoxalement on ne peut pardonner les crimes contre l’Humanité, mais on se situe ici dans le domaine du droit et de l’imprescriptibilité.

Le pardon, l’excuse et la clémence

L’excuse :. Comprendre c’est pardonner comme disait Mme de Staël, mais c’est nier l’offense de l’offenseur justifiée peut-être par une faute ou un péché d’ignorance.

. C’est trouver des raisons alors que le pardon n’a pas de raison, c’est un acte gratuit.

. La clémence : Elle minimise l’offense et rend donc le pardon inutile.

Le pardon est-il un acte d’amour ?

.Le pardon suit la faute qu’il pardonne et donc il n’est pas tout à fait gratuit, ce n’est pas une intention première et désinteressée.

. Le pardon ne fait que suspendre toute causalité, on pardonne au fautif à cause de sa faute, et on l’aime malgré tout.

Le pardon en conscience, mais quid de l’inconscient ?

.le pardon est conscient, un acte dicté par la culture, mais qu’en est-il de l’inconscient, avec les risques de refoulement doublés de traits névrotiques ?

Et si le pardon se trouvait vidé de son sens, un acte insensé ?

 .Certes on a désamorcé l’agression comme chez les chiens, mais si on accorde son pardon à quelqu’un qui ne se reconnait même pas comme coupable ?

. Si on pardonne à celui qui n’éprouvera aucun remords, aucune détresse, aucune insomnie, aucune déréliction, aucune intention de changer ou de se transformer. Nous sommes bien en présence de l’acte gratuit qui grandit celui qui accorde son pardon, qui en refusant tout orgueil et tout espoir se met au niveau de l’offenseur car il se reconnait lui-même pécheur. Nous sommes dans la relation humaine où le péché est la forme sous laquelle nous découvrons l’autre, et la joie de passer du non-pardon au pardon est ineffable.

. Finalement le pardon c’est l’ambiguïté absolue, d’une part il n’est pas le don absolument gratuit, puisqu’il faut avoir commis une faute pour le mériter d’une part, et d’autre part sans le péché le pardon perdrait toute matière…..faut quand même reconnaître que la pardon est plus qu’un don, ce n’est pas le don d’un objet possédé dont on se dessaisirait, mais c’est le don total de soi-même !

Et pour conclure, comme dirait mon garagiste, « Mon amour s’adresse à la pure hominité de l’homme et à l’ipséité nue de sa personne en général ».

 

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QUI DONC EST DIONYSOS ?

Par Jean Louis

 

Dionysos ne cesse de nous interpeller et de nous questionner, non seulement, depuis Nietzsche, mais aussi à l’époque contemporaine à travers l’art pictural et statuaire, la littérature et la poésie. Qui donc est-il ? Une figure mythique dont la réappropriation s’est imposée aux philosophes et aux artistes comme une figure subversive de toute vision idéaliste du monde ? Elle nous questionne.

 

I – le mythe antique

 

1. Scandale sur l’Olympe :

 

Le dieu Dionysos fait scandale sur l’Olympe. Fils d’un dieu roi et d’une mère mortelle transgressive, embryon sauvé des flammes, sorti de la cuisse du dieu roi, garçon déguisé en fille, victime de sa belle-mère, métamorphosé en chevreau, élevé par des nymphes, devenu fou, adulte prosélyte de la vigne et du vin, initié et guéri par une déesse, envahisseur armé de bacchantes, destructeur de fécondité, conquérant de l’orient, exilé à Naxos, toujours présent parmi nous. Il est le dieu autre ou étranger, voire étrange qui apporte à sa suite dans la cité la violence, la mort, la contradiction et parfois la folie.

 

Il est sans conteste l’un des dieux les plus importants et les plus complexes de la Grèce. Dionysos est deux fois né comme son nom l’indique. Il est fils de Zeus, le roi de l’Olympe, et de Sémélé qui est une mortelle. Sémélé voulut voir contre tout interdit son amant divin dans toute sa puissance. Son corps en fut aussitôt consumé. Zeus eut juste le temps d’arracher du ventre de sa mère le petit Dionysos qu’il cacha trois mois dans sa cuisse afin qu’il put naître à terme. Dionysos est déguisé en petite fille. Zeus le métamorphosa encore en chevreau puis le plaça chez des nymphes.

 

Parvenu à l’âge adulte, le dieu est frappé de démence. Il erre dans le monde entier. Il introduit, dans les pays où il passe, la culture de la vigne et l’art du vin. Il est en Egypte, en Syrie, en Phrygie. En Phrygie, la déesse Cybelle l’initie à ses mystères.

 

Dionysos est alors délivré de sa folie. Le roi Icarios s’enivre avec ses gens qui, se croyant empoisonnés, tuent Icarios. La fille du roi se pend. Dionysos déchaîne alors sur les jeunes athéniennes une épidémie de pendaisons. Il est dit qu’il ne faut pas lui résister. A Thèbes, où son cousin Panthée, roi autoritaire et rigide, met en doute sa divinité, il affole les femmes. Il frappe d’une manie sanguinaire celles qui le refusent parce que trop attachées aux devoirs domestiques. Ainsi, à Orchomen et à Argos, Dionysos se venge. Les filles du roi s’enfuient dans les champs en mugissant et en dévorant leurs petits. A celles qui acceptent l’indispensable grain de folie, bacchantes ou ménades, il fait connaître le bonheur des danses extatiques. Il pénètre en Trace dans le domaine du roi Lycurgue qui, hostile à l’introduction du culte des dieux, enchaîne les bacchantes, ce qui oblige Dionysos à s’enfuir chez Thétis. Le dieu délivre les bacchantes, rend le roi Lycurgue fou et rend la terre de Trace stérile. Pour apaiser leur dieu, les habitants épouvantés écartèlent le roi. Dinoysos monte sur un char attelé de panthères et se rend en Inde en compagnie d’une escorte de silènes, de bacchantes et de satyres pour un voyage resté mystérieux. Il revient en Boétie pour y répandre son culte. Panthée, roi de la cité de Thèbes, qui s’oppose à lui, est mis en pièces par sa propre mère que Dionysos avait rendu folle. Les proétides, filles du roi Proétos, qui ne l’avaient pas agréé, sombrent dans la démence et se répandent dans la campagne en mugissant. Dionysos prend un navire pour se rendre à Naxos. L’équipage composé de pirates veut le retenir prisonnier mais Dionysos manifeste sa puissance en immobilisant le navire, en le remplissant de lierre et en faisant entendre des sons stridents de flûte. Les marins épouvantés se jettent à la mer où ils sont changés en dauphins. Il recueille Ariane à Naxos, la malheureuse délaissée par Thésée, la console et l’épouse. Ils forment un couple parfait d’époux toujours amants qui ont quelques enfants. Dionysos est reçu de plein droit dans l’Olympe dans l’assemblée des dieux mais, avant cela, il va ravir aux enfers sa mère Sémélé et la transporte avec lui dans les cieux.

 

Dionysos est mort jeune, une première fois, victime des Titans. Zeus, pour les punir, les foudroie et ordonne à Apollon de redonner vie à Dionysos. Des cendres des Titans mélangées par la fureur divine à celles de Dionysos naquît le genre humain, lui-même mélange inextricable de divin et de démoniaque.

 

Tels furent Dionysos, sa vie, son œuvre, tant qu’il fut sur terre sous les traits d’un humain. Il siège de plein droit dans l’assemblée des dieux de l’Olympe.

 

2. Le culte de Dionysos :

 

Dionysos a établi son culte dans tous les pays que baigne la Méditerranée. Il devint le symbole de la puissance enivrante de la nature, de la sève qui gonfle les grains de raisin et qui est la vie même de la végétation. Il est entouré de divinités des bocages, vénéré comme le dieu des jardins et des bois. Elevé par les nymphes, il est aussi adoré comme un dieu de l’eau, de l’élément liquide qui est la sève et la source primordiale et originelle de toute la vie. Dionysos a l’allure du dieu de la vie joyeuse, des jeux et des fêtes dont il aime à s’entourer au milieu des clameurs des bacchantes. Les grecs l’ont considéré comme le dieu protecteur des beaux arts en particulier de la tragédie et de la comédie, issues l’une et l’autre des représentations qui avaient lieu à l’occasion de ces fêtes. Dans les ouvrages d’art, il a les traits d’un dieu jeune, le front et le corps entouré de lierres, de vignes et de grappes. Il est généralement accompagné par des cortèges de ménades, de thiades et de joueurs de flûte qui portent le thyrse et se livrent à des jeux, à des danses frénétiques et à des transports désordonnés.

 

Dionysos est un grec authentique mais aussi l’éternel étranger, celui qui vient d’ailleurs apportant le désordre, celui qui apporte le scandale. Il est proche des femmes. Il est la folie. Il est aussi le vin. Il est la différence même. Il a offert aux hommes le breuvage qui chasse les soucis. Il est aussi le libérateur à Rome. La première expérience est tragique. Son amour pour Ariane est exemplaire.

 

3. Les bacchanales :

 

Les Bacchanales se tenaient en l’honneur de Dionysos-Bacchus dieu du vin. L’ivresse et les débordements notamment sexuels caractérisaient ces fêtes. Elles ont viré en orgies chez les romains.

 

A l’origine, ces fêtes étaient célébrées en secret parmi les femmes. Elles devinrent publiques et célébrées dans toute la Grèce, en Egypte et principalement à Rome. Elles duraient 3 à 5 jours suivant la région, axées sur des représentations théâtrales, faisant office de cérémonies religieuses.

 

Le dieu du vin savait se montrer bienveillant et aimable mais cruel aussi à l’occasion. Il lui arrivait de pousser les hommes à accomplir des actions déplorables. Souvent, il les rendait fous. Les ménades ou les bacchantes ainsi qu’on les nommait encore étaient des femmes rendues délirantes par le vin. Hagardes, elles se précipitaient à travers bois, se lançaient à l’assaut des collines et les dévalaient en poussant des cris aigus et en agitant des thyrses, verges emboutées de pommes de pain.

Rien ne pouvait les arrêter. Elles mettaient en pièces les animaux sauvages qu’elles croisaient au passage et en dévoraient les lambeaux de chair sanglants. Elles chantaient :

 

Oh combien sont doux les chants et les danses sur la montagne

et la course folle.

Oh combien il est doux de tomber épuisées sur la terre

après que la chèvre sauvage a été pourchassée et rejointe.

Oh la joie de ce sang et de cette chair rouge et crue.

 

Les dieux de l’Olympe aimaient voir régner l’ordre et la beauté dans leur sacrifice et leur temple. Ces nymphes folles, les ménades ou bacchantes, n’avaient pas de temple. La nature inculte, les montagnes les plus sauvages, les forêts les plus profondes leur en tenaient lieu comme si elles voulaient garder vivantes les coutumes d’un temps très ancien précédant celui où les hommes s’étaient mis en tête de bâtir des maisons pour leurs dieux. Elles préféraient sortir des cités poussiéreuses et surpeuplées. Elles retournaient à la pureté des montagnes inviolées et des forêts. Là, Dionysos les nourrissait et les abreuvait d’herbes et de baies et du lait des chèvres sauvages. Elles dormaient sur la mousse tendre sur les branches couvertes d’épais feuillages sur le sol, où d’année en année, se déposaient les aiguilles de pins. Elles se réveillaient avec une sensation de paix et de fraîcheur céleste. Elles se baignaient dans le clair ruisseau. Il entrait beaucoup de beauté, de bonté et de liberté dans ce culte à ciel ouvert, dans cette joie extatique qui puisait à la source de la splendeur sauvage de la nature. Mais, l’horrible festin sanglant y restait toujours présent.

 

Le culte réservé à Dionysos était centré sur ces deux idées pourtant si divergentes : la liberté, l’extase de la joie et la brutalité sauvage. Le roi du vin avait le pouvoir de donner l’une ou l’autre à ses adorateurs, tour à tour, tout au long du récit de sa vie qui se montre une bénédiction pour l’homme ou la cause de sa ruine.  

 

4. La cérémonie résurrectionnelle de Dionysos :

 

Delphes paraît avoir été la métropole du culte dionysiaque comme du culte apollinien. Les delphiens croyaient posséder dans l’endroit le plus simple du temple pythique la tombe de Dionysos. Mais, ce dieu qui était mort et enterré ressuscitait périodiquement. Plutarque rapporte que quand commence l’hiver, il cesse de chanter le péan pour réveiller le dithyrambe car c’est alors à Dionysos que s’adresse le culte. Il réveille le dithyrambe c'est à dire qu’il rappelle à la vie par la vertu magique des rites Dionysos dithyrambe endormi du sommeil des morts. Plutarque se sert du même mot quand parlant de ces rites de résurrection, il écrit que les femmes thyades éveillaient Bacchos nouveau né.

La nativité du Dionysos delpltique se célébrait tous les 2 ans au mois d’adophorios qui correspond à peu près à notre mois de novembre. Les mystères avaient lieu la nuit. Après avoir fait renaître Dionysos à la vie, les thyades montaient au Parnasse et là haut sur la grande montagne solitaire, loin des regards dans le vent glacé des cimes parmi les frimas de l’hiver, elles se livraient à l’enthousiasme bachique. Les thyades parvenaient à l’extase par les hurlements et les danses tournoyantes. Comme les ménades elles devaient revêtir la névride et porter le thyrse. Comme les ménades, elles devaient mâcher les feuilles du lierre et mettre en pièces et dévorer crue une bête en qui elle pensait avoir incarné le dieu pour communier de cette façon avec le corps et le sang de Dionysos. Ces rites enthousiastes et sanglants agissaient violemment sur les nerfs et devaient provoquer des transes. Le nom même des thiades est significatif comme celui de la mère ou de la nourrice de Bacchos. Il vient de la même racine que "bondir", "s’élancer" ou "être saisi d’un transport frénétique", "tempête". Il s’explique par les courses éperdues auxquelles ces femmes se livraient lorsqu’elles étaient en proie à la transe bachique. Plutarque raconte, que pendant la guerre sacrée, les Thyades delphiques, après avoir couru le Parnasse toute la nuit, vinrent s’abattre d’épuisement sur la place publique d’Amphissa en pleine armée ennemie sans être réveillées de leur hypnose.  

 

II - les figurations modernes de dionysos

 

C’est Nietzsche, premièrement, qui a ressuscité sa figure notamment dans la "Naissance de la tragédie". Le mot dionysiaque exprime un besoin d’unité et un dépassement de la personne de la banalité quotidienne, de la société, de la réalité, franchissant l’abîme de l’éphémère, l’épanchement d’une âme passionnée et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts et plus légers, un acquiescement extasié à la propriété générale qu’a la vie d’être la même sous tout changement, également puissante, également enivrante ; la grande sympathie panthéiste de joie et de souffrance qui approuve et sanctifie jusqu’aux caractères les plus redoutables et les plus déconcertants de la vie ; l’éternelle volonté de génération, de fécondation, de retour ; le sentiment d’unité embrassant la nécessité et celui de la destruction. (Kröner Nietsches Werke Leipzig 1911).

 

L’art et la philosophie du 20ème siècle sont marqués d’une manière essentielle par les crises spirituelles. L’art est défait du sacré. L’artiste est soumis à l’empire tyrannique de sa vision intérieure, à la nécessité d’explorer la possibilité de signes, de formes, de sens et d’effets nouveaux. L’art ajoute aux questionnements de toujours : qu’est-ce que le divin ? qu’est-ce que le néant, une exploration anthropologique : qu’est-ce que l’homme ? quelle est la vraie nature de l’homme susceptible d’être victime, capable d’être bourreau ? Les réponses apportées ont fusé dans tous les sens, en quête d’un homme nouveau : nouvelle utopie romantique, acquiescement à un destin sacrificiel ; retour aux temps archaïques, recherche d’influences orientales, accès aux rites shamaniques ; présentation de l’œuvre d’art comme une pièce sacrée en soi. L’existence précède-t-elle l’essence ou l’essence précède-t-elle l’existence ? A quoi Heidegger répond : l’homme est l’être dont l’essence est d’exister.

 

Il n’est pas étonnant que ces interrogations nouvelles et qui influent, baignent et conditionnent tout le monde des arts et de la philosophie, entretiennent des correspondances non littérales avec la figure mythique de Dionysos, celle-ci étant elle-même polymorphe.

 

La question ": qui donc est Dionysos ?" ne reçoit ainsi pas de réponse satisfaisante. Que l’on songe à toutes les formes d’art ou de philosophie que peut convoquer la « seule sympathie panthéiste de joie et de souffrance qui approuve et sanctifie jusqu’aux caractères les plus redoutables et les plus déconcertants de la Vie ».

 

A première vue, la figure de Dionysos peut sembler totalement étrangère à la figure du Christ qui résolument baigne toute notre culture. C’est sans doute cette constatation qui m’incline à vous le présenter sous les traits d’un dieu séducteur, exaltant les sens et qui nous présente de la beauté une image décidément subversive.

 

Le mythe dionysien partage quelques références avec la construction de la figure christique des évangiles, mythe des origines de l’homme marqué de façon indélébile par une faute originelle, dieu sacrifié rendu à la vie. Dionysos meurt, subit une passion, revient à la vie. Là s’arrête la comparaison. Elle a certainement plus jouer pour les contemporains des premiers chrétiens de langue ou de culture grecque que pour nous-mêmes.

 

Le culte de Dionysos ne requiert nullement la foi, ni à proprement parler une croyance. Le monde tel qu’il est n’est qu’un immense chaos. A sa vue, l’homme ne peut qu’être saisi d’horreur. L’acquiescement extasié à la vie, nous pouvons le regarder comme une forme de spiritualité. C’est aussi un besoin d’unité et de dépassement de la personne de la banalité quotidienne qui le distraie sinon l’arrache de sa condition de mortel.

 

J’ai dit que Dionysos était subversif. Posons-nous la question de la soumission aux sens si souvent décriée : « les hommes ayant un réflexe naturel de terreur devant des passions ou des sensations qui leur paraissent plus puissantes qu’eux-mêmes et qu’ils sont conscients de partager avec des formes d’existence dont le niveau d’organisation est inférieur au leur. Mais, il est fort possible que la vraie nature des sens n’ait jamais été comprise et qu’ils soient restés sauvages et animaux pour la simple raison que le monde a cherché à les faire dépérir en les soumettant ou à les tuer par la douleur au lieu d’essayer d’en faire des éléments d’une nouvelle spiritualité dont la caractéristique dominante serait un instinct sûr pour la beauté ». N’est-ce pas ce que nous prêche Dionysos ? C’est Oscar Wilde qui l’a écrit.

 

Dionysos est un thème déterminant dans la culture européenne. Ses multiples visages hantent l’art moderne. Hölderlin l’évoque ; Gauguin va le rencontrer dans les Iles Palaos, le nordique Stravisnky le célèbre dans le "sacre du printemps". C’est lui qui est célébré dans "l’après-midi d’un faune" par Mallarmé, par Debussy dans « prélude à l’après-midi d’un faune", par le danseur grec Nijinski. Max Ernst le célèbre avec André Breton à l’occasion du "rituel du serpent". C’est à lui qu’est dédiée la revue Acéphale qui paraît en 1936 sous l’impulsion de Georges Bataille. Le Dionysiaque est ici une possibilité fondamentale de la recherche d’une spiritualité alternative face à la mort du dieu judéo-chrétien et le choix de l’archaïque intempestif, du rire, de l’effroi, du sacrificiel face à la Passion, la préférence accordée aux grecs face au Christ. Il est aussi la possibilité de restituer une puissance à l’objet d’art que sa désacralisation lui avait enlevée, la possibilité païenne de convoquer l’immédiat du sacré sans le truchement d’un médiateur. Picasso parle peu du style de l’art africain mais de son pouvoir : « j’ai compris pourquoi j’étais peintre, tout seul, dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peau rouge, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! ». Et, il ajoute : « c’est aussi ça qui m’a séparé de Braque. Il aimait les nègres mais je vous l’ai dit : parce qu’ils étaient de bonnes sculptures. Il n’en a jamais eu peur. Les exorcismes ne l’intéressaient pas parce qu’il ne ressentait pas ce que j’ai appelé Tout ou la vie mais, je ne sais quoi, la Terre ».

 

1918 : Szymanowski, dans son opéra " le roi Roger ", fait se rencontrer une figure historique certaine le roi Roger avec un berger de Dionysos, personnage probable. Je l’évoque ici parce que ce livret a le mérite de nous rendre vivant le personnage de Dionysos. Dans cet opéra, l’équilibre entre religion, raison et instinct qui sous-tend l’univers du roi Roger se trouve ébranlé par l’apparition de ce berger prêchant Dionysos. Cette figuration originale de Dionysos nous permettra-t-elle de mieux cerner le dieu ? Je laisse la réponse à votre appréciation personnelle. Un berger est dénoncé au roi : il est dit que ses chants sont bizarres. C’est un jeune homme aux boucles cuivrées couvert de peau de chèvre. Ses yeux sont des étoiles et son sourire est plein de mystère « comme celui que, depuis leurs abîmes translucides, les lacs forestiers envoient vers le soleil ». Je relève deux dialogues tout à fait remarquables. C’est la séduction du roi et la séduction de la reine Roxane.

 

- séduction du roi -

 

Le roi Roger : Quel est ton dieu ?

 

Le berger : Il est aussi beau que moi. Il cherche ses troupeaux égarés, la tête ornée de lierre, une grappe de raisin dans la main. Il garde ses brebis sur les prairies d’émeraude. Mon dieu se regarde dans le miroir des eaux dans l’obscurité des vagues vitrées pour y voir son sourire ! Ses robes sont des aurores rosées, ses pieds sont puissants et dorés. Sans aile, il est ailé ! Il va chercher les troupeaux égarés.

 

Vous qui souffrez, qui cherchez, la nuit, la main du plaisir, il vous retrouvera. Vous qui désirez le fruit doux de l’étreinte, il vous étreindra. Une grâce immense sommeille dans son sourire.  

 

Le berger : aux enchaînés, j’offrirai une liberté nouvelle. Mon dieu est l’ombre des forêts vertes. Il est le chuchotement des mers lointaines. Il est le tonnerre lointain des océans au soleil. Il est l’éclat des yeux sacrés.

 

Le sage Edrisi au roi décontenancé : la peur est incompréhensible. D’où vient ce frisson curieux ?

 

Le roi Roger : c’est le frisson des étoiles qui saisit tout mon corps. Mon cœur d’airain tremble aujourd’hui devant le frisson des étoiles et craint comme un enfant les forces hostiles mystérieuses ! Ma puissance ne peut atteindre ce que mon glaive atteint mais autour quel mystère le silence des étoiles et la peur. Edrisi ! dans ses yeux brûle un feu inconnu et ce feu changera en cendres mon cœur royal. Ce cœur d’airain qui tremble aujourd’hui devant l’éclat des étoiles cachées dans son regard.  

 

Au son d’une musique sur ordre du berger, les spectateurs tombent sous le charme et commencent une danse envoûtée qui devient sauvage et extatique.

 

- séduction de la reine -

 

La reine Roxane demande grâce pour le berger que le peuple veut mettre à mort. Commentaire du Sage Edrisi : son cœur (le cœur de Roxane) fleurit comme un lotus la nuit !

 

Roxane : ah, cette nuit, l’épervier ne poursuit plus l’oiseau. Les serpents dorment sur les tiges des lys et la flamme blanche des planètes nous envoie ses grâces. Ah.

 

Le roi Roger : est-ce bien toi Roxane ? Tes lèvres écarlates fleurissent du même sourire doux et le même or vif de tes cheveux irradie de ton merveilleux visage mais dans tes yeux dort un mystère plus profond que dans l’éclat des étoiles. Roxane ! Est-ce toi ? ou est-ce le spectre pâle surgi de ma folle langueur ?

 

Roxane : je suis prêt de toi oh mon seigneur ! Je viens vers toi au lever du soleil ! Donne-moi ta main Roger. Je t’introduirai dans mon palais où tu pourras de reposer sur mon lit. Donne-moi ta main Roger !

 

Le roi Roger : et lui ? où est-il le berger ?

 

Roxane : parti, disparu, dissipé dans le noir, dissout dans le brouillard.

 

Le roi Roger : je ne te crois pas, je ne te crois pas. Son appel lointain, comme un échos de nostalgie secrète, raisonne toujours autour de nous. Où est le berger ?

 

Roxane : il est dans le sourire des étoiles et dans la foudre des tempêtes, dans le grand cercle des bans de pierre. Il tourne tel un spectre doré autour du feu qui folâtre sur les autels et s’envole d’une fumée funèbre jusqu’au firmament silencieux. Là, parmi les ruines où vit l’éternelle nostalgie, il erre un sourire de bonheur aux lèvres. De là, il en appelle aux profondeurs de ton cœur afin de rendre éternelle ta puissance solitaire.

 

Le roi Roger : et du fond de ma solitude de l’abîme de ma puissance, j’arracherai mon cœur limpide et l’offrirai au soleil.

 

III – epilogue

 

Tel est donc Dionysos ! souriant mais de quel sourire ? Subversif, il apporte le désordre, la confusion, la peur, l’effroi. Il célèbre la beauté, la sensualité, la libération. Il apporte la violence, la contradiction, la folie, l’ivresse et le délire. De lui à titre provisoire, je retiendrai ce très particulier sourire qui nous est décrit par Hölderlin :

 

 

 

...und nimmer ist dir  

Verborgen das Lächeln des Herrschers

Bei Tage, wenn

Es fieberhaft und angekettet das

Lebendige scheinet oder auch

Bei Nacht, wenn alles gemischt

Ist ordnungslos und wiederkehrt

Uralte Verwirrung.

…et jamais ne t’est

Celé le sourire du souverain,

De jour, lorsque

Fiévreux et enchaîné le

Vivant irradie, ou aussi  

De nuit, quand tout est mélangé

Et sans ordre, et que fait retour,

Archaïque, une confusion.

(Hölderlin, Hymnes et autres poèmes. Le Rhin).

 

Qui donc est Dionysos ? Je vous invite à poursuivre l’interrogation.

 

Jean-Louis GOEPP

 

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epreuve
dionysos

 

 

 

La Philosophie simplifie-t-elle ?

(20 août 2014)

 

La simplicité est l’apanage des dieux

 

La Mythologie explique le monde en le peuplant de divinités simples et absolues. Et la Philosophie, particulièrement la Métaphysique, en simplifiant, accède à l’Olympe : Elle imagine et définit des concepts universels (Idée, Essence, Âme, Être, Raison…), qui simplifient la réalité en la rendant absolue. Cette démarche est à l’origine de l’absolutisme essentialiste, transcendant dans le cadre de l’Objectivisme (Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Bossuet), et transcendantal dans celui du Subjectivisme (Kant, Hegel).

La conceptualisation philosophique par la Conscience langagière, comme dit Bergson, simplifie effectivement le monde pour y survivre et agir. Les concepts sont alors comme des bunkers « retranchés », tentant de maîtriser le terrain du réel. La Science et l’Art conceptualisent aussi, mais dans une relation physique avec la réalité : La Science en mesurant expérimentalement, l’Art en créant avec plaisir à partir de la matière (arts plastiques) ou du son (musique). Seule la Philosophie conceptualise purement, en s’exprimant par l’écrit, comme l’a bien vu Derrida, et en courant alors un grand risque de simplification mythologique.

 

 

Or le monde n’est pas l’Olympe

 

La simplification absolutiste a été, bien sûr, critiquée par la Philosophie. Pour Bergson, un concept universel (« Arbre », « Conjoint ») représente un simplisme naïf qui fait rater la réalité complexe, en restant à l’extérieur non seulement du réel concret (tel arbre, tel conjoint), mais aussi de soi-même. Et la Philosophie doit intégrer et approfondir « l’évolution créatrice » du monde.

On rejoint alors le programme du courant de la « Déconstruction » : Non, les concepts métaphysiques ne sont pas des divinités éternelles, mais ont des origines et des relations. Nietzsche démolit ces concepts « à coups de marteau » pour libérer un Vitalisme artiste ; Heidegger rappelle le lien caché entre les « étants » et l’Être pour ouvrir sur une pleine Ontologie poétique (Hölderlin) ; Derrida analyse dans l’écriture une pensée « différant » indéfiniment la réalité de son objet, sans pouvoir la clore (« Marges ») ; et enfin Deleuze et Guattari affirment le caractère indéfiniment « rhizomique » de la pensée (« Mille plateaux »).

En effet, la réalité est complexe, c’est-à-dire, selon Edgar Morin, essentiellement dialogique (à la fois antagoniste et synergique), rétroactive (effet agissant sur sa cause) et hologrammatique (le tout est dans la partie). Le simplifié, dit-il, n’est pas le simple, mais le mutilé. Le simple est plus que la fraction du tout : Comme une pièce de puzzle, par son motif et son contour, évoque en relation le puzzle tout entier, la forme relationnelle simple contient déjà en quelque sorte le tout complexe dont elle est la partie.

Sans plus prétendre à constituer une théorie simple de toute la réalité, la Philosophie moderne, spécialisée, joue le rôle crucial de « Conscience » de la Science, en évaluant la pertinence et la limite des différents savoirs, ainsi que leur portée morale (Bioéthique, Neurophilosophie…).

 

Car la réalité du monde est « unité multidimensionnelle »

 

Tout est à la fois simple et complexe, depuis le proton jusqu’au cerveau, objet pensé ou sujet pensant. La simplicité et la complexité se révèlent l’une dans l’autre, exprimant le caractère fractal du réel. Mais même la méthode cartésienne, d’inspiration mathématique, ne garantit pas la compréhension de la réalité : Après la simplification analytique précise (« claire et distincte »), l’extension synthétique complexe n’est pas du tout assurée.

Pourtant, dans la représentation de la réalité, la fécondité de la Physique mathématique est prodigieuse. Comment cela se fait-il ? Un phénomène physique est une complexité simple : C’est de la variation, mais dans l’invariance, mais conforme à une loi, comme l’ébullition ou la flottation, par exemple. Par ailleurs, une loi mathématique est une simplicité complexe : C’est de l’invariance, mais dans la variation, mais conforme aux variations, comme la linéarité, la circularité ou la somme des angles de tout triangle, par exemple. Ainsi, le tandem mathématico-physique performant est-il solidement uni par l’invariance, qui peut apparaître comme la structure mathématique de la Nature. « L’essence du réel est mathématique », affirme le physicien Max Tegmark, ce qui doit s’entendre sans doute avec référence humaine, pour éviter tout excès pythagoricien. Comment peut-on alors connaître si efficacement cette Nature mathématiquement structurée ? Ayant co-évolué ensemble et s’étant adaptés l’un à l’autre, mental humain et Nature se retrouvent en concordance mathématique.

 

Patrice

 

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LA SINCERITE

 

« Est sincère celui qui est disposé à reconnaître la vérité et à faire connaître ce qu’il pense et sent réellement, sans consentir à se tromper soi-même, ni à tromper les autres » Petit Robert.

 

Soyons honnête : on ne peut pas toujours agir ainsi. Est-ce à dire alors qu’à l’identité sociale, celle qui se donne à voir et qui change au gré des circonstances, qui serait par nature insincère, corresponde une identité personnelle, laquelle serait constituée d’un moi antérieur à toute reconnaissance sociale, un moi véritable, absolument unique, un moi réel qui ne changerait jamais et avec lequel on ne peut tricher. David Hume, dans son Traité de la nature humaine, taille en pièce cette croyance :

« Quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment, sans une perception et je ne peux rien observer que la perception ».

Notre personnalité se limiterait par conséquent à l’identité sociale, à la manière dont nous sommes perçus. Ce qui a fait dire à Shakespeare que « nous sommes faits de l’étoffe des songes » et à Proust : « notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres », et cela signifierait que notre être n’a pas plus de réalité que celui que nous percevons dans les songes, que nous n’existons que dans et par le regard d’autrui. Le solitaire, l’isolé, qui aurait tout le loisir de contempler et d’habiter en toute quiétude son soi, fait au contraire l’expérience de ce que Clément Rosset diagnostique comme «l’expulsion de soi ». Un moi isolé, privé de tout contact, n’est donc plus qu’un néant.

Fort de ce constat, qui limite notre personne au jeu de rôle que nous consentons à jouer dans la société, que veut encore signifier, être sincère ?

La vie en société implique l’acceptation pour chacun d’en être un rouage qui la fait, cahin-caha, tourner (tourner comme on dit d’un moteur qu’il tourne et qu’ainsi il fait avancer le véhicule). Mais, comme il n'y a que ça qui nous fasse exister, tous les rôles sont surjoués, depuis le casseur de banlieue jusqu’au politicien entouré d’une cohorte de «communicants », en passant par le garçon de café si bien décrit par Sartre. Tout le monde, comme le dit la vox populi, veut faire l’intéressant, y compris peut-être votre présentateur de ce soir du café-philo, car ce qui importe, c’est l’image de soi telle qu’on veut qu’elle soit perçue ! De fait, être sincère ne passerait-il pas pour de la naïveté ? Car, pour réussir dans ce que l'on entreprend, mieux vaut être sur ses gardes. Et pourtant la société n’est rien de plus qu’une collection d’êtres narcissiques, qui parfois, à force de jouer, « ne savent plus où ils en sont » comme on l’entend si souvent. Eh bien, grâce au bon docteur Freud, il leur reste l’examen approfondi de leur surmoi, de leur moi et de leur ça pour se donner l’illusion d’exister de manière non factice et non fictive. Mais cette exhibition nombriliste qui fleurit dans les cabinets des "psys" semble stérile. Y a-t-on jamais vu naître un talent? Ah certes, on s’appesantit sur de supposés « drames infantiles forcément irrésolus », rien de plus finalement qu’un avatar du péché originel, mais là encore, on reste dans le pur jeu social. Il est toujours commode de situer l’origine de son mal-être dans des temps lointains et obscurs. Or, raconterait-on toutes ces inepties à un véritable ami ? Mais pour le plus grand nombre, savent-ils ce qu’est un ami, tel que décrit par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, alors qu’ils se vantent d’avoir 500 « followers » sur Facebook, dont pas un seul ne sera là le jour de leur déménagement ?

Tenir un langage de vérité revient à tenir un langage de conviction dès lors que l’on ne veut pas confondre la vérité avec un dogme. Au risque de déplaire. Mais c’est le prix à payer si l’on veut être sincère. La conviction implique des choix qu’il faut assumer et savoir exprimer. Le langage, qui permet si souvent l’insincérité, dit que les avis sont partagés lorsqu’en réalité ils sont tranchés. Mais autrui nous sera toujours reconnaissant de ne pas être hypocrite, de refuser le refus de choisir et de ne pas se complaire dans la complaisance. Accepter le déshonneur pour éviter la guerre amène la guerre et le déshonneur, avait dit Churchill. Que faut-il pour être sincère ? La lucidité souvent suffit, la lucidité qui est une forme de cynisme mais un cynisme sans haine, sans jalousie et sans comportement envieux.

Mais dira-t-on, le gangster est absolument sincère : il prend, vole et au besoin tue, sans s’embarrasser de considération quelconque, le masque (ce qui permettait de jouer un personnage) est arraché et jeté aux orties. Il est vrai qu'il est sincère dans sa malhonnêteté. Et entre lui et son avocat, lorsqu’il passera en jugement, ce sera juste une différence de degré ; même l’avocat le plus marron voudra convaincre la Cour de sa parfaite sincérité lorsqu’il établira que son client est blanc comme neige, mais lui au moins, il aura l’excuse de la fonction. Idem pour le parfait altruiste : il ne joue plus, il est dans le don de soi, dans l’acte absolument gratuit, dans le pur amour du genre humain. Il est sincère dans son idéalisme.

Le don Juan aussi, dira-t-on, puisqu’il veut aimer toutes les femmes; non, lui, c’est un séducteur, le séducteur prend, celui qui aime donne, il vit un engagement total quelque soit l’objet de son amour. Le séducteur n’est sincère que s’il estime que cette sincérité sera plus efficace que la simulation. Et que dire du kamikaze, saint pour certains, crapule absolue pour d’autres puisqu’il ne respecte même pas sa propre vie ? Mais le kamikaze, qui accepte de se dépouiller de ce que l’homme a de plus intime, sa mort, puisque c’est bien sa mort qu’on ne pourra jamais partager avec personne, n'agit pas ainsi par folie. Son acte est déterminé par une croyance forte, laquelle croyance, partagée par sa communauté, trouve son sens dans le fait que l’existence de la communauté prime son existence individuelle. Il est donc sincère dans son engagement, malgré la conséquence extrême qui en découle. Ce dernier cas est difficile à comprendre pour des occidentaux qui nient le concept d'identité et lui substituent l'idée de l'homme abstrait, universel, rationnel. De sorte que tout conflit peut nécessairement se résoudre par une négociation. Mais le fait de ne rien admettre qui ne soit pas rationnel, qui ne soit pas raisonnable, est déraisonnable dans le sens où l'on ne peut se constituer comme mesure de soi-même. Refuser l'idée de transcendance revient à s'idolâtrer par l'affirmation qu'un usage universel de la raison pourrait être partagé et privilégié par tous. L'expérience historique illustre indiscutablement que cela n'est pas le cas.

En fait, et quoiqu’en pensent les innombrables spécialistes des « sciences humaines », la question des relations humaines est insoluble. Heureusement d’ailleurs, car sinon cela signifierait la fin de toute spontanéité. D’où la question, la sincérité n’est-elle possible que lorsqu’on est spontané ? Mais même dans le torrent torride d’une passion amoureuse, où plus aucun calcul n’a lieu d’être puisqu’il n’y a plus que de l’extrême spontanéité, la dégradation du lien affectif finit toujours pas arriver. Car l’autre demeure toujours un inconnu, même et surtout si on croit bien le connaître. Le plus petit écart devient immédiatement une cruelle blessure narcissique, le tourment infligé à son amour propre prend le pas sur l’amour que l’on croyait empreint d'une si belle réciprocité. C’est que le processus de délitement est inévitable dès que la routine et l’ennui qu’il génère supplantent les délicieux et savoureux émois du début. Alors on commence par dissimuler ce qu’on commence à ressentir, et de cette dissimulation naît l’insincérité. Mais quel adulte n’a-t-il jamais été tenté par l’adultère ? Qu’il jette donc la 1ère pierre ! Et méfions-nous des moralistes, du style par exemple de Michelet : « On s’aime à mesure qu’on se connaît mieux, qu’on a vécu ensemble et beaucoup joui l’un de l’autre ». Certes, mais tout homme dont la virilité a accumulé une expérience telle qu’elle pourrait se traduire en sagesse dirait en toute sincérité la même chose dès lors qu’une frêle personne de 28 ans sa cadette est dans son lit. Disons que ça aide du point de vue de la fidélité. En amour, « les hommes sont toujours sincères, ils changent de sincérité, voilà tout », a finalement bien résumé Tristan Bernard.

La sincérité envers l’être aimé est donc à géométrie variable. Et finalement, tout ne serait-il pas plus simple dans le monde actuel, la société consumériste ayant reformaté les esprits ? Est-il encore besoin de chercher le salut chez l’autre, cet autre dont par exemple, les extraordinaires yeux bleu céleste nous auraient fait chavirer, alors que, comme le dit une certaine pub,« nous le valons bien » ? Le principal souci est dorénavant l’apparence, l’image que renvoie le miroir. « Sa peau est ce qu’elle a de plus profond », s’est un jour exclamé un dermatologue devant tant de vacuité. Et comme il n’y a pas de petit profit, la stupéfiante théorie du genre, venue à point nommé, convaincra les mâles qu’ils le valent bien eux aussi. Tout le monde ravalé au rang de jeune fille belle et jolie, voilà le progrès ! On ne s’étonnera plus du foisonnement de magazines« psy », avec comme antienne : comment faire pour sauver son couple. Ah, mais comment sauver ce qui n’existe même plus ? Il vaudrait mieux commencer par se sauver soi-même, quitte à se satisfaire de sex-toys. Au moins, c’est bon pour la croissance.

Aristote, comme déjà indiqué, avait écrit une très belle Ethique à Nicomaque, où il est question de l’amitié. C’est vrai qu’éthiquement l’amitié semble préférable à l’amour ; ne dit-on qu’on tombe amoureux comme on tombe malade, alors qu’on choisit ses amis. C ‘est en général une tranquille relation où l’on peut se laisser aller à la sincérité, l’instinct de possessivité étant là bien inutile. L’amitié sait cultiver le charme de l’absence ce que l’amour est incapable de faire. L’ami est là quand il le faut et pas plus qu’il ne le faut, il y a échange mais aucun attachement servile à une singularité toujours fantasmée. Ce qui fait qu’en amour, si on finit par mentir, c’est toujours de bonne foi ou du moins à l’insu de son plein gré.

Quand Sartre disait que l’enfer, c’est les autres, il devait savoir de quoi il parlait. En effet, dans la vie sociale, que ce soit dans la littérature, les arts ou les affaires, ce terme devant se comprendre également dans le sens gaulliste d’être aux affaires, le choc des ambitions, l’appât du gain et la recherche de célébrité rendent infernal le processus de création et impossible la recherche de sincérité.

D’autant que maintenant, tout n’est plus qu’affaire de business, cela évacue la question de sincérité . Mais, pour paraphraser B. Pascal au sujet de la morale, le vrai artiste, l'artiste sincère, est celui qui se moque du marché de l’art.

En se limitant à l’apparence des choses, on admettrait volontiers que c’est dans le milieu des affaires que règne la plus grande sincérité. La« sincérité des comptes », si chère aux experts comptables, n’en est-elle pas la plus belle illustration ? Dans « Portrait de l’homme d’affaires en prédateurs » de Michel Villette, on peut lire : « Pour être jugé de bonne moralité, il faut tenir ses promesses, et pour cela, il faut nécessairement réussir ; et pour réussir coûte que coûte, quelques entorses à la morale s’avère nécessaires. C’est le paradoxe de la vertu en affaires ». Mais on pourrait en dire le même chose concernant le milieu politique. Les entorses, telles qu’analysées par l’auteur sont :« arranger un enchaînement de transactions disjointes, réduire à tout prix les comportements de tous les alliés à la stratégie prévue, par des promesses, dons, échanges ou menaces ; éviter la convergence des appréciations à la valeur ; éviter d’envoyer un signal prématuré aux imitateurs, contrôleurs et prédateurs (fisc) ; effacer les traces et doser les réparations éventuelles a minima ». Si tout cela est bien ficelé, on peut présenter des comptes certifiés sincères. En affaire comme en politique, la sincérité est à vrai dire impossible, les intérêts contradictoires des uns et des autres obligeant à pratiquer ce que Napoléon disait à propos de Talleyrand, à savoir des « sincérités successives », un peu comme en amour finalement. Ce à quoi, le même Talleyrand avait répondu qu’en politique, il n’y a pas de convictions, mais seulement des circonstances.

Et finalement, le politicien ou l’homme d’affaire qui connait le succès est celui qui sait pratiquer à merveille l’art de la dissimulation. Ils doivent, l’un comme l’autre, se montrer capable, en vous regardant droit dans les yeux, de mentir par omission, prétérition, distorsion, diversion, interprétation, raisonnements spécieux et arguments captieux sans qu’un battement de cil ne vienne troubler cette belle et souriante assurance. Tout l’opposé de la sincérité en somme.

La sincérité est-elle donc impossible ? Devons-nous nous contenter d’illusions car la vérité ne pourrait jamais être autre chose qu’une apparence ? Ou alors l'est-elle seulement, comme le dit Lucrèce, quand plus rien ne va: « C’est dans les grandes crises qu’il faut observer l’homme. C’est dans l’adversité qu’on le connaît. Alors, seulement, la vérité s’échappe de ses entrailles ; le masque tombe, le caractère reste ». Eh bien, au risque de paraître naïf, je pense que non. On parlait jadis d’honnête homme, pour désigner celui qui avait étudié ce qu’on appelait alors les « humanités » cad les œuvres des grandes plumes du passé. Qu’était-ce qu’un honnête homme ? Certainement pas le précurseur du bobo d’aujourd’hui, chroniquement irresponsable, infantiliste à force de jeunisme, loréalisé jusqu’à la moelle des os parce qu’il le vaut bien, usant et abusant de grands crus pour s’assurer de bonnes cuites, au cours desquelles il est de manière grotesque toujours verbalement solidaire de tous les damnés de la Terre en attendant de voir fructifier son investissement aux couleurs du Paris-Qatar. Non, l’honnête homme était un homme (homme au sens générique du terme bien évidemment) à qui l’on pouvait se fier, même en dehors des grandes crises, en qui l’on pouvait avoir confiance, même en-dehors de l’adversité. C’était et c’est encore, celui qui est ce qu’il paraît, celui dont les actes ne contredisent pas les paroles et qui ne renie pas la parole donnée. C’est, pour citer le philosophe Nicolas Grimaldi:

« un mélange de décence, d’honneur et de fierté qui l’oblige à penser ce qu’il dit et à vivre comme il pense ».

 

Jean Luc

 

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Hiérarchie

4 juin 2014

 

« Les croyances servent plus de normes collectives qu’elles n’expliquent le monde. »

 

On peut définir la hiérarchie comme un rapport organisé de domination/subordination, s’appliquant aussi bien à la Société qu’aux valeurs.

 

Antiquité et Moyen-âge

 

L’Antiquité et le Moyen-âge sont dominés par l’essentialisme aristocratique : Les êtres humains, et les choses du Monde, sont conçus comme étant supérieurs ou inférieurs par nature. Pour Platon (de son nom, Aristoclès, « fan du meilleur »), « aux uns il convient par nature de commander, aux autres de se soumettre » (La République), et Aristote de renchérir sur l’idéologie de son maître, en affirmant la hiérarchie universelle des êtres, chacun étant finalement à sa juste place fixe, selon sa nature, y compris les esclaves. Cette idéologie « aristo-servile » cimente la structure de la Société indo-européenne en trois « ordres » ou castes, les prêtres, les guerriers et les travailleurs (G. Dumézil), où l’Autorité hiérarchique et paternaliste représente l’ordre social.

La croyance à la légitimité de cette Autorité peut être globalement fondée sur Dieu, la Nature, la Justice, la Loi ou la Raison, et au niveau personnel, sur le Savoir, le Talent, la Richesse ou la Fonction. C’est d’ailleurs pourquoi, les religions favorisent le respect de cette hiérarchie, le Christianisme en affirmant que tout pouvoir vient de Dieu, le Confucianisme en mettant en valeur les rites et les obligations sociales, et même le Bouddhisme à travers son acceptation « détachée » de la vie. De nos jours, les expériences de type Milgram montrent que 80% des gens environ peuvent se soumettre à une Autorité irresponsable.

 

Modernité

 

Le différentialisme démocratique domine à l’époque moderne : La Déclaration des Droits de l’Homme, et encore naguère, l’UNESCO, affirment l’unicité de l’Humanité dans sa diversité. L’égale liberté fraternelle des membres de la famille humaine, différenciée et contractualiste, représente l’ordre social. L’être humain en effet est multidimensionnel et évolutif : Comment hiérarchiser la force d’Achille et la ruse d’Ulysse, le Pianiste ouvrier et le Boxeur directeur général ? Chacun a ses préférences et se forme son échelle des valeurs, et même le marché change sa valorisation différenciée des choses et des fonctions.

Derrida a dénoncé à juste titre la hiérarchisation de catégories binaires opposées, du type homme/animal ou masculin/féminin, comme étant en fait toujours liée à un rapport de domination ; et Bourdieu a bien montré que les hiérarchies sociales sont justifiées par les dominants eux-mêmes (« capitaux » et « habitus »).

 

Servitude volontaire

 

Depuis Aristote, le monde occidental vivait dans la croyance, reprise et consolidée par Thomas d’Aquin et Bossuet, que les inégalités entre les hommes étaient bonnes, puisque « naturelles », c’est-à-dire établies réellement par Dieu. Pourtant, il était malaisé de concilier cette croyance chrétienne avec celle de la fraternelle égalité de tous en Jésus-Christ.

Alors, La Boétie est arrivé et a su rassurer les âmes inquiètes (Discours de la Servitude volontaire) : Ce n’est pas tant par leur « nature » que des hommes sont esclaves, mais plutôt par leur volonté, parce qu’ils le veulent bien. Ce jeune notable bordelais a estimé en effet que le peuple, ignorant, lâche et « efféminé », se soumet volontiers à l’Autorité, même tyrannique, en échange finalement de pain et de jeux. Dans son innocence, il ne s’est pas aperçu qu’en réalité, nul ne devient esclave volontairement, mais hélas toujours par impérieuse contrainte de subsistance, aussi bien dans l’Antiquité que maintenant.

 

Nature ou culture ?

 

Pascal distingue les « grandeurs d’établissement », sociales, et les « grandeurs naturelles », individuelles, et affirme : Même si la hiérarchie sociale (Noblesse, fonctions) ne coïncide pas avec l’individuelle (force, talent, compétence) qui seule mérite l’estime, il convient pourtant de la respecter, car elle est nécessaire à l’ordre public.

Or justement, que la force naturelle (Guerriers) obéisse à un enfant-roi (Charles IX), voilà ce qui, au dire de Montaigne, sidérait les « cannibales » d’Amérique. Ils trouvaient ce comportement antinaturel. La conciliation se fait facilement en considérant que, chez Pascal, la culture s’est convertie en véritable nature sociale : L’ordre social, le statut de noblesse, la fonction, sont devenus une seconde nature, comme le sang bleu aristocratique ! Quand la culture se prend pour la nature, c’est d’après Roland Barthes, la définition même du mythe. Et ce mythe justifierait par exemple la bastonnade de Voltaire par les domestiques du chevalier de Rohan (janvier 1726).

 

Juste hiérarchie ?

 

Que pourrait être une hiérarchie juste, aussi éloignée du chaos anarchique ou éclectique, que de l’asphyxie excessive ou rigide ? Sans doute une hiérarchie efficace, aussi bien dans l’obtention de ses objectifs que dans l’épanouissement des personnes : Une hiérarchie souple, évolutive, voire inversée (saturnales, carnaval), multiple et variable selon les besoins, les domaines et les sensibilités. Et qui s’établirait en fonction de l’expérience réussie, plutôt que par aptitude scolaire.

De toute façon, l’utilité sociale de la hiérarchie est ambivalente : Comme le partage, la hiérarchie relie et sépare, et par là, peut favoriser ou pas la paix et la prospérité sociale, selon qu’elle renforce le Droit et la Morale, ou pas. Les hiérarchies en effet, peuvent s’incliner vers la compétition, ou vers la coopération, par exemple entre bons et mauvais élèves.

Depuis mai 68, les sociologues s’interrogent sur l’évolution des liens sociaux : Le mouvement de « liquéfaction » de la Société hiérarchique traditionnelle (individualisation) a été abondamment mis en évidence (micro-pouvoirs, complexité, relativisme, réseaux), mais ne coïncide-t-il pas avec un mouvement de « solidification » d’une nouvelle Société « d’ordres » héréditaires (Piketty), avec en haut une Liberté élitiste, autoritaire et paternaliste, et en bas une Égalité populaire, subordonnée et infantilisée ?

 

Patrice

 

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LA  BEAUTE

 

Alors que nous avons abordé, la semaine dernière, le thème de l’inutilité, on ne peut que constater la parfaite inutilité de la beauté. Inutile, peut-être, mais nécessaire, tout de même !

Nécessaire à ce point qu’on peut dire que la beauté est universelle. Il n’y a jamais eu de culture qui n’ait eu de préoccupations esthétiques. Il n’y a jamais eu de civilisations sans artistes, lesquels  ne cherchent pas à représenter simplement ce qui est tel que cela est, mais tel que cela leur apparaît, qui créent la manière dont ce qu’ils représentent correspond autant sinon plus à leurs impressions qu’à ce qu’ils veulent représenter.

Si de telles préoccupations ont émergé, c’est que tout homme, même le plus primitif,  a pu d’abord  profiter du spectacle qu’offre la nature. Celle-ci est ; sans finalité, sans intentionnalité, sans même une définition possible. Celle-ci peut être belle, mais sa beauté est sans finalité, sans intentionnalité, sans même une définition possible. Mais elle a fait et fait naître en chaque homme un sentiment plaisant, né de la contemplation et de l’admiration. De fait, plutôt que de dire que la beauté est universelle, disons plutôt qu’est universel le sentiment enchanteur que chacun éprouve, de quelque époque ou de quelque lieu qu’il soit, dès lors qu’il est ému par un spectacle naturel. Car il n’y a pas de phénomène qui en soi est esthétique, il n’y a que la perception de certains phénomènes qui procure de la joie. Ce qui fonde le critère du beau, se situe dans la relation du sujet à la perception de l’objet. De sorte que le sentiment du beau  ne repose pas sur une faculté spécifique que posséderait le sujet pour appréhender une supposée vérité esthétique et  ne découle pas plus d’une qualité intrinsèque de l’objet. Ce que Spinoza formule de la manière suivante :

« Ce n’est pas parce qu’une chose est belle que je la désire, mais c’est parce que je la désire que je la déclare belle ».

Et ce que Kant formule en « Sans relation au sujet, le beau n’est rien en soi ».

Kant a analysé la nature de ce plaisir, qu’il appelle « expérience esthétique », dans une de ses Critiques, la « Critique de la faculté de juger ».

Qu’est ce qui peut être dit beau ? Les exégètes, dont R. Enthoven, se sont penchés sur ce texte et leurs considérations permettent d’établir que:

- Ce qui est beau génère un plaisir qui naît d’une satisfaction désintéressée. Cela suppose de pouvoir regarder le monde séparément du besoin qu’on en a. Cela excède le jugement pratique, qui demeure tributaire d’un intérêt personnel porté à l’existence de l’objet considéré. Ainsi, dire d’une pomme qu’elle est belle ne signifie pas la même chose que de dire d’un paysage qu’il est beau.

-Cela doit plaire universellement. C’est la fameuse formule, « est beau ce qui plait universellement sans concept ». En effet, cette universalité ne repose sur aucune affection particulière, elle n’est pas liée à un individu particulier ou à une disposition particulière de l’esprit ; elle est sans concept, car évidemment, elle n’est en rien un jugement de connaissance. Aucun raisonnement logique ne la garantit. Mais on peut avoir l’impression qu’on est à l’unisson du monde. Lorsqu’on dit, face à un paysage, « c’est beau », on n’est plus dans le registre de la justification, on est à juste titre en droit de penser que personne ne peut nous contredire. C’est la description de Tipaza faite par Camus dans Noces. Par contre, lorsqu’on dit, «  je trouve ce film beau », on est dans  l’appréciation personnelle, c’est parce que le film nous plaît; face à un avis opposé, et il y en aura nécessairement, il va falloir argumenter.

-Cela donne l’impression d’une finalité. Cette impression reste purement formelle, elle ne repose sur rien. En effet, quelle fin objective pourrait avoir ce qui n’est pas conceptualisable ?  

L’existence, en tant qu’elle est, ne nous dit rien. Le besoin, nous avons parlé de la pomme, réduit le monde à ce qu’il nous faut. Mais la beauté du monde nous fait entrevoir que l’existence n’est peut-être pas totalement sans but, puisque nous pouvons l’appréhender séparément du besoin que nous pouvons en avoir. La beauté nous fait alors éprouver une impression de nécessité (oui, il est nécessaire que je sois là...). Ce serait alors un subliminal message divin !

-Enfin, ce qui est beau nous émeut ; c’est l’antidote au sentiment d’indifférence,  d’insignifiance, d’inutilité, mais pas d’humilité. Car la beauté apparaît soudainement, de manière inattendue, elle nous surprend, nous ne pouvons décréter son apparition. Si le monde est axiologiquement neutre (quelle valeur lui donner ?), on peut admettre qu’il est esthétiquement signifiant. Ce plaisir que nous éprouvons n’est pas pensable sous la forme d’un théorème scientifique ou d’un devoir moral. Il est de ce fait, non réductible au vrai ni au bien. Vérité et bonté sont étrangères à la beauté qui n’est qu’une caractéristique d’un monde a priori sans signification, et c’est bien la beauté qui nous fait entrevoir le besoin d’une finalité sans toutefois qu’il soit possible de lui donner une définition.

Donc, en résumé, est beau ce qui fait éprouver à tout humain un plaisir totalement désintéressé quoique nécessaire, car c’est le beau qui est signifiant, non le monde. Mais cela ne nous renseigne en rien sur la connaissance, car elle règne sur ce qui est en-dehors de la raison. Bien que n’illustrant aucune idée de vérité, son universalité relève de l’évidence.

 

Quittons maintenant le domaine de la nature et voyons ce qu’il en est de ce qu’on nommait, à l’époque de Kant, les beaux-arts, ou plus généralement qu’en est-il de la beauté créée artificiellement ? Il cite l’exemple du chant du rossignol, chant « apprécié des poètes ». Il conte l’histoire d’un châtelain donnant une partie à la campagne. Pour épater ses invités citadins, celui-ci avait fait disposer dans des bosquets, des joueurs de flûte sachant imiter le chant du rossignol. Les invités furent ravis de cette agreste promenade jusqu’au moment où la supercherie fut découverte. Le ravissement tomba aussitôt. Les invités étaient sous le charme, puis se sont aperçus que ce qui avait suscité l’émotion ne correspondait pas à ce que l’émotion qu’ils éprouvaient indiquait. Ce qui n’était qu’un artifice avait été pris pour quelque chose d’authentique.

Est-ce à dire que la beauté naturelle est toujours supérieure à la beauté artificielle ? Mais  lorsqu’un mélomane écoute la symphonie pastorale de Beethoven, il est ému par les imitations des chants d’oiseaux faits par les flûtes, les clarinettes et les hautbois.

Donnons la parole au philosophe de Koenigsberg : « Les beaux-arts ne sont de l’art qu’autant qu’ils ont d’emblée l’apparence de la nature. Face à une production des beaux-arts, nous devons prendre conscience qu’il s’agit d’art et non d’un produit de la nature. Mais, dans la forme de cette production, la finalité doit paraître aussi libre de toute contrainte imposée par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un simple produit de la nature. C’est sur le sentiment que la liberté règne dans le jeu de nos facultés de connaître, sentiment qui néanmoins doit être d’emblée conforme à une fin, que repose ce plaisir, seul à être universellement communicable sans pourtant se fonder sur des concepts. La nature était belle lorsqu’elle avait incontinent l’apparence de l’art et l’art ne peut être appelé beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit bien d’art mais qu’il prend pour nous l’apparence de la nature...Le génie est le talent, le don naturel  qui permet de donner à l’art ses règles ; puisque le talent, en tant que faculté productive innée de l’artiste, ressortit lui-même à la nature, on pourrait formuler ainsi la définition : le génie est la disposition innée de l’esprit par le truchement de laquelle la nature donne à l’art ses règles ».

On peut donc dire que l’artiste, le créateur du beau, est un sujet transcendantal qui s’intéresse aux choses séparément de l’intérêt immédiat qu’elles ont pour lui, qui crée son monde et les règles qui le régissent en dehors ou par delà la connaissance empirique des choses. Il n’est pas un artisan, un technicien ou un commerçant, il n’est pas directement concerné par le monde ; mais il lui donne une apparence, un masque, il est comme l’acteur antique qui revêt un masque qui fait de lui un personnage et qui lui permet d’exprimer ce qu’il a à dire sans se soucier de bienveillance ou de conventions. Il est dans le dasein heideggérien. R. Enthoven aura cette comparaison audacieuse, en le mettant en parallèle avec Tintin. Tintin n’est jamais directement concerné par ce qui arrive ; on le sollicite et lui s’intéresse à ce qu’on lui propose  de solutionner mais en prenant soin de garder un certain détachement, en gardant un regard objectif car extérieur sur l’évènement, ce qui précisément lui permet de s’y investir à fond.

Un artiste qui ne ferait qu’imiter, recopier, ou a contrario n’exprimerait que sa subjectivité, serait comme le châtelain ou le joueur de flûte dans le bosquet. Les promeneurs ont été déçus car il n’y avait eu là aucune création de beauté, contrairement à la pastorale de Beethoven.

Kant dit un peu plus loin : « La nature était belle lorsqu’elle avait l’apparence de l’art, et l’art ne peut être dit beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit d’art et pourtant celui-ci nous apparaît en tant que nature ».

Eh bien, c’est alors que la beauté est la réconciliation de la nature et de l’esprit, mieux, une osmose entre celle-là et celui-ci. C’est un accord imprévisible, tout-à-fait contingent, mais lorsqu’il se produit, c’est un accord parfait qui se donne à entendre. L’art est œuvre de l’esprit, mais la nature, dans le spectacle qu’elle nous donne, doit provoquer l’étonnement de l’artiste, doit le surprendre, doit lui faire croire qu’elle a l’apparence de l’art qu’il lui incombe de retraduire dans son langage à lui. Et ainsi, lorsqu’il y a création de beauté par le truchement de l’art, il faut que l’amateur d’art puisse reconnaître dans le produit fini l’œuvre de la nature. Pari réussi pour Beethoven.

Le prodige réside en ce que l’invention artistique, précisément parce que contrairement aux sciences, elle échappe à toute conceptualisation, elle est ce qui fait sens pour autrui. Bien plus tard, Sartre parlera de la réification de l’homme, de l’homme réduit à son rôle social, c’est la fameuse image du garçon de café qui surjoue son rôle, pour tenter d’avoir l’impression d’exister. Il est l’inverse de Tintin et en quelque sorte la réincarnation du châtelain ! Il n’est pas dans le Dasein. En ayant accès à ce qui est beau, l’homme arrive à excéder son moi, il est le sujet transcendantal qui découvre que rien n’est nécessaire en soi, mais que le monde vide de sens que déplorait Camus, est un monde qui invite à la contemplation et à la recréation de celui-ci. La beauté est un appel à l’inventivité, en ce sens l’art du 20e siècle est une supercherie, n’étant obsédé que par la transgression. L’homme aime la raison, l’évolution linéaire de son histoire. Par l’appel du beau, il s’ouvre à ce qu’on peut appeler la part divine qu’il a en lui. Il est, telle la rose de Silésius qui est, et qui est sans pourquoi. Dès lors, il va bien au-delà de la conception de l’homme qui ne pense qu’à ce qu’Heidegger nommait l’arraisonnement du monde. Il va à la découverte du masque par lequel le monde s’exprime. Il est à la fois extérieur au monde, car il ne se sent pas concerné par son bruit et sa fureur, mais il est aussi en osmose avec lui, car il le recrée à son image. L’esthétique surpasse la conceptualisation scientifique et le raisonnement dialectique. Etant hors du déterminisme et de la causalité, la beauté suggère au moins, si on laisse de coté les préoccupations métaphysiques, de nous intéresser au monde séparément de l’intérêt utilitariste que l’on peut  y trouver.

 

 Jean Luc

 

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LE  MYTHE  DE  PROMETHEE

 

Selon la mythologie grecque, les dieux avaient confié à Prométhée et à son frère Épiméthée la charge, à la création du monde, de distribuer les qualités et les dons physiques parmi les êtres vivants.  Epiméthée, littéralement l’ « imprévoyant », voulut se charger seul de cette tâche ; il munit chaque espèce au mieux pour lui permettre d’ affronter l’existence, mais oublia de pourvoir convenablement l’homme qui resta nu et sans défense. Prométhée, littéralement l’ « avisé », afin de réparer l’erreur de son frère, alla voler les secrets du feu et des arts à Héphaïstos et Athéna, pour les confier à quelques uns des humains. Pour éviter que les hommes, détenteurs de ces nouveaux pouvoirs, n’en viennent à s’entretuer, Zeus  leur accorda alors à tous les sentiments de la pudeur et de la justice, fondateurs de la conscience de ce qu’est la vertu et de la vie en communauté qu’elle permet. 

Dans le Protagoras de Platon, où le mythe est relaté, on peut y lire : « Voilà pourquoi les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils...Mais quand on délibère sur la politique où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité ».

Ainsi ce qui caractérise l’homme au départ de son aventure, c’est le manque ; il ne dispose d’aucune capacité lui permettant d’affronter naturellement le monde réel. Et c’est à cause ou grâce à cela, qu’il obtient en compensation, un part de la nature divine. Cette part compose  l’intelligence humaine, laquelle, dans sa dimension technique, permet la connaissance et la transformation du réel, et dans sa dimension morale, permet la vie en société.

Interpréter ce mythe revient, non à revendiquer, au nom de la raison souveraine, un quelconque athéïsme dont on serait bien en peine de démontrer la pertinence (cf Marx, affirmant, commentant ce mythe, dans sa thèse de doctorat sur Democrite et Epicure : « la conscience humaine est la divinité suprême » ) mais conduit à se libérer des manières de penser fondées  sur les seules opinions et les croyances qu’elles véhiculent. En effet, pour affiner son jugement, c’est à la raison qu’il faut faire appel, sans toutefois vouloir y trouver toujours des certitudes absolues. Car ni la raison, ni le mythe, ni l’expérience de la vie, ne nous enseignent de ce qui constitue l’origine de la dite pensée. Les dieux, premiers dépositaires de la pensée, sont, mais d’où viennent-ils ? La vie, l’existence, la réflexion dont profite l’homme, découlent donc d’un principe transcendant, si l’on considère qu’est transcendant ce qui est inaccessible à la connaissance tout comme à l’expérience. On se contentera d’établir que ce qui est, est, en vertu de sa nécessité d’être ; la nécessité représentant  ce qui est en-dehors de l’expérience sensible ou intelligible, elle manifeste ce qui ne dépend d’aucun lien de causalité. De quel principe est alors issu la nécessité ? On ne pourra certainement jamais rien en dire. Modestement, on se contentera de souligner que ce dans quoi le mythe ou les écrits religieux ont leur fondement est l’intuition. Cela vaut également pour les hypothèses  scientifiques- ainsi pourra-t-on jamais recréer le big bang en laboratoire- ? Bref tout ce qui a rapport à l’origine, ne peut relever que de la connaissance intuitive. L’intuition ne repose pas sur une science des causes, elle établit des choses perçues et immédiatement considérées comme certaines, en se dispensant toutefois de les démontrer ; mais que vaut une démonstration dès lors que l’on s’aventure dans le domaine de la métaphysique ? L’intuition trouve sa pertinence en ce qu’elle permet d’échapper au « sommeil dogmatique » (Kant). Même en science, l’axiome est avant tout intuitif, ce n’est qu’une fois démontré qu’il devient théorème. Théorème venant de théorie, « je vois le divin ». Mais une théorie finit toujours par trouver sa limite, voire sa contradiction ; c’est vrai en science, voir Einstein, puis la physique quantique que le même Einstein n’a jamais admise ; c’est vrai naturellement dans les sciences dites humaines. Considérant qu’il est illusoire de vouloir démontrer la validité de la raison, ce que suppose toute démonstration, on peut en toute confiance s’en remettre au mythe prométhéen, et accepter l’idée que la raison, s’appuyant sur l’intuition, est un cadeau des dieux. On retrouve cette idée chez Descartes qui soutient que la divinité ne saurait égarer celui qui prend le soin de réfléchir. De surcroît, la raison trouve avantage à se laisser aiguillonner par l’intuition : car l’ intuition, idée fulgurante de la vérité, permet d’échapper au scepticisme que l’exercice de la raison seule produit immanquablement. Tout raisonnement pouvant être conduit de manière opposée ! Mais vu ainsi, c’est bien par la raison et non par la foi que l’on s’approche du divin.

Il y a en conséquence tout lieu de se méfier de la croyance, de ce qui n’est pas établi de manière raisonnée, car celle-ci se contente d’être une répétition d’idées générales et de préjugés.

Illustrons ceci par le début de l’Ethique de Spinoza. Une définition énonce : « par substance, j’entends ce qui est en soi et se conçoit par soi », ce que précise l’axiome « ce qui ne peut se concevoir par autre chose, doit se concevoir par soi » ; d’où la définition suivante : « Par Dieu, j’entends un étant absolument infini, cad une substance consistant en un infini d’attributs (l’attribut étant ce que l’intellect PERCOIT d’une substance), dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».

Ceci résume bien la nature divine de l’homme telle que suggérée par le mythe prométhéen : l’homme a une connaissance intuitive de l’être infini, laquelle connaissance lui permet une compréhension partielle des attributs de cette substance infinie. Puisque ce qui est nommé ici Dieu représente cet être infini, l’infini, en toute logique, contient tout, il ne saurait y avoir d’être transcendant qui serait au-delà de cet infini, cela serait absurde.  Et donc le fini, issu de cet infini, en partage les caractéristiques. Lequel infini, issu d’un chaos mais régulé ensuite par les dieux (cf Hésiode), car un étant résumé au seul chaos serait vide de sens, l’infini, donc, contient en son sein tous les finis, dont l’homme. Connaître le fini induit donc la connaissance de l’infini. Du fait que l’homme  partage, partiellement, le savoir des dieux, le fini ne pouvant être d’une autre nature que l’infini, il est légitime de considérer qu’une pensée vraie est possible, qu’une transcendance « horizontale » représente cette idée vraie. Transcendance horizontale, puisque fondée sur la raison permettant la connaissance et non sur la foi qui se résume le plus souvent à une rêverie stérile.

Pour s’en tenir à quelques idées de Spinoza, car il faut bien faire un choix dans le nombre considérable de pensées  philosophiques, tout être tend à persévérer dans son être, pour cela il lui faut accroître sa puissance, sinon il dépérit. Cependant, tout dans la nature, est déterminé par des lois, l’homme, être de nature avant d’être de culture, est également soumis à cette nécessité de la détermination. Ce qui veut dire que puisque tout ce qui existe est déterminé par les lois de la nature, il y a une nécessité absolue qui règne, y compris dans le domaine de la pensée . L’humain s’illusionne donc quand il s’imagine agir par son libre-arbitre. Quoique nous fassions, il y a toujours une cause au choix que nous faisons, cause dont la manifestation est le désir. Mais comment expliquer le désir ? Qu’est-ce qui le génère ? Il est sans cause connaissable, on se contentera donc d’admettre qu’il répond à une nécessité. Autant reconnaître cela ; de fait le libre-arbitre se résume à une libre nécessité. L’acceptation de son désir est légitime lorsqu’il n’est plus soumis au discours insignifiant de l’opinion, qui tend toujours à la répétition du même, mais lorsqu’il est passé au crible de la raison, ce qui permet à l’individu de s’épanouir, d’accroître sa puissance, son vouloir-être, de donner forme à son désir. L’homme n’exerce sa liberté que s’il irrigue le désir par la raison, laquelle raison donne toute sa pertinence à ce que Kandinsky nommait la « nécessité intérieure », celle qui permet de se créer et de ressentir le sentiment de joie qui en résulte, sentiment qui indique que l’on est dans le vrai et non plus dans le factice. Le désir naît de l’affect, l’affect résulte d’une impression qui « touche » le corps. C’est lorsqu’il y a unité du corps et de l’esprit, c’est lorsque le désir, la pensée et la volonté ne font qu’un, que naît la joie ; l’esprit magnifiant le ressenti, la joie nous indiquant que notre action est marquée du sceau de l’authenticité, qu’elle est l’expression de notre vérité, car il n’y a de vérité que subjective. Une vérité objective peut se démontrer, devient un savoir et on n’a donc plus besoin d’y croire.

De sorte que le bien et le mal n’existent pas dans la nature, ils ne sont pas la création du divin et du malin, il n’y a que nous qui puissions faire des actions bonnes ou mauvaises, suivant que nous acceptons notre désir et que nous le soumettions non au filtre des croyances et des opinions, ce qui nous entraîne vers l’envie et le ressentiment, mais au filtre de la raison, le seul legs divin, ce qui nous entraîne vers l’acte créateur. La croyance enferme, l’ignorance égare, la raison libère. Elle enseigne en outre la vertu civile, pour reprendre l’expression platonicienne. De nos jours, on parlerait plutôt de valeurs.

D’où l’expression parfaitement cohérente, inscrite sur le fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras les dieux ». Connais ce qui te fais agir, et tu t’approcheras, durant ta vie et non pas après, du logos divin. On est, ce faisant, bien loin des sottises répandues par les religions établies.

 

Jean Luc

 

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promethee

 

CAFE PHILO 6 NOVEMBRE 2013

 

Le partage de l’intime peut-il être la base d’une nouvelle morale?

D’après le philosophe François JULLIEN.

 

Introduction

 

J’ai choisi de vous parler aujourd’hui du partage de l’intime et de la possibilité de fonder une nouvelle morale à partir de ce vécu. Cette question est issue de la pensée du philosophe François JULLIEN, qui a travaillé longuement l’écart entre la philosophie chinoise classique, et la philosophie occidentale et a écrit un ouvrage intitulé De l’intime, loin du bruyant Amour, paru en février 2013. Il souligne le paradoxe qui consiste à tenter de penser l’intime dans le cadre philosophique alors que cette notion résiste à l’abstraction et donc au concept. Pour lui, aborder l’intime devrait impliquer de «philosopher autrement».

 

C’est sur ce chemin, aventureux sil en est, que je vous invite aujourd’hui, consciente des risques que je prends, mais en même temps poussée par une forme de nécessité. J’ai le sentiment que François JULLIEN propose une sorte de tournant anthropologique dans la façon de penser le rapport à l’Autre.

Il se défait du thème si bruyant de l’«Amour» qui a monopolisé notre pensée de l’Autre en Occident pour nous inviter à approcher l’intime et à en sonder les ressources.

 

Dans une première partie, il est question de décrire le partage de l’intime à partir de la rencontre de deux personnes en 1940 dans un train de l’exode. L’histoire est tirée du roman de SIMENON, Le train (cette partie est constituée de citations du livre de François JULLIEN).

La deuxième partie tente de définir l’intime en l’opposant à l’intimité et à l’intériorité. Enfin la troisième partie propose des pistes pour une autre morale en lien avec cette nouvelle manière de vivre par et dans notre rapport à l’ «Autre».

 

I - Description du partage de l’intime à partit du chapitre I, En train, en camp.

«Un homme, sa femme, sa fille prennent le train, une valise à la main. Comme tous les autres, en foule ou plutôt en troupeau. Ils quittent leur ville du nord de la France. A la gare, l’exode est massif. D’un côté sont regroupés les hommes, de l’autre les femmes et les enfants.

Au hasard des aiguillages, au fil des manœuvres, dans le chaos des ordres et des contre-ordres, le train est coupé en deux. L’homme se retrouve seul dans un wagon bondé. Il y a là une femme seule, elle aussi sans bagage - on ne sait ni où ni comment elle est montée dans le wagon. Un regard s’arrêtant sur elle, quelques bribes de paroles échangées et d’abord une bouteille vide ramassée par terre et qu’il lui tend pour qu’elle la remplisse d’eau à un arrêt. Peu à peu, d’instant en instant, prudemment, reptilement, ils se rapprochent. Il apprendra d’elle seulement qu’elle sort de prison, partie à la hâte le matin même avec les autres, sans avoir eu le temps de rien emporter. Il n’en connaîtra pas davantage.

Attente. On ne sait où l’on va. Le train repart, on ne sait toujours pas où l’on va; plusieurs fois le train est bombardé. Mais il repart. De petites gares inconnues défilent. Puis quand vient la nuit, à chacun, dans le wagon surpeuplé, de se faire un coin pour dormir: campement sordide - la scène est de tous les exodes. Promiscuité étouffante des corps entassés; et néanmoins un début de vie s’organise. Lui s’allonge à côté d’elle. Dans la nuit, il se renverse sur elle; d’un geste net, non brutal, elle consentante, il la pénètre. Il y a pénétration d’un corps dans l’autre pour ouvrir là, planter là, au milieu de tous ces corps étrangers, dans cet étrange dortoir ambulant et menacé, dans ce lieu d’impudeur où ils sont bestialement parqués, quelque chose qui en soit l’envers: quelque chose comme une intimité. Ou ce que je voudrais appeler justement, la ressource de l’intime: ouvrir de l’intime entre eux deux comme puissance et comme résistance - les seules qui restent? -Car dans quelle mesure y a-t-il eu effectivement désir? Il y en a bien fallu pour que l’acte ait lieu, mais l’important n’est pas là.

Car que peut-il y avoir encore là de proprement «érotique»?

Ce qui désormais est devenu primordial ou, disons mieux, devenu vital, devenu crucial, dans cette déroute qui commence, dans cet Exode dont nul ne sait où il mène ni quand il pourra s’arrêter, c’est que ce Dehors dans lequel ils dérivent puisse se retourner en dedans partagé.

Ils ont promu là entre eux deux, un dedans secret où se réfugier contre cet Extérieur en débâcle, assiégeant, menaçant, dans lequel ils sont entraînés. ....

Ils ne peuvent trouver refuge qu’à eux deux, en eux deux ou plutôt entre eux deux: en ouvrant entre eux cet espace intime où s’abriter......

Il s’agit de sceller là de l’alliance, de s’affirmer (de s’éprouver), dans la chair, solidaires et coalisés.1

 

Cet intime qui s’établit entre eux a neutralisé au moins deux choses; La question de la fidélité ( à sa femme séparée), d’une part, ne se pose plus; ou plutôt elle n’a plus à se poser... Ils sont passés au-delà.

Cet intime dans lequel très tôt ils glissent - se glissent -pour se sauver et puis que progressivement ils choisissent, dans lequel ils s’engagent, n’est concurrent ou rival de rien, car comparable à rien..... Lui, va tous les jours au bureau de renseignements demander des nouvelles des siens et elle l’accompagne, fidèle, dans ses démarches. «Sa femme», donc, il ne la «trahit» pas. La sempiternelle affaire des passions et des exclusions, de la jalousie ou de la rivalité», s’en trouve d’emblée expulsée.

Ils ne se questionnent pas. Non par indifférence, mais parce que l’intime va de pair avec le discret et qu’il est d’un autre ordre: il ne porte pas nécessairement à tout dire ou seulement à se confier. Cet intime dont ils ont fait un pacte dispense de tout bavardage ou plutôt le défait. Il laisse celui-ci en arrière.3...

Dans cet exode forcé, ils ont fait tomber toute frontière entre eux; de ce qu’ils se sont mis du même côté face au Dehors du monde et de la vie errante, de ce qu’ils restent côte à côte, à éprouver, à regarder, ils se trouvent, dira-t-on, «sur un nuage»- l’expression familière est juste...

La barrière qui sépare chacun de son Dehors, ils l’ont reportée à tous deux, d’un même coup de main, au-delà d’eux: la poche d’intimité qu’ils ont ouverte se déploie sur eux comme une tente où s’héberger.... Cet intime ne relève pas seulement de la sympathie ou de l’affect: l’expérience, on le voit, prend une tournure métaphysique; elle donne accès. Il faudra dire à quoi».

Une première étape de la réflexion nous amène à penser ce partage de l’intime comme n’excluant pas la sexualité sans en faire un moment «érotique» en tant que tel. Ce qui semble important, c’est la création d’un dedans partagé qui fait alliance face au dehors. Ce dedans exclut le bavardage, la nécessité de transparence entre les êtres. Il se situe au-delà de la possession et de la jalousie. Il exige une déclôturation du moi de chacun pour pouvoir sentir l’autre en soi.

En passant par la langue française, nous comprendrons mieux le sens du mot intime.

 

II - Dedans/dehors: quand tombe la frontière, la définition de l’intime.•

Le mot intime vient du mot latin intimus, le plus intérieur. Les langues européennes connaissent le mot intime à partir de cette racine latine: intimo, intima, intimate, intim.•

Le mot intime a deux significations contradictoires dans la langue française. Intime se dit de ce qui est caché aux autres (vie intime, journal intime), mais se dit aussi de ce qui réunit des personnes et favorise leur entente (union intime, fête intime, coin intime). Il ya donc divers usages du mot intime qui semblent se contredire. Quand intime est épithète (une chose intime), le sens du mot est le retrait, si intime est attribut (je suis intime), le sens du mot diffère. Il est impossible d’être intime seul, je suis nécessairement intime avec.•

L’intime est le plus essentiel en même temps que le plus retiré et le plus secret, se dérobant aux autres et l’intime est ce qui associe le plus profondément à l’Autre et porte au partage avec lui. Cette contradiction donne à penser. L’intérieur paraît communiquer en son fond avec son opposé d’où le paradoxe: plus l’intérieur se creuse, moins il s’isole. Il semble difficile de se transporter ainsi de soi dans l’autre. En fait, l’intime est la chance d’étendre du dedans dehors par le basculement qui s’opère en lui.

La démarcation dedans dehors s’efface alors. L’intime associe retrait en soi et partage. «Seul ce qui est intime veut s’offrir et le peut». L’image des parties intimes qui parce qu’elles sont retirées peuvent se porter au regard de l’autre l’illustre bien.• «Je suis intime avec toi» signifie que j’abandonne mes défenses et ce qui me « blinde»,les calculs et les raisons pour entrer dans une tente commune, sous un dais invisible, et former «un nous». Il n’y a plus «ta» ou «ma» conscience, mais de la conscience qui s’étend entre nous ouvrant un « entre». «Nous devenons co-conscients et co-sujets».•

 

Historiquement, c’est Saint Augustin dans les Confessions qui le premier parle de l’intime en Occident. «Dieu est plus intérieur à moi-même que moi-même». Il donne de la consistance à la subjectivité tout en évoquant Dieu comme éclairant le dedans de cet intime et le régissant.

Le christianisme promeut l’intime de trois manières: il porte l’idée d’un événement qui change tout et fait basculer l’existence, il fait lever la barrière, par cet événement de la rencontre, entre l’Autre et soi, et enfin, parce qu’il produit un lieu propre à l’intime en déployant une subjectivité infinie. On doit au christianisme la conscience qu’une décision puisse faire irruption dans nos vies et par son événement tout emporter, qu’un chavirement puisse s’opérer dans son rapport à l’Autre.•

Intime se différencie d’intériorité et d’intimisme. L’intériorité est enfermement sur soi, n’ouvre pas à l’autre alors que la finalité de l’intime est que l’autre soit une conscience à l’unisson avec la mienne. Il n’y a pas de rationalité dans cette démarche, mais une appréhension immédiate. La différence avec l’intimité est du même ordre. «L’intimité abolit l’ouverture à l’autre dans laquelle s’approfondit l’intime, se dilue en genre, en manière, en atmosphère. Dès lors qu’est oubliée l’intrusion d’un Dehors faisant tomber la frontière, l’intériorité se replie sur soi, se complaisant avec soi. «Intimiste» est à dénoncer: de l’intime, ce kitsch n’en est pas tant le contraire, à vrai dire, que la perversion».•

La question de la morale peut se poser de manière très différente de la façon dont nous la posons habituellement. «La relation à l’autre ne serait plus «forcée» par la morale, mais au contraire liée au dépliement de l’intime, ce sur quoi, en son fond, ce sur la voie de quoi nous met cette «ressource « de l’intime. Et ce de manière suffisante, car suffisant à rompre la clôture intérieure, celle dans laquelle un «moi» s’est enfermé».

L’intime signifie qu’on perd sa cuirasse, ses frontières, qu’on ne s’appartient plus.

Cet état supprime le quant-à-soi. Le «nous» ainsi créé dispense de penser en terme de moi-sujet ou de sujet. Contrairement à la possession amoureuse et son corollaire la jalousie, l’intime n’a pas de but propre, ni d’intention, ni de programme. Personne n’y tient aucun rôle et n’y fait pression sur l’autre.

Après Saint Augustin, c’est Rousseau qui dans les Confessions ose se confier plutôt qu’il cherche à se connaître. Il ouvre sur l’exigence de l’intime, vivre auprès sans autre demande.« On y ex-siste, nous dit Daniel BOUGNOUX dans son blog, avec ou à partir de l’autre, sans fond ni fin, sans l’intérêt prédateur de l’amour, sans avoir à s’exprimer, à expliciter son état ni se mettre en valeur - dans la simple extase d’ex-sister ( extase décrite ultérieurement dans les deuxième et cinquième Rêveries du promeneur solitaire)».

A partir de là, nous dit JULLIEN il est difficile de vivre une morale suspendue à des règles, alors qu’elle dépend de ressources, ou d’une ouverture.

 

III - Changer de morale

«Il est temps de passer d’une morale de l’obligation, et par suite de la soumission, telle qu’elle a régné durant des millénaires, à une morale de la promotion : de l’obéissance à un ordre, celui-ci étant supposé relever de la «nature» de l’ «Homme, à ce que j’ai commencé d’appeler la «promotion de l’humain».La morale peut-être exploitation d’une ressource effective et telle que l’intime la découvre. On ne peut pas prescrire l’intime: on échappe du coup à toute moralité du commandement ... L’exploiter, c’est le mettre en œuvre et le faire valoir, comme on fait valoir une terre ou un capital - l’intime est un capital humain qu’on risque et qu’on accumule. Le contraire n’en est pas le «vice» opposé à la vertu, ou le «défaut» opposé à la qualité, mais bien la perte (de sa ressource).

On est passé à côté de ce filon qu’il est; on a raté cette possibilité qu’il ouvre et dont la source aperçue, dans le terrain de nos vies, ne demande plus, ensuite, qu’à sourdre et qu’à féconder.

La vie, autrement, est stérile.

Autant dire qu’il est temps de faire de la morale une affaire non pas tant de prescription que de description.

Pour qui a connu, vécu, une relation intime, a trop entamé la frontière qui le séparait d’ un Autre pour projeter encore sur lui des vues intéressées, pour rester encore quelque peu aux aguets, il est désormais des choses qu’il «ne peut plus faire».

Non qu’on ( ou que je)me l’interdise, il n’y a pas là forçage, mais parce que cela est tout simplement devenu impossible: il y a, avec et par et pour cet Autre, des «choses», des calculs ou des abus, que dès lors je ne commets plus. Une fois entré dans ce partage, je ne peux plus supporter de tels rapports de nuisance, ou même simplement d’indifférence. Car lui n’est plus «lui», quelqu’un d’extérieur, n’est plus «autrui». C’est la situation engagée, l’intimité à laquelle on a accédé, qui d’elle-même m’en empêche: non que je le «veuille» (le zèle de la «bonne volonté») ni non plus que je prétende être «vertueux» (il n’est rien de plus suspect que les mots d’ordre altruistes), mais nous avons tous deux basculé d’un «même côté», que cet Autre, J’ai commencé de le rencontrer, toute ma conduite, et non seulement à son égard, s’en trouve d’elle-même transformée.

Ce qu’opère l’intime en définitive, et pourquoi on peut le poser au départ de la morale, est donc qu’il en renverse l’abord: qu’il fait passer - du point de vue de l’individuel, contre lequel elle butait, à celui du relationnel, qui est sa condition et fonction légitime.

 

L’intime part de ce qui se passe.... d’aventureux entre des sujets pour en faire le départ de la morale. Je suis moral parce que (dans la mesure où) en rapport à l’Autre, et ce ne peut être d’abord qu’en rapport à un Autre rencontré, je promeus ma capacité d’ «exister», selon le sens que j’en ai déjà dit (ex-sistere): je me «tiens»,non pas confiné en moi, relevant de moi seul, mais projeté «hors de» moi et débordant de ma frontière par ce dedans partagé. C’est donc par stricte immanence, mais en m’ouvrant à la transcendance de l’Autre, c’est-à-dire en répondant à ce besoin d’ex-sister, que je suis «moral». Ce qui se lit aussi bien en sens inverse, l’intimité à laquelle accède la relation portant d’elle-même au déploiement et à l’essor des sujets. En quoi l’intime effectivement est «ressource».4

 

Conclusion

Dans cette morale, l’autre y est goûté indépendamment de ses mérites, élu sans raison. Ce qui compte n’est pas d’aimer ou d’être aimé, mais le partage ou la coopération intimes.

La clef du vivre passe par une confiance inconditionnelle accordée à l’Autre.

«Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie», nous dit Valéry.

De la suspension des frontières clôturant le moi naît ainsi une nouvelle moralité. «Il faut, nous dit JULLIEN, oser l’intime, sous peine de rester seul, comme ces couples sans rencontres ni épanchement où chacun vit à côté de l’autre, mais jamais auprès ni en symbiose.

Inversement, on vérifie que l’épreuve de la séparation et de la mort ne détruit pas entièrement une relation devenue intime».

 

Voir : Daniel Bougnoux, blog, Le randonneur.

 

· * * * *

 

APPORTS COMPLEMENTAIRES SUR L’OUVRAGE DE L’INTIME DE FRANCOIS JULLIEN.

 

Il n’y a pas de superlatif à «extérieur» (seul y répond «ultime»). Or il y a un superlatif à «intérieur»: «intime». Intimus, dit le latin: ce qui est «très» ou «le plus intérieur». Nous voici donc remis, un pas plus loin, devant ce qu’il nous faut penser ou, plus précisément, dialectiser, pour dépasser cette aporie. Parce que l’intime est l’intensif ou la radicalisation d’un intérieur, retire celui-ci en lui-même et le dérobe aux autres, l’intime du même coup dit aussi bien son contraire: l’union à de l’Autre, union «intime», dehors devenant dedans, «le plus dedans» - et fait jour à l’exigence d’un partage. «Intime», d’un sens à l’autre, accomplit ce renversement: que ce qui est le plus intérieur -parce qu’il est le plus intérieur, porte l’intérieur à sa limite- est ce qui par là même suscite une ouverture à l’autre; donc ce qui fait tomber la séparation, provoque la pénétration.

Voici donc, que par l’intime, sont ébranlés les rapports traditionnels du dedans et du dehors; et même ceux-ci ne semblent plus de prime abord reconnaissables. Par ce renversement que contient l’ «intime» en effet, basculant du plus secret en ce qui peut le plus lier, c’est-à-dire de ce qui est le plus intérieur à chacun - «intime» - en lui - en ce qui peut le plus profondément fonder, à la fois justifier et provoquer, son union à de l’Autre (selon le banal, mais tôt jaloux: «ils sont intimes»), l’intérieur et l’extérieur se découvrent soudain aux antipodes de ce qu’on conçoit d’eux (les tenant séparés). Car voici que, suivant l’intime, l’intérieur apparaît communiquer en son fond, avec son opposé. De là cette hypothèse avancée pour dénouer le paradoxe: ne serait-ce pas que plus l’intérieur se creuse, s’approfondit, moins il peut s’entendre à part et s’isoler? Cet intérieur de nous mêmes, plus il s’appréhende en lui-même, en son tréfonds comme on dit, en tant que «très» ou «le plus intérieur», plus il se met en route vers sa déclôturation. Plus il fait signe à de l’»Autre» qui n’est plus alors autrui, mais son contraire: retournement on ne peut plus significatif et que je ne fais que constater - c’est lui que, sur la trace de l’intime, je me propose ici d’explorer.

 

... Nécessité de repenser à nouveaux frais ce que nous entendons par «intériorité» et, parla suite aussi, une relation à l’ «autre» qui ne soit plus forcée par la morale. Ou bien la morale ne serait-elle pas seulement au départ, quand on ne la tient as encore corsetée par l’obligation, le dépliement de cet intime? Ou disons: la morale ne serait-elle pas elle-même, en son fond, ce sur la voie de quoi nous met cette «ressource» de l’intime? Et cede façon suffisante, car suffisant à rompre la clôture intérieure, celle dans laquelle un «moi» s’est enfermé.

... Ce que donne à supposer l’intime, radicalisant ce renversement dialectique entre les sujets que nous sommes, est que, en son cas, dès lors qu’il se creuse en lui-même, se veut l’intérieur de l’intérieur, «le plus intérieur», cet intérieur fait tomber la frontière dans laquelle une intériorité s’est enfermée. En même temps qu’il se retire de lui-même, il appelle «de l’Autre» à pénétrer dans ce dedans... et la démarcation dedans/dehors envient alors à s’effacer. L’intime dit donc les deux et les tient associés: le retrait et le partage; Ou plutôt que, du fait même de la possibilité du retrait, naît la sollicitation du partage.

L’intérieur, du fait qu’il se creuse en intime, appelle à son franchissement par un dehors; de même qu’il aspire en retour à son propre épanchement. cette ouverture au-dehors paraît inscrite au cœur de cet approfondissement du dedans, le retournant en son contraire.2

C’est ainsi qu’être intime, c’est partager un même espace intérieur – espace d’intentionnalité: de pensée, de rêve, de sentiment - sans qu’on ne se demande plus à qui ceux-ci appartiennent. On y évolue à partir d’un fonds commun que chacun des deux ravive, par une phrase, un geste, un regard, comme dans le train des exilés, mais sans se l’approprier - sans même y songer.

L’intime est cet élément ou ce milieu où un moi se déploie et s’externe, mais sans forcer, sans y penser - ce que signifie si bien «épanchement». On ne saurait être restreint, mesquin, médiocre, quand on accède à l’intime.

..... Dans l’intime nous partageons effectivement de la conscience: la «con-science», se promouvant de concert avec l’Autre, n’y est plus propriété d’un sujet; ou disons que dans l’intime, nos consciences se recoupent alors si bien qu’elles se désappartiennent: il n’y a plus «ta» ou «ma» conscience, mais de «de la « conscience s’étend entre nous, ouvrant cet «entre».

L’intime, déstabilisant ce sur quoi nous avons fondé traditionnellement notre appréhension du moi-sujet, est bien «révélation», comme je l’avançais - mais «révélation» complètement empirique et si modeste, faite en passant, furtive, si réservée. Il nous faudra par conséquent entrer plus avant dans ce que je n’hésiterai pas à nommer l’inouï de l’intime, d’autant plus inouï qu’il est discret, pour frayer, à nouveaux frais, tirant ce fil, un chemin vers l’humain et vers la morale, sonder ce «nous» qu’il nous découvre.

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III - Le mot, la chose

1) C’est un beau mot en français: «in-time». In - ouvre, fait lever la voix, donne du timbre: le i consonné résonne. Puis - time replie, referme cet élan - cet accent - en douceur et le rend discret. Ce e muet, se retirant, laisse indéfiniment mourir: il laisse murmurer.

D’une part les deux syllabes se font écho, l’expiration répondant à l’aspiration, mais de l’autre, cela ne va pas sans une certaine asymétrie: à l’élévation brève, créant un effet d’appel, succède un abaissement de la voix qui l’absorbe et la prolonge en sourdine.3

«In-time»: phonéticiens et poéticiens n’en finiront pas d’en déceler la ressource; et l’on ne pouvait rêver mieux, en effet, imaginer d’accord plus parfait, entre le mot et la chose, entre le son et le sens: le signifiant, pour une fois, porte à merveille son signifié.

Or, quant à ce signifié, on l’a vu se développer dès le latin selon deux voies parallèles: disant d’un côté ce qui est le plus dedans, le plus au fond, le plus retiré; de l’autre, que des personnes sont liées de la façon la plus étroite et dans la durée.

Or on a commencé de s’en douter, c’est quand ces deux sens sortent de leur parallélisme, cessent d’être étanches entre eux et se croisent, entrant dialectiquement en rapport l’un avec l’autre, qu’en naît la fécondité - que ce terme brusquement donne à penser: quand le retrait à l’intérieur de soi débouche sur la relation à l’Autre; ou, pour le dire aussi bien à l’envers, quand c’est par ouverture à l’Autre que se découvre un plus intérieur à soi, l’approfondissement de l’intime au-dedans de moi se faisant par accès à ce Dehors de moi-même.

St Augustin peut affirmer que Dieu est même «plus intérieur que mon intime», interior intimo meo, de même qu’il est supérieur à mon sommet. Dieu qui est l’Extérieur absolu, le Tout autre qu’a révélé la Création, est en même temps Celui qui me révèle le plus intérieur de moi; à la fois il me le fait découvrir et le déploie. Augustin appelle «Dieu « cet Autre, ou ce Dehors, qui fonde mon intime au «plus dedans « de moi, et ce en l’ouvrant à Lui. Le reste - «la foi»: credo - n’est plus que de conséquence.4

Le travail de la philosophie moderne n’a-t-il pas été, tout en en soutirant sa pensée de la subjectivité, i.e. porté par le christianisme, en sens proprement «humain», c’est-à-dire découvrant et développant ce qui promeut l’humain? Comme si , dès lors, cet Autre ou cet Extérieur sur lequel ouvre l’intime au plus profond de soi pouvait être simplement Elle ou Lui, sujets humains comme moi, et ne réclamait plus, pour ce faire, qu’on en appelle à «Dieu». Mais de «Dieu» n’en est pas moins gardée cette puissance de faire aspirer au débordement de soi à l’intérieur de soi, dont le christianisme a frayé l’idée, de faire croire à la possibilité de ce chavirement dans l’ «Autre», à ce branchement sur un au-delà de ce qui fait sa «personne», et ce dans une autre «personne» et telle que, celle-ci, on peut personnellement, effectivement, à tout moment, la rencontrer.5

Terme latin, terme chrétien, l’intime est un terme européen...... Quel espace théorique il dessine dans l’état présent du monde.

2) D’autre part, il y a la «chose», ne serait-ce qu’un geste intime comme un serrement des doigts... D’un seul mouvement, il exprime à la fois le retrait et le partage. Il procède d’un sentiment intérieur et même qui est le plus intérieur, le plus secret, en même temps qu’il ne se contente pas de l’adresser à l’Autre, mais l’impose à lui physiquement. A la fois le plus discret et le plus direct; portant en lui le plus imperceptible de la subjectivité, étant le plus retiré, en même temps qu’il l’incarne dans le plus tangible et le plus en-dehors - le corps.6

Ou bien prenons une parole intime. Dans la banalité des mots et des représentations qu’ils véhiculent, voire usant elle-même des mots et des représentations qu’on dit d’ordinaire sans plus les charger, la parole creuse alors à couvert, risquant à quoi alors on tient le plus, une relation telle que ce n’est plus tant ce que l’on dit qui compte que à qui on le dit et la façon dont c’est compris: y perce une signification à part, en retrait, qui plutôt que de communiquer, fait communier (communicare disait également le latin, avant que le terme ne se christianise). Elle n’informe pas tant qu’elle crée l’entente, se produisant verbalement, elle n’en opère pas moins tacitement.

Un geste intime constitue toujours en tant que tel un événement: un geste intime est toujours neuf, ne s’use pas, ou alors il n’est plus intime, n’étant plus efficace. Il est même l’anticipateur de la liaison...7 Souvent l’intimité du geste a précédé la parole. Phrase de roman:» alors il lui prit la main, puis il lui dit...». Non seulement il anticipe, mais de plus précipite: c’est lui qui tranche d’un coup entre les possibles, met fin à l’incertain, sort de l’atermoiement et fait basculer soudain dans ce dedans partagé. Geste décisif s’il en est: cet événement qu’il crée, plus rien ne le referme et ne l’effacera, plus rien ne pourra faire  qu’il n’ait pas objectivement été, même s’il est renié - il emporte avec lui la vie entière.

3) Deux traits caractérisent ce geste intime. D’un côté, il est porteur d’intentionnalité, à la différence du geste de rapprochement qu’on commet par mégarde.... De l’autre, il peut s’imposer à l’autre, mais ne se veut (ne vaut) que consenti par lui. Dit à l’envers: s’il fait violence, a quelque chose d’une agression, ce geste n’en est pas moins intime dès lors qu’il est accepté de l’autre et devient un langage entre eux (Julien Sorel prenant la main de Mme de Rênal à Vergy). Dès lors quel rapport avec le sexuel? D’une part, le geste intime peut ignorer le sexuel («n’en rien savoir»: quand on tient la main du malade à l’hôpital et, même alors, une caresse); et, d’autre part, quand il est marqué de sexualité, on le voit tôt bifurquer d’avec l’érotique.8

Le geste intime opère ... dans ce champ d’appartenance ou de ce que j’appellerai «privauté» (l’anglais privacy), tel qu’il se constitue pour chacun à partir de son corps propre, dont la barrière n’est pas marquée mais se connaît d’emblée, et que chacun transporte en soi, dans lequel chacun s’enveloppe et se tapit. Le geste intime opère une brèche dans cette frontière invisible par laquelle chacun se garde et s’appartient; Car ce n’est pas tant que le geste soit expressif qui compte... que le fait que le geste intime, faisant irruption dans ce champ d’appartenance de l’Autre, par lequel celui-ci se reconnaît et s’approprie, défait, -fait sauter- la barrière entre l’Autre et soi, entre dehors et dedans: de sorte qu’un dedans s’étend à travers l’autre, au lieu de se heurter à son extériorité provocante - provocante parce que maintenant la distance, voire l’accroissant, comme le voudrait l’érotisme.

IV - Il n’y a pas eu d’intime grec

1) Hector et Andromaque, se retrouvant sur les murs de Troie ( dans l’Iliade, au chant VI), sont-ils intimes entre eux?

Les deux personnages s’y rencontrent en tant que caractères, en tant que types et que conditions; ou disons déjà en tant qu’essences. L’un incarne la valeur guerrière et l’héroïsme, l’autre est la noble épouse éplorée. ... Je me demande, se sont-ils effectivement rencontrés?... Leur passé commun, à vrai dire, n’est que celui de leur race (8 page 48) et de leur lignée, rien de singulier ne paraît pouvoir survenir entre eux. ou si la situation est pathétique à l’extrême, on ne voit rien pourtant se passer dans cet «entre».9

Chacun demeure enfermé dans son type et sa condition cloîtrant son moi et l’isolant;  L’unicité d’un plus individuel, générant du plus intérieur, et ce en rapport avec l’ «Autre», quel qu’il soit, n’y paraît pas. Aussi, en dépit du lien d’affection, le possible de l’intime ne s’y déploie pas. Et même ils ne sauraient l’imaginer.

Chacun repart donc de son côté, vers la guerre ou vers son foyer; ils s’en vont, en fait comme ils sont venus.

2) Dans Euripide la jeune Alceste accepte de mourir à la place de son mari, Admète, et les voici sur la scène, l’un près de l’autre, pour un dernier instant (Alceste, v. 273-392).

Ils échangent leurs vies , mais rien ne s’échange entre leurs vies.

Les Grecs n’ont pas promu l’intime parce qu’ils exposaient tout, montraient tout, exploraient tout, et ce en dépit de leur culte de l’impénétrable et de l’aduton. Or l’intime ne s’expose ni ne se représente; il échappe à l’emprise de la mimêsis.

C’est pourquoi, d’ailleurs, les Grecs se sont trouvés tellement à l’aise pour penser l’institution et les rapports politiques, établissant ce Dehors autonome dans le cadre de la Cité. Il n’est pas d’espace «le plus intérieur», en revanche, connivent et non plus connaissant, qu’ils puissent pénétrer.

deux raisons , essentiellement, en Grèce, maintiennent l’ «autre» dans son dehors et l’y cantonnent. D’une part, la tension du désir et de l’aspiration y est conçue sur le mode spécifié de l’erôs. Or l’erôs, je l’ai indiqué, n’a de prise ou ne peut se mobiliser que vis-àvis d’un autre qu’on maintient à l’extérieur, à distance, coupé de soi, avec lequel on ne pactise pas. S’il y a basculement dans l’intime, l’incitation érotique, conquérante et captatrice, aura du mal à se maintenir.

3) L’ «âme» , psuché, peut être posée en principe vital ou conçue en fonction morale, «se servant du corps» comme d’un outil, dit Platon, on peut la douer de conscience et même spéculer sur son immortalité, elle n’est pas pour autant dotée par les Grecs du pouvoir propre, entrant en rapport à l’Autre, d’éprouver l’infini. Celui-là même qui lui découvre et que promouvra le christianisme, dont il fera sa ressource. Les Grecs n’ont pas envisagé d’autre aspect à l’absolu que par la connaissance du fameux «intellect».

Le «dedans» ne s’entend que par opposition aux sens et donc refus de toute compromission avec le corps: il n’a pas e consistance subjective et qu’il lui soit propre.

Les Grecs ne sortent pas de cette exigence éthique où on ne se forme que par soi-même, en imitant le modèle divin et par renoncement ascétique: l’«autre», le proche, peut accompagner ce perfectionnement, mais demeure étranger à son principe.

Or l’intime, né à la rencontre de l’Autre et nous découvrant par franchissement, à travers lui, l’ infinité d’un «soi» se dépossédant de lui-même, est ce qui, je l’ai dit, s’obtient sans visée, n’est régi par aucune finalité et, jusque dans son infinité, s’éprouve de part en part de façon sensible, même s’il ne se laisse pas individuer en sentiment ni ne se réduit à l’affectif. Et même l’intime, n’est-ce pas d’abord cela: du sensible «le plus intérieur» qui, par partage, va se déployant subjectivement à l’infini, ou fait découvrir l’infini par sa ressource?

V - Vie flottante / vie ancrée.

1) Dans les Six récits de la vie flottante de Shen Fu, il y a tendresse entre les époux, et même, elle est si touchante, attachés qu’ils sont l’un à l’autre comme «l’ombre et le corps», ou «tempe frottant contre tempe», dit délicatement le chinois; mais cette liaison garde quelque chose, disons, de sororal (ils se sont mariés jeunes et par agrément des familles). Ne survient pas brutalement l’événement qui change tout: qui fait passer brutalement du dehors indifférent au dedans de l’intimité.

N’intervient pas la décision -- l’aventure et le risque - d’une conversion à l’intime, détachant celui-ci en expérience propre et qui, je l’ai dit, dans son principe est inouïe.

3) ... il n’est rien qui prenne effectivement en charge cette immanence; donc aussi sur quoi, dans son rapport à l’»autre», la conscience de l’intime puisse s’appuyer pour se développer.

4) Vis-à-vis de quoi, Augustin, si j’y reviens, ouvre le plus violent contraste: pour sortir son existence de son vacillement généralisé, Augustin choisit de l’arrimer de façon définitive. De la caler sur l’éternel, mais qui soit aussi personnel, de l’intégrer dans une Histoire, mais qui soit du Salut et puisse servir de gaine et de réceptacle à son intériorité dérivante. Vie non plus ténue mais tenue - vie résolue. Opérant l’articulation, au seuil de la civilisation européenne, après déjà deux siècles de patristique, entre l’ontologie et l’eschatologie, l’Être et la Fin, entre la fondation dans l’Être (venant des Grecs) et l’affirmation d’un Sens («hébraïco-chrétien»), Augustin tient tout entier dans cette décision, intervenant une fois pour toutes, décision abrupte, aussi totale qu’elle est arbitraire, d’en finir avec ce ballotement de la vie - d’ancrer la vie à deux.

... cet ancrage fait la «vérité». Augustin ne fait rien d’autre, au fond, que de montrer le port où accoster, pour sortir de ce «flottement», et d’y venir jeter l’ancre.... Cette idéalité se trouve par le christianisme inscrite dans une Alliance où chaque vie prend son sens, incarnée dans une Personne à qui chacun s’adresse, posée non plus en principe, mais en Sujet premier, celui-là même dont procède toute subjectivité. L’Être est devenu l’Autre, l’Autre le «Toi». On n’accède plus à l’absolu par le chemin de la théorisation et de l’abstraction, comme chez les Grecs, mais en se confiant à «Lui», le Dieu de «vie». Or, une fois la résolution pr»ise, toute vie -toute la vie- se laisse emballer par cette adhésion.

Augustin faisant de «Dieu» le lieu de tout accueil et de toute destination, sa résolution vaut conversion. J’ai besoin d’ancrer ma vie, de la retirer de cet en-cours, de mettre fin à sa fugacité et son «flottement» et, pour cela, je pose Dieu. «Dieu» comme Autre et comme Extérieur, est (nomme) l’assiette ou l’assise de ma vie: je ne vis plus une vie qui «va», mais une vie référée, happée par ce qui la fixe, et c’est cette indexation que j’appelle la «foi».

5) Autant dire que c’est cette façon de poser «Dieu» qui, je crois, par la révolution qu’elle opère, a ouvert -découvert- la possibilité de l’intime en Occident.....

On peut récapituler au moins trois aspects selon lesquels le christianisme a promu l’intime. D’abord parce qu’il a porté l’idée d’un événement qui change tout et tel qu’il puisse faire basculer l’existence; ensuite, parce qu’il a fait lever la barrière, par cet événement de la rencontre, entre l’Autre et soi; enfin, parce qu’il a produit un lieu propre à l’intime en déployant une subjectivité infinie.

En fait ce n’est pas tant que quelque chose soit arrivé qui compte (que, un soir, elle se soit «donnée), mais qu’ils soient conduits plus ou moins tôt à l’assumer: qu’un «toi» tout autre en soit germé; qu’ils en viennent à tirer les conséquences de cette pénétration ouvrant un dedans partagé. Si qu’ils se soient retrouvés corps à corps a pu être le déclencheur, l’important est qu’ils en fassent l’événement qui change tout, qu’ils laissent (acceptent) que leur vie soit bouleversée.

 

La «vérité» du christianisme est cette possibilité qu’il ouvre: un «moi», sort de son «flottement» et de son «vacillement», grâce à un «Toi». C’est parce que (dans la mesure où) s’est constitué ce Toi découvert en moi («Dieu») qu’une subjectivité du moi peut se déployer, débordant ce «moi». C’est par l’intimité de Dieu en moi, autrement dit, Dieu étant même «plus intérieur que mon intime», que «je» peux accéder à de l’Être, qu’un sujet peut se connaître dans sa vérité et même qu’il se découvre engagé dans un devenir infini en même temps qu’il est singulier.

Une fois cette source de l’intime apparue dans l’Histoire, il ne restait plus qu’à l’exploiter sur un plan proprement humain....

VI - Accéder à l’intime - Rousseau.

1) - Sincérité n’est pas intimité. .... Ce que Montaigne «confesse» de lui relève encore de l’observation morale; il vise à étudier pour mieux se conduire; ce qu’il livre de personnel fait pendant à la généralité de la maxime et y induit. Aussi le «moi» que produit Montaigne est-il un moi qui se possède encore, n’a-t-il pas la gratuité de l’intime qui va s’épanchant, se donnant, et ne tend à rien qu’au partage. Pascal, sinon, ...n’aurait pas reproché à Montaigne ce «sot» projet de se «peindre».

L’intime a partie liée avec la pensée qui se relâche, qui est plus portée à recueillir qu’à saisir - autant dire que ce qu’il faut alors de déprise le rend le plus difficile à capter.

2) On se demandera dès lors pourquoi cet accès intime à soi, ou plutôt l’intime en soi, sur fond d’un «toi», a mis tant de temps à émerger au sein de la pensée européenne.

L’intime échappe au récit dramatique, n’offrant pas assez d’aspérité narrative, à péripéties, à quoi il puisse s’accrocher... (Madame de La Fayette).

Ce qui se découvre avec le romantisme, et qui fait la modernité, n’est autre, me semble-t-il, que cette ressource de l’intime et tient dans ce concept. Un tournant, à cet égard, est marqué par Rousseau faisant muter le sens même de la «confession». Ou bien disons encore que la modernité s’invente en faisant passer de la fameuse profondeur psychologique, introspective, de la scène classique isolant chacun son moi, à la promotion de l’intime qui la défait. Car il est clair qu’on n’est pas là dans la seule histoire des idées.

L’intime a fait passer de ce qu’on appelait traditionnellement le «coeur», comme lieu de la passion, de sa souffrance et de son déchaînement, à ce qu’on appellera désormais l’»âme» et qui n’est autre que la capacité propre à l’intime et sa vibration infinie. Si quelque chose peut nous convaincre, en définitive, de la façon la plus globale, allant du sensible au métaphysique, d’une historicité de l’humain, c’est bien cela.

3) - Nouveauté de l’entreprise de Rousseau:

Non, la nouveauté est que, dans cette entrée, Rousseau maintienne le dispositif d’adresse et d’invocation à «Toi», le Dieu d’Augustin, mais en en déplaçant l’enjeu: en le reportant dans l’humain.

5) Que la finalité se retire: le partage de l’intime peut advenir.... Car, dans l’intime, la condition de possibilité tient simplement à ce qu’on est l’un à côté de l’autre, sans visée, en étant ma visée, inévitablement sépare;

Cet intime est sans en-deçà et sans amont.

Que je ne sois plus en face de l’autre, dans un vis-à-vis guerrier, intéressé, mais «à côté», «présent»: que je ne veuille plus le conquérir, par conséquent, en faire l’objet de mon désir, mais que je sois «content» seulement d’être «auprès», et que le monde alors soit «en ordre»: il n’y a pas là pour autant passivité, nous dit en effet Rousseau, mais promotion du sentiment d’ «exister». Si tant est qu’on entende alors «exister» dans son vieux sens théologique, mais reporté désormais dans l’humain.

... Car «exister» pourra signifier tout autrement, dans l’intime faisant sa place à ce Dehors dont procède effectivement un plus dedans de soi, activer la ressource d’une telle transcendance de l’Autre dans l’immanence de sa vie - et, là, dans la décision de vivre cela et de s’y engager, il y a bien un choix.

6) pour comprendre les différences entre l’amitié, l’amour et l’intime.

Ce qui rend l’analyse de l’intime si délicate est précisément qu’il force à délier la connexion du désir et du plaisir gardant celui-ci sous celui-là: ce qui singularise l’intime est qu’il ne soit plus lié au manque et donc à la conquête et, par suite, à l’enchaînement de la satisfaction-déception; il en desserre enfin l’étau (en quoi il pourrait bien servir, en effet, de support conceptuel à l’imagination du paradis). On pourrait dire, pour en marquer l’apparent paradoxe, qu’il est sexué (puisque doit intervenir la différence des sexes), mais n’est pas pour autant sexuel; ou qu’il n’ignore pas le sexuel et l’inclination amoureuse («quelquefois joint à l’amour»), mais qu’il n’est plus sous sa contrainte, en quoi il ouvre une autre logique.

2) Proposer l’intime comme un départ possible à la morale soulève assurément des objections - y serais-je aveugle- de tous côtés.... J’ai dit «départ» (possible) de la morale et non «fondement» (nécessaire), ce dernier terme étant celui de la métaphysique, puisqu’il s’agit plus aujourd’hui, comme pour Augustin (et Kant encore), d’ancrer la morale dans de l’Être et dans du divin; mais de repenser sa condition de possibilité - ou disons de viabilité - au regard des soupçons qui l’ont minée, on les connaît, sans pitié mais avec rigueur, qu’ils soient nietzschéens ou freudiens. Il faut désormais trouver une autre entrée à la morale.

L’intime fait surgir, comme dans toute morale, un clivage (c’est même qu’il y ait clivage qui fait la morale); voire, ce clivage, ici, emporte-t-il tout avec lui. Il y a ceux qui, y compris accouplés ou mariés, n’ont jamais, de toute leur vie, accédé à l’intime. Ils ont vécu durant des années l’un avec l’autre, ou pourrait même dire pendant des siècles, mais sans avoir ébréché la frontière du quant-à-soi. Ils ont vécu durant des années «l’un avec l’autre», mais pas entre eux: il n’y a pas d’ «entre» qui s’en soit dégagé, qui ait pu prospérer. ... Ils n’ont jamais franchi ce seuil, n’y ont pas songé. Ils n’ont jamais imaginé pénétrer tant soi peu…..

 

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Faut-il s’opposer pour exister ?

 

Etymologiquement, exister, vient d’ex-sistere, être placé au dehors.

Bien que dépendant du réel dans lequel il est placé, l’homme se distingue du reste des existants:

- par la conscience qu’il a du monde, ce qui le sépare de ce dehors qui le fait pourtant exister,

- et par la conscience qu’il a de lui-même.

L’homme, donc, dépend du monde, et s’en sépare. Et c’est cette distance qui le fait être « toujours hors de soi, toujours en avant de soi et de tout, toujours jeté (dans le monde) et se projetant (dans l'avenir), toujours autre qu'il n'est, toujours libre, toujours voué au souci ou à l'angoisse, toujours tourné vers la mort ou le néant». Cela fait de lui un être «toujours dépendant, toujours luttant ou résistant». (Comte Sponville).

 

L’homme est cet élément de la nature «dénaturé» qui «a la volonté de persévérer dans son être», nous dit Spinoza. Il s'oppose par là, autant qu'il le peut, à ceux qui le pressent, l'agressent ou le menacent, de l’extérieur comme de l’intérieur, parce que le passé, par la culture, l’éducation, le vécu n’est pas seul à constituer notre existence. L’homme est aussi devenir. Exister, c'est s'efforcer d'être et de durer donc de résister: le conatus est cette « puissance singulière d'affirmation et de résistance ».Résister, est dans notre nature.

Or lutter, résister, c’est opposer une force à une autre, ne pas céder, tenir sans s'altérer, sans s'affaiblir, et même faire un effort contre cette force, avoir la force physique ou morale permettant de l’affronter, lutter, lui faire obstacle, donc ne pas capituler, céder ou succomber, sans toutefois s’affranchir du réel.

 

Et s’opposer à quelque chose, par des paroles, des écrits ou des actes, c’est protester, s’indigner, refuser, s’élever contre, mais surtout, donc, s’élever. Parce que protester, c’est affirmer, déclarer avec énergie, attester en s’engageant, que l’on récuse et refuse quelque chose qui ne nous parait ni nécessaire, ni utile, ni justifié mais surtout dangereux, contraire à la dignité humaine ou liberticide.

 

Bien qu’étant dans le monde, notre capacité de discernement qui nous en sépare, notre liberté responsable nous oblige structurellement à nous opposer à des autorités, à la mécanique de la nature, à des normalités imposées, à l’absurde, et à protester contre leur existence, faire le premier pas de la révolte, sans pouvoir seulement faire autrement.

 

D’abord,  nous résistons de manière réfléchie à l’oppression de nos pulsions irrationnelles qui entament notre liberté, pulsions exacerbées par une société qui s’emploie à tourner notre libido vers la consommation de marchandises en nous écartant de nos désirs fondamentaux. (Lacan: «ne cédez pas sur votre Désir»!).

C’est s’opposer à la normalisation, à ce que l’on veut faire de nous dans tous les domaines: amour, travail, rôle social, discours….

Et la philosophie, celle qui s’écrit et se diffuse, constitue la première des protestations. « La philosophie aide à décrypter le monde, mais c'est aussi une manière de le mettre à distance […] Il y a là une forme de résistance au ressenti, à l'émotion, à la vie ». (Mazarine Pingeot) (1)

C’est là cette volonté de puissance Nietzschéenne, une force d'affirmation, de création, de différenciation, qui amène du plaisir mais aussi de la douleur. «Tout accroissement de puissance est plaisir, tout sentiment de ne pouvoir résister, de ne pouvoir dominer est douleur », La volonté de puissance, est d'abord volonté de se dominer soi, de « surmonter  «ce que l'on est en manifestant sa puissance », pour l'accroître.

C'est la puissance du créateur davantage que du conquérant. (Deleuze: Créer, c'est résister « envers les systèmes qui pétrifient la vie».) Ce n'est pas un but, c'est une force, celle qui a permis à l’homme de devenir, d’être ce qu’il est.

 

Cette opposition, qui manifeste l’expression du premier pas vers la résistance, la contestation de ce qui n’est plus supportable, n’est pas à confondre avec l’opposition destinée à refuser tout changement, toute modification de sa vision du monde et des avantages que l’on a acquis, et dont l’image est le lobbying.

Ce n’est pas non plus cette attitude qu’on certains qui consiste à s’opposer à tout, pensant détenir une vérité, qui n’est en fait que la leur.

 

Au contraire, le courage de dire non s'oppose au conformisme, à l’absence de réflexion sur ses opinions, à la servitude volontaire, au compromis.

C’est celui, par exemple des «refusants», (2) qui ne sont pourtant que des gens qui ont eu le courage de dire « Non », sans toutefois « se compromettre dans une action contraire à la vie, qui consiste à effacer son humanité au profit d'une idéologie». (Patrice).

D’ailleurs le refusant est aussi une fonction organique du groupe qui n'est rien sans ce à quoi il s'oppose.

 

Tout refuser, protester, s’opposer à tout, n'a pas de sens. Cela pourrait être de l'égoïsme, conservateur et de mauvaise foi, servant à s'affranchir du réel, du monde, à rester irresponsable de tout changement tout en s’en indignant. C'est exister contre. C'est une réaction, pas une action, c'est succomber à soi, à la mode, au savoir d'autrui.

Parce que s’opposer s'adapte à tout. Cela sépare les faits des mécanismes qui leur ont donné le jour. C'est juger sans comprendre, en ne tenant compte que des effets, sans prendre le risque de se remettre en cause. C'est privilégier le monde tel qu'il devrait être au monde tel qu'il est. C'est être là, tout en parlant d'ailleurs.


Protester contre l’intolérable pour résister au danger de l'oppression est selon la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, un droit naturel, inaliénable et sacré de l'Homme. Au terme de l'article 2 de la Déclaration de 1789 : «Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. » Mais non à la loi: « tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance ». Toutefois, « dans tout gouvernement libre, les hommes doivent avoir un moyen légal de résister à l'oppression ; et lorsque ce moyen est impuissant, l'insurrection est le plus saint des devoirs ». Et: « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.»

 

-Se heurter à quelque chose d'intolérable provoque l'ouverture, la création d'une autre pensée, d'une autre existence. C’est l'invention de nouvelles voies, la compréhension des conflits qui activent l'histoire, la prise de conscience de la passivité.

 

C’est le paradoxe révélé par Sartre : « Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande. ». L'objectif de L'Être et le Néant, est de démontrer que l'homme est par essence, liberté, capable de prendre ses distances avec le monde extérieur comme avec lui-même. Toute pensée sécrète, autour de l'homme, un néant : elle l'arrache à son contexte comme aux forces qui le conditionnent et l'oppressent. Il est même « condamné à être libre », à »se choisir dans le monde, quel qu'il soit. » On peut ainsi être libre au milieu d'une guerre, dans un camp de travail, en prison. La liberté ne dépend pas de la situation. « Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ».Sartre.

Sous l'Occupation, exposés en permanence au danger, les actes, les paroles, les pensées prennent dès lors un poids qu'ils n'ont pas d'ordinaire. En temps de paix, nous accordons moins de prix à la liberté : tel est ici le paradoxe pointé par Sartre.
 

L’indignation est actuellement la forme que prend l’opposition. « Le système de valeurs, construit par notre réflexion intérieure et par l’interaction avec nos semblables,  nous indigne contre ce que nous vivons en réalité. Cette inadéquation entre ce que nous idéalisons et ce que nous observons entraine un sentiment de révolte.

S’il y a des choses que l’on ne peut modifier, la réflexion et de la compréhension nous permettent de  nous opposer à la fatalité et il est alors possible d’élaborer des moyens d’agir». Pascale, Café philo du 6 févier 2013.

 

Indignation et dignité - Kant : « Ce qui a un prix peut aussi bien être remplacé par quelque chose d'autre à titre d'équivalent; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c'est ce qui a une dignité » (Fondements de la métaphysique des mœurs, II).
Tout homme mérite un respect inconditionnel, quels que soient l'âge, le sexe, la santé physique ou mentale, la religion, la condition sociale ou l'origine ethnique de l'individu en question.
C’est la maxime kantienne de traiter toujours autrui comme fin et non simplement comme moyen, repris pas  le principe de la dignité humaine : un être humain doit être traité comme une fin en soi.

Ce principe justifie la démarche de Stéphane Hessel. Mais comme c’est un principe libéral, Enthoven s’oppose paradoxalement à lui. (3). Hessel écrit: «Indignez-vous» : il faut protester contre ce qui n'est pas digne, qui n'est pas conforme à l'image que l'on se fait de la dignité, de la conscience morale, de la justice, qui n'est pas digne de confiance, qui offense nos certitudes, nos référentiels sociaux ou personnels de ce qui est convenable. D'où  son succès. Mais on peut s'indigner de tout et de presque rien oppose Enthoven: «s'indigner c'est avoir raison»….

» L’indignation à toujours une raison d'être».

 

La dignité n'a donc pas le même sens pour tous. Elle serait relative à l’essence de l’homme, ou à sa volonté de  travailler à la mériter, mais de toute façon, relative à un référentiel individuel ou social.


Autrement, alors qu’aujourd’hui on peut tout faire sauf ce qui est interdit demain on ne pourra plus faire que ce qui est permis.


* * *

 

1) Lors de la discussion sur le thème du quant-à-soi, Yannick nous a fait le plus beau compliment qui soit : « la philosophie, ça ne sert à rien ». Dans un monde axé sur l'utilitaire, sur un prêt à penser soumis à la mondialisation, à l'unification de la pensée au service de la pensée utilitaire dominante, prendre du recul, exercer la critique philosophique, permet à la subjectivité de s'exprimer pour se situer dans l’intervalle entre l’utilitaire (le mot est convention nécessaire pour se comprendre et communiquer) et l’humain (multiplicité des affects et des sentiments).

C'est éviter de fixer des limites dangereuses pour l'humain, pour l'humaniste.  Des limites qui limitent l'existence pleine et satisfaisante à la sphère privée ou, qui; pire, font se constituer des microsociétés, micro sociétés au sein des quelles on explose secrètement les limites (sectes, extrémistes, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de limites et que la confrontation avec le monde soit inévitable..........

 

2) Les refusants - C'est un néologisme forgé par le sociologue Philippe Breton, auteur de « La parole manipulée «. Le refusant ne fait pas que dire non, (voir la parole manipulée), il adopte la position du philosophe.

 

3) Raphaël Enthoven - L'indignation est le prolongement naturel de l'égoïsme.

 

« POURQUOI L'INDIGNATION EST-ELLE si consensuelle ? Comment se fait-il que, de toutes les valeurs, de toutes les attitudes, l'indignation soit la seule qu'on ne conteste jamais ?

D'abord, parce que l'indignation n'est pas une valeur, mais une réaction. Elle ne relève pas de la réflexion, mais du réflexe. Elle est, à cet égard, compatible avec tous les discours, toutes les opinions : on peut s'indigner des violences policières comme de l'agression d'un CRS, des attentats du Hamas comme des bombardements israéliens, des propos d'Eric Zemmour comme de sa condamnation.... Quelles que soient vos certitudes, il y a toujours une indignation qui leur convient.

Ensuite, parce que l'indignation est une myopie délibérée, une cécité volontaire. L'indigné refuse d'aller au-delà du spectacle qui l'indigne : séparant les faits des mécanismes qui leur ont donné le jour, l'indignation permet à tout un chacun de juger sans comprendre, d'émettre un avis qu'aucun raisonnement n'invalide. Comment remettre en question un discours qui ne s'occupe que des effets ? Comment argumenter face à celui qui, disqualifiant a priori l'objet qu'il désigne, s'épargne la peine de le penser ? C'est le tour de force de l'indignation : elle s'appuie sur les faits tout en se rendant hermétique à toute réfutation. L'indignation ne prend aucun risque : quel qu'en soit le motif, s'indigner, c'est avoir raison. …l'essentiel est de s'indigner, ce qui n'engage à rien.

Son propos n'est pas de changer le monde, mais d'y trouver l'occasion de s'en plaindre. D'ailleurs, avec l'indignation, on peut perdre, l'honneur est sauf. Enfin, et pour toutes ces raisons, l'indignation a ceci de génial qu'elle procure le sentiment d'être iconoclaste tout en appartenant à la majorité. Elle consiste à hurler avec la meute tout en se persuadant d'être seul de son camp. Elle a l'air de la révolte, mais c'est un sédatif. Dormez, braves gens, faites comme tout le monde, indignez-vous ! ».

 

La réaction de Patrice à ce texte: …..                                      «Je trouve finalement que son tir tombe à l’eau : L’indignation n’est pas le « prolongement de l’égoïsme », mais bien un prolongement de soi, exprimant un violent désaccord entre le monde et soi. Et comme « émotion » forte, elle est faite pour « motiver » vers la réflexion et l’action ultérieures : Elle est l’allumage de la mèche, sans lequel il n’y a pas de tir bien dirigé faisant mouche. Il est donc déloyal et sophistique de reprocher à l’allumeur de n’avoir pas aussi tiré … en particulier sur Enthoven. Surtout que Hessel a toujours proclamé que l’action devait suivre l’indignation. Le pamphlet indignant du digne Enthoven me semble tout à fait digne d’indigner Hessel l’indigneur: Pour qui court Enthoven ?»

 

Les commentaires de Jean Brice

 

•Sur le plan ontologique:
Dire que s'opposer c' est exister implique une ontologie non essentialiste,"l' existence précédente l'essence".
C'est à dire que l'existence ne ressortit pas à un fondement immuable.
Cela peut. être appréhendé selon le pli (Deleuze),à savoir comme une modification dans un champ d'interactions dont l' opposition est un exemple, mais aussi l'amour,l'imitation...
Une autre perspective est celle de la trace (Derrida) correspondant à une inscription dans le temps suivant un historique: celui des luttes de classe, nationales et ethniques...
•L' opposition de soi à soi:
Selon Lacan le sujet est ce qui ce manque à soi même et le combat intérieur apparaît comme une composante essentielle de l' existence. Foucault a développé le "souci de soi" en s' inspirant des penseurs grecquo-romains.
Elle apparaît fondé sur le développement d'une maîtrise de soi par l' exercice et l' acquisition d' une discipline, permettant d' obtenir un ascendant sur soi et autrui.
Cela rejoint une caractéristique typique de l'humain, celle d' être perfectible (Rousseau).

 

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intime
opposer exister

Peut-on réintroduire l’homme dans la nature ?

 

Ce qui caractérise l'homme en tant qu'Homo sapiens, c'est son inadaptation à la nature. On ne peut l’y réintroduire, par ce qu'en tant qu'Homo sapiens, il a cessé d’en faire partie.

L’homme reste un mammifère mais on ne peut limiter ce qu’il est à sa structure biologique animale.

Heidegger désigne l'homme comme un  « animal plus », parce qu’en plus de sa part animale il possède la sociabilité, la rationalité, l’imagination, la curiosité spéculative, etc.….

Bien sûr, il n'est pas le seul à être bipède, à fabriquer des outils (Lucy le pouvait), à ritualiser son existence suivant des règles transmissibles( les chimpanzés le font aussi).

Mais nous ne sommes pas que de grands singes, savants et omnivores, des singes bénéficiant juste d’un cerveau plus développé, d’une architecture neuronale plus sophistiquée que nos proches cousins. Nous sommes plus intelligents, plus rationnels, plus inventifs, plus créatifs que les plus subtils de nos aïeuls. Les singes ne résolvent pas les équations différentielles, et les robots n’écrivent pas les Prolégomènes aux fondements de la métaphysique des mœurs, en tout cas pour le moment. 

 

L’inadaptation au milieu.

On réintroduit des animaux, non dans la « nature », mais dans leur milieu naturel.

Or quel est le milieu naturel de l'homme ?

Correspond-il à ce milieu hostile dont parlait Hobbes ?

Correspond-il à ce milieu paisible originaire dont parle la Bible ou qu’évoque Rousseau?

 

- L’homme est un « animal plus », car il est, en fait, inadapté à la nature.

A l’origine, ce « plus » est le résultat inattendu d’un « moins » L’homme est un singe né nu(1)… il naît inadapté, mal adapté. Notre cerveau, lui aussi, est très peu adapté à la naissance. N’étant adapté à rien, il doit s’adapter à tout.

L’être humain s’arrache constamment à la terre qui le nourrit pour opposer ce qui pourrait ou ce qui devrait être à ce qui est, pour promouvoir un monde plus approprié à ses propres ambitions. Imaginatif, créatif, laborieux, exigeant, insatisfait, il crée un univers de formes symboliques qui lui permet de relativiser sa finitude et de sublimer sa condition. » Les animaux n’élaborent pas le récit de leur vécu ni ne construisent une représentation du monde dictée par leur seule fantaisie. Seul l’être humain modifie radicalement et irréversiblement l’ensemble de son environnement. Nul doute qu’il tente en général de le changer en vue d’un mieux : c’est ce qu’on appelait autrefois le « progrès ». Maintenant, il n’aura échappé à personne que l’humanité se distingue surtout par son pouvoir de nuisance ; aucune autre créature ne saccage ainsi son milieu naturel avec méthode et constance - mais c’est une autre histoire. »

 

La conscience de la durée

- Ce qui rend aussi l'homme différent de la nature, dont il est un produit comme tout le réel qui nous entoure, c'est qu'il a conscience de l'existence de la durée. « Pour tout ce qui nous entoure, demain n'existe pas. Pour les membres de notre espèce, demain est l'obsession de chaque instant. » (Albert Jacquard). Pour la nature, la finalité est absente, alors qu'elle est à l'origine de chacun de nos actes. Ce qui nous fait échapper à la nature, nous en exclu en tant qu’être »naturel ».

Paradoxalement, cette conscience de la durée nous fait aussi souvent oublier de vivre dans le présent !

 

Préparer l'avenir, c'est faire des choix alors que la nature n'en fait jamais: elle ne fait que dérouler des processus plus ou moins complexes que ce soit dans la croissance, la reproduction, l'organisation de groupes.

Ensuite, afin de réaliser ces choix les communautés humaines ont défini des règles et des morales, ce que la nature ignore.

Mais c’est bien la nature qui nous a donné cette capacité de choix en permettant à notre cerveau de prendre de la distance avec le réel et de l'interroger, de créer des réseaux de communication par le fait notamment du langage.

Le cerveau des animaux leur permet d’exister à l’échelle du quotidien et de leur espèce, le cerveau humain pense l’avenir à l’échelle des dimensions du monde. Le cerveau de l’homme lui permet d’auto-manipuler ses affects.

 

La nature a rendu nos performances possibles, c'est l'inné, mais ce que nous sommes devenus, nous l’avons acquis.

« Toute l'aventure humaine est une lutte contre les pseudo-fatalités de la nature. Apprivoiser le feu ou empêcher les enfants de mourir, nous éloigne de notre condition d'objets naturels. » (Albert Jacquard).

Et nous ne pouvons pas faire autrement…

 

La conscience de la liberté

- La conscience de sa liberté oppose l’homme à la nature, domaine autorégulé et ainsi exploitable par l’homme. L’homme est un être « d’antinature », potentiellement dévastateur, mais aussi le seul protecteur de la nature. On a vu beaucoup d’êtres humains se mobiliser pour sauver des baleines, l’inverse est assez rare, (Comte-Sponville).

Pour Rousseau Le critère permettant à l’homme de s’arracher à la tradition et au code de la nature, c’est la liberté. « Ce n’est pas le langage qui caractérise l’humanité, le langage n’est pas un critère moral. »

Il développe l’argument de la double historicité. Il y a l’historicité de l’individu, qui est l’éducation. L’animal n’a pas ou peu d’éducation, tandis que le petit d’homme ne sait pas vivre tout seul, sans éducation. « Le programme de la nature s’impose à l’animal, tandis que l’homme s’arrache à la nature pour entrer dans l’histoire. » Et il y a l’historicité de l’espèce, qui est la culture. Dans une ruche, le comportement des abeilles est le même depuis toujours, là où nos grandes villes se transforment continuellement. Voilà, selon Rousseau, la différence entre la nature et la culture : la nature n’a pas d’histoire (sauf à l’échelle de l’évolution, bien sûr) et la culture, c’est l’historicité même. Cet humanisme fait l’hypothèse que nous disposons d’une liberté qui nous permet de nous arracher à la tradition. L’animal fait un avec la nature, l’homme fait deux et là est le secret de ses pouvoirs de destruction comme de protection » (Luc Ferry).

 

* * *

 

Et si toutes ces capacités qui définissent cet homme, « animal plus », conscient de la durée, conscient de sa liberté, déterminé par sa culture et sa « conscience de soi », capacités qui font de lui un être dont l’existence précède l'essence, n’étaient en fait que cette »ruse de la nature » évoquée par Kant, le ramenant à un être dont l’essence précède l'existence?

 

- - - - - - - - - - - -
(1)-Le Singe nu (1967) est un ouvrage de Desmond Morris qui décrit l’espèce humaine à travers un regard d’éthologue, l'étude du comportement des diverses espèces animales. c’est-à-dire avec le même regard que celui que l’on porte généralement sur les autres animaux.

La principale thèse du livre est que la relative absence de pilosité serait liée à un besoin de contact physique entre la mère et son petit, puis à l’âge adulte entre les membres d’une horde, afin de consolider les relations sociales. Les particularités de la sexualité humaine seraient elles aussi fortement liées à cette absence de pilosité.
Chez l'être humain, la croissance cérébrale se poursuit encore une dizaine d'année après la maturation sexuelle alors que pour le chimpanzé, par exemple, elle s'achève six ou sept ans avant ! Cette croissance, combinée au très long temps d'enfance où l'on peut profiter et acquérir de l'expérience de la part des adultes, a été capitale pour la réussite de notre espèce. Cette évolution ne pouvait par ailleurs s'établir sans l'accroissement de la communication et de la coopération au sein de l'espèce. La conclusion du "Singe Nu" est simple : « nous ne sommes guère plus qu'un simple phénomène biologique ».

Note complémentaire par Jean Brice

J'ai poursuivi ma réflexion à propos du dernier sujet et je voudrais apporter quelques précisions.
Cela concerne la définition du mot nature qui présente un double sens,si l'on suit Comte-Sponville:

-sens 1: le réel, les lois de la nature, Dieu ,"deus sive natura" selon Spinoza

-sens 2: les productions humaines, les artéfacts et par extension l'ensemble de la culture.
Cela a des implications concernant le sujet:"Faut-il réintroduire l'Homme dans la nature?"

*au sens 1:il convient de le replacer dans le réel en supprimant les illusions, les fantasmes et le fétichisme portant sur nos diverses productions symboliques.

*au sens 2:cela consiste à supprimer les effets de nos productions de nos productions artificielles et synthétiques, ceci d'autant plus que la techno-science a accru considérablement nos capacités en ce domaine.
Il s'agit de l'acception la plus courante de ce thème, concernant les préoccupations écologistes.
Toutefois dans les deux sens il me semble que c'est une mission impossible.

Dans le premier, parce que nous transitons toujours par une représentation et que le langage produit un écran opaque nous séparant du réel. D'ailleurs utiliser le terme nature, c 'est déjà nous être éloigné d'elle.
Dans le second, il semble difficile d'envisager une humanité qui ne produirait pas d'artéfacts (cf le mythe de Prométhée).

Au total, il me semble que nous devons prendre soin de la nature et la protéger, mais qu'il serait totalement illusoire de vouloir faire de nous des êtres de nature , dépourvus d'illusions ou d'imagination et sans impact sur ce qui nous entoure.

 

Jean Brice

 

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homme nature

La fonction sociale du mythe.

Introduction

 

Nicolas Sarkozy a déclaré qu’à partir du moment où l'on acquiert la nationalité Française, « nos ancêtres sont les Gaulois».

Ses adversaires à la primaire de droite, la gauche ont ouvert le feu.

Alain Juppé a «souris» de cette «nullité du débat politique», Bruno Le Maire a parlé de caricature. Najat Vallaud-Belkacem a déclaré: «Faut-il faire un cours d'Histoire à Monsieur Sarkozy, qui visiblement en a besoin?- Oui, il y a parmi nos ancêtres des Gaulois. Il y a aussi des Romains, des Normands, des Celtes, des Burgondes, (...) des Niçois, des Corses, des Franc-Comtois, la Guadeloupe, la Martinique, des Arabes, des Italiens, des Espagnols... C'est ça la France». François de Rugy a ajouté: «  Stop à cette régression simpliste sur la France ». Dans «Le Monde», deux profs d’histoire ont détricoté les propos de Nicolas Sarkozy sur les « Gaulois ».

 

Or je ne supporte pas la mauvaise foi de ceux qui ne cherchent, à leur profit personnel, qu’à imposer un sens simpliste à des propos, en faisant comme s’ils ne comprenaient pas la signification profonde, la raison pour laquelle les propos ont été tenus, et ceci en dépit leur culture et leur intelligence.

Si, de plus, l’ensemble des médias, joue leur jeu, sans procéder à une analyse honnête et approfondie des propos tenus, afin d’influencer lecteurs et auditeurs et de déterminer une « pensée  juste et correcte », je me retrouve dans la position inconfortable de devoir  tenter d’expliquer les raisons pour lesquelles ils ont été tenus par un homme avec qui je n’ai pas particulièrement d’affinités.

 

Bien entendu, « les Gaulois » ne correspondent à aucune réalité historique, le terme recouvrant en fait de nombreuses ethnies rassemblées sous le nom « Gaulois » par l’empire romain.

Bien entendu, longtemps, l’école de la République s’est basée sur les manuels d’Ernest Lavisse (dont la première édition date de 1884), historien du « roman national »censé communiquer aux enfants « l’amour de la patrie ». Ce mythe des Gaulois a persisté jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, et bien entendu, qu’aujourd’hui, l’idée d’enseigner aux enfants une histoire « continue » dans laquelle nous serions les descendants des Gaulois n’a plus de sens.

 

Mais dire « nos ancêtres les Gaulois », a bien une fonction, très éloignée de « l’erreur historique » qui lui est attribuée : c’est bien de l’énonciation d’un mythe qu’il s’agit et non de la réalité à prendre, avec mauvaise foi, « à la lettre ».

 

Reprendre un « mythe fondateur », comme cela s’était produit à la fin du 19e siècle, a probablement été suggéré à Nicolas Sarkozy.

Les mythes ont  toujours traité des questions qui se posent dans les sociétés qui les véhiculent, qu’il s’agisse de la création du monde, des phénomènes naturels ou du statut de l'être humain dans ses rapports avec le divin, avec la nature, avec les autres individus et de la genèse d'une société humaine et de ses relations avec les autres sociétés.

 

Mais aujourd’hui, au cours de cette campagne électorale dans laquelle ne s’énoncent surtout que des propos simplistes, évoquer un mythe fondateur, afin de le positionner en tant que référentiel, était-ce judicieux?

 

Plus généralement, le mythe, qu’il soit fondateur ou social, qui ne vise pas à représenter la réalité mais à la transformer, qui permit, dans l’histoire de l’humanité, d’assurer la cohésion d’un groupe social, peut-il encore de nos jours avoir la fonction d’unifier un groupe, de servir comme le voulait Bachelard, de symbole pour une situation dramatique?

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intro mythe

Spiritualité laïque (à ne pas confondre avec athée)

 

 

J'ai réfléchi au sens du terme « spiritualité laïque ».

J'ai commencé par définir de plus près le terme :

 

- Spiritualité signifie donner une signification et en reconnaître le sens dans chaque aspect de la vie.
Ce n'est ni un culte, ni une religion parce qu'elle ne prévoit aucune vérité  révélée à laquelle il faudrait se tenir.

Tout être humain doit rechercher à l'intérieur de soi les réponses aux questionnements fondamentaux de la vie en pensant certes, mais aussi en échangeant et en se confrontant aux autres. C'est un long procès « d'auto-connaissance »

 

- Le terme laïc vient du latin laicus qui signifie « commun, ordinaire, qui est du peuple » lui-même issu du grec laikos signifiant « du peuple » et dans un sens plus large, «en dehors de tout contexte socialement structuré».

 

En effet la spiritualité laïque est une sorte de spiritualité naturelle ; c'est l'homme à la recherche spontanée de son origine et du sens mystérieux et énigmatique de l'existence depuis sa naissance jusqu'à sa mort.

Ce procès passe et se développe par l'auto-connaissance.

 

L'homme laïc est l'homme du doute !   A l'opposé du « croyant » il ne doit convertir personne.


La spiritualité est un dérivé de l'esprit qui à mon sens représente une synthèse de l’intelligence, de l'intuition et de la conscience de soi.

N'étant pas croyant, tout ce que j'affirme par la suite est directement tiré de mon expérience d'exister et d'en avoir conscience, à savoir que :

 

1.    la spiritualité laïque se nourrit et évolue grâce à l'introspection, l'observation, l'expérimentation, le doute, la contemplation de la nature, la musique et éventuellement (si on en possède le   tempérament)             la méditation.

            C'est donc en quelque sorte un laboratoire de recherche en devenir continuel.

 

2.    la spiritualité laïque a comme sujet opérant un être humain en quête intérieure.

Un chercheur qui veut faire l'expérience directe du « Tout » en entrant en syntonie avec l'énergie de l'univers en passant par un contact profond avec la terre et avec tous les êtres vivants.

Les simples faits de croire ou de ne pas croire lui sont étrangers, il a besoin d'expérimenter des techniques et des disciplines évolutives, il est constamment projeté vers la découverte de nouvelles façons d’interpréter la réalité, soit par les arts ou par la science.   

 

Le besoin profond d'une spiritualité laïque est constamment déjoué et occulté :

d'une part par notre civilisation de la consommation exacerbée et d'autre part par les différentes confessions .

A mon sens ce constat est certainement l'une des explications de la crise éthique, politique et économique contemporaine.

C'est une crise palpable qui se manifeste de maintes façons, très différentes  (violence, dépression, irresponsabilité, chômage, pollution etc.) et qui ont en réalité une racine commune, à savoir l'abandon, voire la trahison de l'essence humaine profonde qui est à la source des potentialités créatives de l'humanité.

La spiritualité laïque serait-elle l'élément essentiel pour reconnecter en nous et entre nous ce qui a été séparé ?

L'approche laïque, comme pressenti par Spinoza, a besoin d'une nouvelle éthique de la connaissance et d'une éthique des passions.

 

De toute évidence il n'est pas suffisant de travailler à niveau politique, économique et social pour provoquer les changements urgents et indispensables du monde extérieur.

Il faut en premier lieu travailler sur une connaissance et une maîtrise accrue de notre monde intérieur, et de corriger notre façon égotique individuelle et collective qui est à la source de la crise actuelle des valeurs de notre civilisation.

 

En tant que manifestation de l'esprit, la laïcité transcende le monde matériel et les institutions civiles.


L'État laïque ne devra donc pas être un État sans spiritualité ou antireligieux ; au contraire, la spiritualité laïque qui l'habite tendra vers la connaissance de toutes les formes de pensée spirituelle et ne pourra jamais renoncer à cette recherche.

 

Luca - Juin 2017

 

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spiritualité laique

Les mécanismes de la spontanéité

 

Est dit « spontané » ce qui se produit, sans être l'effet d'une cause extérieure.

Longtemps et partout dans le monde, on a pensé que la vie apparaissait spontanément dans la matière, chaque fois que les conditions étaient propices.

Dans la Chine ancienne, on croyait que les bambous généraient des pucerons; en Inde c'était la naissance de mouches à partir d’ordures et de sueur; dans l’Égypte antique, grenouilles et crapauds naissaient du limon du Nil. Le mécanisme de génération spontané était considéré « intérieur » à la chose qui la produisait.

Ces idées se retrouvent dans les écrits de Thalès, de Démocrite, d’Épicure, de Lucrèce et de Platon, d’Aristote. De grands penseurs comme Newton, Descartes et Bacon la soutiennent.

Ce n’est vraiment discuté qu’à partir du milieu du XVIIe siècle, encore admis par certains au 19e siècle, jusqu’à Pasteur qui porta le coup de grâce à la théorie de la génération spontanée.

 

Pourquoi cette persévérance, et qu’en reste-t-il ?

On retrouve la question de l’origine! Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Et ce « quelque chose » comment se produit-il, pourquoi et comment évolue-t-il ?

Si l’on n’accepte plus la solution d’un  Dieu qui aurait tout prévu, la simple observation montre que rien n’est inerte, l'inertie étant la tendance d'un être, d’une chose, à persévérer indéfiniment dans son état de repos ou de mouvement tant qu'il n'est pas modifié par une cause extérieure.

Il s’était donc agit, à l’époque, de démontrer un pouvoir que possèderait un être ou une chose, de modifier lui-même son état indépendamment de toute cause extérieure. Par exemple, selon Aristote, tous les êtres se meuvent spontanément par l'effet d'un désir intérieur qui les porte vers leurs causes finales par un mouvement tout à fait impossible à prévoir et à expliquer. Ou Leibniz : Spontaneum est cujus ratio est in agente (est spontané ce dont le principe est dans l'agent), parce que les monades, qui sont les vrais éléments des choses, sont incapables d'agir réellement les unes sur les autres et que, par conséquent, chacune d'elles change et se développe en vertu de sa propre force, comme si elle était seule au monde.

 

Mais aujourd’hui, cette hypothèse d’un mécanisme universel intérieur à la chose étant rejetée, la spontanéité n'est-elle plus qu'une apparence illusoire ?

  • *          *          *

Lorsqu’il s’agit de la spontanéité chez l’humain, il s’agit de ce qui vient de soi-même, non d’une force extérieure ou d’une contrainte, sans être une réaction ou une réponse à un stimulus quelconque.

C’est une action, une réaction immédiate, une impulsion irréfléchie, sans autre source que soi, sans influence extérieure.

Ce n’est pas un réflexe, mais ce qui s'oppose à ce qui est laborieusement conçu, réfléchi, médité et minutieusement exécuté, comme, par exemple, les associations d'idées qui ne sont ni réfléchies, ni volontairement orientées.

Il s’agit donc l’opposition entre les deux modes de l'activité et de l'intelligence humaines: spontanéité et réflexion.

 

Qu’est-ce qui est spontané chez l’humain ?

Archimède, lorsqu’il s’écrie Euréka, au moment où il comprend les lois qui régissent les objets par leurs densités révélées par la poussée qu'ils subissent en les plongeant dans l'eau ou tout autre liquide, a préalablement longtemps réfléchi, cherché à comprendre ce phénomène. Il a trouvé lorsqu’il ne cherchait plus. Le mécanisme de la spontanéité est alors la conséquence d’une pensée préalable lorsqu’on n’y pense plus. Lorsqu’on essaie plus de la maîtriser.

 

Le musicien qui improvise a  longtemps travaillé son instrument, la musique, afin de pouvoir, dans un premier temps,  gérer ce qu’il produit, le contrôler, savoir comment on crée des surprises et comment on profite de ces surprises pour construire à nouveau, etc.  L’improvisation est le résultat de tout ça quand il joue sans y penser, sur le moment, dans l’instant.

En écriture, une idée doit être développée, travaillée, le discours élaboré, le vocabulaire maitrisé. Le moment de l’écriture, est celui ou toute la préparation s’oublie.

La spontanéité serait alors le moment où l’on oublie de se maitriser, ou la pensée se lâche.

Il n’y aurait donc de mécanisme conscient qu’antérieurement à ce qui est spontané.

 

Et ne pas maitriser est une attitude difficile à accepter pour soi. Elle fait peur. Pour Nietzsche la volonté de « tout » maîtriser «trouve son origine dans l’instinct de peur, et non de vie. Il trouvait quelque chose de morbide dans cette volonté de retirer à la vie sa capacité à nous surprendre, à nous troubler. Vouloir tout maîtriser reviendrait aussi à s’interdire l’intuition, la spontanéité, la vision, autant d’états de pleine présence au monde » (d’après Charles Pépin).

 

La spontanéité est peut-être, si l’on accepte que l’essence d’un homme et son existence au sens sartrien, ne soient pas incompatibles, un mécanisme essentiel correspondant au Conatus de Spinoza.

Le conatus est l’exercice de la force d'exister d'un être, l'affect fondamental : "l'effort" d'exister, autrement dit de persévérer dans l'être constitue l'essence intime de chaque chose ». Mais sans qu’il n’y ait aucune  finalité dans cet effort. Persévérer dans son être n'est pas chez Spinoza une fin, un objet idéal qu'on chercherait à atteindre dans un avenir indéterminé, c'est au contraire l'exercice d'une force présente, sans cause extérieure, sans mécanismes, d'où le terme d'effort pour traduire conatus. C’est une puissance et non un devoir ou un objectif

 

Mais aujourd’hui, la spontanéité est valorisée comme jamais dans l'histoire humaine.

Nous vivons sous l’injonction d’être spontanés !

 

« Sois spontané » disent les sites de CV ou de rencontre. Les gourous du vivre ensemble et du marketing social nous demandent de cultiver notre spontanéité ! ( ce qui ne veut rien dire !)

Massivement, des sollicitations planifiées nous poussent à des comportements spontanés. Ne contrarie pas tes désirs, paie et consomme. Achète en te dirigeant spontanément vers le produit dont on a raccroché l'image à tes fantasmes. La société de consommation, c'est un immense parc d'attraction, avec ses itinéraires obligés, ses alternatives convenues, ses barrières qui nous masquent et nous interdisent le vaste monde, et bien sûr, son esclavage caché.
Tu es libre, tu peux toujours faire droit à ton désir spontané dans le cadre d’un mécanisme de spontanéité suggéré extérieur. Tu es libre puisque tu sens que tu fais ce que tu veux, qu’il s’agit de tes propres choix, en l’absence de toute contrainte extérieure. La spontanéité dans l'action semble offrir une issue, l'action est enchaînée avant la réflexion et évite la situation de choix, spontanéité est donc liberté.

 

Ce qui permet de faire de la spontanéité une marque de liberté !

 

Bien entendu en ne prenant pas conscience des causes, des mécanismes qui déterminent l’action spontanée.

​N.Hanar

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spontaneite
spontanéité patrice

Spontanéité mécanique

2 août 2017

 

  

Mouvement propre causé par soi-même, la spontanéité est classiquement un « automouvement » à causalité interne : Finalité pour la Substance (Aristote) ou Principe d’action pour la Monade (Leibniz), mais sans finalité pour la Nature (Spinoza) ni pour la Vie (Bergson).

            Pourtant, la liberté intérieure de cette spontanéité est ambiguë, par rapport à l’enchaînement causal externe de la continuité soi/non-soi, et par rapport à l’automatisme interne acquis (réflexes, instincts, besoins, désirs, etc…). Déjà Descartes se montre ambigu en introduisant son mécanisme universel, tout en réservant pour l’âme un libre-arbitre, qui sera prolongé par la liberté de la Conscience rationnelle (Kant) ou perceptive (Sartre). Cette double ambiguïté de la spontanéité, de soi ou pas, libre ou mécanique, marque un certain échec de l’ontologie et de la psychologie.

 

            En réalité, la spontanéité relève bien de mécanismes causaux, en dépit du sentiment de liberté qui peut l’accompagner. La liberté, en effet, dans ses différentes approches, reste une soumission à des contraintes, une sujétion aux lois naturelles et divines, au devoir rationnel et aux exigences de l’existence. La spontanéité est un processus, un fonctionnement causal (mécanisme), mais cette causalité mécanique, automatique, signifie-t-elle que la spontanéité ne serait qu’un pur déterminisme ?

 

            Tout mouvement est à la fois spontané et mécanique, sinon il n’aurait pas lieu. Le réel n’est pas une collection de Substances ou de Monades, de Sujets ou d’Objets, mais un ensemble de forces en action, physico-chimiques, bio-mentales et socio-politiques. L’action de ces forces est certes causale, mécanique, mais en même temps « opportune », spontanée, c’est-à-dire chanceuse : Le réel est le possible réalisé, à la fois déterminé et aléatoire, par « coadaptation évolutive » entre conditions et formes. Et l’universel mécanisme spontané ne se cantonne pas aux phénomènes spécifiquement désignés ainsi dans tous les domaines : Chute de pierre, croissance de l’entropie, brisure de symétrie, glycogénèse du foie, accouchement, amour, pensée, ordre du marché libéral, mais aussi pendule et voiture automobile. Les mécanismes de la spontanéité sont la spontanéité des mécanismes.

Patrice

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idees neuves

Y-a-t-il des idées neuves?

 

La question ne porte pas sur la notion ou le concept d’idée mais sur une locution: les «idées neuves».

Je ne commencerai donc pas par poser la question : « qu’est-ce qu’une idée », mais d’abord : «qu’est-ce qu’avoir une idée».

« Qu’est-ce que c’est avoir une idée? », s’est demandé Deleuze. «On dit: tiens, j’ai une idée. Tout le monde sait bien qu’avoir une idée, c’est un événement rare, ça arrive rarement, avoir une idée c’est une espèce de fête, ce n’est pas courant. Et on n’a pas une idée en général. Les idées [que l’on a], il faut les traiter comme des espèces de potentiels, mais des potentiels déjà engagés dans tel ou tel mode d’expression dont elles sont inséparables. Une idée, elle est déjà dédiée, consacrée à quelque chose, à un domaine précis: c’est tantôt une idée en peinture, tantôt une idée en roman, tantôt une idée en philosophie, tantôt une idée en science, en politique ».  (Paraphrase d’une conférence de Deleuze)

 

Alors, bien sûr, on rejoint maintenant la notion d’idée.(3)

Descartes : « J'appelle généralement du nom d'idée, tout ce qui est dans notre esprit, lorsque nous concevons une chose, de quelque manière que nous la concevions ». » (Lettre à Mersenne, juillet 1641).

Et l’idée n'est pas seulement ce qui est « dans la pensée », comme disait Descartes, mais aussi ce qui en résulte, ce que la pensée produit ou élabore, qui est moins son objet que son effet. Penser, c'est avoir des idées, mais on ne peut les avoir qu'à la condition de les produire.

Spinoza : « Par idée, j'entends un concept de l'esprit, que l'esprit forme parce qu'il est une chose pensante », le concept étant ce que l’esprit construit, le résultat d'un acte de penser, un mode de penser.

C’est donc bien une représentation (ideïn, en grec, signifie voir), mais une représentation perçue intérieurement, que l’esprit produit, élabore à partir de ce qu’il voit, de ce qu’il connait, de ce qu’il sait.

C'est dire, contre Platon, qu'il n'y a pas d'idées séparées ou en soi : il n'y a que le travail de la pensée. (Paraphrase de « l’idée » dans le dictionnaire de Comte Sponville).

 

Quand on demande « Y-a-t-il des idées neuves? », une idée, là, désigne la représentation dans l’esprit, d’une solution nouvelle et adaptée au problème qui se pose: quelque chose qui résout un problème de façon inattendue, ou une suggestion d'amélioration, ou une idée-force qui va étonner et faire passer le message voulu, donc quelque chose d'efficace à quoi on n'avait pas encore pensé ou pas encore envisagé.

C’est donc quelque chose que l’on imagine (Qu'est-ce qu'une idée ? c'est une image qui se peint dans mon cerveau, (Voltaire), et peut-être qu’alors, on se fait des idées, des idées de l’ordre de l’opinion. (Souvent celles qui tendent à renouveler la société !).

 

Une idée neuve serait celle qui s’affranchit des règles, des habitudes, de ce qui est attendu jusque-là comme possible et qui fournit ainsi une piste, un moyen, de continuer à penser, à agir, en élargissant les limites fixées à la pensée, à l’action, par l’époque, les cultures et les interdits, tout en posant une vision du monde, de tout en fait, que personne d'autre n'aurais pu avoir.

Ce qui consiste à concevoir, créer avec inventivité quelque chose d’original.

 

Est-ce seulement possible ?

Foucault,  en étudiant l’histoire des idées, montre que les savoirs sont avant tout des instruments de pouvoir, que les idées dominantes d’une époque ne sont pas l’œuvre du génie individuel, mais se constituent de manière anonyme et aléatoire, à partir des structures profondes de pensée, d’une époque.

Il rejoint la thèse de Lévi-Strauss dans «l’anthropologie structurale» : toute production humaine, toute activité n’est permise que par des systèmes, des structures sous-jacentes.

 

Ainsi une idée nouvelle ne peut  être qu’appropriation des formes, des savoirs, des styles antérieurs non pas pour les imiter, mais pour les recombiner, les recomposer, les modifier de telle sorte que ce qui en naît, soit précisément à la fois totalement nouveau et non sans rapport avec ce qui précède. Quelque chose qui donne des sens nouveaux à des choses anciennes.

 

De toute façon, ces nouvelles idées émises, il faut qu’elles soient reconnues. Si elles ne sont pas liées, d’une manière ou d’une autre, à une référence commune avec le monde dans lequel elles sont créées, une appartenance à une histoire commune, elles restent méconnues, incomprises.

Qu’est-ce que nous estimons nouveau ?

Est nouveau « ce qui vient d’apparaitre pour la première fois, qui était jusque-là inconnu, et qui tend à se substituer de manière différente à ce qui est, en général en contradiction avec les idées reçues, les habitudes, la tradition ». (Définition des dictionnaires) Rien de nouveau !

 

Il s’agit donc de quelque chose de vécu par la perception.

En musique une nouveauté peut être une nouvelle approche de l'harmonie et de la musicalité d'un agencement de sons.

Ce qui n’est pas confortable car nous sommes souvent enfermés dans des habitudes qui limitent notre champ de conscience, du fait du conditionnement environnemental et sociétal, habitude qui ne permet pas de remise en question ou l’exercice de l’esprit critique.

Et pourtant l'homme ne se complaît pas dans l'habitude et l'histoire de l'humanité le montre.

A ce titre des "nouveautés" incontestables seraient  par exemple la découverte du feu, l'apparition du premier outil, et avec celui-ci, la possibilité de changer son mode d'alimentation.

 

Rien ne vient de rien, ex nihilo nihil, et toute nouveauté concernant la connaissance, le savoir passe par le champ de la perception, de l'expérimentation, de l'observation. Toute nouvelle action, toute nouvelle façon de produire, toute nouvelle façon d'être, de penser, repose en fait sur ce qui est préexistant, sur ce qui préexiste.

 

La nouveauté n'est par essence pas foncièrement nouvelle et c’est même nécessaire pour qu’elle soit comprise, ingurgitée  par tous dans un champ de référence commun.

 

Umberto Eco prend l’exemple de cette ménagère qui utilise des fiches cartonnées de différentes couleurs afin d’y noter ses courses, les anniversaires, ses achats de vêtements, ses recettes et ses pensées. Si son enfant s’en vient à jouer avec ses fiches, il construira un château de cartes, un chemin pour ses jouets, il dessinera par-dessus. Ce qui importe, c’est ce que l’on fait des fiches. Chaque vision nouvelle est en fait seulement différente !

Comme disait Colette: "Le monde m'est nouveau à mon réveil, chaque matin".

Il n’y a pas création, ce qui n’enlève rien à l’idée nouvelle,  mais regard différent  sur les choses. En fait comme une découverte, qui suppose un objet préexistant, ou une invention, qu'un autre aurait pu faire. (On aurait de toute façon découvert la pénicilline, s’il n’y avait eu Sir Alexander Fleming !). (Sérendipité).

 

J’ai soigneusement tenté d’éviter le mot création en parlant d’idées nouvelles.

Bergson se demandait « comment l’apparition et la production de quelque chose de nouveau sont-elles possibles ? », à quelles conditions le monde objectif permet-il une production subjective de nouveauté?»
Quand Bergson, questionne le fait qu'il « y a du nouveau à l'œuvre dans le monde de la conscience comme dans celui de la vie en général », il oscille entre une cause externe qui expliquerait le phénomène et qui en serait l'origine, une création, (soit un ordre caché ou une force occulte, par exemple un Dieu quelconque?) et d’autre part, une activité immanente à la conscience ou à la nature et qu'on appellerait « l'autocréation » (un plan ou une finalité qui gouverne dès l'origine :« l'évolution créatrice»). Émergence ou transcendance?

 

Deleuze étudiant l’œuvre de Bergson remarque que pour qu’il y ait du nouveau, il faut considérer la réalité non pas comme réceptacle de choses, mais, de manière dynamique, comme un ensemble de processus, de changements, de modifications qui sont inséparable de celui, de chaque individu, donc,  qui en fait à chaque fois l’expérience singulière La nouveauté désigne en effet avant tout chez ce dernier la modalité originale sous laquelle nos états subjectifs se donnent à nous, ou se présentent à notre conscience, donc inséparable de celui qui en fait à chaque fois l’expérience singulière.

Pour Deleuze le réel apparaît lui-même comme une production de nouveauté, sans passer par une expérience singulière. C’est peut-être en ce sens que Deleuze se méfie parfois du terme de création, qui semble supposer un sujet ou un créateur comme une source.

Grossièrement, ainsi, penser n’est pas reconnaitre, identifier et classer, mais déterminer « quelque chose de nouveau à partir de la différence que l’on perçoit par les événements et les aléas qui surgissent dans l’existence, et auxquels on se doit de réagir et de riposter en élaborant à son tour du nouveau dans un rapport créateur à son milieu.

Il ne s’agit plus de répondre à un besoin de vérité, ou d’ouvrir à la connaissance du réel, mais d’en appeler à ce que Deleuze appelle de « nouvelles possibilités de vie » à travers « ce que nous sommes en train de devenir ». (2)

 

Alors finalement que l’on dise qu’il n’y a pas d’idées nouvelles parce que rien ne se crée à partir de rien, ou que l’on dise il y a bien des idées nouvelles si on les considère comme de qui diffère des idées dominantes ou généralement acceptées par tous, par l’utilisation d’un regard différent, d’une pensée différente, qui se doit cependant de continuer, pour être comprise, d’utiliser des référentiels communs, le devenir, constitué de production de flux de création, finira par nous mettre d’accord. Tout change: le changement, c’est maintenant !

 

N.Hanar

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NOTES

 

1-L’idée fixe – 1932 Paul Valéry- Les idées qui nous passent par la tête semblent au contraire toujours furtives, insaisissables, instables. Mais, répond le docteur, la fugacité des idées s'accommode aussi d'idées fixes, obsédantes, comme l'angoisse ou l'anxiété qui rongent l'esprit et peuvent même conduire à la folie.

L'homme serait aussi habité par des « pensées inutiles » qui le poussent en avant et le font s'agiter. Au lieu de se distraire, de se délasser, l'homme ne cesse d'agir, en ruminant des projets : il « sécrète du lendemain ».

 

2-Deleuze définit la pensée comme expérimentation: « Penser, c’est toujours expérimenter, non pas interpréter, mais expérimenter, et l’expérimentation, c’est toujours l’actuel, le nouveau, ce qui est en train de se faire 

Articulée à la question de la nouveauté, la réflexion politique de Deleuze et Guattari renverse le sens de la démarche de la philosophie politique moderne qui cherche à comprendre génétiquement la formation de la société en se tournant vers son origine ou son fondement. Dans un tel contexte, le problème politique n’est plus, comme chez Hobbes ou Rousseau, celui du droit et de la limitation des libertés, mais celui de la production et de la maîtrise des « flux » de création

 

3-ÉTYMOLOGIE - Latin, idea ; du grec ἰδέα, image, idée, de εἴδειν, voir, lequel est le même que le latin videre, voir ; de sorte que c'est le fait de la vision qui a fourni, par figure, la dénomination au fait intellectuel.

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Idées neuves

18 octobre 2017

 Y a-t-il des idées neuves ?

 

            Cette question n’est pas nouvelle.

 

            Depuis toujours, la pensée absolutiste sous toutes ses formes, idéologique, religieuse ou scientiste, prétend que non, il n’y a pas d’idées neuves, il n’y a que les idées éternelles d’une réalité essentialiste, fixiste, vérité à découvrir et à obéir. Il n’y a « rien de nouveau sous le soleil », que ce soit en mathématiques, en science, dans la nature humaine ou en politique. L’idée que la terre est ronde existe déjà dans l’Antiquité, l’héliocentrisme est déjà exposé par Aristarque de Samos au 3ème siècle avant JC.

            Cet absolutisme de l’idée traverse toute la pensée occidentale, de Platon à Hegel et Marx, en passant par le christianisme (Berkeley, Bossuet), le fixisme biologique (Linné, Buffon), le positivisme (Comte), et encore à notre époque chez Paul Ricœur, pour lequel la Subjectivité, essentialiste nature humaine, se déploie dans le temps et fait l’Histoire.

            Au contraire, la Relativité « moderne » affirme que si, il y a des idées neuves : Ce sont les idées « historicisées » d’une réalité relative, évolutive, connaissance à construire et à développer. Cette relativité de l’idée s’impose progressivement depuis la Renaissance, d’Érasme à Deleuze et Derrida, en passant par Darwin, Nietzsche et Einstein, et encore chez Michel Foucauld, pour lequel c’est l’Histoire dans son évolution techno-culturelle qui crée la Subjectivité, sous forme « d’épistémès » efficaces, un peu comme les « paradigmes » en science.

 

Einstein est-il neuf ?

 

            Qui plus qu’Einstein peut être considéré comme l’incarnation de la pensée neuve ? Certes, mais relativement neuve, et avec des antécédents.

            À son époque, l’idée de relativité était déjà familière, à travers le principe de Relativité galiléenne, qui affirme qu’un mouvement relatif, s’il est rectiligne et uniforme, est indétectable par la Mécanique : On ne peut se rendre compte par une expérience mécanique dans un train ou un ascenseur, s’il est en marche ou à l’arrêt. Par ailleurs, tous les physiciens savaient que l’énergie cinétique est proportionnelle à la masse et au carré de la vitesse, et connaissaient la convertibilité de l’énergie, ainsi que la conservation de l’énergie et de la masse.

            Cette idée de la discontinuité continue de la pensée se retrouve souvent au cours de l’époque moderne : Toute idée neuve résulte d’un « processus » (Rousseau) ; une invention est un arrangement nouveau d’éléments anciens (Bergson) ; toute idée « écrite » contient ses antécédents et ses références (Derrida, Barthes). Mais comment se fait-il que, dans la pensée, le neuf et le vieux soient ainsi indissociablement entremêlés, comment est-ce possible ?

 

La pensée a une structure fractale

 

            Le « couplage » entre la pensée et le monde (Merleau-Ponty, Varela) est multidimensionnel ; cette union spécifique se traduit par les idées, c’est-à-dire le sens des choses. Une idée neuve est ainsi une idée différente dans une ou plusieurs dimensions, et identique dans d’autres ; c’est une idée différente de la même idée, à la fois originale et banale.

            Car la pensée est fractale, comme tout le Réel (Mandelbrot, 1974) : Une même réalité toujours différente, que ce soit par exemple dans la nature (feuilles), la technologie (téléphones) ou l’art (tableaux de nu féminin). « Tout change, et en même temps, rien ne change ». Et Deleuze confirme que les systèmes philosophiques sont l’image fractale de la Philosophie.

            La pensée est un emboîtement d’idées, affirme S. Dehaene (Code de la Conscience, 2014). Le propre de la pensée humaine est son incroyable capacité à combiner les idées, non seulement de façon syntaxique, mais surtout récursive : Les idées naissent les unes des autres, en s’emboîtant indéfiniment, selon de multiples dimensions, comme de complexes poupées russes… Cette structure fractale de la pensée représente la possibilité d’avoir des idées neuves avec des vieilles, de penser du neuf avec du vieux. Ce qui pourrait bien concilier Ricœur et Foucauld, en les dépassant.

 

Patrice

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Qu'est-ce que l'humanisme?

 

L’humanisme est devenu un terme fourre-tout.

Politiques, intellectuels, artistes revendiquent tous le titre d’» humanistes », évidemment le plus souvent sans préciser ce qu’ils entendent par-là : tout le monde est humaniste à l’heure qu’il est.

Par humanisme au sens large on entend une théorie de la grandeur et de la dignité de l’homme qui tire de cette dignité humaine des conséquences éthiques et juridiques. (droits de l’homme etc.)

Dans la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie Française (2011), nous trouvons le mot humanisme ainsi défini  : « doctrine, attitude philosophique, mouvement de pensée qui prend l’homme pour fin et valeur suprême, qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité ».

J’ai trouvé dans mes paperasses anciennes un texte bref d’un humaniste dont je ne connais pas le nom.  Je vais vous le lire, même s’il est un peu confus, et en suite j’en ferai une synthèse plus accessible et possiblement plus détaillée pour lancer la discussion.

Le voici :

Les outils de la l’humanisme : la science

Les humanistes croient que nous les humains sommes à ce jour la seule espèce à avoir développé la capacité de construire une connaissance fiable de notre environnement et de nous-mêmes.              Par conséquent nous n’avons plus besoin de nous appuyer sur des mythes, des révélations d’en haut, ou des fictions sur de mystérieux messages intuitifs issus de forces inconnaissables et au-delà de ce qui est accessible à l’expérience humaine.                                                                                                         A la place, nous pouvons nous concentrer sur notre origine naturelle et sur l’utilisation d’instruments évolués pour observer et expliquer nos expériences et aussi pour valider ces explications : des instruments tels que la raison, le langage et les sens. C’est seulement par ces moyens que les humains ont construit des connaissances capables de prédire et, par conséquent, d’influencer le cours des évènements. Les autres prétendues sources de vérité nous ont invariablement conduit à de coûteuses erreurs, car, à la différence de la science, elles ne comprennent aucun mécanisme d’autocorrection.

La créativité

Les humanistes identifient un second aspect du caractère distinctif des humains : notre capacité créative. 

L’éthique

L’humanisme se concentre particulièrement sur la signification d’un troisième aspect du caractère distinctif des humains – la capacité éthique et morale de l’humanité. Par cela, nous voulons dire notre propension à acquérir des valeurs, de créer des idéaux, et de faire des choix : des choix qui opèrent pour diriger et former le caractère individuel, et, finalement, pour fournir une direction à la culture même qui en fut l’origine. Bien que notre souci humaniste d’éthique et de morale soit partagé par tous les systèmes théologiques et philosophiques, nous différons de tous les autres dans notre croyance quant à la source et la justification – et les critères – des valeurs, des principes moraux et des lois.

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En partant de ces notions de base j’essayerai d’approfondir notre sujet en limitant toute fois mes réflexions aux humanismes occidentaux.

Nous pourrions distinguer cinq conceptions assez clairement définies :

  1. L’humanisme chrétien, une sorte d’humanisme dévot basé sur la notion de personne et exaltant sa dimension religieuse et sa capacité de « déification ».  On entend ici par personne un individu conscient et capable de choix.                                                                                             Mais comment concilier une théorie de la grandeur de l’homme par l’exaltation de l’union à Dieu, sans imaginer une abnégation de ses facultés humaines ?

  2. L’humanisme de la Renaissance visant à la réalisation de l’homme complet, c’est-à-dire le développement de ses facultés.                                                                                                             Le mot humanisme est né au début du 19ème siècle pour définir un courant philosophique et l’état d’esprit des hommes de la Renaissance. Le but de ce courant fut de mettre en place un système d’études permettant de « libérer » l’humanité en l’homme et de développer toutes les puissances humaines. Très vite les opinions divergèrent sur quel système d’études adopter : les uns privilégiant les lettres, d’autres souhaitant un retour à l’ancien système scholastique du trivium et du quadrivium.                                                                                                                  Aujourd’hui cette conception est problématique puisque en séparant les hommes accomplis (cultivés) et les hommes inaccomplis (illettrés) elle compromet l’idée d’une dignité de tout être humain.

  3. L’humanisme marxiste caractérisé par le souci d’émanciper les hommes des croyances religieuses, de développer leurs aptitudes par un travail humanisant et par la volonté de concrétiser ses conditions par la collectivisation des moyens de productions. Cette conception suscite des objections importantes, qui touchent notamment à sa manière de justifier la violence et la dictature en s’appuyant sur l’idée d’un sens de l’Histoire, voire d’une « nécessité » historique.

  4. L’humanisme de Pic de la Mirandole (qui mourra empoisonné à 31 ans en 1494) et de Montaigne cherche à reconnaître une dignité proprement humaine, et inhérente à tout homme, quel qu’il soit. L’homme est valorisé par un trait qui lui appartient en propre et que ne sauraient posséder ni les plantes, ni les bêtes, ni les intelligences artificielles.                Cette dernière conception est la plus intéressante pour notre époque. C’est le fondement de l’Humanisme moderne.                                                              

Dans son « Pic de la Mirandole annonce qu’il est en quête d’une dignité humaine. Il découvre en l’homme une capacité prodigieuse, qu’il est seul à posséder : c’est la capacité de tout devenir, d’adopter toutes les formes de vie possible. Il écrit L’homme ne connaît aucune borne à son pouvoir de .

  1. Montaigne va libérer la capacité proprement humaine de métamorphose de toute destination ultime : l’homme est digne non pas en tant qu’il peut se transformer au point de s’unir à Dieu, mais en tant qu’il peut explorer, au cours de son existence terrestre, des formes de vie diverses et variées.                                                                                                                         Il parle de la « profondeur infinie » du moi en soulignant qu’il recèle un trésor inépuisable d’idées, de potentialités et d’aspirations. Il souligne comme il est délicat de « pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes ».                                                                                                                                                                                                                                                       

 

Il accorde une valeur absolue à la vie humaine comme «  » capable de mutations innombrables. Il dit aussi que : «  », c’est-à-dire que nous dépendons tous les uns des autres pour nous former et pour évoluer.

Il encourage avec force le passage incessant d’une forme de vie à une autre et, quand possible, s’inspirant à « ». Cette volonté d’ouverture à la pluralité des opinions et des mœurs implique nécessairement un rapport bienveillant et amical à autrui, puisque c’est de lui que dépend notre capacité de transformation. C’est à lui que nous allons emprunter ce qui nous manque pour comprendre telle idée, réussir telle opération, adopter tel mode de vie. Et pour souligner cette attitude il utilise cette merveilleuse métaphore :

 

​«Je sculpte ma cervelle, en la frottant contre celle d'autrui"

 

Conseil magnifique et d’une époustouflante actualité !

Luca

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Humanisme

4 avril 2018

 

 

Ambiguïté multiforme de l’Humanisme

 

            L’enjeu historique de l’humanisme est de savoir ce qu’est l’être humain et quelle valeur il a : Individuelle ou sociale ? Tel qu’il est ou tel qu’il devrait être ? Absolue ou relative ? La pensée occidentale a donné de nombreuses réponses qui peuvent se regrouper autour des principaux courants suivants :

            L’humanisme chrétien est plus théologique qu’anthropologique, et la valeur de l’être humain y est toute relative à Dieu. Le christianisme se débat traditionnellement dans sa vision écartelée de l’être humain, à la fois « chétif vermisseau » et « fils de Dieu ». Mais la triomphante avancée moderne de la démocratie l’a conduit à élaborer une improbable conciliation démocrate-chrétienne, par exemple dans le Personnalisme (Mounier), ou l’Humanisme intégral (Maritain).

            L’humanisme culturel de la Renaissance (Érasme, Montaigne) est un « anthropocentrisme » qui réfléchit sur « l’humaine condition », en renouant avec la culture antique. Il représente une véritable torpille lancée contre l’imposant bâtiment du « théocentrisme » médiéval.

            L’humanisme absolutiste s’est développé à travers les « Lumières », en définissant l’être humain comme Sujet transcendantal, à valeur absolue et universelle (kantisme), prolongé par le courant actuel de la « transcendance dans l’immanence » (néokantisme).

            Le vitalisme existentialiste rejette l’absolutisme humain, et considère plutôt l’épanouissement relatif de l’être humain au cours de son existence.

            En somme, l’humanisme renvoie à la question, soit du modèle humain idéal, absolu, comme l’excellence antique, la sainteté ou la subjectivité, soit de la condition humaine diverse, relative.

 

Humanisme absolutiste

 

            Depuis Rousseau et Kant, l’être humain en quelque sorte « divinisé » sous forme de Sujet transcendantal, est ici posé comme référence universelle de tout sens et de toute valeur. En effet, sa liberté et sa raison, qui fondent sa dignité, lui permettent d’atteindre la connaissance conceptuelle et de faire absolument son devoir, ainsi que de déclarer en politique les Droits de l’Homme, à portée universelle. Aux XIXème et XXème siècles, un certain scientisme (psychologie, sociologie) prend l’être humain pour un objet expérimental, défini absolument par ses déterminismes, et déterminant la forme « naturelle » du langage et de la culture. Actuellement, le courant néokantien réaffirme l’absolue liberté « mystérieuse » de « l’homme-Dieu » (L. Ferry, A. Renaut), qui pose des valeurs « sacrées » universelles, transcendant l’immanence individuelle, telle que l’amour humain.

            Depuis le XIXème siècle, cet absolutisme humain a été critiqué par le courant de la « déconstruction » : Non, maintenant que « Dieu est mort », l’être humain ne peut pas, à sa place, être une référence absolue et universelle. En effet, l’humanisme transcendantal est pour le moins « incertain et inutile » (É. Delruelle) : Absolutisme incertain, car la condition humaine est floue dans sa liberté et sa raison, et douteuse dans son devoir catégorique ; l’erreur et le mal font aussi partie de l’humanité (Klaus Barbie, tortionnaires…) ; et en tout état de cause, cet humanisme n’est guère qu’une pâle copie du « divinisme » chrétien. Deleuze envisage ainsi un être humain « rhizomique », ni au centre, ni au sommet, sans place. Et absolutisme inutile, car la Société n’en a pas besoin pour asseoir la légitimité de son consensus démocratique (C. Lefort), ni pour établir les règles morales pratiques entre ses membres. Comme le dit Sartre, « l’Homme est une passion inutile ».

 

 Relativité humaine

 

            Le courant philosophique de la « déconstruction » rejette donc tout essentialisme transcendant ou transcendantal, pour considérer l’être humain comme un être immanent, vivant son existence singulière. Ce vitalisme existentialiste, radicalement inauguré par la « volonté de puissance » cherchant à faire de la vie une « œuvre d’art » (Nietzsche), s’est poursuivi par « l’absolue liberté » de se créer soi-même à travers un projet de vie authentique (Sartre) ; ou par « l’invention » de nouvelles subjectivités ou formes d’existence, grâce au travail sur soi, car la conception scientiste de « l’Homme », récente, peut fort bien mourir sous les coups de sa critique analytique (Foucault, Les mots et les choses, 1966).

            L’humain relatif ainsi considéré par le vitalisme existentialiste s’inscrit tout à fait dans la perspective générale de Relativité du savoir « moderne », mais n’en est pas moins régulièrement accusé d’antihumanisme par les absolutistes, religieux et laïcs.

            Non, la relativité humaine n’implique pas la « dissolution » du Sujet dans son contexte. Cette relativité découle simplement du fait que l’être humain n’est pas « hors sol », mais un vivant relationnel, toujours « couplé » cognitivement, affectivement et écologiquement avec le monde et autrui (Merleau-Ponty, Varela, Latour), et cela, même dans sa vie intérieure et son sommeil, ou dans sa vie frugale. Alors bien au contraire, ce « couplage » multidimensionnel et évolutif, dans sa relativité, consolide la constitution du Sujet humain.

            Non, la relativité humaine ne tombe pas dans la contradiction performative du pur relativisme. L’être humain en effet est « relativement absolu », relatif aux dimensions référentielles dans lesquelles on le mesure ou décrit, et en même temps absolu à l’intérieur des référentiels considérés. Par exemple, les Droits de l’Homme sont des droits politiques relativement absolus, pour telle ou telle Société, à tel ou tel moment de son Histoire.

            C’est pourquoi la relativité humaine n’est pas antihumaniste, mais, comme le dit Sartre dans La Nausée, grâce à son rejet de tout essentialisme absolutiste, elle peut alors être pleinement humaine.

Patrice

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Qu’est-ce que l’humanisme ?

 

Est dite humaniste, toute doctrine qui place la personne humaine, sa dignité et son épanouissement au-dessus de toutes les autres valeurs.

En ce sens, pour être humaniste toute doctrine se doit de:

1. placer l'être humain comme valeur et préoccupation centrale,

2. affirmer l'égalité de tous les êtres humains, tout en reconnaissant toute diversité personnelle et culturelle,

3. affirmer la liberté d'idée et de croyance, au-delà de ce qui est accepté culturellement comme vérité absolue

4. rejeter la violence.

Cet humanisme universaliste, pluraliste, est censé contribuer à l'amélioration de l’existence et censé se dresser face à la discrimination, au fanatisme, à l'exploitation et à la violence, dans un monde qui présente les symptômes du choc entre les cultures et les ethnies. Il veut créer entre tous les individus, des obligations, un système de dettes symboliques réciproques.

 

Ce n'est donc pas que de la philanthropie qui est amour de l'humanité, ni que de l’altruisme cette disposition à s'intéresser et à se dévouer à autrui, ni que de l’humanitaire qui vient en aide à ceux qui sont en difficulté.

 

Ne s’agit-il pas de la dernière grande utopie de l'Occident ?

 

L'humanisme porte paradoxalement sa contradiction en lui: notre île, notre bastion, notre système, est toujours ce qu’il y a de mieux, notre pensée est toujours la meilleure. Ce qui fait que l’humanisme voit le monde à travers des compartiments plus ou moins isolés, indépendants, incompatibles (frontières politiques, géographiques, sociales, de classe, de genre, culturelles, etc.) qui se trouvent forcement en conflit avec les principes humanistes qui prescrivent la reconnaissance de la diversité en même temps qu'une égalité implicite.

 

L’humanisme veut changer la société pour que celle-ci fasse naître, à chaque pas, un individu nouveau, moralement supérieur, ce qui le fait évoluer dans une dimension utopique qui réduit la pensée de l’homme à ce qu’il représente en tant qu’individu faisant partie d’un groupe et non à l’humanité en général.

 

Il faut donc se méfier de sa générosité. Car sur le chemin du bien on finit toujours par rencontrer sinon un goulag ou un camp, au moins des frontières infranchissables. A propos du racisme, par exemple, «La haine des antiracistes est aussi dangereuse que celle des racistes», avertit Finkielkraut.

Cette religion de l'humanisme ne connaît d'autre sacrilège que la remise en question de l'égale dignité de tous les hommes mais elle se retourne maintenant contre elle-même puisqu’elle ne peut que se situer dans le champ d’un conflit opposant une innocence exploitée ou martyrisée d'un côté et, de l'autre, des prédateurs du genre humain.

 

Hier, l'idéologie marxiste réduisait la réalité à la lutte des classes: tout était ramené à l'exploitation. Aujourd'hui, l'idéologie humaniste réduit la réalité à la discrimination et aux droits de l'homme: tout est ramené à l'exclusion.

 

Bien entendu, l'humanisme présuppose des valeurs généreuses. Or ceux qui, aujourd’hui se disent humanistes, antiracistes, universalistes, (Le Monde diplomatique, Attac, les Verts, l'extrême gauche.) pensent que tout est politique, économique, et qu’on ne peut accéder à un monde meilleur que par un bouleversement radical des institutions, par la révolution ou la mise au pas des méchants.

 

De plus l’égalité, contrairement à l’équité, est impossible. En droit peut-être, mais la gestion même des états et d'une doctrine, implique qu'il y ait des donneurs d'ordre et une répression au moins morale. Et puis, comment ignorer la tendance humaine à la violence et la puissance de toutes sortes de croyances ?

Si l'Europe cultive sa culpabilité et son masochisme, une partie du monde musulman, lui, entretient de manière forcenée un sentiment d'humiliation, qui se substitue au discours critique.

 

Pour se garder des effets pervers de nos bons sentiments, il faudrait donc cultiver l'esprit critique cher aux philosophes, qui est lui-même menacé par ses propres dérives. Il nous faudrait plutôt essayer de nous garder de l'arrogance intellectuelle, cultiver une forme d'humilité devant la réalité. Et tuer, comme le disait Paul Valéry, la marionnette qui est en nous, même si elle a revêtu les beaux atours de la générosité (Alain Finkielkraut).

Ce qui nécessite l'effort qu'il faut fournir pour prendre acte du caractère tragique de l'existence, à quoi l’humanisme, quelle qu’en soit la forme,  ne peut rien, Là où il y a du tragique, c'est-à-dire de l'inextricable, de l'irréparable et plusieurs légitimités, on trouve spontanément du mélodrame. Ainsi le conflit entre deux droits - celui des Israéliens, celui des Palestiniens - est-il converti en combat contre le crime sioniste.

 

De toute façon, « L’homme est mort » est le thème porté par Lévi-Strauss dès 1962 lorsqu’il parle d’une « dissolution de l’homme » dans le jeu des structures (La Pensée sauvage).

L’homme, cible de l’humanisme, est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine.

Ce qui renvoie aussi bien aux théories du telos de l’humanité, à son accomplissement, son but donc dans l’histoire, qu’à la possibilité de sa disparition. (1)

Dans Les Mots et les choses notamment, la « mort de l’homme » est associée à la fin d’un monde « historique », ou encore au diagnostic de la péremption d’une époque du savoir, celle qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, s’était justement vouée à l’historicité.

Comment le connaissons-nous, cet humain, valeur essentielle de l’humanisme

Il a été défini par la constitution historique des « sciences humaines ». Or Foucault montre comment de telles « sciences » ont pu se former et constituer une prétention douteuse à la scientificité, en venant occuper une posture intermédiaire et une position instable dans l’espace du savoir, entre la réflexion philosophique et le déploiement des sciences empiriques qui prennent pour objet le langage, la vie et le travail.

De là le diagnostic tranché de Foucault qui expose la difficulté des « sciences humaines », leur précarité, leur incertitude comme sciences, leur appui mal défini sur les domaines du savoir, leur caractère toujours second et dérivé, mais leur prétention à l’universel.

 

Pour lui, ce sont, du point de vue archéologique, des sciences sans objet, précisément parce que ce ne sont pas véritablement des sciences mais seulement la forme générale donnée à la mise en rapport d’une positivité empirique (travail, vie, langage) et de la finitude humaine.

 

Nous avons été éblouis par la promesse utopique d'un homme libre, émancipé du passé, qui nous a aveuglés. Cette auto-divination de l'homme est ce qui permet à la fois le règne de l'individu et l'arrivée des démocratures, par lesquelles le fait religieux, que nous n'avons plus voulu laisser être ce qui nous éclaire le chemin, est revenu sous forme laïque. Ainsi ce n'est plus Dieu qui est mort, mais l'Homme.

 

N.Hanar

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Notes

1- Désirer le Désir d’un autre, c’est […] désirer que la valeur que je suis ou que je « représente » soit la valeur désirée par cet autre : je veux qu’il « reconnaisse » ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me « reconnaisse » comme une valeur autonome. Lutte pour la reconnaissance.

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La Société est-elle gérable ?

 10 octobre 2018

 

Quelle Société gérable ?

 

            Dans la perspective de sa gestion, on peut définir la Société comme une communauté de particularités. Déjà apparait une tension entre les lois et institutions communes, et les individus particuliers, mais en plus, chaque pôle contient sa propre tension : La communauté elle-même est toujours particulière, géographique, historique ; et les individus eux-mêmes sont à la fois singuliers et communs. Ainsi, communauté particulière de particularités communes, la Société comporte en elle-même de multiples sources de difficultés de gestion.

            Une Société gérable suppose que le commun public prédomine sur le particulier privé, et que l’efficacité de sa gestion soit mesurable, à travers la fixation dans le temps d’objectifs communs et de moyens : Une telle Société est considérée comme favorable à l’Individu considéré comme « sociable ». C’est le cas de la philosophie politique de l’idéalisme totalitaire, qui rêve d’une Société unanime d’individus « enrégimentés » : Prenant sa source dans le platonisme (Loi est Vérité politique absolue), il s’est réalisé dans divers régimes autoritaires (Monarchie absolue, Stalinisme, Fascismes). L’idéal de « fourmilière humaine » est bien illustré par la Société de Big Brother (G. Orwell) et par le Meilleur des Mondes (A. Huxley).

 

Quelle Société ingérable ?

 

            Une Société ingérable suppose au contraire que le particulier privé prévale sur le commun public, et que l’efficacité de sa gestion soit non mesurable, par absence d’objectifs et de moyens définis : Une telle Société est considérée comme défavorable à l’Individu considéré comme « insociable ». C’est le cas de la philosophie politique de l’idéalisme libéral, qui envisage la Société comme un pur « terrain de jeu » pour les libres individus : Cet individualisme d’origine anglo-saxonne, pouvant aller jusqu’à l’anarchisme, s’est réalisé dans diverses formes de libéralisme, et en particulier dans le « libéralisme équitable » inégalitaire de John Rawls. Et finalement, on constate que l’Individu libéral et la Société libérale sont bien « ingouvernables », l’Individu en raison de son irrationalité et de son « aliénation » technologique et sécuritaire  (R. Gori, 2015), et la Société en raison de la faiblesse des « règles du jeu » étatiques et de la force syndicale des salariés (G. Chamayou, 2018).

 

La Politique, art de gérer l’ingérable

 

            Pourtant, comme le rappelle Amartya Sen (L’idée de Justice, 2009), en démocratie, la politique reste l’art de gérer la Société ingérable, non pas seulement par les élections, mais décisivement à travers l’organisation permanente de la « discussion » (J. Habermas), du « débat argumenté » (C. Lefort) ou du « raisonnement public » (J. Rawls), qui permette de définir de façon évolutive les objectifs communs et les moyens. Pour A. Sen, l’objectif global théorique de nos démocraties libérales est la Justice sociale, dont la réalisation pratique peut se résumer par l’épanouissement singulier de tous, ou encore par la paix prospère pour tous. Mais hélas, cette « voie pratique » vers la Justice sociale est impraticable : La subjectivité des individus « insociablement sociables » rend en effet impossible à mesurer l’efficacité des moyens mis en œuvre pour réaliser l’objectif. Reste donc entier le problème politique crucial : Où mettre couramment le curseur entre la liberté du Marché « invisible » et la contrainte de l’État « visible », par exemple concrètement entre le bénéfice et le salaire ? Alors, seul le cheminement orienté d’une politique pragmatique demeure praticable, en prenant soin d’éviter les deux écueils, le passivisme d’un côté, où un problème se résout tout seul  (H. Queuille), et l’activisme de l’autre, où une solution se trouve toute seule, même sans problème réel.

 

Patrice

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société gérable

La philosophie: pourquoi?

 

Voilà une bien singulière question, surtout dans le cadre d'un café-philo. Mais, en toutes choses, il y a lieu de considérer, dans la mesure du possible, d'où émane le fait générateur. De quoi est née la philosophie? Répondre, même sommairement à cela, nous donnera une indication sur l'éventuelle utilité pratique de la réflexion philosophique.


Le penseur allemand Karl Jaspers avait développé le concept de "période axiale", qualifiant de la sorte la période dont l'épicentre se situe aux environs des 6e - 5e siècle avant JC. L'auteur constate qu'à cette époque sont nés simultanément 3 courants de pensée, en 3 endroits différents du monde, courants qui allaient engendrer la philosophie grecque antique, le bouddhisme et le confucianisme. A chaque fois, il s'était agi de penser à nouveaux frais la condition humaine, en s'appuyant sur une argumentation raisonnée fondée sur des considérations éthiques et non plus sur une supposée volonté des dieux à laquelle nul ne pouvait échapper. Le grec Pythagore fut l'un des plus percutants, considérant que c'était le nombre, donc une pure abstraction, qui constitue la structure intelligible de ce qui est.  
Cette constatation de K. Jaspers a été reprise et interrogée par l'économiste contemporain David Graeber qui indique, dans son ouvrage "Dette, 5 000 ans d'histoire", qu'à la même période et aux mêmes endroits, à savoir les rives de la mer Egée, la vallée du Gange en Inde du nord et les cités-Etats du Huang-He en Chine, ont été inventées les pièces de monnaie. Qu'est-ce qu'une pièce de monnaie? D. Graeber la définit comme "un morceau de métal précieux auquel a été donné la forme d'une unité standardisée et sur lequel figure un emblème". Les premières pièces ont été crées en Lydie (actuellement en Turquie) par des bijoutiers qui extrayaient l'or d'une rivière nommée Pactole. Mais ces pièces à usage privé ont rapidement été arbitrairement interdites d'usage au profit exclusif d'une monnaie royale. Le même phénomène est apparu en Inde et en Chine où l'émission de monnaie, d'abord privée, est rapidement devenue le privilège exclusif du monarque. 

 

Graeber remarque que dans les 3 cas, les royaumes, en fait une pléthore d'Etats minuscules, étaient dans un état de guerre permanent les uns contre les autres et qu'en conséquence, ils ont dû avoir recours à des soldats mercenaires. L'idée, apparue chez les marchands, d'opérer des échanges de biens à l'aide de pièces, a vite été reprise par les rois de ces 3 régions. Ils y voyaient en effet un moyen commode de rémunérer les soldats mercenaires. C'est donc le financement des guerres qui a généralisé le maniement de ces abstractions que sont les pièces de monnaie. Assurer à des combattants venus d'ailleurs des petites quantités de métal précieux permettait à ceux-ci de les utiliser à la fois dans les territoires conquis et dans leurs communautés d'origine; ils en ont donc vite accepté l'usage. Les Etats ont ensuite assuré la circulation des monnaies qu'ils avaient frappées par le versement de diverses prestations à tous leurs sujets et par l'obligation du paiement de taxes uniquement en pièces de monnaies, ce qui assurait la fluidité de leur circulation.
Le métal précieux était acquis à la fois par le pillage (l'or était auparavant souvent stocké dans les temples) et par la mise en esclavage des captifs condamnés à l'exploitation des mines de métaux. Les armées ainsi constituées consommaient quotidiennement de la monnaie et lorsque le métal venait à manquer, cela nécessitait et justifiait des nouvelles guerres. Ainsi donc, l'emploi de la monnaie dont s'est emparé le pouvoir d'Etat, a été à la fois la cause et la conséquence du rapide développement d'armées mercenaires. Ce système armée-monnaie-esclavage, s'auto-entretenant, a permis par la suite, l'émergence d'empires dans les régions concernées.  


Toutefois, ces entités politiques s'accrurent au point qu'il devint nécessaire de les consolider en s'aidant pour ce faire des nouvelles manières de voir et de penser qui, simultanément à l'apparition de la monnaie, avaient émergé. Ainsi les chroniqueurs rapportent qu'en Inde, le roi Ashoka, au 3e siècle avant JC, abandonna la politique de guerre d'agression après un carnage particulièrement cruel à la suite duquel il aurait éprouvé quelque remord. Il se convertit au bouddhisme, et se servit de ses trésors pour faire construire quantité de monastères; sa mansuétude n'alla toutefois pas jusqu'à abolir l'esclavage, il fallait bien continuer d'extraire le métal précieux à moindre frais. A peu près à la même époque, le confucianisme devint religion d'Etat en Chine. Là aussi, l'accent fut donc mis sur des abstractions conceptuelles et sur l'éthique. Ces sagesses, transformées grâce au pouvoir politique en mouvements spirituels officiels, insistaient sur le fait que le bonheur véritable était à portée de main et ce, sans violence. En conséquence la guerre perpétuelle n'apportait rien de positif. En Occident, cette métamorphose de la sagesse en religion fut plus tardive, car le christianisme, héritier pour partie de la sagesse antique (ainsi par exemple le thème de l'âme prisonnière du corps) apparut un peu plus tard qu'en Orient.

Ces 3 formes de spiritualité récusèrent ainsi l'agressivité et la domination, mais pour les potentats, cette première mouture du "peace and love" ne devait avoir qu'un usage interne de pacification des sociétés. Cela réussit relativement bien: le confucianisme est parvenu à se maintenir jusqu'à nos jours en établissant une cohérence interne suffisante pour permettre à la Chine de traverser les siècles, par contre, l'empire d'Ashoka, qui s'étendait de l'Afghanistan jusqu'au Bengale, s'effondra, le bouddhisme en fut progressivement chassé mais il connut un nouvel essor en Asie du sud-est. En Occident, l'empereur Constantin se convertit au christianisme mais ses successeurs ne purent éviter la chute de l'Empire de Rome. La religion chrétienne, sous la forme du catholicisme, lui survécut cependant.


Naturellement, dans toutes ces contrées, l'économie monétaire put prospérer, le pouvoir politique assurant en toutes circonstances l'usage des pièces de monnaie et en garantissant la valeur. En quoi cette économie monétaire différait-elle des économies antérieures qui connaissaient également l'échange?

Et comment cette différence aurait été ce qui avait assuré l'essor d'une pensée basée sur des abstractions? Jusqu'alors l'échange codifié, apparue en Mésopotamie vers 2 500 avant JC, et de manière symétrique, le prêt, n'étaient consentis par celui qui s'y livrait qu'à des personnes qu'il connaissait personnellement. L'échange était fondé sur la confiance réciproque qu'avaient les intervenants les uns envers les autres. En usant d'un artifice dont la valeur théorique était admise par tous, à savoir la pièce de monnaie, cela permit de multiplier considérablement les transactions. En effet, les personnes apprirent par ce biais à traiter avec des inconnus et les marchés devenus impersonnels ont quelque peu relâché les liens figés de chacun avec leur entourage proche. Ainsi a été progressivement prise l'habitude de ne considérer que les flux de marchandises et les flux monétaires liés à la solvabilité de la personne avec qui l'on traitait. Mais ni le vendeur, ni l'acheteur, ni le prêteur, ni le débiteur, ne ressentaient plus le besoin d'établir des relations personnelles devenues maintenant superflues. 

 

Le monde latin a inventé l'usage du terme de ratio, duquel a dérivé le mot rationalité et puis la raison, mais le ratio était initialement et est demeuré un terme comptable qui mesure un rapport entre deux grandeurs économiques servant d'indicateur (on parle ainsi du ratio dette publique/PIB). La raison est ce qui est détachée des affects, est ce qui permet d'aborder le réel de manière objective alors que jusque là, celui-ci servait de prétexte pour y rechercher et interpréter les signes des volontés divines. Les investigations purement conceptuelles tant greco-latines, qu'indiennes ou chinoises se sont basées sur des conceptualisations d'idées, des noumènes opposés aux phénomènes, dira plus tard Kant. C'est ce qu'aurait fait émerger l'économie basée sur une pure abstraction qu'est la monnaie. C'est en Grèce que l'effort d'idéalisation a été le plus poussé avec l'élaboration de catégories purement non naturelles comme l'être, les étants, l'existence, les substances, le néant, etc... C'est ce genre de considérations qui a permis de faire sortir le monde de l'univers des dieux et d'essayer de le penser, certes à partir d'abstractions, mais néanmoins rationnellement. Et très rapidement, tout comme pour les conceptions bouddhistes et confucéennes, est apparue la question de la sagesse, cad, la possibilité de fonder la vie sur autre chose que la violence physique, l'accaparement et la recherche de la sujétion d'autrui. En cela, la notion de profit a été bénéfique puisqu'il s'agissait de s'assurer, au cours de la transaction, un avantage sans user immédiatement de rapport de force. La sagesse tout autant, doit donc pouvoir être établie à partir d'un ratio coût-profit, en suivant des cheminements mentaux semblables à ceux du calcul marchand, ceux-ci étant eux-mêmes fondés et assurés par un ordre naturel qui a été établi comme relevant de la rationalité.

Selon D. Graeber, c'est l'usage de la monnaie, vue comme un accord collectif sur une fiction, qui a contribué à faire émerger la question de savoir ce qu'étaient les idées. Emanent-elles d'un monde qui leur est propre ou sont-elles des productions de notre esprit qui, en son absence, n'existeraient pas? Question platonicienne s'il en est ! Pour les monothéismes, la vérité de l'idée est garantie par Dieu (cf Descartes), l'idée serait donc d'essence divine et par là transcendante. Le bouddhisme rejette l'idée d'être suprême et le confucianisme insiste sur le devoir de vénération des ancêtres, sans poser de façon dogmatique la question de leur existence effective dans un quelconque au-delà. L'idée serait donc inhérente à l'esprit humain et en celà, immanente au sujet (permettant ainsi une expression raisonnée de la subjectivité propre à chacun).


Depuis l'apparition de ces sagesses, bien des siècles se sont écoulés et il faut bien reconnaître l'impuissance totale des modes de pensée abstraits à discipliner les humains et à leur inculquer de la cohérence dans leurs actions. Le constat fait par Spinoza est sans appel: "Ce que j'appelle esclavage est l'impuissance de l'homme à gouverner et à contenir ses affects. L'homme en effet, quand il est soumis à ses affects, ne se possède plus. Livré à la fortune, il en est dominé à ce point que tout en voyant le mieux, il est souvent forcé de faire le pire". Il y a donc bien, tout autant chez les dominants que chez les dominés, une volonté de s'adonner à ce que l'on a pu appeler la servitude passionnelle (Frédéric Lordon). Le résultat en est que ce qui structure l'humanité, ce qui forme la trame de son histoire, ce sont ses conflits. De manière constante et répétée, la raison s'efface devant les affects et les passions souvent destructrices qui en dérivent. Les échafaudages théoriques les plus complexes bâtis sur de pures abstractions n'ont jamais rien changé à cet état de fait et n'y changeront probablement jamais rien. Aux yeux du bon peuple, leurs concepteurs apparaissent souvent comme de simples nombrilistes. A l'aise dans leurs entrelacs de tuyauteries alambiquées allant parfois jusqu'à l'énonciation de véritables glossolalies, ils ne pourront jamais être plus que des faire-valoir des hommes de pouvoir qui n'ont d'autre ambition que d'assouvir leur avidité de puissance et de domination. Le dominé, tout comme le dominant, sont pareillement dans un état de servitude passionnelle et, s'ils ne s'y complaisent pas, au moins font-ils semblant de s'en satisfaire. Surtout en Occident d'ailleurs, où, ayant perdu le sens du sacré, chacun s'astreint à croire qu'adviendra un système de pensée qui le distraira de la pesanteur née de l'absence de finalités éthiques clairement établies. Ceux-ci n'ont pas (encore) compris que les théoriciens de la fable néo-libérale qui est le credo du moment sont de sournois manipulateurs de l'opinion publique. Ils ont cru découvrir le saint-Graal en faisant de la monnaie une marchandise comme une autre et en la transformant en vil objet de spéculation. Mais en jetant tout l'héritage spirituel aux orties uniquement du fait qu'il représente ce qui ne peut être financiarisé, cette doctrine auto-proclamée progressiste creuse sa propre tombe et assure la puissance grandissante de pays restés indifférents à cette funeste lubie.
Les philosophes doivent-ils, du moins en Occident, sonner le tocsin au nom de la pensée rationnelle? Peut-être, mais ils ne doivent pas oublier, à son sujet, ces vers de Molière:
"Vous vous targuez d'un bien faible avantage
Et vous faites sonner terriblement votre âge".
 

Jean Luc

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philo pourquoi
conflit fecond

Le conflit est-il fécond ?

 

Lorsque l’on se penche sur les définitions du conflit, toutes véhiculent une connotation négative.

Le conflit est désigné comme ce qui se produit lorsque des forces antagonistes :

-des éléments, « La nature est un amas de forces brutes, inégales en grandeur, dont le conflit est éternel » (Taine).

- des individus, des groupes etc… entrent en contact et cherchent à s'évincer réciproquement du fait d’oppositions, de désaccords.

Au niveau humain, c’est l’affrontement de volontés différentes, de désirs, qui manifestent les unes à l’égard des autres une intention de s’affirmer. L’origine peut en être une divergence d'opinion, un constat de comportements différents, la recherche d'appropriation, la jalousie, des raisons de droits, la peur de l'inconnu, des intérêts opposés, intellectuels ou religieux, des questions de valeurs ou de croyances.

Le conflit peut se produire au sein de l'univers de l'entreprise, de la famille, de l'environnement culturel urbain. Il s'agit d'univers complexes qui mettent en oeuvre les oppositions amour-haine, utile-inutile, s'épanouir-dépérir, passion-ennui, dans le cadre d'une quête de sens. (1)

Le conflit, ainsi, peut développer des propos de rejet, de l'exclusion, et amener éventuellement à la violence.

Or c’est en voyant un moustique se poser sur ses testicules que l’on s’aperçoit qu’on ne peut pas régler tous les problèmes par la violence.

 

Pourquoi cette connotation négative ?

Il est dans la nature des civilisations, des pensées, des religions, de toute structure organisée, de conjurer les situations conflictuelles, tout ce qui est chargé de ces émotions que sont la colère, la frustration, la peur, la tristesse, la rancune, le dégoût, qui peuvent entrainer agressivité et violence. Ces oppositions expriment une rupture relationnelle qui pèsent sur notre vision du monde pour y inclure l’idée maitresse que rien ne dure, qu’il y a toujours quelque chose ou quelqu’un qui cherche à nous dominer.

Aujourd'hui, les médias, des philosophes et des sociologues, tentent de mettre en avant afin de combattre les oppositions, la notion de réconciliation.

Quel est le sens exact de cette idée de réconciliation censée régler le problème des conflits sociaux.

 Suffit-il, pour éviter une « démocratie du conflit permanent », comme cela pourrait se produire, avec, par exemple un R.I.C, (référendum d’initiative citoyenne) foisonnant d'idées, cohérentes ou farfelues, voire dangereuse (rétablissement de la peine de mort), le Brexit anglais en donnant une image, de réconcilier les « privilégiés » et les « gens ordinaires » ?

 

Or le conflit comporte surtout des dimensions « métaphysiques » - symboliques, mémorielles, identitaires, religieuses -, dont on ne peut pas faire l'économie. En tenter une approche philosophique, c'est donc s'interroger sur ce qui, dans le conflit excède le politique, le social, l’évidence. (2)
 

Le désir est souvent conçu comme l’expression d’un manque parce que le mot vient du langage des oracles où il désigne l’absence d’une étoile (siderius) dans le ciel. De plus, Platon, avec le mythe de l’androgyne originel, a participé à la vision du désir comme manque.

- Autrefois les hommes étaient doubles, avec deux têtes, quatre bras et quatre jambes, certains étaient à la fois porteurs d'un cote d'un sexe masculin, et de l'autre d'un sexe féminin, d'autres étaient deux fois homme ou deux fois femme. Ces êtres étaient très puissants et bâtirent une gigantesque tour pour aller conquérir l'Olympe des dieux (variante du mythe de la tour de Babel ?). Les dieux décidèrent de punir ces créatures orgueilleuses en les scindant en deux, créant ainsi les hommes et les femmes actuels. Depuis, ils errent malheureux sur la Terre, en quête de leur moitié perdue. Lorsqu’ils la trouvent, c'est l'extase. Ils peuvent fusionner afin de ne former plus qu'un seul être.

L'homme est ainsi un être essentiellement incomplet, affecté d'une carence radicale, qui espère sans cesse combler ce manque, par exemple dans la relation amoureuse avec un autre être qui lui conviendrait, qui serait sa “moitie”.

 

Ce désir, en tant que manque, justifierait le fait que cette situation de deux ou plusieurs personnes qui prétendent aux mêmes avantages et qui s'opposent pour les obtenir, peut ainsi être vue négativement, parce qu’elle engendre des conflits, des frustrations, des névroses voire des perversions puisqu’il n’existe qu’une seule autre moitié.

 

La philosophie a d’ailleurs, elle aussi, cherché plusieurs moyens d’annihiler les situations conflictuelles: l’ascétisme stoïcien, pour ne plus subir, ou l’attitude cartésienne qui consiste à « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées….

Or, face à une attitude conflictuelle, n’y-a-t-il pas d’autres solutions que les trois attitudes identifiées par Henri Laborit (éthologue): la fuite-la révolte-la soumission ?

 

Qu’en est-il lorsque le désir n’est pas considéré comme un manque ?

 

Pour Spinoza, le désir ne provient pas d’un manque. Il fait partie de l’être lui-même car « toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (théorie dite du conatus qui signifie « effort »). Ainsi le désir, pour Spinoza est l'unique force motrice, l’expression de la puissance humaine: c'est la force que nous sommes, qui nous constitue, qui nous anime. Le désir n'est pas un accident, ni une faculté parmi d'autres. C'est notre être même, considéré dans « sa puissance d'agir ou sa force d'exister «.

 

Cette absence d’objet du désir veut que nous désirons parfois une chose uniquement parce que « nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous ont le même désir. » (Spinoza). C’est l’imitation des désirs des autres. Comme cette vague de suicides en Europe de jeunes gens au tempérament romantique qui se donnèrent la mort par identification au jeune Werther, le héros du roman de Goethe, ou plus tard, lors du suicide de Kurt Cobain. (3)

Don Quichotte ne désire vivre des aventures que pour ressembler à son idéal du chevalier errant, Sancho Pança désire ressembler à Don Quichotte.

Quand la bourgeoisie accède au pouvoir au cours du XIXe siècle, elle reproduira les comportements culturels de la classe dominante précédente (l’aristocratie) afin de s’en approprier le pouvoir symbolique. Les valeurs esthétiques dominantes sont celles de la classe dominante. (Bourdieu)

Cette dimension mimétique du désir a encore été développée par René Girard. Nous ne désirons pas un objet pour lui-même mais parce qu’il est désiré par d’autres. (4)

 

Bien entendu, ce mode de fonctionnement du désir engendre le conflit, puisque mon désir converge avec celui de l’autre. Girard propose comme exemple banal de ce type de situation, les conflits entre enfants qui se disputent le même jouet alors même qu’ils disposent par ailleurs d’une profusion d’autres jouets tout aussi intéressants.

Mais au sein d’une société, si deux individus désirent le même objet, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième et de proche en proche se déclenche un conflit généralisé. Il s’agit de ce que Girard dénomme « la crise mimétique ».

La société ne peut survivre si une telle situation se prolonge. Il faut trouver un mécanisme de résolution de cette crise. La solution est la suivante : le tous contre tous se transforme en un tous contre un. Bref, la collectivité se choisit une victime. L’élimination de la victime fait tomber brutalement la violence et laisse la société apaisée. La victime apparaît alors tout à la fois comme la responsable de la crise et l’auteur de la paix retrouvée. Elle devient sacrée c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. (R. Girard opère une critique de Freud et de Marx. Pour Freud, en effet, le désir porte sur un objet : par exemple dans le cadre du complexe d’Œdipe, le jeune garçon désire l’invraisemblance hypothèse de posséder sa mère et de tuer son rival de père. Chez Marx, c’est la pénurie relative des biens qui engendre les conflits au sein d’une société. Pour Girard, ce n’est pas le désir de l’objet qui rend compte des conflits, ce sont les vertus dont on pare le désir de l’autre qui sont à l’origine des conflits).

 

En ce sens, le désir prend une dimension métaphysique. Car le désir imitant le désir de l’autre, il n’est pas d’abord désir d’appropriation d’un objet, mais désir d’appropriation du désir de l’autre.

Bien entendu, ce mode de fonctionnement du désir engendre le conflit, puisque mon désir converge avec celui de l’autre. Mais, en même temps, il est ce qui ramène la paix. Fécondité du conflit.

 

Dans nos sociétés, nous vivons en démocratie, le seul régime qui assume la division. Le conflit y apparaît comme le gage de la liberté, mais aussi ce qui dissout les repères de la certitude, la valeur des pouvoirs d'investigation sur ce qui était autrefois exclu comme indigne d'être pensé ou perçu.

Ainsi le conflit est fécond, et la division apparaît comme constitutive de l'unité même de la société. (selon Claude Lefort)

 

Jean Luc Mélanchon, dans un débat avec Marcel Gauchet, (Philomag numéro 124) parle de la « technique de la conflictualité » qui fait « bouger les lignes ». Par ce que la souveraineté de l'individu remplace celle du peuple, qui n'est plus qu'une construction politique entre des « Eux »et « Nous », indéterminés, ce qui provoque une démultiplication de conflits sans conciliation possible par des moyens aujourd'hui connus. (Multiplication des partis politiques, eux-mêmes très divisés). (5)

 

Or les problèmes relationnels sont inhérents à la nature et à la dynamique d'une relation parce que « vivre ensemble et communiquer, c'est compliqué et difficile" (Les conflits relationnels. Dominique Picard et Edmond Marc). Cependant, le conflit est souvent vécu dans la souffrance et, contrairement à la bonne entente, il empêche la relation de progresser, d'être productive et aux partenaires de s'épanouir. C'est pourquoi nos sociétés s’efforcent de le réguler et de le résoudre.

Cette souffrance psychosociale occupe une place centrale dans les représentations que la société française se donne d’elle-même: elle induit l’idée qu’il n’y a que des rapports de force et que l’on pourrait tout plier à la volonté – il n’y aurait pas d’obstacle, seulement des adversaires. (Alain Ehrenberg: « Les conflits sociaux sont formulés dans le langage de la santé mentale » Publié dans n°37 Philomag)

 

Or, il s'agit là d'une représentation des relations au sein d'une société assimilées à un totalitarisme, la caractéristique du totalitarisme étant qu’il ne fait pas que dominer mais qu'il veut modeler la société et les individus. Or nous vivons quand même dans un certain type de démocratie !

Dans laquelle les oppositions sont nécessaires et normales.

Et tout au désir, en tant qu'excès de vouloir être, se heurte à une opposition.

Contrairement à Schopenhauer qui a vu dans le désir le malheur de l’homme: tant que le désir n’est pas satisfait, il est vécu sur le mode de la souffrance mais, une fois réalisé, il lasse et engendre un autre désir: il est sans fin et sans faim.

Mais si le désir n’a pas d’objet véritable, le conflit n'en a pas non plus. C’est ce qui fait du désir permanent, une remise en cause continuelle et une source d’évolution… Et le rend fécond.

(Fécond ne signifie pas ici : capable de se reproduire (contraire de stérile), mais capable de produire !)

 

En général, notre époque n’apprécie guère la polémique. Hormis quelques « plaidoyers en faveur de l’intolérance » (Slavoj Zizek) et de rares célébrations du « génie colérique » (Michel Onfray), notre époque n’apprécie guère la polémique. Elle la tolère et la déguise, la promeut, mais l’aseptise. Pourtant la polémique est un puissant facteur de vie. Comme le disait Héraclite, « le combat (polémos) est de tous les êtres le père ». Or son refoulement actuel par les démocraties consensuelles peut « produire la barbarie », dont nos sociétés adoucies mais « dévitalisées » voudraient précisément se prémunir. La théorie psychanalytique développe ces fonctionnements dans la description qu'elle opère des mécanismes de défense. Lorsqu'une de mes pensées m'est insupportable, je peux par exemple la refouler ou bien la projeter sur autrui ou bien encore la dénier.

À rebours de la dialectique hégélienne, la solution n’est pas à chercher dans le dépassement du conflit, mais dans sa « permanence », son acceptation critique et réfléchie.

 

La politique, ne peut fonctionner qu’à partir d’un couple opposé : l’ami et l’ennemi. Il s’agit d’une tension structurante, qui, pour emmener le peuple dans une direction définie, pour le rassembler, lui permettre de se définir comme communauté, il est indispen­sable de désigner un autre auquel on s’oppose. La politique, alors, consiste à combattre les divisions qui minent une société afin de la réconcilier et de la rassembler.

Refuser le conflit, c’est ouvrir le domaine du flou et de la démesure, ce qui est bien plus dangereux l’acceptation de l’inimitié et de l’adversité.

Dans l’ouvrage « Le Conflit des facultés » qui a longtemps tenu la place du mal aimé dans le corpus kantien ( il figure en effet parmi les derniers ouvrages d’un Kant sur le déclin, alors qu’il serait donc comme la pierre manquante de l’édifice kantien) Kant est soucieux de faire valoir en tout domaine (théologique, juridique, médical…) les droits de la raison à critiquer les dogmes que le pouvoir diffuse dans la société par le moyen de ses « facultés », c’est-à-dire grâce aux universités qu’il contrôle – sans possibilité de contestation.

 

C’est alors un stimulant, une interférence dans un lieu commun, donc une source de vie en commun, qui libère des conventions, des déterminismes sociaux, des idéologies dominantes, et qui mène vers l’avenir, tout en l’occultant provisoirement. (Même si le conflit se charge également d'émotions telles que la colère, la frustration, la peur, la tristesse, la rancune, donc d'agressivité et de violence).

 

Le conflit est une relation qui nécessite le regard réciproque de l’un vers l’autre. C’est ce regard réciproque qui permet à chacun d’exister, pour que puisse être produite une situation conflictuelle. Le regard prime donc sur le conflit. Pour que j’existe, il me faut être transformé en objet par le sujet qui me fait face, et je fais de même à son égard.

Mais à la différence de la cordialité, de l’amitié, de l’amour, le conflit consisterait à réduire cet objet que l’autre est pour moi et que je suis pour lui, en un regard de reconnaissance volontaire réciproque. Le conflit devient ainsi le germe de toutes les relations(6)

N.Hanar

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NOTES

 

1- Conflit économique, idéologique; conflits individuels, familiaux, sociaux, raciaux; conflits philosophiques; conflit de personnes, de caractères, de races, de frontières; conflit des intérêts, des opinions, des générations.

Alors nous pourrons parler :
-des formes différentes que prennent les conflits : l’émergence de contradictions ou d'incompatibilité entre des systèmes en place, des cultures ou des opinions personnelles,  mais dont la coexistence dans un même contexte ou dans une même vision ne semble pas possible, ou acceptable,

-de la manière dont ils s’expriment: l’affrontement de deux ou plusieurs volontés individuelles ou collectives qui se manifestent les unes à l’égard des autres dans un rapport de forces, ou de compétition.
-de l’affrontement qui n’en est que l’une des conséquences, aggravée par la période actuelle de crise de la communication.
-de leurs conséquences : un conflit ou situation conflictuelle étant la constatation d'une opposition entre des personnes ou des entités, le conflit se charge d'émotions, telles que la colère, la frustration, la peur, la tristesse, la rancune, la révolte qui peuvent mener à l'agressivité, la violence, ou, au contraire à la fuite, ou à la soumission
Mais il est également possible de jeter un regard différend (différant, dirait Derrida) sur cette notion dont les formes et les effets résultent toujours d’une opposition, normale, en ce sens que le conflit n’est pas l’exception, mais constitue la norme.

Déjà, lorsque Epictète écrit: « De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas », il en appelle à changer son regard sur le monde car on ne peut changer le monde: le conflit est normal et fait partie de la réalité. Sinon c’est le refus de tout ce qui est inhabituel, la peur de l’exception.
C’est à nous de l’intégrer à l’existence pour qu’elle soit bonne. Ce n’est pas la réalité qui est en cause, mais l’opinion qu’on s’en fait.

Nietzsche par la bouche Zarathoustra: «soyons au moins ennemis mes amis.

 

2- Sur le symbolique : « J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, ou primaire, littéral, qui désigne par surcroit un autre sens direct figuré qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier » (Paul Ricoeur).

Un mot ou une image sont symboliques lorsqu’ils contiennent quelque chose de plus que le sens évident et immédiat.

 

3- De plus, pour que nous désirions une chose, il suffit que nous imaginions qu’autrui la désire. Il n’est même pas nécessaire qu’autrui désire effectivement cette chose, ce qu’on bien comprit les publicitaires qui représentent plutôt quelqu’un qui possède la marchandise et s’en réjouit, (surtout lorsqu’il s’agit d’une célébrité people) que l’objet lui-même : nous ne désirons pas l’objet par besoin mais par jalousie et rivalité.

Herbert Marcuse avait souligné qu’il y a dans la consommation un risque de captation du désir, de l’énergie vitale et libidinale des individus

 

4- Mais Girard introduit un troisième élément, le « médiateur ». Nous ne désirons l’objet que parce que le médiateur le désire ; et nous ne désirons l’objet, en vérité, que pour ressembler au médiateur. Ainsi, l’objet véritable du désir n’est pas l’objet, mais l’être du médiateur. Girard parle dans ce cas de désir suggéré, par opposition au désir spontané et ce désir suggéré est, bien plus intense que le désir spontané.

René Girard prend l’exemple d'enfants qui se disputent des jouets semblables en quantité suffisante, conduit à reconnaître que le désir mimétique est sans sujet et sans objet, puisqu'il est toujours imitation d'un autre désir et que c'est la convergence des désirs qui définit l'objet du désir et qui déclenche des rivalités où les modèles se transforment en obstacles et les obstacles en modèles.

La mimesis est déjà mentionnée par Aristote : « L'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est le plus apte à l'imitation. ». Il n'y a pas d'apprentissage sans imitation.

 

5-Hegel dans La Phénoménologie de l'Esprit : Deux hommes entretiennent donc des relations tendues, il y a donc conflit et l'un d'eux va accepter de prendre des risques et va devenir le maître : « la vie vaut ce que nous sommes capables de risquer pour elle ». Cependant, une fois maître, l'individu devient passif et se rend étranger à son monde que l’esclave a modifié. C'est son esclave qui travaille, qui s'accomplit,  et s'appuyant sur le produit de son travail, peut renverser le rapport de domination.
Ainsi le maître devient dépendant du travail de son esclave, il devient l'esclave de son esclave, car c'est en travaillant, dans une situation de conflit,  qu'on atteint la liberté.

La perception est conflictuelle et ce conflit fait des certitudes un lieu vide que l’on ne peut s’approprier et met en échec l'image d'une unité organique ou temporelle..
Finalement le conflit est aussi révolutionnaire que le réel.

Le conflit est fécond s’il assume la division qui devient comme constitutive du réel.
Etre libre, c’est s’ouvrir au conflit, c’est prendre des risques. Quand rien ne peut être dit, quand il n’y a « plus rien », c’est l’affrontement violent. Quand le JE est omis, et que la vision se limite à « l’homme en général », que la personne, la subjectivité est oubliée, le conflit devient affrontement : mon monde est meilleur que le tien.
Mais c’est un monde ou les hommes n’ont pas de nom, pas de visages et sont interchangeables.
Je pense donc je suis. NON. J’ai à être. La vie n’est pas. Elle devient…dans et par le conflit.

 

6-L’objet convoité à s’approprier n’est pas partageable, alors que sa représentation ou l’idée que l’on se fait de lui l’est. La violence mimétique de l’appropriation se rapporte à l’objet qu’est le besoin et non pas à sa représentation qu’est le désir.

 

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Wikipédia (extrait Le conflit qu'une personne subit en elle peut lui permettre d'accéder à un changement qui la satisfera au point qu'elle n'aura aucun regret quant à la situation antérieure. Mais il peut aussi provoquer des états tels que la personne en viendra à l'automutilation, voire au suicide si elle considère qu'elle n'a pas d'autre solution.

 

Ce sont les conflits internes qu'un sujet peut éprouver: désirs contradictoires, ambivalence des sentiments etc. Chacun d'entre nous vit à des degrés divers ce type de conflit interne qui participe de la structuration profonde de notre personnalité. La théorie psychanalytique développe ces fonctionnements dans la description qu'elle opère des mécanismes de défense. Lorsqu'une de mes pensées m'est insupportable, je peux par exemple la refouler ou bien la projeter sur autrui ou bien encore la dénier.

Un conflit entre des personnes apparaît lorsque des parties s'affrontent. Il peut toutefois trouver son origine chez une seule des parties en présence. Ainsi, son histoire est souvent difficile à décrire. Un conflit peut commencer par une divergence d'opinion, un constat de comportements différents, la recherche d'appropriation, la jalousie, une confrontation à l'inconnu, être seulement chargé de la peur de l'inconnu, se développer par des propos de rejet, jusqu'à l'exclusion, s'articuler autour de conception d'intérêts opposés, être justifié par les parties par des questions de valeurs ou de croyances…

Très présent au cœur des débats philosophiques, dans les relations maître/esclaves.

Dans certaines communautés, le conflit fait partie intégrante du groupe. Elle en est même l'élément central. On peut prendre le cas des communautés de joueurs de jeux vidéo où l'objectif est de créer une rivalité au sein du jeu afin d’embellir l'expérience de jeux. Cela permet ainsi d'avoir des confrontations virtuelles comparables aux rencontres sportives. On peut alors parler de conflit légitime car il y a consenti des joueurs.

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La régression féconde.

 

Cette expression a été utilisée par un auteur algérien, Addi Lahouari, lorsque les autorités de ce pays, inquiètes de l'avancée des islamistes, ou prenant cela pour prétexte, interrompirent en 1992 le processus électoral en cours. Selon cet auteur, la situation se caractérisait alors de la façon suivante: "d’un côté, il y a une aspiration à la modernité et au progrès social, et d’un autre, il y a une volonté de reconduire un vécu religieux incompatible avec le contenu de cette aspiration". Et il faisait le pari pascalien qu'en laissant les islamistes arriver au pouvoir dans son pays, ils provoqueraient un désenchantement tel qu'ils finiraient par disparaître, ouvrant à leur insu, le chemin vers le multipartisme. C'est en ce sens qu'une régression peut être féconde.

 

L'histoire de l'humanité est en grande partie constituée par celle de ses guerres, périodes de régression s'il en est, et le vainqueur dicte toujours ses lois au vaincu en les habillant du vocable de "bien", de "juste" et d'"équitable". A telle enseigne qu'Hegel a pu développer à loisir ce vers de Schiller: "Weltgeschichte ist Weltgericht", l'Histoire du monde est le tribunal du monde. Car les vainqueurs jugent toujours les vaincus, rendus coupables et responsables du conflit, et leur imposent leur Weltanschaung, leur conception du monde.
Nous vivons actuellement, en Europe de l'ouest du moins, la fin d'un moment d'illusion. Le dogme promus par le vainqueur américain de la 2e guerre mondiale, à savoir que la concurrence libre et non faussée fonde une société de liberté, a été érigé, après la chute de l'URSS, en mythe métapolitique par la grâce duquel la nature humaine pourrait être définitivement amendée. De la liquidation des frontières, présentées comme un anachronisme car constituant un obstacle au marché, naîtra la disparition de ce qui cause les conflits, l'économie pouvant enfin supplanter le politique, ce chancre du passé. L'homme du futur ne serait alors plus obnubilé, comme l'avait écrit E. Jünger(1), par l'idée d': "Anéantir l'adversaire. Il n'en sera pas autrement tant qu'il y aura des hommes".


Mais le dogme s'effrite à présent, car il a voulu en réalité imposer l'unilatéralisme US en élaborant une sorte d'assomption du mythe dans une autre utopie, celle affirmant que la dérégulation financière à la mode anglo-saxonne est le nouveau jardin d'Eden. Mais celle-ci n'a fait que pousser à son paroxysme la concurrence libre et non faussée pour la transformer en une avidité sournoise, une rivalité exacerbée et une rapacité sordide. Ce moment qu'on appelle également néo-libéral, avait commencé avec la 1ère guerre du Golfe et va s'achever dans les prochaines années sur l'écueil russo-chinois, non sans avoir saccagé entre-temps un grand nombre de pays. L'époque post-libérale qui s'annonce, qui reposera à nouveau sur le capitalisme d'entreprise, durera certainement bien plus longtemps que la précédente car elle réhabilitera la notion de ce qu'en Allemagne, on nommait le "Volkgeist", l'esprit national. "Au fond des victoires d'Alexandre, il y a toujours Aristote", avait déclaré de Gaulle (2), ajoutant "La puissance de l’esprit implique une diversité qu’on ne trouve point dans la pratique exclusive du métier (des armes)". Le néo-libéralisme ne reposait sur rien d'éthique, et il n'aura généré en Occident que l'anomie et la déréliction. Le confucianisme chinois et l'orthodoxie russe sont des armes puissantes pour qui croient aux forces de l'esprit auxquelles Mitterrand avait un jour fait allusion, regrettant peut-être d'avoir trop cédé aux sirènes atlantistes. Mais il était un homme de culture et peut-être avait-il médité ces vers de Lamartine:

 

"Telle est notre âme après ces longs ébranlements :
Secouant la raison jusqu’en ses fondements,
Le malheur n’en fait plus qu’une immense ruine,
Où comme un grand débris le désespoir domine ;
De sentiments éteints, silencieux chaos,
Éléments opposés, sans vie et sans repos,
Reste des passions par le temps effacées,
Combat désordonné de vœux et de pensées,
Souvenirs expirants, regrets, dégoûts, remord.
Si du moins ces débris nous attestaient sa mort !
Mais sous ce vaste deuil l’âme encore est vivante ;
Ce feu sans aliment soi-même s’alimente ;
Il renaît de sa cendre, et ce fatal flambeau
Craint de brûler encore au delà du tombeau.

Âme, qui donc es-tu ? flamme qui me dévore,
Dois-tu vivre après moi ? dois-tu souffrir encore ?
Hôte mystérieux, que vas-tu devenir ?
Au grand flambeau du jour vas-tu te réunir ?
Peut-être de ce feu tu n’es qu’une étincelle,
Qu’un rayon égaré, que cet astre rappelle ;
Peut-être que, mourant lorsque l’homme est détruit,
Tu n’es qu’un suc plus pur que la terre a produit,
Une fange animée, une argile pensante…"(3)

 

Mais par la suite, la régression vers le "politiquement correct, autre nom de l'esprit d'inféodation" (4) a bien eu lieu, et l'amer constat du philosophe autrichien Karl Kraus(5) au début des années 1930 est redevenu d'actualité: "Après le formidable effondrement de notre civilisation dans le mensonge, il n'est plus rien resté à celle-ci que la vérité sans fard de son état, si bien qu'elle en est presqu'arrivée au point de ne plus pouvoir mentir".
Tous les espoirs sont donc permis, et de la régression dans une idéologie stérile naîtra un sursaut fécond et vivifiant que les prétendues élites, parfois éthyliques, occidentales ne pourront éternellement évacuer derrière l'appellation qui se veut infâmante de "populisme". Car l'idéalisme dont ils se parent n'est que du cynisme repeint en vertu.

 

Pour illustrer de manière moins partisane le sujet du jour, revenons-en au cas d'E. Jünger. Celui-ci eut à connaître l'état de régression le plus extrême qui se puisse imaginer, la situation du combattant dans les tranchées durant la 1ère guerre mondiale. Pour son contemporain, S. Freud, il n'était apparu, dans cette situation, rien d'extraordinaire: eros et thanatos, la pulsion de vie et l'instinct de mort cohabitent en chaque être humain et le vernis de la civilisation s'effrite et s'évapore très vite dès que l'on retombe dans l'état du primitif, voire de l'animal, ce qui est le cas quand il s'agit avant tout d'assurer sa survie. Jünger constate: " Les véritables sources de la guerre jaillissent au plus profond de notre poitrine, et toutes les atrocités dont le monde est périodiquement submergé ne sont qu'un miroir de l'âme humaine dévoilée dans l’événement". Mais Eros vient très vite au secours de Thanatos et l'un s'étreint avec l'autre dans la danse macabre que les circonstances imposent: "Aussi étrange que cela soit à entendre pour qui ne s'est jamais battu pour rester en vie, la vision de l'adversaire procure, outre un comble d'horreur, la délivrance d'une pression pesante et insupportable. C'est la volupté du sang, dont l'élan illimité n'est comparable qu'à l'amour", écrit ainsi Jünger qui vécut réellement ce dont Freud avait eu si exacte intuition. Dès lors, il n'est plus question de se laisser aller au désespoir morbide, à l'abandon dans le sentiment vide de l'absurde. Parlant du combattant, Teilhard de Chardin (6) énonce: "Cet homme a l’évidence concrète qu’il ne vit plus pour soi, qu’il est délivré de soi, qu’autre chose vit en lui et le domine. Je ne crains pas de dire que cette désindividuation… est le secret ultime de l’incomparable impression de liberté qu’il éprouve et qu’il n’oubliera jamais. Le Front est la terre promise aux audacieux, pas seulement la ligne de feu, mais aussi le front de la vague qui porte l’humanité vers ses destinées nouvelles".


La guerre, dans ses premiers moments, est certainement vécue comme un total effondrement du sens, comme une absolue néantisation de toute conscience morale. Et pourtant, la conflagration qui emporte bien des corps et des âmes a chez le survivant une résonance intérieure si forte qu'elle génère à nouveau du sens. Teilhard de Chardin ne craint pas d'affirmer: "La mort pour une conviction est l'achèvement suprême. Elle est, en ce monde imparfait, quelque chose de parfait, la perfection sans ambages".

A première vue, ce que disent ces 2 auteurs, pourrait très bien être affirmé par des djihadistes, ou par des terroristes. Se pose donc la question de savoir quelle est la semence qui peut être fécondée par une régression soudaine, laquelle, on l'aura compris, devra être dépassé par des forces qui effaceront l'ébranlement initial auquel le combattant est soumis. Quelle figure de pouvoir devra ensuite s'imposer, lorsque le calme sera revenu? Un pouvoir, pour qu'il fasse autorité, ce qui veut dire que son autorité soit librement acceptée, doit générer auprès de ceux sur qui il s'exerce, de la confiance. De la haine qui engendre la chute dans l'agressivité doit naître ce qui crée la confiance, ce qui permet de surmonter les passions tristes, établir à nouveau du lien entre les individus, ainsi que de la considération entre ceux-ci et leurs dirigeants.


L'adhésion à ce qui est dit, le sentiment que l'on partage une même analyse avec autrui n'excluent pas le débat, mais celui-ci doit être mené de manière dépassionnée et raisonnée, où l'argument moral, qui fait appel à l'émotion et non à la raison, doit être mis de coté. Le bien et le mal n'existent pas en soi, ainsi des dizaines de générations ont dû ingurgiter les tables de la loi de Moïse sans que cela ne les ait rendus moins hargneuses. Il existe des gens qui savent inspirer la confiance et qui par là, disposent de l'autorité naturelle pour convaincre autrui de la justesse de leurs analyses et de l'équité qui sera reconnue du fait de la mise en application des solutions proposées. Pour cela, faire appel au procès d'intention est inutile, car celui-ci se base toujours sur un préjugé moral. Car ne l'oublions pas, la démocratie, c'est le demos, le peuple ET le kratos, le pouvoir. Sans une autorité capable de prendre une décision, il n'y a pas de démocratie. Ce qui veut dire que le demos doit avoir confiance dans le kratos, sinon celui-ci s'enlisera dans l'arbitraire et l'autoritarisme ou s'évanouira.


On a vu récemment une bande de voyous empêcher une représentation théâtrale au motif que cela ne leur plaisait pas (la mise en scène aurait été, selon eux, racialement incorrecte). Lorsqu'on laisse des groupes de pression occuper l'espace public pour s'attaquer à la culture et qu'on laisse faire, Goebbels n'est jamais très loin. L'anarchie mène à la tyrannie, on le sait depuis Platon. Le système de démocrature libertaire qui sévit actuellement en Occident n'aboutit qu’à miner de l'intérieur nos sociétés; pour ce faire il supplante l'idée de bien public par l'affirmation revendicative de minorités se prétendant ostracisées. 
Avoir expérimenté, comme Jünger et Teilhard de Chardin, ce qui est au-delà du bien et du mal devrait inciter à ne pas subvertir nos démocraties par l'obsession d'établir des transgressions dont elles finissent par devenir dépendantes. Au contraire, il s'agit de forger un idéal de civilisation où tout le monde aurait la possibilité de s'y sentir à l'aise. Quitte ensuite à encenser tout cela de quelques vapeurs métaphysiques afin de permettre au plus grand nombre de pouvoir s'y identifier. Car c'est finalement ainsi que ce se crée une identité, celle-ci étant ce qui rassemble et "le rassemblement n'a pas grand-chose à voir avec le consensus mou dans lequel s'annulent toutes les impuissances"(4).


Retrouver, pour les gouvernants, la confiance des gouvernés, avoir foi pour les uns et les autres en un projet réaliste, est ce qui est primordial. La courte période où les faiseurs d'opinion en Europe, claironnaient naïvement ou cyniquement, l'advenue de la "fin de l'Histoire" est en train de s'achever. L'Histoire revient au grand galop et il faudra aux peuples européens, s'ils veulent survivre dans le contexte qui s'annonce, des dirigeants qui ne chercheront plus à briller par leur "désir d'impuissance"(7). A ces peuples gavés de sottises comme une oie gasconne, il leur faudra trouver dans ce qui aura été "une souffrance naturellement sublimée" (4), le ferment de ce qui constituera la confiance qu'ils accorderont à nouveau à leurs dirigeants. Affirmer, dans une pose jupiterienne, la pertinence de la non-contradiction, la négation de l'altérité, du "en même temps" pour le subsumer dans un très hypothétique "cercle de la raison" (Alain Minc), est absurde. En 1919 déjà, un agitateur claironnait:" Nous nous permettons le luxe d'être aristocrate et démocrate, conservateur et progressiste, révolutionnaire et réactionnaire, légaliste et illégaliste" (8). C'était B. Mussolini et nous savons dans quels marécages saumâtres il a fini par sombrer. L'idéologie résulte toujours d'une idée du bien passée au service du mensonge dont se sert le pouvoir pour perdurer, l'idéologie néo-libérale ne faisant en rien exception à cela. La clairvoyance, la lucidité, le discernement sont les qualités essentielles et fondamentales pour qui veut créer l'harmonie entre une nécessaire cohérence communautaire et l'expression pour chacun de son individualité. Ceux qui ont été façonnés par le burin d'une expérience de vie implacable dans sa férocité ne peuvent qu'arriver à cette conclusion; cela leur évitera qu'une vague nihiliste les submerge sous un idéalisme stérile qui ne serait qu'un désert existentiel.

 

Jean Luc

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(1) Ernst Jünger: la guerre comme expérience intérieure.
(2) C. de Gaulle: Vers l'armée de métier
(3) A. de Lamartine : Méditations poétiques(n°18)
(4) J.-P. Chevènement: Passion de la France
(5) France culture: "la Grande Table", émission du 04.04.2019
(6) P. Theilhard du Chardin: Ecrits du temps de guerre
(7) France culture: Régis Debray dans "Répliques", émission du 06.04.2019
(8) France culture: "Politique", émission du 23.03.2019

 

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regression feconde
emotions

Sommes-nous aptes à maîtriser nos émotions?

 

Etre aptes à maîtriser nos émotions, ce serait avoir la capacité de faire en sorte que nous puissions les dompter, littéralement à nous en rendre maîtres, sinon, au moins en réduire l’impact. Alors, le serions-nous ?

 

Nos émotions sont des affects, des réactions psychologiques et physiques élémentaires, instantanées, qui se produisent lorsque nous sommes confrontés à des événements, à des situations, à tout ce qui surgit devant nous. Nos émotions sont essentiellement des réactions non maîtrisées.

Ce sont, entre autres,  la peur, la joie, la tristesse, le dégout, la colère, ou même le coup de foudre, qui toutes peuvent déboucher sur des passions ou des sentiments, comme par exemple la haine, l'anxiété ou l'amour, lesquelles, d’ailleurs, à leur tour peuvent être source d’émotions.

 

 «Il y a émotion, dit Bernard Rimé, quand coexistent chez un individu un certain nombre de composantes: changements physiologiques, modifications de l'expression faciale, variations sur les plans subjectif, comportemental et cognitif.» La peur, la joie, la colère, la tristesse, ces réactions intenses ou imperceptibles qui dilatent nos pupilles ou accélèrent nos battements cardiaques, nous font pâlir ou rougir, sursauter aux bruits violents ou aux mouvements abrupts, rire ou pleurer. Elles constituent des ajustements permanents à notre environnement. Les émotions font appel à notre perception et à notre raisonnement, qui leur attribuent à toute vitesse un sens,  une valeur de plaisir ou de déplaisir, s'interrogent sur la stratégie à suivre, fuite ou riposte, et enclenchent les mécanismes de la réaction.

Alors il y a production d'adrénaline, qui accélère le rythme cardiaque, assèche la bouche, donne la chair de poule ou fait violemment transpirer. En même temps, s'effectue une régulation naturelle de l'organisme pour maintenir constants les paramètres biologiques du corps afin de préserver son équilibre interne (l'homéostasie par l’action du système parasympathique), en modérant la tempête émotionnelle.

Tout ceci en quelques dixièmes de seconde. Alors, on écrase l'araignée ou on part en courant.

 

Or chacun réagit en fonction de sa propre histoire, de sa mémoire, de sa personnalité. Il n'y a pas de schéma unique face à ces mécanismes venus du fond des âges. Nous raisonnons en même temps que nous sommes émus. Nos émotions suscitent des réactions extrêmement différentes selon chacun, et selon les circonstances, à la fois variables, changeantes et donc floues. Et là est le paradoxe que souligne Comte Sponville.: le flou est essentiel à l'émotion: si l'on y voyait absolument clair, si on savait vraiment comment et pourquoi elle se produit, on ne serait pas ému.

 

Laisser faire les émotions est indispensable car elles transforment la vision que nous avons du monde. « Le passage à l'émotion est une modification totale de « l'être-dans-le-monde » selon les lois très particulières de la magie ». (Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions). Il n’y a rien de logique ou de paramétrable à leur apparition.

Elles provoquent bouleversement, saisissement qui rompent la tranquillité, par des modifications physiologiques violentes, on bafouille, on tremble, on pleure, mais en fonction des différents niveaux de sensibilité, et des passions propres à la personnalité de chacun, selon que celle-ci soit passionnelle, sentimentale; esthétique, spirituelle, mystique, littéraire, musicale, ou religieuse.

C’est donc de manière subjective et individuelle que les émotions agissent sur nous en modifiant nos comportements, nos choix et nos perceptions selon les conclusions que peut tirer un individu d’une situation.

 

Il serait absurde de vouloir les maîtriser parce qu’elles nous sauvent dans certaines circonstances comme le décrivait Darwin qui les considérait comme innées, universelles et communicatives, comme un héritage de nos ancêtres, chasseurs-cueilleurs, confrontés à des phénomènes inattendus (changements climatiques, prédateurs) demandant une réponse adaptative rapide et permettant d’expliquer comment une réaction au danger va, au fil des générations, devenir innée et réflexe (tremblements, incapacité de bouger, agitation, fuite, agression...), et physiologiques (pâleur, rougissement, accélération du pouls, palpitations).

C’est une théorie qui fait de l’émotion une évaluation d’un évènement utile pour la survie et le bien-être de l’individu.

 

La première conclusion serait qu’il ne faut pas, du fait de leur utilité, chercher à les maîtriser, mais que nous serions probablement aptes à les réguler ou à les contrôler, au moins en partie.

Parce que, par exemple, (d’après Jean-Didier Vincent), (1) les individus sont inégaux dans la recherche du plaisir. Certains ont besoin d'émotions fortes; ce sont des chercheurs de sensations, qui vont jusqu'à risquer leur vie pour obtenir une dose toujours plus forte de potion cérébrale. Alors que d'autres trouvent leur plaisir dans une vie pépère et sans histoire, gérant leurs humeurs à l'économie.

 

De plus, chez l'homme, les émotions n'ont pas seulement pour but d'aider à survivre dans un monde hostile. Elles servent aussi à communiquer. Avec des mots, bien sûr, pour exprimer ce que nous ressentons.

La parole provoque des émotions : des paroles d’insulte peuvent provoquer une réaction violente de rejet, des paroles d’amour une réaction d’empathie.

La parole peut être l’origine d’émotions, mais peut aussi permettre de les contrôler. Lorsque je dis à quelqu’un : « Je ne veux pas m’énerver contre toi », je suis déjà en colère mais, par mes paroles, je parviens à maîtriser ma colère. La verbalisation du rejet de l’émotion agit sur elle. 

Pareil pour la parole que l’on m’adresse. Des paroles d’encouragement peuvent dissiper ma peur. « Ne t’inquiète pas, je suis là », ma peur diminue.

Et nous ne communiquons pas que par la parole. Il peut se produire un échange instantané d'émotions, lorsque les corps s'adressent de discrets signaux. Sourires, haussements de sourcils, rougeurs, gestes à peine ébauchés ou postures franches sont immédiatement perçus par notre vis-à-vis, scannés par ses cellules grises et interprétés. Ce que nous pouvons, plus ou moins contrôler !

 

La pensée aussi provoque des émotions. «  Personne ne me traite ainsi ». De telles pensées font naître en moi des émotions négatives, et notamment la colère. Mais nous pouvons nous raisonner.

Devant un danger, nous pouvons nous donner le temps d’analyser si la fuite est préférable à l’affrontement.

 

On peut donc réguler ses émotions en agissant sur son corps, sur sa parole, sur sa pensée ou sur ses actes. Mais chacun d’entre nous dispose d’un canal émotionnel favori car il a choisi de le développer davantage. Ainsi, un  sportif ressent plus par le corps, un avocat par la parole, un philosophe ou un chercheur par la pensée, un artisan ou un militaire par l’action. Chacun choisit le canal le plus approprié pour agir sur ses émotions et celles des autres. (2)

 

Or, il se trouve aujourd’hui que nos émotions débordent, plus que jamais de la sphère individuelle, et qu’il est indispensable d’apprendre à les maîtriser.

 

Plus que jamais, notre monde moderne fait appel aux émotions. A la télévision, dans la pub, le marketing, elles font la loi. On reproche même parfois à l'information de trop jouer sur cette corde sensible. Elles servent de toile de fond à la solidarité - Téléthon ou lutte contre la famine en Afrique. Elles imprègnent la culture - musique, chansons, livres ou films à succès. Et même Internet a inventé les smileys, pour donner au courrier électronique un parfum d'émoi.

 

L’émotion, est omniprésente aujourd’hui dans les médias, notamment à la télévision qui fait se succéder devant nos yeux les conflits, les catastrophes et les agressions, L’information combine l’« ici-maintenant » du message et «l’avant-ailleurs » de l’événement. (Selon Roland Barthes). Cela aboutit à une discordance entre l’évidence du constat et l’impossibilité de changer le cours de l’action que l’on juge insupportable.

 

Il s’agit là d’une  émotion qui relève d’un événement qui n’est pas directement perçu, donc différent de la vision in situ des acteurs de l’évènement. L’événement est monté, présenté, dénaturé par un processus médiatique qui conduit, selon les cas, à un attendrissement partagé (une naissance à la cour d’Angleterre), à un déferlement de liesse populaire (la France victorieuse au Mondial de football), à une mobilisation charitable (l’abbé Pierre ou le Sidaction) ou à une mobilisation politique (expulsion des migrants de Calais). Même si, parfois, l’opinion reste inerte (le nettoyage ethnique en Birmanie contre les Rohingyas).

Et le direct est tout autant propice au surgissement de l’émotion. Le spectateur, devient témoin: « j’y étais [devant la TV], je l’ai vu ». (3)

  

Considérée ainsi l’émotion n’est plus vue comme une réaction permettant la survie ou ce qui ouvre à une vision du monde tel qu’il est, mais elle est alors ce qui produit une opinion qui suspend le raisonnement et le questionnement. La dramatisation, l’amplification des signes, est une constante de la médiatisation de l’émotion, sous des formes propres à chaque support.

Cette opinion provoquée est sous-tendue par la norme sociale, sous la forme de la morale à maintenir et soutenue par l’esthétisation du spectacle de la désolation ou de l’unification : le pape embrassant le sol, Présidents se tenant par la main, etc.

 

Nous devons faire face à des émotions, larmes ou colère, qui sont orientées. Autour de nous, ce ne sont plus des actes qui sont montrés, exposés, jugés, mais des symboles. Par exemple, sans exposer de jugement sur le fond de l’affaire, il parait évident que si Jacqueline Sauvage, condamnée à dix ans pour avoir tué son mari violent est graciée par le président, c’est parce que cette affaire est devenue le symbole du combat féministe. Que le bourreau devienne victime et la victime bourreau modifie l’ordre de notre émotion pour en faire une réaction culturelle.

 

La force des émotions est fonction de l’importance de la valeur accordée à certains éléments du monde, comme la famille, la santé, le deuil (porter le deuil de votre père c’est une façon de voir le monde comme un monde où manque un être important). Les émotions contiennent des pensées, et c’est pourquoi les stoïciens estiment qu’on ne peut pas se contenter de les réprimer: que ce sont nos pensées que nous devons changer, il faut se confronter aux pensées qu’elles contiennent, parce que notre volonté est sous notre contrôle.

 

Une émotion n’est pas en effet une simple réaction viscérale, qui ne met en jeu aucune pensée. Les émotions délimitent les frontières de notre humanité. Le racisme, par exemple, procède souvent d’une projection sur des groupes de caractères liés à la contamination, à l’emploi, etc. Et il en va de même pour la discrimination contre les femmes, les gays ou les lesbiennes.

 

Finalement, que l’émotion soit ce qui s’impose à nous « à l’insu de notre plein gré » ou qu’elle soit le fruit d’une construction sociale ayant pour but de donner un sens orienté au réel, l’émotion est essentielle dans la construction de l’individu.

L’émotion est ce qui vient se mettre entre le monde et l’individu et ainsi implique l’homme dans le réel.

Parce que l’émotion se produit lorsque la vision que l’on a de l’ordre des choses est bouleversé, lorsque les habitudes, les certitudes, le train-train quotidien est modifié par surprise.

Parce que, quand il n’y a pas de différence, les choses deviennent indifférentes. L’émotion est ce qui oblige à reconnaître la différence, elle est ce qui combat la violence du même, qui veut tout égaliser, unifier, indifférencier. Nous pouvons l’utiliser à notre profit, comme on utilise un boomerang.

 

Chaque individu doit rester capable de distinguer, d’identifier et d’évaluer les émotions qui lui semblent inacceptables ou compatibles avec son sens des valeurs quelles que soient les influences extérieures.

Le fait même de ressentir une émotion permet d’identifier ces influences.

 

Les émotions donnent des couleurs à la vie, elles fondent notre indispensable et constante capacité d'adaptation au monde qui nous entoure, nous presse, nous perturbe ou nous réjouit. Sans cesse, elles entretiennent un dialogue avec notre corps, notre cerveau, notre environnement.

N.Hanar

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NOTES

1-Bernard Rimé, spécialiste de la psychologie des émotions à l'université catholique de Louvain, cité par l’Express du 02/12/1999.

Jean-Didier Vincent, est neurobiologiste, auteur de Biologie des passions et de La Chair et le diable (Odile Jacob), cité par l’Express du 02/12/1999.

2-Il y a donc un langage des émotions que certains arrivent à percevoir mieux que d'autres. Un psychologue américain, Paul Ekman, de l'université de San Francisco, a consacré sa vie à en déchiffrer l'alphabet. Perdu dans une tribu isolée de Papouasie-Nouvelle-Guinée à la fin des années 60, il a constaté que, apeurés ou joyeux, les hommes sauvages affichaient sur leur visage les mêmes mimiques que lui.

 

Charles Darwin, en 1872, avait déjà évoqué cette thèse dans son livre L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux pour appuyer sa théorie de l'évolution. Ekman, lui, avait longtemps été persuadé que les expressions faciales variaient en fonction des cultures. « L’expression faciale est le pivot de la communication entre hommes ».

Son premier travail a été de définir les six émotions de base que l'on retrouve chez tous les peuples, des Inuits aux Dogon, des Sioux aux Siciliens, des Japonais aux Mexicains: la joie, la tristesse, la colère, la peur, l'étonnement et le dégoût. Une classification désormais admise par les spécialistes, bien que certains, comme Carroll Izard, en ajoutent six autres: l'intérêt, le mépris, la culpabilité, la honte, la timidité, l'hostilité envers soi-même.

 Pinochet avait déclaré à son biographe qu'il portait alors en permanence des lunettes noires pour dissimuler son regard, où l'on aurait pu lire qu'il était en train de mentir.

3-Devant chaque catastrophe, les médias soulignent la solidarité de la population. Or, cette solidarité sur le terrain est interdite au téléspectateur. L’action solidaire immédiate peut être impossible à quiconque (explosion de Challenger) ou inutile (mort de Lady Di). Elle peut aussi n’être que déléguée (catastrophe lointaine). Il reste alors un écart insurmontable entre les acteurs (sur place) et les téléspectateurs (au loin). D’où la prolifération des dispositifs d’aide d’urgence: la solidarité des gestes humanitaires est une réponse à une émotion inassimilable, celle qui nous ferait spectateurs tranquilles de la mort ou de la douleur d’autrui.

« Le monde a peur », titre Le Parisien du 12 septembre 2001.

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L’idée de la fin du monde.

 

Pourquoi a-t-on toujours eu l’idée de la fin du monde? Elle a été imaginée comme étant son terme ultime, son achèvement, l’arrêt total de toute vie et de l’ensemble des réalités matérielles qui constituent « le monde », ou comme  seulement la fin de la civilisation, des croyances et des cultures du monde environnant dans lequel nous avions, jusque-là, trouvé notre place.

 

Quelle forme prend cette idée de la fin du monde ?

Les hommes ont toujours utilisé des allégories, des métaphores, des mythes (fondateurs), des abstractions, pour  tenter d’approcher les questions fondamentales que se posent les humains. Lorsque ces moyens sont pris à la lettre, ils ont toujours provoqué (et le font encore), des idéologies, des dominations et des tragédies.

Celles qui évoquent la fin du monde n’échappent pas à cette règle.

 

Bien entendu, le point final de l’histoire, l'extinction de l'humanité seule ou la destruction de la planète, l’apocalypse, une pulvérisation universelle, et après dix secondes d’une clarté éblouissante…le noir total…et puis, plus rien, est largement possible. Et il n’est pas absurde d’imaginer la disparition de l'Univers, de la Terre ou de la seule humanité, événement que l’on retrouve évoqué dans de nombreuses religions, philosophies et mythologies, dans l'art et dans la littérature. Que cela provienne de causes exogènes: chute d’un astéroïde, éruption volcanique, glaciation générale, explosion d'une supernova, de la transformation du Soleil en géante rouge ou de causes endogènes provenant des effets de la rapacité, de la violence, de l’ignorance, du fanatisme, de l’imprévoyance, de la surpopulation, de la surexploitation à outrance de toutes les ressources disponibles,  d’une annihilation nucléaire, d’ un fort déclin démographique ou d’une pandémie, etc…La culture populaire a ainsi souvent évoqué l’effondrement de la civilisation ou l’extinction de l'humanité, par ces moyens, en y intégrant aujourd’hui les récentes connaissances scientifiques

 

L’idée de la fin du monde peut aussi prendre la forme de la fin de la civilisation, des croyances et des cultures du monde dans lequel nous avions, jusque-là, trouvé notre place, fin pour laquelle la plupart des causes de destructions indiquées plus haut sont également des éléments explicatifs.

Et c’est plutôt cette idée-là de la fin du monde que nous pouvons penser. D’autant qu’aujourd’hui, les propos crépusculaires de l’ordre de « films catastrophes » d’écologistes radicaux, accentuant une menace pourtant bien réelle, nous mettent en garde contre la disparition de l’espèce humaine, qui ne laisserait derrière elle, qu’une nature dénaturée.

 

Du Déluge et de l’Apocalypse bibliques, aux débats de Voltaire et de Rousseau sur le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, les catastrophes naturelles ont toujours donné à penser la situation des hommes, leur rapport au monde, leur destin, en tant qu’habitants de la Terre. Si la bombe atomique a prolongé cette pensée ancestrale elle a surtout modifié la donne, en faisant de cette formidable catastrophe un enjeu de survie pour l’humanité, et c’est dans cette logique que les catastrophes climatiques contemporaines s’inscrivent aujourd’hui: l’humanité n’est plus seulement la victime des catastrophes, elle peut en être aussi la cause et être responsable de l’altération de son monde.

C’est ainsi que l’humanité se voit menacée d’extinction, d’éradication totale. La question écologique aurait pour véritable enjeu, la survie du genre humain. Dès lors, notre conscience écologique commence lorsque nous pensons à dissocier fin de l’humanité et fin du monde. (D’après Hicham-Stéphane Afeissa, relevé par Agnès Gayraud, dans Philomag)

 

Ce qui peut mener à faire de la protection de l’environnement, la nouvelle religion séculière qui s’élève […], sur les décombres d’un monde incroyant. Il faut à son tour la soumettre à critique, débusquer cette maladie infantile qui la ronge et la décrédibilise: le catastrophisme. » Les écologistes opèrent un « retour aux fondamentaux du christianisme » en stigmatisant l’homme, rendu coupable de la destruction imminente de la Terre. [Nous devrons à nouveau quitter ce paradis de la consommation.] (D’après un réquisitoire de Pascal Bruckner qui plaide pour un « nouveau type de progrès », qui assurerait le développement mondial « sans épuiser les ressources de la planète »).

 

L’idée de la fin du monde est l’instrument utilisé par certains pouvoirs, qui s’approprient la défense d’un « monde naturel », d’où sont gommées toutes les violences dont la nature est capable et dont l’histoire de l’homme, n’est que la résistance à sa capacité de destruction.

Pour ce faire la peur de l’avenir, que personne, en fait, ni ne connait vraiment, ni ne maîtrise, est manipulée, peur qui fut représentée par d’autres pouvoirs par les enfers ou l’apocalypse.

Et l’on ne peut reprocher à personne de répercuter à l’envi les arguments qui constituent les discours catastrophiques, sans se rendre compte qu’ils ne sont que les jouets d’une lutte entre des cercles de pouvoirs, qui ne veulent que remplacer des croyances, par d’autres croyances et pire, des moyens économiques, par d’autres, qui feront, à leur tour, l’objet de luttes intenses.

 

Slavoj Zizek se demande comment conceptualiser ce catastrophisme, processus dont il refuse la fatalité.

Ce serait en dégageant les formes actuelles de l’aliénation. Dont le multiculturalisme qui, en affiliant le sujet à une communauté, l’empêche selon lui de s’élever à l’universel. Autre cible : la captation de la crise écologique par l’idéologie libérale. Pour Zizek, la survie de l’espèce passera d’abord par l’abolition du mode de production capitaliste – cause réelle mais inavouée des catastrophes naturelles. Il insiste sur la nécessité d’un « impitoyable travail d’autocritique ». Pour initier le « combat émancipateur », il faut commencer par rejeter « Dieu » ou « l’Histoire » qui aliènent le sujet en l’idéologisant. (Par Nicolas Tenaillon, dans Philomag).On pourrait facilement détecter, dans ces solutions, la trace de nouvelles aliénations !!!

 

Selon Michaël Fœssel, (philosophe Français né en 1974), le désenchantement d’un monde dégrisé de la perspective d’un salut religieux et sapé par l’angoisse de sa destruction atomique nous place même « après sa fin » et produit en retour une survalorisation de la vie.

L’écologie et le culte des performances individuelles participeraient ainsi d’un renoncement au monde comme champ de nos possibles, et comme horizon de notre liberté morale et politique, mettant en avant le catastrophisme d’un monde qui s’effondre sous son propre ennui, dans notre époque qui s’enferme dans l’instant et sautille sur place.

La métaphysique n’a visiblement plus rien à opposer aux ravages de la société du spectacle. Dans « Le Sermon sur la chute de Rome », (Prix Goncourt 2012), Jérôme Ferrari, reprend l’idée, inspirée par Saint Augustin, que l'effondrement de des Empires, n'est rien, "c'est comme s'il ne s'était rien passé. La course des astres n'est pas troublée, le nuit succède à la nuit, à chaque instant, le présent surgit du néant, et retourne au néant ". Ce qui peut être perçu comme une tentative de sauver l’espoir qu’un jour, peut-être, l’éternité vienne, pour interrompre la transmission de la violence à travers les générations. (1) (d’après l’analyse de Philippe Nassif dans Philomag)

 

"La fin du monde, et après ?" se demandait Ulrich Beck [décédé le 1er janvier 2015], qui pensait que la gestion des risques est l’enjeu majeur de la civilisation contemporaine, en refusant la facilité du pessimisme: « Il y a toujours eu des intellectuels pour annoncer la fin du monde ».

Alors nous vivons désormais dans une société où tout est perçu comme un risque. Conséquence : la sécurité s’est instaurée comme valeur centrale. L’avenir devient un défi quotidien, l’anticipation des catastrophes, une manière de refonder le lien social. La lutte des classes cède la place à une société de « répartition des risques ». Donc « la peur crée sa propre réalité ». Car, paradoxalement, la peur peut créer un lien social grâce à une nouvelle forme d’opinion publique. « Prenez l’ouragan Katrina : les reportages ont propagé partout dans le monde un effroi face à la pauvreté et au racisme des États-Unis. L’Autre exclu est soudain omniprésent. Les risques globaux nous obligent donc à prendre en compte les autres, culturellement autres, dans notre appréciation du monde. Cela se retrouve dans l’exemple du tsunami en Asie du Sud-Est. L’omniprésence du risque a donc une force de cohésion sociale.

 

Si une partie seulement de la société profite de certaines richesses, une déprédation de l’environnement – une marée noire ou un nuage toxique radioactif – frappe toutes les classes sociales et traverse les frontières : mondialisation du risque. La production des richesses est désormais intimement liée à une production de risques, comme l’illustre l’exemple de l’énergie nucléaire. Cela pose un problème de justice sociale. L’enjeu consiste à anticiper les conséquences de catastrophes intentionnelles par une nécessaire action politique.

 

 

Après la Seconde Guerre mondiale, nous sommes entrés dans une phase de profonde incertitude, avec l’apparition de menaces nouvelles comme la bombe atomique, et dans celui des mœurs avec l’ébranlement des repères traditionnels. De plus, ces événements sont imprévisibles et ambivalents : si, d’un côté, ils génèrent des catastrophes, ils créent, de l’autre, de nouvelles ouvertures sur le monde.

Si l’essor des sciences et des techniques se poursuit, ce processus ne peut plus être naïf. Il est important de reconnaître le fardeau et la dignité de l’Autre. (3) Chaque minorité et chaque groupe, apporte le poids de son passé – les populations issues de l’immigration, les minorités religieuses, les femmes, les homosexuels, et modifient le traitement social de l’altérité culturelle. (D’après Jean-François Lyotard, cité dans Philomag)

 

De tout temps, il y a eu des intellectuels pour annoncer la fin du monde, mais celle-ci n’a jamais eu lieu !

N.Hanar

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NOTES

1-Pour Tristan Garcia dans Les Cordelettes de Browser, en parvenant aux confins du cosmos à bord de son vaisseau spatial, David Browser a arrêté l’expansion de l’Univers, et donc du temps. Désormais, les humains ne meurent plus, mais plus rien de nouveau n’arrive: ils ne peuvent que manipuler de mystérieuses consoles afin de revivre ad nauseam les souvenirs, convoquer les fantômes et s’adonner à des jeux pervers dans le temps immobile. La vie sans la mort est une vie sans désir. (d’après l’analyse de Philippe Nassif dans Philomag)

2- Pour  Slavoj Zizek le problème vient du déni des excès inouïs du capitalisme (« la croissance explosive des divisions et exclusions sociales »), déni organisé par l’idéologie libérale ; la colère contre cette idéologie manifestée par la violence des fondamentalismes religieux ; le marchandage proposé par les fausses alternatives de gauche qui ne sont que des compromis avec le libéralisme ; la dépression face aux effets du système dominant, à savoir les catastrophes écologiques et la transformation génétique de l’homme.

3- La morale (extraits) Imaginons qu'on nous annonce la fin du monde, certaine, inévitable, pour demain matin. La politique n'y survivrait pas, qui a besoin d'un avenir. Mais la morale ? (L'ensemble de nos devoirs, autrement dit des obligations ou des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et même de toute espérance). [ ] La fin du monde, même inévitable à très court terme, n'autoriserait en rien à se moquer des infirmes, à calomnier, à violer, à torturer, à assassiner, bref à être égoïste ou méchant. C'est que la morale n'a pas besoin d'avenir. Le présent lui suffit. Sa valeur ne dépend pas de ses effets attendus, mais seulement de la règle à laquelle elle se soumet, indépendamment de tout penchant, de toute inclination, de tout calcul égoïste, [ ] « abstraction faite des fins qui peuvent être réalisées par une telle action » (Kant - Fondements..., I). Une action n'a de valeur morale véritable, explique Kant, que dans la mesure où elle est désintéressée. [ ] La proximité de la fin du monde n'y changerait rien d'essentiel : nous serions toujours tenus, et jusqu'au dernier instant, de nous soumettre à ce qui nous paraît universellement valable, universellement exigible, et spécialement de respecter l'humanité en nous et en l'autre. C'est en quoi la morale est désespérée, au moins en un certain sens, et désespérante peut-être. Que Dieu existe ou pas, qu'est-ce que cela change au devoir de protéger les plus faibles ? Rien, bien sûr, et c'est pourquoi on n'a pas besoin de savoir ce qu'il en est de cette existence pour agir humainement. (Comte Sponville)

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Ne pas oublier de lire : « Faut-il en finir une bonne fois pour toutes avec la fin du monde ? » -  Texte de Gérard Chabane, à lire en intégralité sur le site www.philousophe.com).

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fin du monde
consentir

Acquiescer, est-ce consentir ?

 

Dans tous les définitions des dictionnaires, pour la philosophie et pour le droit, acquiescer c’est consentir, c’est accepter, approuver, adhérer à des conditions, à des offres, à des actes, à des idées, à des opinions, en fait, admettre que l’on est en harmonie avec ce qui est proposé, que l’on considère comme vrai et juste.

Et, de la même manière, consentir c’est, comme l’indique son étymologie « être d'accord avec» (« ressentir ensemble»), donc admettre, approuver des actes ou des idées, les reconnaître comme vraies, comme siennes, donner son assentiment, « acquiescer à la volonté de quelqu'un, à un jugement, ou à la voix de sa propre conscience » écrivait Diderot)

 

Ce qui fait que la question posée, les deux termes étant indissociables, semble ne devoir se limiter qu’au questionnement de la validité de notre acquiescement à ce que l’on consent.

Et défendre que, pour avoir une valeur, juridique ou morale, le consentement devrait se rapporter à un acquiescement sans équivoque, volontaire, libre, sans contrainte et parfaitement éclairé, parce qu’on peut acquiescer, adhérer à des jugements erronés, souscrire à des motifs égoïstes, ou à des opinions trompeuses: « quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu'ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d'écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d'écriture ». (Destutt de Tracy, vers 1795).

Que vaut le consentement de celui qui n’a pas le plein usage de toutes ses facultés mentales, psychiques ou physiques ? Que vaut-il si l’on acquiesce que parce que l’on n’a pas le choix ? .Que vaut-il s’il n’est qu’un protocole qui donne bonne conscience dans une hypocrisie plus ou moins partagée ?

Ce qui montre que, contraint ou trompé, consentir peut se faire sans acquiescer. (Je paie des impôts, je roule à 80 km/heure etc….)

Alors, faut-il en rester là ? Ou bien se demander d’où, de quand, provient le concept de consentement?

 

Selon Laetitia Monteils-Laeng, (professeur de philosophie à l’université de Montréal, dans « Perspectives antiques sur la philosophie du consentement), le consentement, comme nous l’entendons aujourd’hui, n’est conceptualisé qu’à partir des Stoïciens, qui le pensent comme l’acquiescement à un ordre qui ne dépend pas de nous, mais acceptation constitutive de notre liberté, un acte volontaire et désiré.(1)

Cela provient peut-être des doctrines, surtout cosmiques, précédentes subordonnées, par exemple pour Platon, aux Essences ou Idées, modèles de toutes choses, qui seules donnent sens aux phénomènes. (Allégorie de la Caverne), ou à un ordre du cosmos qui assigne une place immuable à chacun.

 

Ainsi, pour la doctrine stoïcienne, consentir à ce contre quoi on ne peut rien, à tout ce qui ne dépend pas de nous, et qui nous dépasse, n’est pas une acceptation intégralement passive et sans condition des évènements extérieurs, une détermination qui ne laisse place à aucune initiative. (2) Cette acquiescement permet de reprendre possession de ce qui pourrait nous échapper, là où une attitude par trop volontariste, la révolte contre les événements que nous subissons, ne pourrait que nous rendre malheureux en provoquant frustration, mécontentement et défaut d’harmonie avec le monde extérieur : « Rien n’a d’importance, sinon agir, comme ta propre nature te le commande, pâtir, comme la Nature commune l’apporte. » (Marc-Aurèle)

 

Consentir, pourtant, n’est pas un pessimisme résigné, mais une attitude qui s’accompagne d’une exigence intellectuelle, qui permet de constater que le monde, quand il est compris rationnellement, est foncièrement bon et qu’ainsi l’acte de consentement permet de se recentrer sur soi, sans se disperser. [ ] Le consentement, est aussi la promesse d’une ouverture dialectique: d’abord nous ne sommes que des étrangers en ce monde, nous n’y sommes presque rien, nous comprenons notre finitude, voire notre bassesse. L’acquiescement à mon inconsistance est la condition préalable à la prise de conscience de ma raison et donc de ma liberté :

« Ne sais-tu pas quelle infime partie de l’univers tu es ? [écrit Epictète]. Je parle du corps ; car, par la raison, tu n’es pas inférieur aux dieux ni moins grand qu’eux ; la grandeur de la raison ne s’estime pas à la taille ni à la hauteur, mais aux jugements. »

 

Ainsi,  la notion de consentement se voit liée à des actions de la vie quotidienne où l’événement dépend en partie de nous, en partie de la volonté des autres, en partie d’éléments non maîtrisables, par un accord, un acquiescement au réel.

Il prend le sens de se prononcer en faveur de quelque chose, d’accepter que quelque chose se fasse; donc d’acquiescer, et, en même temps de se rendre, de se soumettre à un sentiment ou à une volonté extérieure, par exemple celle de l’intérêt général, d’une morale, ou de celle d’autrui.

Acquiescer serait bien consentir au réel, ce qui permettrait ainsi de le connaître.

 

Comme Sisyphe, chez Camus, qui n’est pas libre contre, ou en dépit du destin. Sisyphe regarde la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Mais chaque fois où il quitte les sommets, « d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin », et s’enfonce, sans espoir, vers le bas de la montagne, c’est en reconnaissant la futilité de sa tâche et la certitude de son sort, qu’il est libre de réaliser l'absurdité de sa situation et de parvenir à un état d'acceptation. C’est parce qu’il acquiesce enfin à cet absurde destin auquel il est soumis, qu’il y consent, qu’il est supérieur à son destin, qu’il est plus fort que son rocher, et que l’on peut «imaginer Sisyphe heureux »

 

C’est cette pensée, qui nous est venue des Stoïciens jusqu’à Camus, qui a permis au consentement de devenir une notion juridique, la justice étant ce qui régit les comportements sociaux. Elle existe dès le droit romain et elle permet de distinguer les contrats valides des contrats non valides. (3)

Au XVIIIe siècle, les philosophes contractualistes l’importent dans la sphère politique afin de résoudre la question de savoir ce qui nous oblige à obéir. Pourquoi obéir à un tiers lorsqu’on est égaux en droit ?

Le consentement est-il un véritable choix ou simple acceptation.

Thomas Hobbes pense le consentement  au contrat social, comme un choix : je choisis de me dessaisir de mon droit au profit de la sécurité qu’offre le pouvoir institué : acquiescement sans réserve.

Pour John Locke, en revanche, je ne consens que tacitement, à obéir au pouvoir, donc un acquiescement par défaut d’autre choix. Parce que je n’accepte le contrat que tant que je reste sous sa juridiction, c’est-à-dire tant que je ne quitte pas les frontières de l’État. Il s’agit d’une acceptation plus que d’un choix, sauf qu’à partir de là, on accorde la même valeur morale à un choix et à une acceptation, alors que ce sont deux actions différentes.

 

Avec le contrat de mariage, le consentement entre dans la sphère intime et conjugale. Oui, mais choisir de se marier, de dire oui une fois, est-ce consentir à tout ? Et dans le domaine sexuel : suffit-il de ne pas dire non pour que le rapport soit considéré comme voulu ? Le droit français reconnait que, « Lors d’une agression, l’effet de sidération peut être tel que la victime ne soit pas en mesure de dire non ».

De plus, il existe une domination structurelle, qui pousse les femmes, à avoir régulièrement des rapports sexuels sans désir personnel, voire “par politesse”. Des rapports sexuels juridiquement consentis mais non voulus, auxquels elles n’acquiescent pas. Parce qu’il est difficile de penser en dehors du système de domination masculine (ce sont majoritairement des hommes qui écrivent les lois). Il faudrait donc modifier la structure sociale et juridique, en défendant par exemple un consentement positif, explicite et non tacite, au nom de l’idée qu’il est plus difficile de devoir dire non que de ne pas dire oui.

Dire oui, seulement et clairement oui, comme et quand on veut. Telle est la définition du consentement positif, selon Manon Garcia.(4)

Parce que, autrement subsiste ce que Marc Crépon nomme le « consentement meurtrier » : c’est l’acquiescement, l’acceptation, active ou résignée, de toute forme de violence infligée à autrui. Une « accoutumance au meurtre » qui se loge dans le cœur tel un poison. Des remèdes, il en existe selon l’auteur, comme la révolte ou l’expression de sa honte devant des atrocités commises. Échapper au consentement meurtrier consiste à « entendre l’appel de l’attention, du soin et du secours qu’exigent, sans exception, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui ».

Ou subsiste le consentement par défaut -  un citoyen allemand qui souhaiterait donner ses organes après sa mort devra en faire la demande de son vivant, alors qu’un citoyen français est considéré comme donneur d’organes, qui acquiesce  par défaut. Dans les deux cas, les individus ont la possibilité de choisir autrement. Cependant, la plupart des gens ne se donnent pas cette peine et conservent par inertie leur choix par défaut. Par ailleurs, considérer les individus comme donneurs d’organes par défaut leur suggère que c’est la « bonne » option et qu’il serait malvenu de la changer – il y a là un pouvoir de suggestion psychologique à l’œuvre.

On n’acquiesce pas, mais on consent !

Consentir, ce n’est pas toujours acquiescer, mais acquiescer, c’est toujours consentir.

N.Hanar

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NOTES

 

1-Zénon déjà - L’homme prend conscience de sa place dans le monde et, quand il comprend le fonctionnement rationnel du monde, il ne peut que l’accepter. Certes, cette acceptation ne va pas sans son lot d’efforts et d’exercices. Il faut « vivre en accord avec la nature » (Diogène Laërce, 1962, l. VII, § 87).

En revanche, l’attitude volontariste consistant à croire en son indépendance revient à vivre comme un étranger dans le monde. Marc-Aurèle: « Abcès de ce monde, celui qui s’écarte et se sépare de la loi de la nature universelle en étant mécontent des événements ; car ils sont produits par cette nature même qui t’a produit. » (Marc-Aurèle, 1962, l. IV, § 29) Et c’est en se révoltant contre l’ordre du monde ou en espérant pouvoir contrôler intégralement ce qui nous arrive que nous sommes emportés contre notre gré par le Destin.

 

2-L’éthique d’Aristote définit les critères de l’acte consenti, compris non comme l’acte dont le principe serait la volonté, mais comme ce qui peut être attribué à un agent en fonction de son degré d’implication dans ce qui a été fait, et de sa connaissance du contexte de l’action. Ce qui permet cette autodétermination indépendamment de la raison, doit lui être supérieur : c’est  le désir, puissance essentiellement irrationnelle, purement passive, dont la nature est d’être déterminée.

Son éthique non seulement établit des critères stricts permettant de départager les actes accomplis de plein gré de ceux que l’on accomplit malgré soi, mais encore, elle conçoit des nuances au sein de l’agir permettant de saisir les actes que leur auteur n’assume qu’avec réticence, ou qui emportent avec eux remords et regrets.

Ils ne sont pas fonction d’un assentiment ou d’un refus qui serait au principe de l’action. L’action accomplie de plein gré est celle dont la cause efficiente est interne à l’agent qui, en outre, agit en connaissant la nature de chacune des circonstances. Symétriquement, est fait malgré soi ce dont le principe est extérieur à l’agent, ce qui revient à agir par contrainte, et/ou ce qui est fait par ignorance d’une des circonstances matérielles entourant l’action, à la condition expresse que l’acte soit regretté une fois accompli, l’ignorance d’une des conditions rendant l’action semblable à un accident : « Or, il y a, de l’aveu unanime, deux espèces d’actes que l’on fait malgré soi : ceux que l’on fait par contrainte et ceux que l’on fait par ignorance. » (Aristote, 1970, l. III, chap. 1, § 1109a35-1110a) Sont donc de plein gré toutes les actions que l’on accomplit, en y ayant réfléchi ou non, dont la cause efficiente est interne à l’agent, qui agit en connaissance de cause.

 

3-L'acquiescement, dans le domaine du droit, est l'adhésion expresse ou tacite donnée par une personne, ayant pouvoir de contracter, à un contrat, un acte judiciaire, ou à une offre qui lui est faite, ce qui implique sa renonciation aux voies de recours dont elle pourrait user ou aux nullités qu'elle pourrait invoquer. Cette "acceptation" peut même être tacite à condition qu'il n’y ait pas d’équivoque.

En droit français des obligations, le consentement est le fait de se prononcer en faveur d'un acte juridique, particulièrement de toute convention, de tout contrat. Le consentement en est l'élément fondamental: celui qui s'oblige, qui se rend débiteur d'une obligation, doit y avoir préalablement consenti d’une libre volonté.

Le consentement à un contrat n’est valide que s’il est donné de façon libre, en connaissance de cause. Dans le cas contraire, il ser      a entaché d’un « vice du consentement ».

Même lorsque le contrat est une obligation légale, le consentement est toujours demandé, alors même que l'on pourrait penser, à tort, que la loi peut se substituer au consentement des parties. Personne n'est obligé sans l'avoir voulu: l'automobiliste doit assurer son véhicule, il lui reste le choix de l'assureur, mais il ne sera pas assuré malgré lui, il a le droit de ne pas contracter

 

Le consentement peut s’exprimer à l'aide du langage: il peut s'agir de l'écrit traditionnel, de contrats se formant « en ligne ». Le droit rejette la formule bien connue selon laquelle « qui ne dit mot consent », le silence gardé par une personne, ne pouvant avoir de valeur, pour éviter les abus, que pour une proposition qui aurait été préalablement exprimée: comme, par exemple, la tacite reconduction, ou lorsque l’offre est faite dans l'intérêt exclusif du destinataire : certaines donations, remises de dettes, réductions de prix….

 

Les vices du consentement concernent des contrats (de mariage, de travail, commerciaux), jusqu’au consentement à une relation sexuelle, qui devient ainsi un viol. Ils s’appliquent lorsque le consentement n’est pas donné en toute liberté et de manière éclairée. Par exemple lorsque la réalité est travestie (trafiquer le compteur kilométrique, repeindre les dents du cheval), lorsqu’il est fait violence part une contrainte physique, morale ou matérielle (chantage, menaces) exercée sur l'une des parties pour l'amener à contracter. Le consentement n’est ni libre, ni parfaitement éclairé.

 

4-L’exigence d’un consentement explicite avant chaque acte sexuel, en vogue dans le monde anglo-saxon mais aussi en Suède, serait, dit-on, incompatible avec l’érotisme. Est-ce bien certain ?

Aux USA, les universités ont été sommées d’adopter la règle du « consentement affirmatif ». Auparavant, la formule directrice était : « No means no. » Dorénavant, il faut demander un « oui » à chaque étape d’une étreinte : « Yes means yes ». Dans le cas contraire, une plainte pour viol peut être déposée, s’il n’y a pas consentement explicité, disparition de toute ambiguïté, dont profitent toujours les agresseurs sur le mode : « Elle semblait consentante », « Pourquoi ne m’a-t-elle pas clairement rejeté ? »

 

Ce que l’on retrouve dans le livre de Vanessa Springora - À treize ans, dans un dîner, elle est happée par le charisme de cet homme de cinquante ans. Par une lettre, il lui déclare son besoin «  impérieux  » de la revoir. Il. parvient à la rassurer : il l’aime et ne lui fera aucun mal. Alors qu’elle vient d’avoir quatorze ans, elle s’offre à lui corps et âme. Quand elle. comprend qu’il collectionne depuis toujours les amours avec des adolescentes, et pratique le tourisme sexuel, que derrière les apparences flatteuses de l’homme de lettres, se cache un prédateur, elle tente de s’arracher à l’emprise qu’il exerce sur elle, tandis qu’il s’apprête à raconter leur histoire dans un roman. Après leur rupture, le calvaire continue, car l’écrivain ne cesse de réactiver sa souffrance à coup de publications et de harcèlement. Jusqu’à ce qu’elle se décide de prendre le chasseur à son propre piège : l’enfermer dans un livre  ». Elle y dépeint un processus de manipulation psychique implacable et l’ambiguïté effrayante dans laquelle est placée la victime consentante, amoureuse, et questionne ainsi les dérives d’une époque, et la complaisance d’un milieu aveuglé par le talent et la célébrité.

Manon Garcia - Tout consentement n’est pas valide, il faut que certains critères soient remplis pour que l’accord rende l’action moralement permissible. La communication est une condition nécessaire à la validité du consentement, de même que sa limite dans le temps et la possibilité de revenir dessus.

Les tenants de la galanterie française s’insurgent. Ils pensent qu’une telle défense du consentement marque la fin des rapports de séduction. Mais rien n’interdit d’imaginer un érotisme qui ne soit pas fondé sur la soumission de la femme !

Certes, selon les règles californiennes, il faudrait par exemple réitérer le consentement à chaque nouvel acte, ce qui semble difficile à appliquer et plus encore à établir devant un tribunal en cas de litige. Il restera donc toujours des zones grises dans les domaines intimes et conjugaux.

 

A quoi Eva Illouz ajoute :“ Le consentement est ridiculisé par les mâles séducteurs ”Pourquoi est-il ridiculisé comme un “tue-l’amour” ? La littérature fourmille de situations où les femmes disent “non” – parce qu’elles sont mariées, destinées à un autre ou fidèles à la moralité chrétienne – mais où ce “non” est l’occasion pour l’homme de démontrer son endurance. Casanova, qui a couché avec une femme, Irène, et sa fille de 9 ans pour les repasser ensuite toutes deux à un ami riche, le frisson de la séduction, c’est vaincre l’incertitude ou le refus. Pas étonnant que l’idée d’exiger le consentement pour chacune des étapes de l’interaction sexuelle soit ridiculisée par ceux qui veulent préserver le mythe du mâle séducteur.

Propos recueillis par CÉDRIC ENJALBERT

 

Pourtant, l’un des romans-source du contrat érotique est La Vénus à la fourrure (1870) de Leopold von Sacher-Masoch. Un jeune homme, Séverin, pousse la femme qui l’aime, Wanda, à établir un contrat, qui postule qu’il sera son esclave. Ce contrat est unilatéral. Si ce contrat est érotique, c’est malgré le fait qu’il apporte du formalisme dans la relation amoureuse. (Douleur et intensification du désir par le langage). « Chez Masoch, écrit Gilles Deleuze, il faut que les amours […] soient réglées par des contrats qui les formalisent, qui les verbalisent ; et les choses doivent être dites, promises, annoncées, soigneusement décrites avant d’être accomplies » (Présentation de Sacher-Masoch, 1967). De plus il se confronte à l’inconnu et même au risque d’une violence, ce qui fait de l’érotisme, l’exploration d’une dimension inédite de nos vies, par l’excès. Dire ce que d’ordinaire on ne dit guère, ce qui est inconvenant ou même scandaleux pour les bonnes mœurs, voici néanmoins un plaisir selon Sacher-Masoch, qui ne célèbre pas que la domination masculine, puisque le rôle dominant peut aussi bien être tenu par une femme.  (D’après Philomag n°116

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Faut-il vraiment distinguer la nature de la culture ?

 

La nature, écrit Comte Sponville dans son « Dictionnaire philosophique » : « C’est le réel lui-même, considéré dans son indépendance, dans sa spontanéité, dans son pouvoir d'auto production ou d'auto développement ». L’être humain faisant partie du réel (enfin, la plupart il possède des caractéristiques psychophysiologiques et biologiques, innées, irréductibles, la notion de nature signifiant étymologiquement ce qui est donné à la naissance.

Cela ne conduit pas à une « nature humaine », qui déterminerait l’existence et les comportements humains, qui seraient « héréditaire », mais à une « nature acquise » qui est le fruit d’une histoire: l’humain « est » son histoire. Il est le fruit d’une histoire, non déterminée, ouverte à une infinité de possibles, une « nature acquise », qui provient de l’ajout de ce que les sociétés humaines lui imposent et de ce qu’il apprend par lui-même, dans le cadre d'un milieu social, d'une histoire, de divers apprentissage, d’un héritage culturel, etc….

 

L’être humain vit en permanente interaction entre un état donné (l’inné des instincts et des besoins) et l’influence d’un environnement, entre ce qui lui est donné au départ, et ce qui est acquis au cours de son développement social. Ce qui a permis de dire: on ne naît pas homme, on le devient, …..sans cesse.

 

Que l’espèce humaine soit constituée d’inné et d’acquis, permet de distinguer la nature de la culture, de différencier, de dissocier cette espèce des autres espèces, qui ne possèdent pas la même capacité de développer, d’acquérir une culture. La culture étant ce qui, dans un milieu, est dû à l’homme.

Il est naturel à l’espèce humaine d’être culturelle, ne serait-ce que par nécessité !. Sans distinction, donc !

 

L’humain, par ses actions pour survivre (se « singe nu » doit de vêtir, se protéger, se nourrir, se réunir) montre qu’il n’est jamais strictement limité par sa nature biologique, instaurant ainsi la distinction entre la nature (nécessaire et déterminée) et la culture, qui « désigne l'ensemble des connaissances qu'une société transmet et valorise, et spécialement celles qui portent sur le passé de l'humanité (son histoire, ses croyances, ses œuvres) [ c’est-à-dire sur [ ] tout ce qui est produit ou transformé par l'humanité ». (Comte Sponville).

Claude Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté, propose le critère suivant:

Ce qui est naturel relève de lois nécessaires et est universel.

Ce qui est culturel relève de normes conventionnelles et est relatif.

Selon Pascal  cette situation temporelle relative, sociale et historique, serait même une « seconde nature ».

Pour Konrad Lorenz, l'être humain, avant l’éducation, n’est qu’une simple éventualité.

Et pour Sartre : « L’homme n’a pas de nature, il n’a qu’une histoire. » L’existence précède l’essence !

 

Il peut donc être nécessaire (Faut-il de la question posée), de différencier nature et culture afin de distinguer ce que l’humain ajoute à sa part naturelle, pour juger de la valeur, positive ou négative, de cet apport.

 

Mais qu’en est-il d’une nécessité de distinguer nature et culture dans le sens d’une séparation radicale ?

Remontons à cet hypothétique « état de nature », cette fiction des théoriciens du contrat social.

 

Hobbes, s'oppose à la tradition aristotélicienne selon laquelle l'homme est un animal naturellement social : s’il est sociable ce n’est pas par nature, mais par accident.

L’état de nature qu’il décrit ne doit pas être compris comme une réalité historique, mais comme une fiction théorique qui vise à comprendre ce que nous apporte l'existence sociale, partant de ce que serait l'homme, abstraction faite de tout pouvoir politique, et par conséquent de toute loi. L’homme y est un loup pour l’homme, dans un état de "guerre de tous contre tous". Nécessité ainsi d’une « culture » condition de la vie en paix.

Alors que, au contraire, Rousseau pense que l’homme devient mauvais, égoïste au travers de la culture. Il connaît, une répugnance innée, antérieur à la culture, de voir souffrir ses semblables, la pitié. C’est l’institution de la propriété qui détruit la bonté naturelle de l’homme et le pousse à vouloir se saisir du bien d’autrui par la force.

 

Chez ces deux penseurs, il s’agissait de résoudre les conflits humains en opposant nature humaine et culture humaine, par une séparation radicale

 

Dans son ouvrage « Le Paradigme perdu. La nature humaine », Edgar Morin veut que l’on cesse de disjoindre Nature et Culture: la clé de la culture est dans notre nature et la clé de notre nature est dans la culture. L’humain est doué à la fois de raison et de déraison. La vie ne se réduit pas à la biologie, à la sociologie, et aux actions des individus: il faut concevoir l'homme comme espèce, société, individu.

Cette trinité humaine ("l'individu, la société et l'espèce") implique des relations à la fois complémentaires et antagonistes qui présentent des possibilités de conflits

Les distinguer, les séparer, ne serait ainsi pas justifié, sans utilité et sans valeur, parce que le conflit est nécessaire à la compréhension et au mouvement de la réalité.

 

(Inspiré et partiellement paraphrasé d’un texte de Simone Manon) : Aujourd’hui, il n'y a rien de plus surdéterminé culturellement que l'idée de nature. La nature comme réel donné, est l'otage d'un contexte culturel, et s'inscrit dans un système symbolique variant d'une culture à une autre.

Démêler ce qui serait « naturel » de ce qui serait « culturel », est le plus souvent utilisé afin de tenir pour naturel et universel ce qui ne constitue qu'un particularisme culturel avec des conséquences redoutables : tous ceux qui ont d'autres traits culturels vont se trouver exclus de l'humanité. L'idée de nature humaine n'est souvent que l'expression d'un contexte culturel et sa justification, pour entériner une norme culturelle, et comme l'alibi des entreprises de normalisation. On s'autorise d'elle pour exclure comme anormales, toutes les conduites non conformes, autrement dit pour réprimer, discipliner, rééduquer, stigmatiser, emprisonner, enfermer l’homme dans des limites assignables d'avance, voire pour justifier un nettoyage ethnique.

 

Or le propre de l'homme n'est-il pas d'échapper à toute détermination en se constituant comme un pour soi ? Il est libre et la liberté exige de refuser l'idée d'une nature humaine. [Ce qui est inné ne constitue pas une « nature »]. Chez l'homme « l'existence précède l'essence. Alors, l'espèce humaine ne se définit pas par des caractéristiques concrètes mais par une propriété universelle : celle de changer, d’évoluer. Ce qui revient à dire que la nature de l'homme est foncièrement indéterminée ; elle n'est pas plus circonscrite dans les limites d'une culture que dans celles d'une nature. Il se faire « être », tel qu'il se projette.

L'ordre de la nature se reconnaît à sa spontanéité et à son universalité, celui de la culture à sa relativité, à sa particularité et à ses variations : la réalité humaine participe des deux ordres.

 

La culture  peut alors se définir comme un processus d'interrogation de l'homme sur son rapport au monde, un mouvement perpétuel de la sphère de la connaissance, ce qui assure et permet à l’homme  son insertion dans le monde, ce qui assure et permet les relations entre les individus au sein des sociétés.

En faire une notion indépendante et séparée, en ferait une notion impérialiste, ce qui provoquerait, en même temps, le déclin de son indépendance. Beau paradoxe !

 

Les cultures sont rattachées à une période et à un lieu, et  définissent  la manière dont les gens entretiennent des relations avec leur environnement tout en exprimant leurs croyances.

Le biologique et le culturel sont donc liées dans leur diversité, de manière intrinsèque et inextricable.

Interdépendants, ils se sont développés à travers le temps grâce à des adaptations mutuelles entre les hommes et l’environnement et, ils interagissent et s’affectent mutuellement de manière complexe.

 

Pour Bruno Latour (dans « Face à Gaïa » (La Découverte), les termes de "nature" et de "culture", que les penseurs modernistes du XVIIIe siècle, ont opposés pour magnifier la puissance de l'esprit humain, sont en réalité les deux faces d'un même concept, inopérant pour comprendre l'hybridation du monde. Cette hybridation, au sens de croisements naturels ou artificiel d’individus, d'espèces, de cultures, provient le plus souvent d’accidents dus à des conditions géographiques, historiques, sociales, (par exemple quand les caractères de deux ou plusieurs langues se fondent en une langue mixte).  L’émergence de ce concept d’hybridation traduit la nécessité de penser les articulations, les relations et les imbrications entre ce qui est étudié, plutôt que ce qui les sépare, ou les oppose, comme dans le cas de nature et culture.

N.Hanar

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nature vs culture

Le mouvement

 

Le mouvement, c’est la vie. Il est, à la fois, la preuve de la vie et sa conséquence. Je bouge, donc je suis.

Notre vie n’est que mouvement, écrivait Montaigne. Le mouvement constitue le rapport de l’homme au temps et à la mort. Jamais le mouvement ne s’arrête, ou il n’existe plus.

Il est bien plus que ce que nous en disent les dictionnaires, bien plus que ce « déplacement d'un corps, [ou de quoi que ce soit, groupe d’individus, objets divers], bien plus que le changement de position dans l'espace », bien plus que de « changer de lieu ou d'état, de position ou de disposition, de changer de place, de modifier la position d'une partie du corps ou d’un corps ». (Comte Sponville).

Tout ceci ne décrit que les caractéristiques du mouvement, et une description ne saurait être une définition !

 

Le mouvement est la manière d’être asymptotique de notre existence : « bougez-vous ».

Que le mouvement puisse cesser est un scandale pour l’esprit. Alors les mythes, les religions, qui sont à l’origine de la morale, des rituels et des habitudes de nos sociétés, ont décrit un « après » ou tout continue, comme l’avaient fait les anciens, en remplissant des sépultures avec des provisions, des outils ou même des accompagnants, pour accompagner le voyage des morts, leur dernier voyage, un périple qui n’a pas de fin.

 

Bien entendu le mouvement constitue pour l'homme l'expérience la plus quotidienne de son rapport au monde. C’est la pesanteur : les corps pesants tombent comme une pierre, tandis que les corps légers s’élèvent comme le feu. Le mouvement, montre l’instabilité de ce qui est: tout peut être en mouvement, comme celui évident qui montre un déplacement dans l’espace, et celui, moins visible d’un changement d’état: suis-je le même en vieillissant, y-a-t-il une permanence dans le mouvement?

 

Mon corps a changé, mes idées également. Je ne suis donc pas le même qu’autrefois. Tout en étant une seule et même personne.

L’arbuste que j’ai planté et que j’ai vu grandir au fil des années pour devenir aujourd’hui un chêne majestueux est le bien le même arbre. Or l’adulte que je suis devenu est bien le même être humain que l’enfant que j’étais, qui reste inchangé, stable et permanent sous le changement. Je change avec toutes les pensées, toutes les actions, et tous les sentiments successifs que je dis miens. C’est bien moi qui change, je ne change pas de moi.

Selon Hume, dans sa critique de la notion d’un « moi », illusoire pour lui, nous n’avons pas conscience de passer d’une perception, d’une idée, d’un sentiment, à l’autre, dans un mouvement discontinu, qui nous donne l’impression que notre perception du monde suit un même fil conducteur.

De même, nous ne percevons pas le mouvement, sauf à décomposer le flux permanent qui fait d’un être vivant un individu, les changements qui affectent le monde, les groupes humains et les objets, et qui ne peuvent se définir comme une simple association de parties.

 

Tout est en mouvement, du plus petit atome, à des galaxies entières, dans l’espace et dans le temps. Il est le processus à quoi tout est soumis. Même le repos n’en est qu’un état provisoire, et seulement apparent, affecté d'instabilité, en attente du mouvement suivant, un « moment » du mouvement qui reste partiellement « en puissance ». Toute chose, tout être, a le « pouvoir d’être en mouvement ou en repos ». « Mouvement et repos sont bien des contraires, mais « à l'intérieur d'un même genre, qui serait celui de la mobilité » écrit Pierre Aubenque.

 

La fin du mouvement et/ou son instabilité étant également un scandale pour les esprits qui veulent tout classifier, désigner, définir avec certitude, les philosophes s’en sont longtemps donné à cœur joie.

Platon a listé les divers mouvements : translation sur un axe unique, combinaison, séparation, accroissement, décroissement, génération, destruction, mouvements de l'âme, et, n°10, mouvement du monde. Détaillés en directions: "en avant et en arrière", "vers le haut et vers le bas", "à droite et à gauche". Des caractéristiques !

 

Vous remarquerez que, aujourd’hui encore, toutes ces « sciences » que sont l’économie, la sociologie, reprennent ces classifications en boucle afin d’explique les mouvements d’argent, de consommation ou de production, les mouvements de populations, de politique ou d’idéologies. Des descriptions !

 

Aristote a fait du mouvement, un passage: "La réalisation de ce qui est en puissance, en tant que tel, c'est le mouvement". Toujours inachevé, en puissance, sans commencement ni fin, il requiert cependant une cause.

Qu’est-ce qui fait que quelque chose se met en mouvement ?

Question logique puisque la philosophie est pour lui la question du pourquoi, car on ne connaît véritablement quelque chose que lorsqu'on connaît sa cause : « ce n'est pas le bois qui fait le lit, ni l'airain, la statue, mais il y a quelque autre chose qui est cause du changement » ». Donc, pour Aristote, la cause du changement d'une « chose » inerte, est multiple, lui est extérieure, hasard, ou intervention humaine, ou naturelle, etc…. Et bien entendu, engendre la nécessité d’une « cause première ».

Ce passage, de « quelque chose à quelque chose » d’autre, n’est pas limité à notre conception étriquée du mouvement, à savoir le changement de lieu dans un espace géométrique, d’idées ou de comportements dans un espace social. Il se rattache à la perception restreinte que nous avons du monde.

 

Cette perception étroite a fait question pour Deleuze, qui a tenté une extension de la perception du mouvement par le biais du cinéma.

Le cinéma c’est l'image en mouvement. Cinéma vient du grec Kinésis, le mouvement. Comme nous sommes spectateurs, notre point de vue est extérieur à l’action, ce qui nous permet d’analyser la complexité du mouvement. Nous pouvons comprendre alors que l’image en mouvement décrit les relations entre une action ou une situation et, d'autre part, une émotion, une pulsion ou une réaction. [ ]  Deleuze (« l’image-mouvement), compare le film à l’œuvre de Cézanne, qui veut "rendre visible l'activité organisatrice du percevoir". Ce qui requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création, donc à ce qui précède le mouvement. Ainsi le spectateur participe au temps du film en excitant ses fonctions sensori-motrices.

Ce qui lui fait constater que toute perception est d'abord sensori-motrice… et ainsi, plus la réaction cesse d'être immédiate et devient véritablement action possible, plus la perception devient distante et anticipatrice, et dégage l'action virtuelle des choses et notre action possible sur les choses. (1)

 

Définir le mouvement par bien plus qu’une action en y mêlant notre réaction ouvre un nouveau champ qui dépasse l’attitude de s’installer dans l’immobile pour guetter le mouvant au passage, au lieu de nous replacer dans le mouvant pour traverser avec lui les positions immobiles. Nous devons éviter de reconstituer la réalité, qui est mobilité, avec les concepts qui ont pour fonction de l’immobiliser. Avec des arrêts, si nombreux soient-ils, on ne fera jamais de la mobilité. Mais si l’on se donne la mobilité, on peut en tirer par la pensée autant d’arrêts qu’on voudra, tout en comprenant que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée de la réalité mobile. Il n’y a aucun moyen de reconstituer, avec des concepts fixes, la mobilité du réel. Le dogmatisme, en tant que constructeur de systèmes, a cependant toujours tenté cette reconstitution. Et échoue toujours ! (2)

Nous devons aller, en tant que philosophes, bien plus loin que la physique moderne, celle qui a pris racine au 17e siècle, et mis en place la « mesure » de tous les phénomènes « en mouvement », afin d’en énoncer les « lois ». Celles auxquelles la nature ne peut que se plier, et dont la connaissance, fait que d'un seul effet il est possible de conclure à  d'autres effets, sans qu'il soit besoin de recourir à l'expérience.

Newton énoncera l’axiome, (d'une manière abrégée) : « Tout corps qui se meut, tend à continuer son mouvement en ligne droite ».

Même si, à l'ordre aristotélicien, cosmologique, incarné par la hiérarchie des valeurs, a été substitué un univers indéfini, voire parfois infini, sans distinctions hiérarchiques, dont l'unité se manifeste par l’identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties.

 

Dans son dernier livre, Jeffrey Sachs (universitaire et économiste américain), distingue sept « âges » dans le processus, des mouvements des groupes humains dans l’histoire, chacun marqué par des bouleversements géographiques, physiques, climatiques, technologiques, institutionnels : l’âge paléolithique (de 70000 à 10000 avant notre ère), où les hommes migraient par petits groupes, avec leurs outils et leur savoir ; l’âge néolithique (de 10000 à 3000 avant notre ère), qui voit les débuts de l’agriculture et de l’élevage; l’âge équestre (de 3000 à 1000 avant notre ère), durant lequel la domestication du cheval a raccourci les distances et favorisé les longs déplacements ; l’âge classique (de 1000 avant notre ère à l’an 1500), marqué par l’émergence et la compétition des empires ; l’âge océanique (de 1500 à 1800), où les empires, pour la première fois, ont traversé les océans et brassé des millions d’individus sur tous les continents ; l’âge industriel (de 1800 à 2000), caractérisé par une accélération spectaculaire du développement des technologies et des découvertes scientifiques ; l’âge numérique, (de 2000 à nos jours), qui marque une nouvelle ère, celle des données.

Pour Jeffrey Sachs, ces stades émanent du désir des différentes sociétés de se « connecter » entre elles en allant à la rencontre les unes des autres à pied, à cheval, en bateau, en avion ou via les réseaux de communication, des humains toujours en mouvement. Cette longue histoire est ponctuée par trois changements majeurs quant à la taille de la population (de 990 millions à 6,1 milliards d’individus de 1800 à 2000), l’urbanisation (en 1500, environ 3,6 % de la population mondiale vivait en ville, 55 % aujourd’hui) et la production par habitant (elle a été multipliée par 11 de 1820 à 2000). La croissance exponentielle de ces facteurs change évidemment la nature des problèmes à résoudre pour que la planète demeure vivable.

(D’après « La mondialisation à travers les âges » - L'Express - Jeffrey D. Sachs).

 

L’augmentation de l’espérance de vie, la disparition progressive de la culture, les nouvelles technologies, la mondialisation de l’économie, les problèmes environnementaux tragiques, et surtout 70 ans de paix, ce qui n’est jamais arrivé dans notre histoire, nous ont fait entrer dans une période en rupture totale avec ce que l’on a connu, nous dit Michel Serres. Ce n’est plus la même vie, ce n’est plus la même mort, ce n’est plus le même espace, ce ne sont plus les mêmes relations. [Le mouvement n’est pas continu]

Nous sommes gouvernés et organisés, continue Serres, selon des institutions qui ont été inventées pour un monde qui n’est plus du tout celui qu’il est devenu. [Comme la science] Si bien qu’un déséquilibre formidable s’est produit entre ce que nous appelons aujourd’hui la politique et la réalité sociale. D’où Trump, le Brexit, Poutine et Erdogan, l’explosion en France, des partis traditionnels de gauche et de droite, et l’installation du mouvement des Gilets jaunes. Déséquilibre entre la société telle qu’elle est advenue et les institutions telles qu’elles sont demeurées. Crise majeure…

Au XIXe siècle, beaucoup de philosophes ont inventé de nouveaux systèmes, Karl Marx par exemple, ou les socialistes utopiques. Mais au XXe siècle les philosophes se sont engagés en politique, ils se sont mis à la remorque des partis plutôt que de les inspirer. «La sortie de crise aura fatalement lieu dans des circonstances que je ne vois pas et que d’ailleurs, tout le monde ignore»

L’histoire du XXe siècle a montré que les pires régimes se sont toujours construits sur une sorte de liaison secrète et explosive entre les deux extrêmes : le national-socialisme d’Hitler fut l'alliance de la dictature et du prolétariat.

Les événements ont toujours été imprévus. Pensez-vous que celui qui a pris la Bastille prévoyait la Révolution française ? (Michel Serres)

 

Le mouvement c’est la vie. Il en est indissociable et se compose, bien entendu des caractéristiques du mesurable, mais aussi de ruptures imprévisibles, de causes premières ou aléatoires inconnaissables, ainsi que des points de vue de l’observateur et des sentiments qu’il en ressent, ce qui oblige à l’observer en dansant…

 

La danse est ce qui permet de jeter un regard neuf sur le monde.

Le monde est toujours renouvelé par un regard libre. Un homme est libre quand il continue de chercher, quand rien n'est acquis définitivement, quand il ne dit pas « je sais ».

Nietzsche : « Savoir danser avec les pieds, avec les concepts, avec les mots : dois-je ajouter qu'il faut aussi savoir danser avec la plume, qu'il faut apprendre à écrire ». Se libérer de la pesanteur concerne autant l'esprit que le corps. La danse montre la difficulté pour le corps de s'émanciper des contraintes, et il en est tout autant pour émanciper  la pensée des certitudes et des savoirs temporaires..

Sans oublier qu’un con qui marche ira toujours plus loin qu’un philosophe assis……..

N.Hanar

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NOTES

1- Bergson : Tirons un élastique infiniment petit, contracté progressivement de manière à faire sortir du point une ligne qui ira toujours s’agrandissant. Fixons notre attention, non pas sur la ligne en tant que ligne, mais sur l’action qui la trace. Considérons que cette action, en dépit de sa durée, est indivisible si l’on suppose qu’elle s’accomplit sans arrêt ; que, si l’on y intercale un arrêt, on en fait deux actions au lieu d’une et que chacune de ces actions sera alors l’indivisible dont nous parlons ; que ce n’est pas l’action mouvante elle-même qui est jamais divisible, mais la ligne immobile qu’elle dépose au-dessous d’elle comme une trace dans l’espace. Dégageons-nous enfin de l’espace qui sous-tend le mouvement pour ne tenir compte que du mouvement lui-même, de l’acte de tension ou d’extension, enfin de la mobilité pure. Nous aurons cette fois une image plus fidèle de notre développement dans la durée.

 

2-Défense de Zénon

Aristote s’est élevé contre les philosophes qui tels les Éléates ont une position théorique pouvant impliquer la négation du mouvement et ceux qui comme Zénon prétendaient en démontrer l'inexistence en raison de l'absurdité de ses conséquences. À la thèse voulant que toute la nature est livrée au mouvement s'oppose la vieille thèse parménidienne tirée du dialogue platonicien intitulé le Parménide, qui traitant de la question de l'« Être », répète qu'il « est », tandis que le « non-Être » n'« est pas ».

Si tout mouvement consiste dans un passage progressif d'un état à un autre, la composition de l'être est forcément faite de parties, ce que réfute le vieux Parménide. C’est l'unité de « L'Un ».

Cette thèse de l'immobilité prônée par les Éléates ne tient pas compte, pour Héraclite, de l’apparente unité des « choses » qui recouvre une multiplicité de qualités contraires. Selon la pensée d’Héraclite, le « devenir » a lieu entre des termes qui sont contraires : la vraie unité est l’harmonie d’éléments opposés. Les contraires existant l’un par l’autre, sont incompréhensibles l’un sans l’autre. Ce qui est, pour Hegel « la forme même de toute pensée dialectique ».

 

Comme Zénon s'appuie dans le même esprit que les Éléates sur l'idée que pluralité et la divisibilité qu'implique le mouvement ne sont que des apparences. En réalité, il ‘agit d’une série de raisonnements par l'absurde. Ces quatre paradoxes de Zénon sont expliqués dans la Physique d'Aristote.

Par exemple :

Le Paradoxe d'Achille et de la tortue : Si Achille localisé en O poursuit une tortue qui se trouve en A. Le temps qu'il arrive en A, la tortue sera en B. Achille devra par conséquent ensuite aller en B. Mais alors la tortue sera en C, et ainsi de suite. Achille pourra se rapprocher sans cesse de la tortue, mais il ne pourra jamais la rattraper.

Le paradoxe de la flèche : une flèche qui vole est en fait immobile. En effet, à chaque instant, elle est dans un espace égal à elle-même. Elle est par conséquent à chaque instant au repos. Si on décompose le mouvement en une suite d'instants, elle ne peut par conséquent pas se mouvoir, dans la mesure où elle est constamment au repos.

Zénon, volontairement, ne tient pas compte du fait que le temps, comme l'espace peuvent être divisés de manière illimité et ne sont pas finis.

Ces paradoxes n'avaient pas pour but de montrer l'impossibilité du mouvement. Il est bien évident que Zénon savait qu'Achille atteindrait la tortue, et que la flèche volait vraiment. Son but était par conséquent tout autre. Si on en croit Platon, c'est en fait pour défendre les thèses de son maître Parménide et critiquer les abus de ceux qui défendent la divisibilité du mouvement qu'il a proposé ces paradoxes, qui mènent à des conclusions absurdes.

Pour Zénon, le monde est un et continu. La pluralité (ou la divisibilité) ne sont que des apparences, auxquelles on peut opposer les rigueurs de l'intelligence.

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mouvemenr bernard

Le Mouvement

 

On nomme mouvement le déplacement d'un corps ou de quelqu'une de ses parties. Les mouvements des êtres, les changements dans leur position ou dans celle des éléments qui les constituent ont frappé dès l'origine l'attention et ont amené à réfléchir et sur lui et sur la nature. 

Le premier problème que se soient posé les philosophes grecs est celui du mouvement. Héraclite affirme avec une force extraordinaire le mouvement universel, le perpétuel devenir. Parménide répond que l'être est un et immuable. Son disciple Zénon s'efforce de justifier sa thèse en niant, à l'aide d'arguments d'une infinie subtilité, la possibilité même du mouvement. L'effort des philosophes grecs qui viennent après tend à concilier Héraclite et Parménide, le devenir et l'être, le multiple et l'un. Aristote cherche surtout la cause du mouvement : il la voit dans un premier moteur immobile, qui meut toute la nature par le désir qu'il suscite en elle. 

Dans la philosophie moderne, la question change d'aspect, sous l'influence du progrès scientifique. Pour la science, tout est mouvement : sous la multiplicité variée des qualités des phénomènes, elle ne voit que des mouvements plus ou moins rapides, plus ou moins compliqués. Le problème essentiel des sciences n'est plus de connaître la cause du mouvement, mais d'en déterminer les lois.

Le mouvement dans l'histoire de la philosophie

La notion du mouvement naît, pour ainsi parler, avec nous, non qu'elle s'improvise, ce qui n'est le cas d'aucune notion, mais parce que les éléments nécessaires à sa formation sont acquis par l'être humain dès son entrée dans la vie. Même si l'on ne s'attachait qu'aux apparences, il  semblerait exact de croire que sans le mouvement des choses ne s'éveillerait jamais la conscience de l'humain. Encore que ce ne soit là que de la psychologie de premier plan - et de la plus superficielle, - il n'est pas indifférent de se laisser provisoirement instruire par l'apparence. 

L'apparent n'est pas toujours le faux. Donc, si d'une part il est vrai de penser qu'au cas où manqueraient, chez l'humain, les conditions organiques nécessaires à l'éclosion de la conscience, l'humain resterait au sein des choses, dans un état voisin du végétal,  La notion du mouvement commence donc à s'élaborer en nous dès que commence à s'éveiller la conscience. Car, si toute conscience implique un sujet - quelque opinion, d'ailleurs, que l'on ait sur l'essence métaphysique d'un tel sujet, sa réalité substantielle, etc., et que l'on soit sur ce point, ou dogmatique ou sceptique, en ce moment il n'importe guère, car la conscience de ce sujet est postérieure à celle des choses dont il a conscience.

Si rien ne se mouvait, rien ne penserait. De, plus, au cas ou, dans un monde privé de mouvement, la conscience serait possible dans un tel monde l'intelligence servirait aux usages pratiques de la vie, mais exclusivement à ces usages. L'humain primitif se perpétuerait de génération en génération, et le type de l'humain primitif resterait indestructible. Point de curiosité désintéressée, conséquemment point de science, de philosophie encore moins. Ce qui revient à dire que le premier en date des problèmes. philosophiques ou scientifiques  est le problème du mouvement. L'humain le constate, s'en étonne. Et c'est le commencement de la science. 

Depuis Thalès, jusqu'à Aristote - pour ne parler que des Grecs - le problème du mouvement, si l'on peut dire, est celui auquel sont suspendus tous les autres.

La philosophie postsocratique, ou plutôt celle qu'on pourrait, à la rigueur, sous le nom de philosophie athénienne opposer à la philosophie grecque, donne du mouvement une explication différente. elle préfère les explications toujours, à quelque degré, anthropomorphiques : non qu'elle assigne au principe des choses une forme humaine, mais elle le revêt d'attributs humains, pour parler avec plus de précision encore, d'attributs analogues à ceux de l'artiste.

Depuis Socrate jusqu'à Aristote, le monde n'est plus une oeuvre de la nature, mais une oeuvre de l'art et d'un art divin. Dieu est, non pas seulement l'éternel architecte, mais encore l'éternel géomètre et, puisque sa géométrie est une géométrie en acte, pénétrée (même chez Platon) de finalité, l'éternel artiste.

Sur la question du mouvement, interroger les philosophes modernes. et depuis les temps modernes, le problème du mouvement a passé, dirait un disciple d'Auguste Comte, de l'état métaphysique à l'état positif. Même Descartes, pour qui le problème est, au premier chef, un problème de philosophie, s'imagine à tort emprunter à la notion d'immutabilité divine les lois du mouvement qui sont devenues les postulats de la mécanique rationnelle. Au fond, il s'est appuyé, sans le savoir, sur les analogies de l'expérience. Ce qu'il prend pour une déduction métaphysique n'est qu'une inférence empirique obtenue conformément à la méthode de la science. Descartes est donc le premier émancipateur de la science de la nature, puisqu'à la métaphysique de la nature il substitue la physique. La métaphysique de la nature a-t-elle abdiqué pour toujours? L'ouvrage célèbre de Kant (Principes métaphysiques de la science de la nature) est une preuve qu'à côté de la physique proprement dite peut se constituer une métaphysique, ou tout au moins une critique des notions générales sur lesquelles s'appuient les sciences physiques. Mais cette critique reste, dans une large mesure, tributaire de la science. Elle peut se constituer à part, peut-être, jamais à coup sûr, sans elle. Dès lors, il est permis de penser que l'histoire des théories philosophiques du mouvement commence et s'achève, ou peu s'en faut, avec l'histoire de la philosophie ancienne. Depuis Descartes, l'intérêt du problème a décidément cessé d'être philosophique pour devenir scientifique.

C'est l'intérêt qui s'est détaché de la question d'origine vraisemblablement insoluble, comme d'ailleurs toute question de ce genre pour se fixer sur la question, non pas de nature, non pas même d'essence, mais de loi. Savoir les lois du mouvement, j'entends les lois fondamentales du mouvement, revient à connaître le mouvement dans ce qu'il a d'essentiel :  Kant lui-même, à le bien prendre, dans ses spéculations critiques sur la science de la nature, ne cherche pas à savoir autrement. D'ailleurs, et en dépit de ceux qui appellent Kant « le dernier des Pères de l'Eglise », n'est-ce pas la substitution d'une recherche de lois à une recherche de causes qui est l'uni des caractères de la réforme kantienne?

Désormais, par conséquent, si nous voulons savoir ce qu'est le mouvement, nous interrogerons les physiciens, non les philosophes.

J.Jung

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mouvement jean jung
pardon

Demander pardon, est-ce s’abaisser ?

 

La question porte sur l’action de solliciter le pardon, et non sur les conditions permettant de l’accorder, ni sur l’importance de ce qu’il conviendrait de pardonner!

S’abaisser, c’est accepter que soit réduite, que soit descendue à un niveau inférieur, la valeur que l’on attache à sa personne, aux qualités que l’on s'attribue, quitte à s'humilier, à perdre sa dignité, son honneur, en se soumettant au jugement d’autrui.

 

L’étymologie latine du mot « Pardon » («Per" et "Donare") correspond à "tenir quelqu’un quitte d'une dette » (morale, par exemple)", à l’annuler, en lui faisant ce don, sans contrepartie, sans contre-don. (Le Potlatch décrit par Marcel Mauss).

Ainsi, demander pardon, ce n’est pas demander l’effacement de la faute, mais souhaiter, en la reconnaissant, au moins que l’on ne nous en tienne pas rigueur, sans ressentiment, sans pour autant qu’il y ait amnistie, voire absolution, donc sans « contre-don ».

 

Est-ce que faire cela dévalue celui qui demande pardon ?

Les croyants chrétiens demandent pardon à Dieu ou aux hommes,  (« Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »), parce que cette demande unit les chrétiens au Christ, mort pour les péchés des hommes, leur accordant la rémission par son sang, permettant la réconciliation de la communauté. (1)

De ce point de vue, demander pardon grandirait celui qui le sollicite, et fait du pardon un outil, un procédé, qui multiplie les chances de la société de revenir à un fonctionnement pacifié et démocratique.

 

La demande de pardon réciproque, a joué un grand rôle dans le processus de réconciliation entre les Noirs et les Blancs, qui a suivi la fin de l'apartheid en Afrique du Sud.

 

De plus, celui qui demande pardon, disent les psychologues, le fait parce qu’il se sent rabaissé par ses actes, par rapport à la morale commune, par exemple. Sa demande lui permet de réduire les différents malaises qui l’affligent l'homme, de trouver une solution afin d’augmenter son bien-être physique, mental et émotif. Il augmente ainsi son estime de soi et peut se projet vers son futur, dans son travail et dans sa place dans la communauté. Il permet de se libérer soi-même de l'étau de la haine, du poison émotionnel du ressentiment.

Hannah Arendt : « on ne peut défaire ce qui a été fait » : l’action à pardonner est irréversible. Demander pardon ouvre la possibilité de ne pas rester prisonnier du passé. Le pardon est créateur d’histoire, donc créateur de vie contre les enfermements dans le passé qui ruinent les relations humaines et la relation à soi.

Et puis, demander pardon n’abaisse pas celui qui le sollicite lorsqu’il le fait avec insincérité, pour se dédouaner par des excuses hypocrites, de sa responsabilité, surtout pour obtenir l'impunité pénale. Il n’a pas le sentiment de s’abaisser à le faire.

 

J’ai essentiellement montré que « demander pardon » se justifiait, sans abaisser ce lui qui le sollicite, lorsqu’il s’agit d’un moyen, de la mise en place d’un dispositif utilitaire, employé par les religions, la psychologie, la politique, et par ceux qui manigancent, afin de permettre de se « sentir mieux » et de structurer un « vivre ensemble » apaisé.

 

Permettre de demander pardon, sans que cela n’abaisse l’image que l’on se fait de soi, est rendu possible, parce que toutes les sociétés ont produit ce moyen de s’auto-disculper des crimes commis envers leurs propres membres, en promouvant des théories de l’Histoire et du progrès, qui récupèrent positivement ce qui a été négatif dans l’évolution du monde, comme moteur d’un monde meilleur. Tout ce qui ne tue pas une civilisation, la rend plus forte. Par exemple :

-les invasions des empires ottomans, romains, la découvertes des Amériques, apporter la civilisation anglaise ou française à de nombreux pays, tout cela est présenté comme ayant permis aux régions conquises de se développer,

-la révolution industrielle rend la vie de tous plus longue et plus agréable, et aujourd’hui, enfin de presque tous….:

- et, à l’inverse, supprimer les effets de la révolution industrielle rendra la vie de tous plus longue et plus agréable, enfin, de presque tous….

C’est en demandant pardon, aujourd’hui ou demain, pour tous ces moments de l’histoire, que la vie et une histoire apaisée, sans conflit pourront se maintenir! Sachant que les demandes de pardon s’appliquent à tout et à l’inverse de tout !

 

Cette fonction du « demander pardon », sans connotation négative pour celui qui le sollicite, est permise  par l’intermédiaire de nombreux outils :

- La « Résilience » - Boris Cyrulnik, convaincu que l'homme peut surmonter les pires tragédies, a rendu populaire la résilience, un concept emprunté à la physique: il s'agit de la capacité, pour un matériau, de reprendre sa forme initiale à la suite d'un choc. C'est une métaphore: ce bloc solide comme du roc, c'est l'homme, qui rebondit, surmonte les drames les plus sordides. Et s'en sort plus fort. Fracassés par l'inceste, la guerre, le deuil, les éclopés du passé seront capables d'aimer, de travailler et de fonder une famille, si on sait les aider, les écouter, s'ils sont bien «tricotés affectivement».

La résilience, ce n'est pas un état, mais un processus, qui permet d'accepter son passé, de le digérer. C'est un pardon laïc, en somme.

- La “cancel culture”, est une pratique sociale qui vise à moraliser le langage et les représentations en exerçant des pressions pour interdire des discours, exclure des œuvres ou des personnes jugées politiquement incorrectes. Certains sont cancelled, c’est-à-dire « annulés », sur les réseaux sociaux, pour des propos jugés sexistes ou racistes.

Woody Allen, qui n’a pas été condamné par la justice, est cancelled. Aucun de ses films n’est plus distribué aux États-Unis. (Un éditeur américain a accepté de publier son autobiographie...)

Sous l'Empire romain, l'effacement d'un nom des monuments publics ou des célébrations, se faisait post-mortem. Aujourd'hui, la mort sociale est bien plus cruelle. Sur la toile, le droit à l'oubli n'existe plus. Il y a des milliers de Français qui subissent des lynchages sur les réseaux sociaux. "Sur internet, personne ne vient entraver votre bras vengeur. Vous pouvez détruire des gens sans même les connaître". Nous sommes drogués à l'indignation... Le tribalisme et le panurgisme sont aussi responsables.

Ce qui oblige celui qui est frappé par la cancel culture, à solliciter la compréhension, l’enchaînement de circonstances qui a conduit à la faute commise, à se référer à l’Histoire et à la normalité de son acte au moment où il a été commis, afin qu’elle apparaisse désormais humaine, prévisible, presque logique. Et que son humanité ne soit « réduite » d’aucune manière.

Les réseaux sociaux - Le journaliste David Doucet  a vu sa vie, s’effondrer le temps d'un week-end, à la suite d’un ancien canular téléphonique mis en ligne qui avait blessé une femme. Le lundi, il est mis à pied par son journal, Les Inrocks. (La journaliste Florence Porcel avait dénoncé le fait qu’un journaliste lui avait fait un « canular téléphonique » en se faisant passer pour un recruteur potentiel).

« D'un seul coup, j'ai vu les gens se détourner de moi, je suis devenu radioactif. J'ai reçu des milliers d'insultes et de menaces de morts via les réseaux sociaux. Je devais disparaître [ ] sous l'effet de la loi d'Internet ».

Il a dû publier sur Twitter des excuses publiques.  « J'ai fait des excuses parce qu'on me les demandait.

Je les ai faites dans la panique, en étant le plus dur possible avec moi-même. Je n'étais pas prêt psychologiquement à affronter une telle déferlante de haine. Je ne sais pas si quelqu'un peut vraiment l'être d'ailleurs. Je voulais que ça s'arrête... »

Une demande de pardon, qu’il ne ressent pas comme s’abaisser », mais comme nécessaire à ce qu’il ressentait comme une injustice…..

«  Oui, je regrette d'avoir réalisé ce fameux canular téléphonique, évidemment, puisqu'il a blessé quelqu'un. J'ai d'ailleurs longuement échangé avec cette personne, pour comprendre la façon dont elle l'avait reçu, vécu, pour comprendre où j'avais fauté, et je m'en suis platement excusé... Toutefois, perdre son poste pour un canular réalisé sept ans plus tôt, à cause d'un emballement médiatique aveugle n'est pour moi que la cristallisation des dérives de notre époque ».

 

Or, selon Derrida, le langage qu’on tente d’ajuster au concept de pardon appartient toujours à un héritage religieux (disons abrahamique, pour y rassembler le judaïsme, les christianismes et les islams).

« Dans toutes les scènes de repentir, d’aveu, de demande de pardon ou d’excuses qui se multiplient sur la scène géopolitique depuis la dernière guerre, et de façon accélérée depuis quelques années, on voit non seulement des individus mais des communautés entières, des corporations professionnelles, les représentants de hiérarchies ecclésiastiques, des souverains et des chefs d’État demander “ pardon ”.

La prolifération de ces scènes de repentir et de “ pardon ” demandé, signifie sans doute une urgence universelle de la mémoire : il faut se tourner vers le passé ; et cet acte de mémoire, d’auto-accusation, de “ repentance ”, de comparution, il faut le porter à la fois au-delà de l’instance juridique et de l’instance État-nation.

Cette grande scène de repentir, dans sa théâtralité même, répond à un “ bon ” mouvement, mais le simulacre, le rituel automatique, l’hypocrisie, le calcul ou la singerie sont souvent de la partie, et s’invitent en parasites à cette cérémonie de la culpabilité. Voilà toute une humanité secouée par un mouvement qui se voudrait unanime, voilà un genre humain qui prétendrait s’accuser tout à coup, et publiquement, et spectaculairement, de tous les crimes en effet commis par lui-même contre lui-même, “ contre l’humanité ”. Alors, il n’y aurait plus un innocent sur la Terre ­ et donc plus personne en position de juge ou d’arbitre.

Le langage du pardon, au service de finalités déterminées, est tout sauf pur et désintéressé. Comme toujours dans le champ politique.

Je prendrai alors le risque de cette proposition : à chaque fois que le pardon est au service d’une finalité, fût-elle noble et spirituelle (rachat ou rédemption, réconciliation, salut), à chaque fois qu’il tend à rétablir une normalité (sociale, nationale, politique, psychologique) par un travail du deuil, par quelque thérapie ou écologie de la mémoire, alors le “ pardon ” n’est pas pur ­ ni son concept. Le pardon [ et sa demande, donc] n’est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible : comme s’il interrompait le cours ordinaire de la temporalité historique ». (1)

N.Hanar

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NOTES

 

1- À l'aide d'exemples empruntés à des sociétés diverses, Marcel Mauss montre que le don est obligatoirement suivi d'un contre-don. Dons et contre-dons, articulés autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre », créent un état de dépendance qui autorise la recréation permanente du lien social.

Ce sont des échanges qui relient les groupes entre eux — pas des individus — et qui portent principalement sur des biens symboliques — et pas matériels — : « politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent ». Le « potlatch » définit les prestations, cérémonies grandioses au cours desquelles nombres d'objets, de festins, de rites, de festivités sont donnés sans bornes. C'est à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier. »

Dans ce type d'échange, l'honneur des participants et de leur groupe d'appartenance est en jeu, ainsi que leur rang dans la société. Le don exprime toujours une supériorité du donateur sur le donataire. Il façonne la dette et produit de la dépendance. Dons et contre-dons créent du lien social et simultanément de la différence sociale. Le potlatch vise à toujours donner plus dans l'idée de rompre la réciprocité du don et retourner la situation à son profit. La pérennisation d'un tel déséquilibre est « aux sources même du pouvoir ».

Ne pas pouvoir rendre — ou ne pas pouvoir rendre à la hauteur de ce que l'on a reçu — c'est aussi se maintenir dans une position d'infériorité vis-à-vis du donateur. Ne pas pouvoir donner suffisamment c'est perdre son rang et tout le prestige qui y est associé. »

Or, « oui, il y a de l’impardonnable. N’est-ce pas en vérité la seule chose à pardonner ? Le pardon doit s’annoncer comme l’impossible même. Parce que, en ce siècle, des crimes monstrueux (“ impardonnables ”, donc) ont non seulement été commis ­ ce qui n’est peut-être pas en soi si nouveau ­ mais sont devenus visibles, connus, rappelés, nommés, archivés par une “ conscience universelle ” mieux informée que jamais, parce que ces crimes à la fois cruels et massifs paraissent échapper ou parce qu’on a cherché à les faire échapper, dans leur excès même, à la mesure de toute justice humaine, eh bien, l’appel au pardon s’en est trouvé (par l’impardonnable même, donc !) réactivé, re-motivé, accéléré.

Jankélévitch déclare qu’il ne saurait être question de pardonner des crimes contre l’humanité, contre l’humanité de l’homme : non pas contre des “ ennemis ”, (politiques, religieux, idéologiques), mais contre ce qui fait de l’homme un homme. S’agissant bien sûr de la Shoah, Jankélévitch insistait surtout sur un autre argument, à ses yeux décisif : il est d’autant moins question de pardonner, dans ce cas, que les criminels n’ont pas demandé pardon. Ils n’ont pas reconnu leur faute et n’ont manifesté aucun repentir.

Or je serais tenté de contester cette logique conditionnelle de l’échange, cette présupposition si largement répandue selon laquelle on ne pourrait envisager le pardon qu’à la condition qu’il soit demandé, au cours d’une scène de repentir attestant à la fois la conscience de la faute, la transformation du coupable et l’engagement au moins implicite à tout faire pour éviter le retour du mal. Il y a là une transaction économique qui à la fois confirme et contredit la tradition abrahamique dont nous parlons.

Il revendiquait alors une inspiration juive et surtout chrétienne. Il parlait même d’un impératif d’amour, une éthique, donc, qui se porterait au-delà des lois, des normes ou d’une obligation. Éthique au-delà de l’éthique, voilà peut-être le lieu introuvable du pardon. Toutefois, même à ce moment-là, et la contradiction demeure donc, Jankélévitch n’allait pas jusqu’à admettre un pardon inconditionnel et qui donc serait accordé même à qui ne le demande pas.

Car l’axiome commun ou dominant de la tradition, finalement, et à mes yeux le plus problématique, c’est que le pardon doit avoir du sens. Et ce sens devrait se déterminer sur fond de salut, de réconciliation, de rédemption, d’expiation, je dirais même de sacrifice. Pour Jankélévitch, dès lors qu’on ne peut plus punir le criminel d’une “ punition proportionnée à son crime ” et que, dès lors, le “ châtiment devient presque indifférent ”, on a affaire à de “ l’inexpiable ” ­ il dit aussi de “ l’irréparable ” (mot que Chirac utilisa dans sa fameuse déclaration sur le crime contre les Juifs sous Vichy : “ La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. ”). De l’inexpiable ou de l’irréparable, Jankélévitch conclut à l’impardonnable. Et l’on ne pardonne pas, selon lui, à de l’impardonnable. Cet enchaînement ne me paraît pas aller de soi. Pour la raison que j’ai dite (que serait un pardon qui ne pardonnerait que le pardonnable ?)

 “ Le châtiment, dit Arendt, a ceci de commun avec le pardon qu’il tente de mettre un terme à une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment. Il est donc très significatif, c’est un élément structurel du domaine des affaires humaines [je souligne], que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, et qu’ils soient incapables de punir ce qui se révèle impardonnable. ”

Le pardon n’aurait plus de sens là où le crime est devenu, comme la Shoah, “ inexpiable ”, “ irréparable ”, hors de proportion avec toute mesure humaine. “ Le pardon est mort dans les camps de la mort ”, dit-il. Oui. À moins qu’il ne devienne possible qu’à partir du moment où il paraît impossible.

Dans toutes les scènes géopolitiques dont nous parlions, on abuse donc le plus souvent du mot “ pardon ”. Car il s’agit toujours de négociations plus ou moins avouées, de transactions calculées, de conditions et, comme dirait Kant, d’impératifs hypothétiques. Ces tractations peuvent certes paraître honorables. Par exemple au nom de la “ réconciliation nationale ”, (pour les crimes commis sous l’Occupation. On peut encore parler d’amnistie, de réconciliation, de réparation, etc. Mais certainement pas de pur pardon, à la faveur d’une confusion entre l’ordre du pardon et l’ordre de la justice.

Le pardon pur et inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n’avoir aucun “ sens ”, aucune finalité, aucune intelligibilité même. C’est une folie de l’impossible.

Demander pardon reconnait la liberté de l’autre, de la victime, qui peur ou non pardonner.(de moi), est-ce s’abaisser en reconnaissant la souveraineté de l’autre, état ou individu. S’abaisser en reconnaissant la liberté de l’autre ? ou égalité !

Jacques Derrida : On peut imaginer, et accepter, que quelqu’un ne pardonne jamais, même après une procédure d’acquittement ou d’amnistie. Je comprends, je partage même le désir de ceux qui disent : “ Il faut faire la paix, il faut que ce pays survive, ça suffit, ces meurtres monstrueux, il faut faire ce qu’il faut pour que ça s’arrête ”, mais je comprends aussi la logique opposée qui refuse à tout prix, et par principe, cette utile mystification. Ce dont je rêve, ce que j’essaie de penser comme la “ pureté ” d’un pardon digne de ce nom, ce serait un pardon sans pouvoir : inconditionnel mais sans souveraineté.

Chacun essaie de trouver du sens, et une trajectoire pour s'en sortir. Certains passent par un parcours de rédemption, en assumant ou en expliquant leurs positions, d'autres décident de disparaître et de se reconstruire à l'abri des regards ». 

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Sources : David Doucet : "Si l'on continue, tout le monde finira par être lynché". Philomag le 28/09/2020.Derrida : Le siècle et le pardon. Entretien publié dans Le Monde des débats

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humiliation

L’humiliation

 

La réflexion philosophique s’apparente à l’inspection des poupées russes, imbriquées les unes dans les autres, de la plus petite à la plus grande.

Afin d’arriver à analyser la poupée qui correspondrait à l’humiliation, il faudrait peut-être commencer, brièvement, par examiner deux de celles qui la contiennent: les notions de vérité et de réel.

 

La Phénoménologie, dont l’étymologie signifie « l’étude de ce qui apparait », est une démarche philosophique qui appréhende la réalité telle qu'elle se donne, telle qu’elle est perçue, à travers les phénomènes. La philosophie est alors l'étude et l'analyse de l’expérience vécue, ainsi que des contenus de la conscience et de ses structures, ce qui permet à la pensée de se penser elle-même, tout en pensant le monde.

Nous tenons compte ainsi du fait que notre perception du réel est entachée d'un certain nombre de préjugés, (environnement, culture, éducations, temporalité), ne permettant pas une connaissance objective d’une vérité une et universelle, définitivement établie, mais seulement les conditions par lesquelles, quelque chose a été accepté comme étant, avec certitude, la Vérité.

 

Parce que nous en avons besoin. Sinon, écrit Comte Sponville, «tous les discours se vaudraient et ne vaudraient rien (puisqu'on pourrait dire aussi bien, ou aussi mal, le contraire de ce qu'on dit). Il n'y aurait aucune différence entre un délire et une démonstration, entre une hallucination et une perception, entre une connaissance et une ignorance, entre un faux témoignage et un témoignage véridique, entre un savant et un ignorant, entre un historien et un mythomane. Ce serait la fin de la raison, et de la déraison».[ ] « Dès lors que nous sommes séparés du réel par les moyens mêmes qui nous servent à le connaître, il n'est que trop clair que nous ne pourrons jamais le connaître tel qu'il est en lui-même ou absolument. Nous [ ] ne connaissons que des phénomènes, que le monde tel qu'il apparaît à travers les formes de notre sensibilité.

[Cependant], s'il n'y a pas de faits, s'il n'y a que des interprétations, selon la fameuse formule de La volonté de puissance, le monde même se dérobe : il n'y a plus que des discours sur le monde. [ ] Alors il n'y a plus que les rapports de forces et le conflit [ ] C'est notre monde,[ ] Qu'on ne puisse jamais connaître la vérité tout entière ni absolument, c'est aujourd'hui une évidence » Restent les faits, constatés ou établis, qui ne disent rien, en eux-mêmes, sur leur légitimité ou leur valeur : « Ainsi, il n’y a que des faits, et c’est ce qu’on appelle le monde ».

 

Alors, comme nous percevons le réel, à travers un système de références dont la liste des éléments est innombrable, nous devons essayer de trouver les fondements de notre jugement sur les faits, de la compréhension que nous en avons, afin d’approcher la complexité du réel. (1)

Aujourd’hui, se sont mis en mouvement d’irresponsables machines à broyer les savoirs, des falsifications et des mensonges, des argumentations critiques des situations sociales et des normes éthiques ou déontologiques, qui, vissées, fixées sur le système de références inamovible que ces mouvements ont subjectivement créés, empêchent la possibilité d’une analyse la plus objective possible, des faits.

La progression de l’individualisme, les mouvements identitaires, sont à l’origine de ces nouvelles formes d’humiliations et de dévalorisations, qui posent question, éprouvées par soi, infligées à l’autre, diffuses, insidieuses, imperceptibles, sans auteurs repérables, mais causant des souffrances, en tendant à effacer le sujet dans sa qualité même d’être humain.

 

L’humiliation, c’est ce que ressentent ceux qui sont rabaissés, avilis, atteints dans leur fierté, leur dignité, blessés dans leur amour propre. Cette vexation, cet affront, qui sont subis, conduisent à une mortification, un état d'impuissance, voire un sentiment de honte ou de soumission.

L'humiliation est donc le fruit une relation entre individus, provoquée par une agression, une intimidation, des maltraitances physiques ou mentales, lorsque le comportement d'un individu, ses origines, ou ses idées, etc…, sont perçues comme socialement ou légalement inacceptables, par des normes, des idéologies, des opinions ou des pensées qui se veulent dominantes et « vraies ».

L’humiliation, désigne aussi l’action qui porte volontairement atteinte à la dignité d'une personne et conduit à sa dévalorisation en le dénigrant, le critiquant pour n’importe quoi: son physique, sa sexualité, sa couleur, son origine, son caractère, son action... L’humiliation dévalorise, méprise et met en cause le droit de l’individu à être, à vivre, efface le sujet dans sa qualité même d’être humain, ceci sans aucune justification autre que celle de la non-appartenance à un système de références qui se veut possesseur de La Vérité universelle..

Alors, celui qui se sent humilié dans sa dignité, et injustement placé dans une position qu’il ne mérite pas, par l’arbitraire d’une autorité écrasante qui a le pouvoir d'humilier et de rabaisser, répond à l’humiliation par le ressentiment, puissant ferment pour la haine et la violence.

Les Allemands ont été humiliés par le traité de Versailles en 1918 et le ressentiment était tellement puissant qu'Hitler a pu, au moins en partie pour cela, prendre le pouvoir.

Bien que le terme d’humiliation soit galvaudé, tant il est utilisé à tout bout de champ, il est surtout ce qui traduit une nouvelle figure de la condition humaine dans nos sociétés et nos économies mondialisées.

 

Qu’il s’agisse ainsi, chez Marx, de la condition aliénante de l’ouvrier d’usine, de l’humiliation entre communautés chez Max Weber ou, pour Hannah Arendt, de l’humiliation par l’impérialisme, le racisme et le colonialisme, toutes sont des formes d’aliénation, provenant tantôt de groupes, tantôt d’individus isolés, conditionnés ou influencés par ces idées qui deviennent des croyances. Ceci quelles que soient les origines et les formes de l’humiliation, liées au sexe, à la couleur de peau, qu’elles soient personnelles, sociales, professionnelles. Qu’elle vise un groupe ou un individu, l’humiliation touche toujours fondamentalement à l’individu en atteignant sa valeur.

De plus, les situations et les formes d’humiliation contemporaines sont passées, par exemple, des conditions de travail humiliantes et exténuantes qu’avait observées Marx, à des conditions générales d’existence, où l’individu bénéficie de moins en moins de protections préservant les valeurs, les besoins, les sentiments et ces droits moraux et fondamentaux, que constituent la dignité, le respect, et la considération de la personne humaine.

 

L’humiliation dans les sociétés contemporaines veut obliger l’individu à s’adapter aux exigences d’un système de références, permettant, à la fois, d’accentuer les possibilités d’humilier et les sentiments d’humiliations. Chaque individu y est plus aisément isolé, privé de repères, de contacts et, ainsi perdu, impuissant, profondément désorienté, et dans l’incapacité psychique de s’associer à d’autres. Même lorsque l’individu n’est plus tant clairement subordonné, asservi à un autre, quel que soit cet autre, que délaissé dans une indifférence généralisée. Considéré comme inutile, l’homme est exclu, en tant qu’être humain de la société contemporaine.

 

Selon Max Weber, la volonté d’appartenance à une communauté suppose et développe un sentiment spécifique d’attrait, et implique dans le même temps le rejet, la stigmatisation, l’exclusion de l’autre, de celui qui est alors défini comme étranger, provoquant le sentiment d’humiliation de celui qui en est rejeté : l’individu autre serait ainsi perçu comme une différence menaçante, révélant un éloignement radical et en cela inintelligible. On retrouve cela dans la pensée raciale, dans les rapports entre colonisateurs et colonisés, exploiteurs et exploités, qui ne saisissent pas l’individu dans sa réalité propre, mais l’appréhendent dans la masse, (les ceci ou les cela), le réduisant et l’enfermant au statut d’objet.

 « Que possède-t-on lorsqu’on n’a rien que soi-même ? », s’interrogeait Arendt,

 

Or, en général, les personnes cherchent toujours tous les moyens pour se faire accepter socialement, pour obtenir l’affection des autres. Blessées profondément dans leur personnalité, elles ressentent alors la peur de ne pas être parfait, ou la peur de faire honte à leur entourage. Blessure qui les fait vivre indéfiniment dans la « culpabilité », et les empêche de vivre l’instant présent et de l’apprécier totalement.

Ce qui les oblige aussi, à montrer en public un décalage entre ce qu’ils sont vraiment et ce qu’ils doivent paraitre. Une auto-humiliation, en quelque sorte !

 

Nous vivons « en direct », la mise en place de nouveaux référentiels qui divisent au lieu de réunir, produits par groupes identitaires, des communautés, qui se veulent détenteur de la vision vraie de l’histoire et de la réalité contemporaine. Leur vérité est LA seule vérité, et ils en sont les champions exclusifs!

 

Le "wokisme", qui décrit « l’éveil » d’une conscience militante des injustices en tout genre, est imprégnée par cette idée que chacun de nous appartient à un groupe défini par son genre, sa race, son origine ou son ethnicité, que nos opinions alors peuvent être prédites selon le groupe auquel on est rattaché, ce qui laisse peu de place à la liberté de penser et de s’exprimer. Ce sont des positions qui se revendiquent de la "justice sociale", amis qui reposent sur la notion que ce qui constitue une société, ce sont des groupes ethniques plutôt que les individus eux-mêmes.

Ce qui va à l'encontre de cet idéal, que, dans une société juste, vous êtes jugés pour ce que vous êtes en tant que personne, et non en fonction de votre couleur de peau, ou de votre sexualité. C'est un mouvement qui ne repose pas sur des faits, mais sur leur interprétation par rapport à leur propre système de références, sans en interroger la valeur et la pertinence générale.

Alors que si nous avons bien, tous, des préjugés, parfois même institutionnalisés, dans la tradition libérale des Lumières il est possible de les démanteler et de les combattre, pour approcher de cet idéal universaliste où chacun est traité en tant qu'individu. Au lieu d'améliorer réellement la vie de minorités humiliées, on préfère détruire des statues et exclure, par la « cancel culture » des personnes dont on n'apprécie pas les opinions. Les idéaux d'égalité, de droits humains universels destinés à réduire les discriminations en essayant de comprendre et de corriger les causes des discriminations, sont écartés.

Ce qui passerait par la remise en cause, par exemple, de la qualité de l'enseignement, ou sur la qualité de la justice légale ou sociale.

Pourquoi l’enseignement ? « Si le ressenti a pris le pas sur la réalité et le sentiment sur la raison, si la violence a gangrené le débat d'idées, écrit Abnousse Shalmani, (née à Téhéran), c'est que nous ne possédons plus une base commune de savoirs et de références pour échanger sereinement. La culture générale est l'opposée du roman national, elle n'est pas la culture de l'oppresseur mais le langage de la liberté, qui, loin de creuser les inégalités, les corrige plutôt. La culture générale que j'ai reçue en partage [ ], m'a permis, dans le même mouvement, de me reconnaître dans la France et de m'en libérer, en m'offrant un outil précieux : l'esprit critique ».

 

C’est du fait de l’absence d’esprit critique, que les sujets s’empilent, (le genre, la sexualité, l’origine, etc.), au lieu d’essayer de comprendre comment chaque nouveau discours qui émerge sur et contre la domination,  permettrait de repenser la domination dans son ensemble, de façon radicalement contemporaine, au lieu de de se référer sans cesse à un passé révolu d’humiliations historiques.

 

Par exemple : Il y a quelques décennies encore, arrivaient d’un ailleurs plus ou moins lointain, ceux qui admiraient notre mode de vie, notre confort, et qui pensaient pouvoir y trouver leur utilité économiquement et culturellement. Or, ils rencontrent une population dans laquelle les classes moyennes et populaires ont cessé d’être au centre du jeu économique et ont perdu leur statut de référence culturelle, parce que l’industrie, la recherche et l’innovation, ont changé de pays.

Il ne s’agit donc plus pour ceux qui arrivent de leur ressembler mais de s’en différencier, et le moyen le plus performatif, consiste alors à s’intégrer aux référentiels d’une communauté qui leur ressemble, puisqu’ils ne sont plus le bienvenu.

Quant à ceux qui ont perdu leur statut, ils se rassemblent, en même temps, dans des groupes dont les anciens référentiels sont des référentiels d’exclusion.

Ainsi, de plus en plus d’individus se sentent plus ou moins de manière justifiée, victimes d’humiliations, du fait même de leur appartenance à l’un de ces groupes, de plus en plus nombreux, décrits par ces mouvements contemporains, dont l’investissement dans leurs référentiels est alors beaucoup plus fort, plus virulents, qu’autrefois….

 

Mais pourquoi donc, toutes ces situations sont-elles alors qualifiées et ressenties comme de l’humiliation?

La réaction pourrait en être la colère, la stupéfaction ou même l’amusement, le refus de l’injustice provenant de cette dévalorisation en contestant les critères qui en sont à l’origine, en contestant les références qui en sont à l’origine, plutôt que de les exclure, en mettant à l’épreuve les mœurs et l’intelligence communes, en confrontant les autres à leur servilité à leur forme de pensée.

Ce qui pourrait donner leur chance à des idées plus nobles, plus humaines, au nom de la raison qui nous habite, au lieu d’en créer d’autres aussi stupides. Et de placer tout ce fatras d’émotions dans la catégorie de l’humiliation, qui enferme, mais donne consistance à une catégorie inutile qui enferme dans le ressentiment et le conflit.

 

N.Hanar

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NOTE

1-La faculté humaine d'admettre la réalité, est limitée. Si le réel se montre déplaisant, la perception met la conscience à l'abri de tout spectacle indésirable, en mettant le réel à l’écart. Parce que ce réel n'est pas accepté comme tel, parce qu'il a pris en quelque sorte la place de celui qui aurait dû advenir, plus attendu et plus plausible. Copie, doublure trompeuse et perverse, ce « double du réel » est une duplication de l'évènement, "faisant de ce dernier une image d'un autre évènement dont elle ne figure qu'une imitation plus ou moins réussie", qui fournit le sens.

Étymologiquement, idios en grec signifie “simple, qui appartient en propre à quelqu’un ou à quelque chose”. Aujourd’hui, idiot est passé à l’idée de débilité. C’est que l’idiot est celui qui pense et agit en fonction de ce qu’il est dans sa particularité, qui se montre donc incapable de sortir de lui-même.

Ce que soutient Clément Rosset en revenant au sens étymologique du mot, c’est que l’idiotie est beaucoup plus qu’un défaut d’intelligence, c’est une caractéristique du réel lui-même, dont le propre est qu’il “existe sans reflet ni double” – son texte s’intitule Le Réel. Traité de l’idiotie (1978).

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S'adapter, est-ce se soumettre?

 

 

"On ne commande à la nature qu'en lui obeissant", écrivit Francis Bacon, un sujet de sa grâcieuse majesté de l'Empire britannique, qui vécut il y a près de 5 siècles. Ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est que ce dernier est entièrement soumis à son instinct auquel il ne peut qu'obéir, il a connaissance d'une situation donnée, mais face au danger, il ne peut que réagir et non pas agir. Pour lui, adaptation signifie soumission, mais évidemment, il n'en est pas conscient. L'être humain, au contraire, dispose d'un pouvoir de réflexion, ce qui lui permet d'analyser une situation et d'anticiper les évolutions qui pourraient se produire. Il peut donc agir, non seulement en fonction de sa survie, mais également en fonction de priorités qu'il a pu préalablement définir. Qu'est-ce que la réflexion, sinon un outil de connaissance et d'appréciation de la réalité?

La nature offre de nombreuses potentialités, dont on peut en tirer un avantage, mais il ne sert à rien de lui donner des ordres comme on le ferait pour un animal domestique. La nature est un trésor, mais que d'efforts n'a-t-il pas fallu déployer pour en tirer la substantifique moëlle? Le résultat en vaut la peine, si l'on en juge par tout ce qu'a réalisé l'être humain depuis l'âge des cavernes. L'intelligence permet, à force d'observation et d'étude, de comprendre ce qui est, d'envisager à partir de ce qui a été découvert ce qui est souhaitable et pourrait être avantageux. Mais avant de faire, il faut connaître, et pour connaître, il faut s'immerger dans ce qui est, s'adapter aux contraintes que l'on est amené à rencontrer. Est-ce pour autant s'y soumettre? On se soumet à une autorité soit parce qu'on la considère comme légitime, soit, et c'est plus déplaisant, par coercition, en espérant toutefois trouver le moyen d'échapper à ce qui s'apparente alors à une domination, à un assujetissement. Dans le premier cas, la soumission est une source de contentement parce qu'elle n'est rien d'autre qu'une acceptation volontaire de ce qui n'est pas ressenti comme étant aliénant, dans le second cas, ce sera vécu comme une dépendance au mieux déplaisante, au pire douloureuse.

 

Mais la nature n'est pas une autorité, elle est simplement ce qui est dans le meilleur des mondes possible, pour reprendre la célèbre formule de Leibniz. De sorte qu'elle représente donc simplement ce qui est par nécessité lorsqu'en son sein, une espèce intelligente, capable de l'étudier et de la comprendre, est apparue. Dès lors, s'y adapter ne représente en aucune manière un signe de soumission mais traduit plutôt un effort de lucidité et une recherche de clarté intellectuelle, puisque, par un bon usage de ses potentialités, celui qui a fait un effort en ce sens peut considérablement améliorer les conditions d'existence de ses congénères. Mais, comme il a été dit, pour commander à la nature, l'exploiter à son avantage, il faut en connaître les lois.

 

Voilà pour la nature. Qu'en est-il en ce qui concerne les humains? Ceux qui détiennent le pouvoir, lesquels, et c'est peu de le dire, ne sont pas systématiquement une source d'autorité légitime, font de la connaissance un usage qui répond avant tout à leur intérêt. Celui-ci est toujours le même: assurer leur maitrise sur autrui, et mettre en place de quoi contrôler autrui. Pour ce faire, ils ont toute une panoplie dans leur boite à outils pour tromper les gens, dans le but de les manipuler si ce n'est de les asservir. Il s'agit de privilégier alors les croyances, les superstitions, les dogmes et autres élucubrations non fondées sur la raison. Cela peut arriver notamment lorsque se produisent des événements non souhaités comme, par exemple, les maladies. Confrontées à celles-ci, il n'y a d'autre choix, dans un premier temps, que de s'y adapter. Quand à s'y soumettre, il ne saurait en être question. Que faire alors face à cette contrainte? Actuellement, en Occident, où l'idée de souveraineté a été évincée pour évacuer la notion d'intérêt général au profit du seul intérêt privé privilégiant principalement l'oligarchie mondialisée, l'industrie pharmaceutique est devenue une activité économique comme une autre. Son objet n'est pas tant de soigner (prétexte) que de faire du profit (finalité). En a-t-il toujours été ainsi? Evidemment non. Cette question a été traitée par J. Attali, dans un ouvrage paru en 1979, "L'ordre cannibale": (https://www.youtube.com/watch?v=GWamYYKXznY).

 

Attali constate que le cannibalisme était assez répandu chez les peuples primitifs et il établit que celui-ci avait une fonction, entre autres, médicale. Comme la pensée humaine, dès son origine, est presque toujours confuse parce qu'ambivalente, manger un cadavre supposait pouvoir, par ce biais, s'attribuer les mérites du défunt. Mais cela faisait aussi disparaître en l'ingérant, le corps de celui dont on soupçonnait qu'il pouvait propager des maladies. L'acte fut rapidement ritualisé, ce qui lui conférait de la sorte du sens. En effet, en général et particulièrement dans les sociétés primitives, quoiqu'on fasse, il est toujours préférable de s'assurer la complicité des dieux. S. Freud, dans "Totem et tabou" avait également émis l'hypothèse que les fondements de la civilisation reposent sur le meurtre et l'ingestion du chef de horde, de sorte que le souvenir du repas totémique s'est transformé en culte, où l'on honorait la mémoire du chef rendu inoffensif et puis, le souvenir s'effaçant, en culture par l'établissement de tabous, de règles auxquelles nul ne pouvait déroger. Pour certaines civilisations comme pour les peuples primitifs d'Amérique Latine, le repas totémique était destiné directement aux dieux. Là, plus qu'ailleurs, le sacrifice humain avait exclusivement une fonction religieuse. 

 

On notera que dans l'Antiquité européenne, il arrivait que même les dieux se dévorent entre eux, ce fut notamment le cas de Kronos, faisant un repas de ses fils. Tout ceci, était-il de l'adaptation à un réel qu'on cherchait à amadouer en s'adressant à ces êtres mythiques que sont les divinités, ou de la soumission à des fantaisies psychiques, voire à des hallucinations collectives? Les deux, très certainement. On notera que le rite chrétien de communion, reprend sous une forme symbolique, l'appropriation par ingestion du "corps du Christ", acte qui ouvrirait, s'il est complété d'un repentir sincère, les portes du royaume céleste. Avec l'apparition du christianisme, les prêtres se sont d'ailleurs présentés comme d'authentiques guérisseurs. Certes, il s'agissait plus de guérir l'âme, souvent flétrie par l'influence du Malin, que le corps. Celui-ci, étant appelé à ressusciter après la mort, on pouvait quelque peu le négliger durant son séjour terrestre, vu qu'il semblait certain que le corps ressuscité jouirait au ciel d'une étincelante santé. En attendant cet avènement, l'Eglise restait méfiante envers ceux et surtout celles qui avaient eu la mauvaise idée de chercher à connaître les vertus des en plantes médicinales. Beaucoup en payèrent le prix en finissant sur un bûcher. Car il fallait justifier la maladie par la désobéissance aux injonctions divines, le rôle des prêtres était donc d'inciter à la contrition ouvrant la voie au rachat des péchés par la pénitence et non à ceux et surtout celles qui cherchaient des dérivatifs face à un sincère et authentique repentir. La seule chose qui était admise, voire encouragée, était l'intercession des saints guérisseurs, mais le résultat restait aléatoire; le site wikipedia en recense 148 ( https://www.wikimanche.fr/Saints_guérisseurs). L'adaptation aux désagréments générés par la maladie impliquait donc la soumission aux commandements divins et donc plus trivialement aux lois de l'Eglise. La fonction de cette institution étant restée plus de nature consolatrice que de soins thérapeutiques.

 

Mais lorsqu'à partir du XIIe siècle commença une longue période où de grandes épidémies ravagèrent à intervalle plus ou moins régulier les populations, l'Eglise eut parfois du mal à contenir ses ouailles. Le pouvoir politique était encore embryonnaire, mais progressivement, il devint suffisamment influent pour chercher à combattre lui-même le mal. On se mit à estimer que les épidémies étaient propagées par ceux qui n'avaient pas de domicile, à savoir les mendiants. On fit donc la chasse aux pauvres, les pauvres étant en effet fréquemment malades de même que les malades, vu leur état, étaient toujours pauvres. Par extension, on trouva comme bouc émissaire idéal, le juif errant, d'autant plus coupable qu'il était non seulement errant mais qu'il incarnait le peuple déicide. Des progomms eurent alors lieu à intervalle régulier. Quant aux pauvres, on les relégua, autant que faire se pouvait dans des hospices, lieux où, en théorie du moins, on pratiquait l'hospitalité. D'abord sous le contrôle des évêchés, les hospices furent ensuite administrés par le pouvoir royal. Leur fonction consistaient autant dans le contrôle social, à savoir mettre sous surveillance ce qu'on appellera par la suite les classes dangereuses que le soin proprement dit. Pour les "défavorisés" de ces époques-là, l'adaptation consistait à l'acceptation de la mise à l'écart définitive de la société et la soumission à l'ordre social ambiant. 

La situation n'évolua vraiment qu'au XIXe siècle. Ce fut le siècle de l'industrialisation et du machinisme et comme on avait besoin de bras, ce fut le corps humain lui-même qui fut considéré comme une machine. La révolution industrielle, au fur et à mesure qu'elle se développait, allait avoir besoin d'un nombre croissant d'ouvriers. L'exode rural parvenant tout juste à fournir la main d'oeuvre nécessaire, il était donc nécessaire de traquer ce qui pouvait affaiblir leur force de travail. Désormais, de manière très mesurée cependant, on allait de moins dénoncer les pauvres, car on en avait besoin, mais on allait chercher à enrayer la pauvreté qui affaiblissait les corps. Attali constate que l'ouvrage principal du très productiviste Marx (mais à cette époque-là, tout le monde l'était), le Capital, est en grande partie une succession de rapports médicaux. S'adapter revenait à se soumettre au nouvel ordre économique et donc faire en sorte, dans la mesure du possible, de garder un corps en état de travailler. Celui qui ne le pouvait plus, était condamné à la mort sociale, puis à la mort tout court. La société industrielle, qu'elle fut capitaliste ou d'ailleurs communiste, reposait sur ce que l'auteur appelle "un cannibalisme industriel". Et en effet, le communisme s'est très vite révélé comme étant une recréation du cannibalisme industriel qui avait pris son essor dans l'économie capitaliste. Lorsqu'éclata la révolte des marins de Cronstadt, dont le centenaire a été passé sous silence par les derniers camarades, le mot d'ordre était:" Droits égaux pour tous, privilèges pour personne". C'en était trop pour la nouvelle aristocratie prolétarienne, et "le petit père des peuples" sut se souvenir avec constance de la manière dont cela s'était terminé. 

 

La maladie, en Occident, a donc été une préoccupation constante au fil de l'Histoire. De châtiment divin, elle est devenue ce qu'il fallait cacher puis, lorsqu'il a fallu produire à grande échelle, soigner sans que cela coûte trop cher. Les pouvoirs successifs durent s'adapter à ce fléau qui pouvait toujours être une source de désordre. Pour lui, la question n'était pas de s'y soumettre ou pas, mais d'accompagner la maladie, de l'adapter aux contraintes sociales. Le prêtre, le soldat et enfin le médecin ont eu cette fonction. La maladie est une violence infligée par la nature, la mission de toute société est de gérer la violence, à défaut de pouvoir l'éradiquer. Enfin, pour les sociétés post-industrielles qui sont apparues avec l'idéologie néolibérale, la maladie n'est plus appréhendée comme une contrainte et un coût, mais comme une source de profit tout en restant un instrument de domestication sociale. Déjà en 1979, Attali avait pointé le danger, sous prétexte de progrès, d'une aliénation volontaire à un ordre médical. L'intuition s'est révélée exacte car on vient s'apprendre qu'il n'y avait rien de mieux, qu'une bonne pandémie, dont on a considérablement surestimée la dangerosité, pour apprendre aux gens à se surveiller eux-mêmes, à considérer autrui comme une potentielle menace pour leur santé ou leur bien-être. Ceux qui refuseraient ou mettraient simplement en doute les injonctions gouvernementales doivent être présentés par les medias comme des inadaptés sociaux, des insoumis stupides, en quelque sorte des éléments "socialement nuisibles" comme on disait dans l'URSS de naguère.

 

Au sein d'une société, l'adaptation de son comportement à ses commandements n'est pas possible si elle entraîne une recherche d'accommodement qui serait suivi d'un renoncement à être ce que l'on désire être et par conséquent d'une servitude volontaire. Or le nouvel ordre mondial que certains appellent "great reset" (grande réinitialisation), impose de faire preuve de lucidité et de clairvoyance. Car l'ordre néolibéral impose d'évacuer le pouvoir des Etats pour le transférer aux multinationales et aux plus influents fonds d'investissement. Ceux-ci ont senti passer le vent du boulet lors de la crise de 2008, dite des "subprimes". A l'époque, ces entités s'étaient estimées "too big to fail". Mais certaines ont sombré tout de même. Pour les autres, elles ont mis en demeure les Etats de les renflouer et les Etats ont obtempéré. Les premiers affirmaient ne pouvoir s'adapter au nouvel ordre que l'on disait encore mondial que si les seconds se soumettaient. L'évolution en cours actuellement est de se libérer de toute tutelle et de prendre la place des Etats qui se transforment peu à peu, sauf pour les questions militaires, en coquille vide. Leur pouvoir se limite de plus en plus à infantiliser les populations en multipliant les normes crétinisantes, mais en ne dirigeant plus rien. Wokisme, cancel-culture, antifas, black blocs et idéologues LGBT ne sont qu'un nouveau prurit petit-bourgeois, lancé par la nouvelle caste pour brouiller les cartes (la nouvelles caste étant celle de Warren Buffet pour qui la lutte de classes au XXIe siècle s'est soldée par la victoire des milliardaires). De même, on n'entendra jamais le candidat de la prochaine présidentielle mis sur orbite par l'un des grands patrons du CAC 40, parler du "great reset". Les libéraux libertaires, orfèvres de l'évacuation de la conscience de classe et de son remplacement par la victimisation et la mise en scène de leur prétendu ressentiment, sont tout autant instrumentalisés que les libéraux conservateurs pour qui l'irritation face aux agissements des premiers tient lieu de programme politique (qui se résume en gros à la dénonciation de l'islamo-gauchisme). L'actuel envoûtement des consciences par le mysticisme sanitaire va-t-il permettre la bascule et conférer tout le pouvoir à l'oligarchie mondialisée qui manipule tous ces idiots utiles pour réaliser son modèle de société néo-féodal? L'ahurissante et obscène propagande sanitaro-sécuritaire en cours doit nous inciter à la méfiance. Plus que jamais, il convient ne pas oublier la sommation du ministre de la propagande nazie, J. Goebbels: "La technique de propagande la plus brillante ne remportera jamais de succès tant qu'un principe fondamental ne sera pas constamment gardé à l'esprit : il faut se limiter à quelques points et les répéter encore et encore". C'est bien ce que font les partisans de l'hystérie sanitaire actuellement.

 

Il ne faut jamais s'adapter à quoi que ce soit si le résultat en est la soumission et la servilité. En toute circonstance, il faut savoir conserver son esprit critique et décrypter les manoeuvres de camouflage des pouvoirs. Y renoncer, c'est ouvrir la porte à tous les apprentis sorciers. A l'ennemi, il ne faut pas dire, comme le font les caniches bien-pensants: "vous n'aurez pas ma haine", mais bien au contraire: "Il se peut que vous aurez ma haine". Dans les années 1930, un auteur autrichien maintenant oublié, Max Frisch, écrivait: "Je crains plus le silence des pantoufles que le bruit des bottes". Et en effet, s'adapter au bruit des bottes en restant dans ses pantoufles revient à se mettre soi-même la corde autour du cou.

 

Un peu d'humour pour terminer. Le raton-laveur, dans la langue anglo-saxonne, se dit "racoon", mot dont l'anagramme est corona. Le raton-laveur ressemble à un animal masqué, de sorte que l'on pourrait dire que celui dont l'anagramme est "monarc" veut nous transformer en un agglomérat de raton-laveurs. 

Jean Luc

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s'adapter

Le radicalisme philosophique anglo-saxon : une philosophie, une morale ou une justice ?

 

a)-Etre radical semble contraire avec la philosophie qui ne doit jamais s’arrêter avec une solution mais toujours questionner !

b)- C’est aussi une  philosophie qui veut remonter à la racine en interrogeant l’ensemble des questions que l’homme se pose sur lui-même : les Méditations Métaphysiques de Descartes en fait ainsi partie, ou Kant…

Idéalisme et radicalisme philosophique, dangers du radicalisme

Le risque de l’idéalisme (davantage abstrait et dogmatique) et du radicalisme philosophique, (utilitarisme plus pragmatique), ce sont des visions globales, « intégrales », soit des systèmes capables d’émanciper les individus mais aussi de les asservir.

Notre idéalisme difficile à appliquer !

 

Emmanuel Kant, et ses impératifs catégoriques avait les mains propres car il n’avait pas de main, de plus je n’ai jamais rencontré un homme ou une femme universels ! On ne peut imaginer Kant dans un service de réanimation, pas plus que Marcel Proust avec un fusil à la main dans les tranchées de 1914, lui le philosophe de la mémoire involontaire !

 

Au café philo comment appliquer l’impératif de Kant et considérer la ou le serveur comme une fin et non comme un moyen…

. Quand  ma bière m’a été servie que reste-t-il du serveur, ai-je appliqué, à son égard, un impératif catégorique de la finalité humaine?

. En regardant un clochard sur un trottoir, dois-je respecter toute l’Humanité dans sa seule personne ?

 

Le pragmatisme des Anglo-saxons

 

Les Anglo-Saxons ont été plus pragmatiques, quand nous avons installé des idéaux formels et universalistes dans un Siècle des Lumières qui ont amené de grands principes pour faire dériver la modernité vers les seuls idéaux philosophiques, ce qui a retardé d’un siècle notre progrès social et économique.

 

Ils ont suivi une tradition empiriste et réformatrice inspirée de Locke et se sont attachés à des réformes raisonnables plus qu’à des spéculations révolutionnaires.

Il s’est agi de se détourner de la pure philosophie pour se focaliser sur des pensées plus modestes mais traductibles en actions.

Leur souci fut de comprendre comment les idées peuvent pénétrer le monde réel et le changer pratiquement, une Révolution industrielle et sociale plutôt qu’une Révolution philosophique et de théorie politique

 

Ainsi, le Radicalisme philosophique ou l’utilitarisme de Bentham et Mill furent une philosophie qui s’est posée en racine de l’organisation sociale et économique.

Une économie du libre-échange, l’utilitarisme en morale et en philosophie au lieu d’un idéalisme impraticable qui a produit une morale hypocrite de faux dévots!

Pour nous, une étrange morale que l’utilitarisme anglo-saxon !

Une étrange morale de l’utilité intégrale basée sur des mesures pratiques et utilitaires…quand l’idéalisme est fondé sur des commandements généraux et impératifs, souvent exprimés en « interdits » adressée à une nature humaine peu fiable et infantilisée.

Abraham édicta le commandement « Tu ne tueras point ! » alors qu’il venait de trucider un Egyptien, appliquait-il en douce les principes de Bentham

  

Bentham : Une morale utilitariste axée sur deux valeurs,

Le plaisir et la douleur.

Soit, une orientation morale d’une doctrine économique sous l’angle de deux valeurs souveraines calculées en une arithmétique des plaisirs, une arithmétique morale, le plaisir et la douleur qui doivent déterminer ce que nous allons faire : la bonté ou le bien d’un acte se mesure à son utilité en fonction de ses conséquences, c.à.d. ce qui doit procurer le maximum de plaisirs, le minimum de peine.

Pour ce calcul les plaisirs sont affectés de 7 coefficients : durée variété, intensité, pureté…et nombre de personnes qui sont touchées par ce plaisir…on peut quantifier la valeur comparative des plaisirs et la possibilité de leur choix méthodiques : une morale  utilitariste susceptible de procurer le plus grand bonheur pour le plus grand nombre.

Une unité standard pour mesurer la quantité de plaisirs ou de peines hétérogènes : c’est l’argent qui quantifie la nature des choses !

Exemples de calcul d’utilité morale

. Vous hésitez à donner 3 euros au mendiant devant le snack ou prendre une deuxième bière : si vous estimez à 3 euros le plaisir de la bière et idem pour la sympathie à l’égard d’un tiers nécessiteux, pendant que vous arrêtez votre choix, la valeur des deux sera exactement égale pour vous ! Alors vous êtes moral ou juste ?

. Vous voudriez supprimer votre ex : si votre soulagement est supérieur à la douleur de disparaître de l’autre, ça peut être moral ou juste.

. Si Dieu a préféré envoyer son fils au casse-pipe plutôt que d’y aller lui-même, selon les termes de son utilitarisme sacré, il l’a fait en bonne conscience.

. Si vous noyez un Allemand kantien ou hégélien et que vous trouviez préférable de sauvez dans la Manche un Adam Smith, supposé utilitariste ou assimilé, vous êtes moral ou juste!

C’est retrouver une philosophie naturelle et appliquer une morale politique…vous pourrez avoir bonne conscience.  Si vous n’êtes pas d’accord avec la mesure, dites adieu à la méthode et revenez à Kant !

Le cas Wilfrido Pareto : l’anti-idéologue

Pareto s’en prend à Marx dont il dénonce les fausses vérités idéologiques qui ne sont que les intérêts d’une classe…quand la théorie économique ne vaut que si elle obéit aux règles de validité applicables aux modèles mathématiques de la science physique, reflet de la nature.

Pareto : insiste sur la coexistence plus que sur l’existence et encore plus sur l’échange et moins encore sur l’essence. Marx parle de production et de l’usine quand le libéral parle d’échange et de marché. L’idée est de trouver un équilibre économique dans un monde qui peut fonctionner de façon équilibrée :

Ceux qui ont fait de l’organisation ou de la Qualité, savent rechercher les 20 % des causes qui agissent sur 80 % des conséquences, on s’attache à elles par souci d’efficacité et d’économie, et tant pis pour les autres.

Vers une inflexion de notre morale pendant la pandémie de la Covid 19 ?

En période ordinaire, si nous pouvons appliquer les principes impératifs, moraux et sacrés de la personne humaine, en période de crise nous penchons volontiers vers un radicalisme utilitaire.

En 2020, notre morale allait changer quand nous étions alors sous le règne d’une éthique de guerre où l’économie des moyens nous conduirait à ne plus soigner que les malades ayant une chance de survie. Nous allions certainement devenir plus Benthamiens anglo-saxons et moins kantiens ! En fait nous parlions de guerre et d’état d’exception, quand il s’agissait d’une crise du soin, du care !

Soit, une morale utilitariste susceptible de contenir l’épidémie en triant les malades pour ne réserver les soins de réanimation qu’à ceux pour qui cela était profitable, en abandonnant les cas désespérés…telle a pu être  la morale de choix qui aurait le meilleur effet pour le plus grand nombre.

Donald Trump et Boris Johnson nous avaient montré l’exemple qui se rangèrent évidemment sous l’aile utilitariste de Bentham pour s’en tenir à un déconfinement rapide afin d’éviter la dégringolade économique ; pour eux, ce qui était moral était de rendre au mieux le bien collectif et ne considérer que la conséquence de l’action, laisser se faire l’immunité collective, peu importe les détresses individuelles !

D’autres pays surent garder leur « Kant à soi » apparent comme la France pour d’abord préserver la vie érigée en chose sacrée, et tant pis pour la santé de l’économie ; ainsi, au lieu du laisser faire et laisser passer, ils préconisèrent le chômage technique, la distanciation sociale et le couvre-feu afin de préserver les plus fragiles et les plus exposés sans tenir compte des effets néfastes sur l’économie. Tout en maintenant les services essentiels pour tout le monde, soit du Kant tamisé.

Au contraire, les Suédois préférèrent affronter le coût des morts induits par le déconfinement à la réduction de l’activité économique.

Le Covid_19 a bien été perçu comme le révélateur des inégalités sociales qui touchent les plus défavorisés notamment aux U.S.A, et qu’on pouvait sacrifier sans trop nuire à l’équilibre américain, soit les classes inférieures souvent ethniquement homogènes, avec des taux de mortalité importants pour les hispaniques, Afro-Américains et Amérindiens deux fois plus élevés que pour les Blancs !

Mais ce n’était pas bien grave au point où Donald Trump ne puisse pas plaisanter là-dessus, lui le Blanc milliardaire qui se croyait préservé du virus envahisseur !

Finalement aussi, Boris Johnson réchappa à son infection au coronavirus, lui qui préconisait le non-confinement eut raison et vit son penchant darwiniste conforté !

 

Utilitarisme au T.N.S : élargissement au plus grand nombre du teint blême ?

Une recherche de justice

 

Le Covid_19 peut devenir un must où la Dame au Camélia ne serait plus affectée par la tuberculose qui lui a donné un beau teint blanc, un idéal de beauté ! Quand je suis allé au T. N. S assister à la pièce « La Dame au camélia » aurais-je pu l’imaginer atteinte du Covid-19, jouant ses répliques avec son respirateur artificiel ?

Peut-être, car la tuberculose a connu un déclassement social pour concerner également le plus grand nombre, les S D F, et les mal-nourris ou logés, et de fait elle n’a plus cette image de consomption lente, n’est plus un marqueur de sensibilité culturelle, une esthétique de la blancheur où l’effet du bacille de Koch remplace avantageusement la poudre de riz ou les pommades au plomb des geishas !

Le déconfinement  radical-philosophique de mai 2020

Le déconfinement progressif du 11 mai 2020 approcha,  et la France adopta la méthode utilitariste anglo-saxonne et suédoise d’acceptation du risque de contamination en ouvrant l’espace public et les écoles.

Les parents eurent donc le choix entre la peste et le choléra, soit continuer à confiner l’enfant à domicile avec le risque de décrochage scolaire ou soit le conduire à l’école et en faire un vecteur de contamination ? Que faire comme disait Lénine, au secours Bentham !

 

Conclusion temporaire : Vaut-il mieux changer le Monde pratiquement selon le radicalisme philosophique ?

A priori oui, en excluant toutes les sottises universalistes faussement humanistes, doctrinaires et scolastiques qui n’ont aucune légitimité à fonder une sociologie…même remarque pour Marx avec son messianisme de bazar dont seule la théorie de la valeur peut subsister.

Oui, l’universalisme ignore l’identité des intérêts individuels, la différence entre le Tout et la partie, pour prendre le Tout hypocrite pour la partie ignorée dans son individuation.

Cependant, nous pouvons aussi souligner le danger de la morale de l’utilitarisme qui favorise le chacun pour soi et Dieu pour tous, mais en pays des Lumières, laïques et universelles, c’est pareil !!

Nous pourrions élargir notre réflexion en évoquant John Rawls qui tenta de trouver le difficile équilibre entre la justice sociale et l’efficacité économique, mais ce sera un autre sujet.

Gérard

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radicalisme philo

La solitude

 

Nous sommes ici, dans un café philo. Or la notion de « solitude » a été captée en grande partie par des « formateurs » en développement personnel auto proclamés spécialistes en psychologie sociale et cognitive, divers gourous, tous ceux qui, à travers un vernis scientifique, utilisent des références exactes pour en tirer des conclusions farfelues. Le résultat en est que la solitude, en tant que notion, se retrouve confinée dans une connotation quasi pathologique. Or, ce n’est pas le cas pour la philosophie !

 

La solitude, ce n’est pas la même chose que l'isolement, cet état d'une personne qui vit seule, de manière voulue, comme certains religieux ou comme ceux qui cherchent à ne pas être dérangés (pour travailler, lire, etc.). L’isolement peut aussi être subi, par manque d'amitié, d'amour, d'affection, de relations, par défaut de communication, ou par obligation, comme, récemment, les cas positifs ou cas contact au coronavirus. L’isolement est un état anormal, pour tout humain, presque toujours douloureux, mais il dépend des circonstances.

Comme l’esseulement, le sentiment pénible d’être seul, lorsque la recherche de la compagnie des autres fait défaut, ou lorsque l’on est incapable d’établir un contact avec eux, un sentiment qui peut surgir au milieu d’une foule avec laquelle on ne se reconnaît aucune attache.

La solitude, par contre, c’est notre condition ordinaire, parce que nous sommes seuls à être ce que nous sommes et à vivre ce que nous vivons. Personne ne peut mourir ou aimer à notre place, personne ne peut vivre à notre place. C'est pourquoi « on mourra seul », disait Pascal : non parce qu'on devrait mourir isolé [ou en se sentant esseulés], mais parce que personne ne peut mourir à notre place. C'est pourquoi on vit seul, toujours: l'isolement est l'exception; la solitude, la règle. C'est le prix à payer d'être soi ». (D’après Arendt et Comte Sponville). Ainsi la solitude est la condition de l'Homme dans son rapport avec autrui et le monde.

 

Cette notion de condition humaine, que l’on trouve, entre autres, chez Montaigne, Malraux, Sartre ou Annah Arendt, s’oppose à la notion classique de nature humaine qui fige l'être humain dans une essence, qui se traduit par des caractéristiques essentielles innées, pratiquement insurmontables, une « nature » donc limitée et des comportements spécifiques, comme toute vie animale. Alors que la condition humaine se définit comme les événements majeurs et les situations qui composent l'essentiel de l'existence humaine, par la naissance, l’éducation, qui dépendent de l’environnement social, les expériences et les émotions, les aspirations de chacun, les conflits intérieurs et extérieurs, et, bien sûr, la conscience de notre fin fatale, inévitable. Sartre, la définit comme l'ensemble des limites de la situation de l'homme dans le monde. Et dans cette vision, le surgissement d'une liberté indéfiniment créatrice est toujours possible.

Nous puisons les éléments de notre connaissance, dans notre environnement, car il n'y a pas d’autonomie sans dépendance, et c’est avec notre énergie, librement, que nous devons traiter l’organisation de ce rapport que nous avons avec le monde, ce qui nous déterminera et nous définira, chacun.

Dans une société, les solitudes se fréquentent.

 

Nous ne développons les facultés caractéristiques de notre espèce qu’au contact de nos semblables. Ce que prouvent a contrario les cas d’enfants sauvages. L'homme naît, inachevé ; son plein développement suppose la présence de ses semblables, il ne peut, sans la présence des autres, exister pleinement comme humain.

Toutefois  la coexistence  produit  souvent des  effets d’oppression. 

Le salut alors, ne serait-il pas dans la fuite et la solitude ? Sartre, au contraire, montre que la solitude ne pourrait pas, en fait, se reconnaître comme telle: prendre conscience qu'on est seul c'est encore se rapporter à autrui mais sur le mode de l'absence. La présence de l'autre est ainsi toujours au cœur de ma conscience

 

Je me construis socialement, méthodologiquement par les autres (usages, rituels), mais ceci fait, J’EXISTE sans les autres, j’ai la possibilité de les abstraire, ne serait-ce que pour les penser, en mettant entre parenthèses le champ des besoins: ce que font l’ermite, le sage, l’anachorète….

 

L’homme n’est pas qu’un animal social, et vouloir limiter son existence à sa catégorie d’animal social, est le signe de la répression et de la volonté de puissance des sociétés, politiques ou religieuses, ajoutant à la condition humaine, une autorité extérieure, idéale ou idéologique.

 

La définition, très commune, de la solitude, que l’on trouve dans Wikipédia, en montre les signes, en confondant sans cesse isolement et solitude. La confusion, et même la fusion des concepts d’isolement, d’esseulement et de solitude, est ce qui permet de faire de la solitude une souffrance.

 

Je cite : « La solitude (du latin solus signifiant « seul ») est l'état, ponctuel ou durable, plus ou moins choisi ou subi, d'un individu qui n’est engagé dans aucun rapport avec autrui.[ ] De nombreuses études montrent que l'isolement social est associé à des risques accrus de problèmes de santé physique et mentale (dépression, suicide) et corrélé à une mortalité et un risque de maladies de longue durée accru. (1)

 

C’est faire de ce qui est la « condition humaine », une situation pathologique aux mains des spécialistes en psychologie sociale et cognitive, en référence à des « études » qui démontrent ce qu’elles veulent démontrer.

 

C’est pourquoi la philosophie, réflexion détachée, prise de recul, mise en problématique, est plutôt ce qui permet de la comprendre de la faire soi sans la connoter de tourments, puisque constitutive de l’espèce humaine.

 

Par exemple - La première page du Mythe de Sisyphe, commence par cette célèbre formule : “Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.” C’est un problème philosophique, puisqu’il touche à la condition humaine en tant que telle, et qui peut se penser, se dire et s’écrire au-delà de l’affect. La philosophie permet d’aborder des sujets extrêmement abstraits, mais aussi des réalités concrètes. Il existe une solidarité jusque dans la solitude.

 « Le mythe de Sisyphe est l’histoire d’une malédiction. Il faut imaginer Sisyphe heureux : ce n’est pas une évidence mais une nécessité, un travail à faire sur soi comme sur le monde. Car il est difficile de l’imaginer enchaîné à une condamnation perpétuelle et souriant au ciel. [Comme serait la condition humaine]. Mais tout l’enjeu de l’essai est de montrer que “la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme”. On peut trouver une forme d’accomplissement dans l’effort lui-même. Le fait de faire avancer le rocher de quelques centimètres peut produire un sentiment de bonheur : c’est toujours cela que la fatalité n’aura pas.

Sisyphe est seul avec son rocher. Mais dès lors que la solitude est comprise comme inhérente à la condition humaine, une sorte de fraternité se crée.

Aujourd’hui, on s’écharpe à longueur de temps sur les plateaux télévisés ou les réseaux sociaux, sans s’écouter, puisqu’on est incapable ne serait-ce que de s’entendre sur la définition des mots. On emploie les mêmes termes sans leur faire dire la même chose, alors qu’il suffirait de clarifier les définitions pour reprendre la discussion sur des bases saines et trouver un terrain d’entente. D’où les polémiques sans fin. Camus : “Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées. Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l’amitié des hommes, ce silence est la fin du monde”, regrette-t-il dans “Ni victimes ni bourreaux”. Le dialogue refuse de « simplifier l’adversaire » et de l’enfermer dans une case déshumanisante. La polémique considère que tous les coups bas sont permis si la cause est juste.

Faire passer l’autre pour un facho ou pour une néo féministe hystérique relève, par exemple, de la polémique. Une fois ces étiquettes collées, plus besoin de se donner la peine de contre argumenter, la messe est dite. C’est pratique. La polémique est ainsi, au fond, une guéguerre stérile qui illustre la victoire de la paresse intellectuelle avec tous les effets pervers qu’elle peut avoir. Le principe même d’un débat, de la philosophie, est de confronter les idées, voire de s’unir au-delà des divergences.

 

Il existe une solitude philosophique, dont la tradition est plus ancienne encore, (plusieurs siècles avant notre ère), ermites, abandonnant et distribuant leurs biens, frères, enfants, femmes et parents et s’établissant « dans des jardins ou des lieux solitaires ».

L’idée d’un lien entre la solitude et la recherche de la vérité est restée vivace jusqu’à nos jours, chez nombre de philosophes classiques qui ne se sont jamais mariés – Descartes, Spinoza, Leibniz, Hume, Rousseau, Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Wittgenstein. Deleuze, pourtant marié, rend un vibrant hommage au célibat, en tant que ce dernier est, selon lui, producteur d’intensités. Et s’il y avait là un mythe tenace : celui que la solitude place l’humain en quelque sorte au-dessus de lui-même – alors qu’elle n’est peut-être qu’une modalité du rapport au monde et aux autres ?

 

Dans la tradition des religions, la solitude est un lieu de purification et d’illumination, de recherche de la vérité. Le désert et la montagne en sont les symboles. C’est là qu’Abraham risque l’aventure de la foi, que Moïse et son peuple marchent longuement, et c’est dans la solitude du désert ou de la montagne que Jésus se retire pour prendre toutes les décisions importantes qui orienteront sa vie, comme le fit Mahomet (grotte?).

Or ces « isolements », utilisés par les religions pour justifier de « révélations » d’une volonté divine, peuvent tout autant être considérées comme des moments d’isolement destinés à jeter les bases d’une certaine vie en société, une volonté de faire en sorte que les solitudes se côtoient paisiblement.

 

Partir vivre dans une cabane au fond des bois est un « test d’indépendance » volontaire, une déclinaison de la vie en société. Nous ne retenons, en général de Thoreau, que sa déclaration d’isolement. Mais il désertait volontiers sa cabane pour aller croquer les pâtisseries de sa mère et discuter des prochaines parutions avec ses amis. Ainsi, le refuge solitaire devient une « institution ouverte à tous », une « mise en scène » destinée à réconcilier vie dans la nature et vie en société. La solitude volontaire est toujours une attente de l’autre.

 

Comme l’écrit Charles Pépin : « La vérité de la condition humaine: nous sommes seuls et le resterons. Nous sommes seuls face à notre conscience comme nous sommes seuls à être ce que nous sommes. Nous serons seuls le jour de notre mort, écrivait Pascal – qui était pourtant croyant –, comme nous sommes seuls à ressentir ce que nous ressentons de cette manière qui n’est qu’à nous. Il n’y a rien de triste à cela : [la solitude], c’est le dialogue entre moi et moi-même qui fait de ma personne un être moral. Il faut que je sois seul pour que je puisse éprouver en moi la présence du multiple, entendre toutes ces voix discuter entre elles. Bien sûr, il faut aussi que je sois avec les autres pour pouvoir me développer, argumenter et progresser, mais c’est là tout le paradoxe de cet étrange animal : l’homme est seul, et c’est en même temps un être de relations, qui ne peut actualiser son humanité que par le lien aux autres. L’homme est bien, comme l’a affirmé Aristote, « un animal politique », un être qui, sans la relation aux autres, se trouverait comme déchu de son humanité. Mais cela ne l’empêche pas de demeurer [ ] seul face aux enjeux de son existence et à l’impératif de devenir soi. [ ] Peut-être que je suis seul, mais je ne suis pas seul à être seul. Nous sommes seuls : nous sommes tous seuls. Et c’est pourquoi nous sommes ensemble: nous mettons en commun nos solitudes. Voilà qui nous protège de l’isolement ou de l’esseulement, à ne pas confondre avec la solitude.

 

On lit souvent, par des « études qui veulent démontrer ce qu’elles souhaitent entendre, que les internautes seraient les plus touchés par la solitude, parce qu’ils préfèrent passer leur temps sur les réseaux sociaux plutôt que de nouer des liens sociaux. Mais aussi, au contraire que « l'utilisation d'Internet diminuerait significativement les sentiments de solitude et de déprime […] » et qu'Internet « a un rôle important dans la vie des individus, qui leur permettent d'accéder à une liberté et un contrôle, qui ont un impact positif sur le bien-être et la joie ». (Wikipédia, encore)

 

En fait, selon Charles Pépin: « Nous inventons des dispositifs pour ne pas rompre nos liens puisque nous sommes empêchés de nous approcher en chair et en os, [comme lors du Covid], mais nous saisissons avec évidence que, d’une manière virtuelle ou réelle, nous avons besoin de sortir de « chez nous » pour devenir nous-mêmes. “La rencontre n’est pas la fusion, mais bien au contraire l’ouverture à d’autres dimensions que soi”. C’est ce qui me met hors de moi, c’est ce qui me fait progresser dans la connaissance de moi par la rencontre avec ce qui ne l’est pas”. [ ] Ce qui compte dans une rencontre, c’est ce qu’elle vous apporte ; et s’il n’y a pas de symétrie, ce n’est pas grave : est-ce que cela a changé quelque chose à mon existence ? »

 

François Jullien, insiste sur le choc de la rencontre, je suis « dessaisi » de moi, « débordé » par le mystère de l’autre. Or nous ne savons pas nous rencontrer car nous ne pensons qu’à entrer en relation. Or la relation est la preuve que la rencontre a eu lieu. L’attitude philosophique est « j’y vais, je vois », une bonne façon de résister à l’injonction d’être soi-même, accroché à son identité, en cultivant nos entre soi.

Et de répondre à la question : pourquoi suis-je celui que je suis et non quelqu’un d’autre ?

 

Sinon, on peut se retrouver dans la situation du personnage de Dexter, expert auprès de la police de Miami le jour, qui, la nuit, traque et assassine les criminels que la justice n’a pas condamnés. Il ne ressent rien, car il ne comprend ni le monde ni sa propre identité.

Il n’est que la Justice, légale ou non, rien d’autre qu’une rationalité mécanique à laquelle son corps doit obéir, négateur de sa réalité charnelle. Il simule les rapports humains conventionnels, y compris lorsqu’il fait l’amour. Il est absolument seul, incapable d’inscrire son corps dans un monde qui a une multiplicité de sens, incapable de dépasser le dualisme d’une rationalité toute-puissante et d’un corps dénué de vie interne.

L’adaptation authentique au monde dépend donc d’une capacité à lui donner un sens concret.

 

Or, Adèle Van Reeth, dans son étude sur Ralph Waldo Emerson, montre que toute la philosophie part du constat qu’aucun sens n’est pré-donné: une fois que l’on accepte ce fait initial, soit l’on s’accommode de l’absence totale de sens à l’existence, soit l’on essaye d’en créer un. Ce choix est à l’origine de notre manière d’être au monde. »

 

L’existence n’est pas quelque chose de linéaire, divisé en parties et sous-parties qui devraient être les plus cohérentes possibles, mais c’est quelque chose de toujours instable et en perpétuelle transformation. Chacun d’entre nous peut, seul, choisir et assumer  son chemin. Mais, même seuls, il ne s’agit pas d’agir en conformité avec ceux que l’on tient pour nos modèles, car alors nous passerions à côté de nous-mêmes, mais de savoir nous inspirer d’autres que l’on peut momentanément prendre pour exemple.

La solitude, alors, peut être créatrice et permettre de saisir mon existence, sans passer à côté, me faire devenir ce que je voudrais être, me faire avancer, me faire changer.

 

Pour cela : André Comte-Sponville citant Kant: « On ne peut pas apprendre la philosophie ; on ne peut qu’apprendre à philosopher. » La philosophie n’est pas un savoir de plus ; c’est une réflexion sur les savoirs disponibles – « pas une doctrine, disait Wittgenstein, mais une activité ». Ceux qui croient que la philosophie va résoudre tous leurs problèmes se racontent des histoires. La philosophie ne guérit pas (ce n’est pas une psychothérapie), mais elle aide à grandir de façon plus lucide, plus intelligente, plus libre…

 

Aujourd’hui tout se passe comme si la société évaluait en permanence l’individu selon des normes : le succès, le pouvoir, la rentabilité, et en ne lui permettant plus de faire l’expérience de la rencontre. Beaucoup de gens affirment avoir des difficultés à rencontrer quelqu’un. C’est paradoxal : on n’a pourtant jamais été aussi connecté et libre de pouvoir faire des rencontres. La difficulté ne vient-elle pas du fait que l’on cherche un certain nombre de critères, de qualités, d’exigences, pour se valoriser soi-même, parce que la société exerce cette pression sur l’individu, lui enjoint de correspondre à tout un tas de canons ? On n’accueille plus une rencontre, mais on l’anticipe et on la détruit, en plaçant des attentes narcissiques sur elle.

 

Dans un monde saturé d’images, le désir de l’autre cède la place au confort du même ». Nous deviendrions de moins en moins capables d’aimer parce que nous ne sommes plus capables de rencontrer l’autre, réduit à la fonction de miroir. Celui qui a besoin de se contempler dans le regard de l’autre, parce qu’il est incapable de supporter sa propre solitude, ce n’est pas soi qu’il aime, c’est l’image de lui vue par l’autre. D’où le selfie, qui veut démultiplier cette image, y compris sur Internet et les réseaux sociaux.Ceux qui multiplient les selfies sont ceux qu’on ne prend pas en photo

 

La solitude n’est pas l’isolement, c’est une dimension constitutive de la condition humaine. On mourra seul, parce que même s’il y a un médecin, un prêtre ou des proches dans la pièce où nous mourrons, personne ne peut mourir à notre place. C’est pourquoi on vit seul : parce que personne ne peut vivre à notre place. C’est pourquoi on aime seul : parce que personne ne peut aimer à notre place.

La compagnie des philosophes permet, au moins, d’avoir l’impression de ne pas être seul.

N.Hanar

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NOTES

-Giorgio De Chirico était attaché à « l’abolition du sens en art » et voulait saisir ce qui se manifeste « derrière l’écran inexorable de la matière ». Il s’intéresse à la « solitude des signes » déliés de leur signification usuelle créée par l’habitude. Il représente un monde des objets autonome, sorti des clous de la logique, comme il nous arrive de le vivre dans le rêve.

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Sources

Marylin Maeso : “Pour Camus, il existe une solidarité dans la solitude”

La solitude du serial-killer - Michel Eltchaninoff

Comment supporter la solitude ? Marie Denieuil

Charles Pépin : « On présente souvent la solitude comme quelque chose de triste ».et « La Rencontre, une Philosophie »

Alexandre Lacroix : Philosophes, encore un effort pour démythifier la solitude !

Charlotte Casiraghi / André Comte-Sponville. L’amour, la solitude

Divers écrits de Comte Sponville

Adèle Van Reeth : “Emerson m’a montré que la solitude pouvait être créatrice.

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solitude

Les vérités sont-elles des illusions dont on a oubliés qu’elles le sont?

 

On ne saurait dire que l'on n'aime pas la vérité, puisque nous n'apprécions jamais d'être trompés. Mais il convient de préciser de quoi il s'agit lorsque l'on parle de vérité. Dès que nous disons qu'une chose est vraie, cela exprime une conviction ou une pétition de principe à laquelle nous nous contentons d'accorder crédit. L'attitude rationnelle consisterait pourtant à ne faire confiance et à ne s'en remettre qu'à ce qui a été démontré. Quand une affirmation est démontrée, on n'a plus besoin d'y croire puisque ce qui, jusque-là, faisait l'objet d'une croyance est, par la grâce de la logique, devenu une réalité. Ainsi, nous n'avons plus besoin de croire que la Terre tourne autour du soleil, puisque nous savons maintenant qu'il en est ainsi et qu'il en a toujours été ainsi. 

Mais dès lors que l'on reste dans le domaine des opinions et par conséquent des convictions, on reste dans le champ des croyances. Pire encore, celui qui se contente de dogmes s'en remet à de simples et pesantes obsessions. Tous ceux-ci estiment que leurs assertions sont vraies alors qu’elles reflètent simplement leurs désirs, leurs attentes, voire, pour le dogmatiste, un besoin pervers de dominer. Dans ces cas, ce qui est énoncé correspond simplement à ce que le locuteur veut voir advenir et pour ce faire, il remplace les faits par des affabulations. 

Nietzsche, l'auteur de l'aphorisme qui compose le sujet du jour, le conjugue à l'indicatif. On peut considérer qu'il cherche à établir, dans son texte resté inachevé, " Le livre du philosophe", que l'individu se doit de subsister et pour les plus chanceux, de s'épanouir, au sein d'une société sans laquelle il n'est rien, sans laquelle il n'a pas de personnalité et donc de conscience de soi. Il lui est donc nécessaire de s'y adapter, d'accepter ses contraintes et pour ce faire, il lui faut exceller dans l'art de la feinte. La feinte, n'est-ce pas en effet, la qualité essentielle que doit cultiver celui qui veut s'intégrer dans une société (ou une contre-société d'ailleurs)? Cet opportunisme se transformant en manipulation pour les plus retors (de nos jours, on parle plutôt du rôle des influenceurs). Il en est ainsi pour toutes les strates de la société; ainsi le garçon de café (ou la fille de joie), qui se doivent d'être aimables avec des gens qui les indiffère, de faire semblant de s'intéresser à eux, au moins momentanément. Chacun simule des comportements et des attitudes dans l'espoir de pouvoir stimuler son existence. Mais il ne peut y avoir de vouloir-être sans un devoir-être.

Qu'est-ce donc que la vérité? s'interroge Nietzsche. L'être humain, dépourvu d'un instinct naturel comme les animaux sociaux, dispose de l'intellect pour faire face aux défis que lui lance la société dans laquelle il lui faut vivre. Grâce à l'intellect, il fait l'apprentissage, parfois de la réflexion, mais surtout et systématiquement de la ruse pour se complaire dans "la flatterie, l'illusion, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, le port du masque (déjà!), le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité". Et de fait, "rien n'est plus inconcevable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes".

Il est donc nécessaire pour chacun de s'adapter à l'ordre apparent des choses, la vie en société n'est pas possible autrement. Ce qui relève de la fausseté est simplement ce qui permet de lisser les relations entre les humains, il suffit de camoufler cela en idéalisme plus ou moins teinté de pragmatisme selon les circonstances. Mais même ainsi, on n'arrive pas à éviter les heurts, c'est donc que l'on ne va jamais assez loin dans la pratique de ce qui exprime la nature réelle de l'être humain. A savoir l'hypocrisie, la dissimulation, la duplicité, la tartufferie, l'imposture, le pharisaïsme qui, à défaut d'être des vertus, sont ce que rend les relations humaines point trop acrimonieuses. C'est ainsi que l'expression "les vices privés font les vertus publiques" prend tout son sens. 

Et la vérité, dans tout cela? Elle est, établit Nietzsche, "une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes".

Tout le monde ment à tout le monde, c'est dans l'ordre des choses puisque chacun est avant toute chose intéressé par la conservation de sa propre personne et par le maintien des avantages qu'il a pu acquérir. Et ainsi, l'on accordera toujours la prééminence à des objets de croyances qui nous feront éprouver une satisfaction et qu'ensuite, l'on travestira spontanément en vérités. L'un des menteurs les plus virtuoses de l'histoire de l'humanité, J. Goebbels, avait noté, avant sa conversion au nazisme: "Ce qui importe, c'est de croire". Croire a en effet ceci de prodigieux que l'on peut, par ce procédé, en toute bonne foi s'épargner et évacuer le moindre effort de réflexion. La croyance rassure, la réflexion interroge, la première offre un socle de stabilité à la pensée et comme l'on préfère toujours ce qui est stable à ce qui est instable, il y a une tendance naturelle chez l'homme, et naturellement aussi la femme, à s'en remettre à des croyances. Le tour de bonneteau consistant à les revêtir de la scintillante tunique de "vérité". Or, n'est vrai que ce que l'on affirme être vrai.

D'ailleurs, pourquoi rechercher ce qui peut sembler vrai, alors que la plupart de temps, nous suivons la pente naturelle qui nous entraîne vers le mensonge, celui-ci étant même parfois de bonne foi. N'a en réalité de conduite pertinente que le scientifique qui a pour ambition de démontrer ce qu'au départ, il pense être vrai. Lorsqu'il réussit sa démonstration, la croyance devenue inutile s'efface au profit du savoir potentiellement bénéfique pour la population dans son ensemble. 

Mais une telle chose n'est pas à la portée de tous, tant et si bien que chez l'être humain si fourbe et si turpide, il subsiste toujours ce que l'auteur nomme un "instinct de vérité". Chacun sait bien, que pour être accepté dans la société, il lui faut faire preuve de mauvaise foi, admettre et revendiquer pour vrai ce que les courants dominants définissent comme tel, même s'il les trouve absurdes. Mais demeure en lui, un instinct, une force irraisonnée, le poussant envers et contre tout à dire son opinion sans dissimulation. Le plus souvent cependant, il est effrayé par sa propre audace, il préfère faire profil bas, s'esquiver et être repentant.

"Le premier qui dit, se trouve toujours sacrifié. D'abord on le tue, puis on s'habitue...On le dit fou à lier...Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté", chantait Guy Béart. Ceux qui demandent et parfois obtiennent l'exécution de l'impertinent ne sont pas les repentants, naïfs et crédules, qui préfèrent fuir la queue entre les jambes, mais ceux qui excellent dans la mise en scène souvent grotesque de la victimisation d'eux-mêmes. Ainsi peuvent-ils désigner un bouc émissaire qui, le plus souvent, n'a rien demandé à personne. Ce sont ces victimes auto-proclamées, qui répandent des fadaises qui ne sont même pas des illusions, qui appliquent méthodiquement l'injonction affirmant: "ce qui importe, c'est de croire". Ils ajoutent simplement à cela: de faire croire. En réalité, les uns et les autres, les repentants et les offensés, selon leur propre logorrhée, sont à ranger dans la même catégorie, tous acceptent "l'obligation qu'impose la société pour exister: être véridique, cad employer les métaphores usuelles". Ils s'imposent ce devoir-être pour, en réalité, "mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires. Et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de vérité". Vérité bien factice d'ailleurs, puisqu'elle permet au repentant d'expier une culpabilité qui n'est que virtuelle et à l'offensé d'exposer théâtralement une ridicule humiliation de façade. 

On part donc, dans ce texte, de l'instinct de vérité, ce qui entraîne une réaction de méfiance, l'instinct n'entrant ni dans le champ des émotions humaines, ni dans celui de la rationalité, pour parvenir au sentiment trompeur de la vérité. Trompeur en ce sens que ce qui est accepté au rang de vérité n'est qu'illusion diffusée par les pouvoirs en place ou par les coteries qui en tiennent lieu. Le but du pouvoir, en Occident plus qu'ailleurs du reste, est de créer les conditions rendant la conflictualité possible. "Toute l’histoire du contrôle sur le peuple se résume à cela : isoler les gens les uns des autres, parce que si on peut les maintenir isolés assez longtemps, on peut leur faire croire n’importe quoi", écrit le linguiste Noam Chomsky. La formule est encore plus pertinente si l'on remplace le peuple par les peuples? Et ainsi, le pouvoir peut dominer une société sans même prendre le soin de la gouverner, peut manipuler des sociétés s'il se prétend mondialisé pour ensuite les neutraliser. "Moins un culte est raisonnable, plus on cherche à l'établir par la force", avait constaté en son temps J.-J. Rousseau. Les cultes contemporains, provenant d'une hyperpuissance sur le déclin, sont tout sauf raisonnables. Ils sont la cause de l'ensauvagement actuel des sociétés occidentales.

D'une manière générale, le drame est que les gens ne peuvent pas vivre sans quête de sens. Or, pourquoi la vie, ou la mort, devraient-elles avoir un sens, pourquoi devraient-elle être productrices de sens? Si l'on accepte l'idée que la vie est ce qui permet aux êtres conscients d'expérimenter l'absence de sens, et d'en tirer les conclusions idoines, on ne se laissera pas embabouiner par tous les bonimenteurs qui considèrent que leurs illusions, leurs fadaises ou leurs obsessions, sont porteuses de sens et par là, sont vraies, sont faussement vraies, devrait-on dire. Car elles ne répondent qu'au puéril besoin de croire du plus grand nombre. Les baratineurs ne font que décrire le monde tel qu'ils voudraient qu'il soit, leur intention n'étant jamais rien de plus que celle d'exploiter les plus naïfs et les plus crédules. Wall Street et ses dérives mortifères passeront toujours avant Main Street pour les partisans d'un monde "avec des règles", il faut naturellement entendre par là, leurs règles.

L'époque actuelle est certes bien différente de celle où vécut Nietzsche, mais son appel à la lucidité et à la clairvoyance garde son acuité. Les manipulateurs, celles et ceux qui parlent de "vérités" sont toujours des hypocrites, ils ânonnent des considérations sur des règles, des "valeurs", nécessairement universelles puisque ce sont les leurs, de "droits de l'homme", en oubliant ceux du citoyen, car tout ce qui ferait de près ou de loin référence à un vouloir-être, à une identité choisie et assumée, est déclaré "impur" par ces nouveaux Savonarole. Apprenons à les démasquer et nous ne chercherons plus de vaines vérités qui ne serviront qu'à allumer un nouveau "bûcher des vanités". Et ainsi, nous trouverons notre contentement dans le gai savoir.

Jean Luc

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Vérités et illusions
lacher prise

Contrôle et lâcher-prise

 

Gilles Deleuze, inspiré par les travaux de Michel Foucault évoquait l’« installation progressive et dispersée d’un régime de domination » des individus et des populations, qu’il nomme « société de contrôle ». Ces philosophes estimaient que, jusqu’au début du 20e siècle, l’individu ne cessait de passer d’un « milieu d’enfermement » à l’autre : la famille, l’école, l’armée, l’usine, l’hôpital, la prison, etc… propices à la surveillance, au quadrillage, à la maîtrise des individus. Des références qui contrôlaient le chemin de la vie.

Or, selon Deleuze, nous assistons à une crise généralisée de ces milieux d’enfermement, du fait d’un nouveau type d’organisation, s’appuyant sur l’évolution technique, comme celles de l’information et de la communication, qui semblent garantir une plus grande marge de manœuvre aux individus, mais en apparence seulement, parce que c’est un contrôle continu qui s’est mis en place.

Le marketing, les ordinateurs, les dispositifs informatiques de télésurveillance, de suivi, les algorithmes, les réseaux sociaux permettent d’influencer, de fabriquer des comportements et de formater les esprits au moyen de techniques toujours plus affinées, qui deviennent un instrument plus insidieux du contrôle social.

 

Or le contrôle est aussi nécessaire, parce que nous ne survivons que grâce à notre capacité à contrôler un environnement qui n’est pas fait pour les singes nus que nous sommes, et que les relations inter humaines ne sont pas toujours apaisées.

L’humain, comme l’animal, est déterminé par l’hérédité biologique, les instincts, les besoins, les lois physiques, mais il dispose de la capacité à prendre de la distance par rapport à la nature immédiate, de donner naissance à des solutions, à des stratégies, lui permettant de contrôler ce à quoi il est soumis. Et c’est tout autant valable pour sa situation au cœur de ces sociétés qui virent en sociétés de contrôle.

 

Si contrôler, c’est bien « l’action de contrôler quelque chose, quelqu'un, de vérifier leur état ou leur situation au regard d'une norme », la norme, en ce sens, est l’état d’être à l’abri des dangers que nous pouvons rencontrer ou que nous pouvons créer. Comme ceux qui mettent socialement  notre liberté en danger. Comme ceux aussi, issus de notre volonté d’exister : c’est le contrôle de soi-même, de nos actions, le fait de se dominer, de maîtriser ses propres réactions. Comme l’écrivait Alain: «Tout pouvoir sans contrôle rend fou ». Nous avons besoin de limites.

Le contrôle vise à réduire l'incertitude sur un système ou un élément d'un système, et peut être une action ou une réaction à la peur ou à l'angoisse.

 

La notion de contrôle nécessite ainsi de s'informer de l'état du système dans lequel nous vivons, pour vérifier s'il correspond à certains critères que nous jugeons acceptables, pour vivre notre vie, pour préserver notre liberté, et ainsi d’empêcher que se produisent des possibilités ne correspondant pas au but voulu, tout en  favorisant d’autres possibilités.

 

Seulement, à force de vouloir contrôler tout ce qui nous entoure, nous gaspillerions notre énergie et perdrions notre sérénité. D’où le fameux “lâcher-prise”, qui n’est également que l’une des formes que peut prendre le contrôle sur nous même, tout en étant utilisé par d’autres pour prendre le contrôle sur nous..

 

Le lâcher-prise, c'est quoi ? Ce que recouvre ce qu'on appelle couramment le « lâcher-prise », au point de devenir un cliché du développement personnel, n’en reste pas moins confus et prétexte à bien des malentendus. Quelle est donc cette « prise » qu’il conviendrait de lâcher? (Si Claude François l’avait su !)

Faut-il comme y invite le philosophe Alexandre Jollien "Lâcher, même le lâcher prise" ?

Et lorsque le lâcher prise est défini comme « l'acceptation et l'adaptation aux changements, la capacité à voir la réalité telle qu'elle est sans se laisser dominer par une réalité imaginaire où tout se passerait exactement comme on l'avait prévu, imaginé », de quelle réalité s’agit-il, et comment et jusqu’où l’accepter?

 

Par exemple, nous avons distingué la nature de la culture. En général, nous désignons par nature tout ce qui existe dans notre environnement, tout ce qui se modifie et évolue dans le temps et dans l’espace, mais dont la transformation n'est pas essentiellement de notre fait. Ce qui place l’humain carrément comme extérieur à la nature, créateur d’une culture qui s’ajoute à une idée de la nature réduite au seul environnement.

C’est, depuis Rousseau, la différence entre la nature et la culture: la nature n’a pas d’histoire et la culture, c’est l’historicité même. La culture, alors,  est ce qui apporte à la nature : or le concept même de «Nature », nécessite la présence d'humains pour être construit.

Mais parce que nous avons établi une séparation, nous pensons pouvoir trier, séparer, lâcher, une partie de la réalité.

Le monde, les autres n’obéissent pas à ma loi: me ressentant séparé, je vis à la fois dans la peur et dans une illusion de toute-puissance : rien  ne peut m’empêcher de le faire. Lâcher-prise, c’est d’abord abandonner une illusion, celle de la séparation et accepter d’être une partie d’un tout.

Le moi séparé cesse alors d’être l’étalon, la mesure de toute chose. Il n’y a plus de moi pour exiger du monde et de l’autre qu’il se conforme à mes critères. Le lâcher-prise se produit dès lors que le moi accepte de l’autre, de tout autre, qu’il soit autre. Ce n’est pas se résigner mais être conscient de ses limites.

 

Les Stoïciens (IVᵉ siècle av. J.-C), chez qui je peux prendre ce qui m’intéresse, avaient l'idée selon laquelle il vaut mieux aborder les sentiments et le monde avec rationalité plutôt que d'être à la merci de son destin et de ses émotions. Selon Épictète, le sage doit s'exercer à ne vouloir que ce qu'il peut contrôler et doit subir (sans le rejeter) ce qu'il ne contrôle pas.

Le lâcher prise, alors, c’est « accepter, ou réussir à abandonner un processus de ressassement ou de la rumination envahissant à propos de n'importe quel sujet ou événement personnel ou professionnel". "C’est renoncer à un contrôle sur les situations ou événements du quotidien." Sinon, on rumine, on s'énerve et on se met dans une situation émotionnelle pénible, sans pouvoir avoir assez de recul pour voir d'autres possibilités, une autre action qui pourrait solutionner le problème de base. "Réussir à lâcher prise, c’est prendre de la distance pour voir les choses et remettre les choses à leur place.

 

Certains pensent que c’est en s’y enfermant qu’ils résolvent leurs problèmes, d’autres se sentent débordés par eux : ils ne voient plus que ça. Ils ne s’écoutent plus, et n’écoutent plus les autres".

« On ne se fait des films", et on se fait du mal en ressassant les injustices, la colère, les frustrations.

Ou bien on plonge dans la recherche permanente d’un bouc émissaire contre lequel il faudrait lutter à tout prix: l’étranger, le migrant, mais aussi l’ultra-riche irresponsable, le pauvre qui profite des allocations, le mâle blanc de plus de cinquante ans, l’écologiste fanatique sans oublier, bien sûr, le politique lâche et corrompu. À chacun son méchant, éliminons-le et tout ira mieux. Il n’est plus question de défendre ses idées ou une vision du monde, seulement d’exorciser ses angoisses en piétinant son voisin et en allumant des bûchers. (D’après Frédéric Vézard  - DNA)

 

On se fait du mal en ne lâchant pas prise. Il est important de reconnaître ce qui est blessant. "Si une personne a blessé notre estime de soi, il faut se rappeler que notre valeur ne réside pas dans des compliments ». Etre réaliste, c’est prendre de la distance, arriver à remettre les choses à leur vraie place, à leur donner leur juste valeur, car elles deviennent exagérément importantes par rapport à la réalité lorsqu’on les rumine.

 

Le principe du lâcher-prise est le même que celui de la méditation. "On apprend à laisser venir des pensées et à les laisser passer", "La méditation est une méthode d’accueil des émotions et pensées, mais en même temps, de circulation des pensées."

 

Lâcher prise ce n’est pas laisser aller ! Nous  assimilons et digérons des informations. Ensuite, notre personnalité doit rester libre, se garder de ne nous identifier qu’à nos rôles, à nos souvenirs et à nos projections.

 

Lâcher prise, c’est ne pas être obnubilé par la manière dont nous nous projetons dans l’avenir.

La loi de Murphy stipule que si une chose peut tourner mal, alors il est probable qu’elle tournera mal. Comme la fameuse tartine qui tombe si souvent du côté de la confiture. Or l’éventail du possible est trop vaste pour que l’on puisse en prédire toutes les variantes. On peut élaborer un milliard de scénarios pour parer à tout problème, il pourra quand même se produire une chose qui n’en faisait pas partie. Il faut donc s’attendre à toute éventualité… surtout à ce à quoi l’on ne s’attendait pas.

Lâcher prise, c’est donc aussi ne plus se projeter dans un avenir relativement déterminé, fait de contraintes passagères, de joies fréquentes et d’inéluctables déceptions, mais dans un avenir réellement ouvert, un futur potentiellement ahurissant.

Il n’y a pas ‘d’ »armoire à possibles » (Bergson dans sa conférence “Le possible et le réel” – 1930) : la nouveauté ne provient pas du présent, mais de l’avenir. “Le nouveau ne se réduit pas au réarrangement d’éléments anciens”, selon Bergson, il prend forme à chaque instant et ne peut être qualifié de possible que rétrospectivement, une fois qu’il est advenu par surprise. Surprise qui tient à la nature de la vie, elle-même mouvante et libre. “La possibilité est créée par la liberté même”, conclut le philosophe.

 

Sinon, ce que l’on croit être le problème n’est qu’un symptôme. Par exemple, la peur de l’engagement est peut-être un symptôme d’une croyance inconsciente que l’amour est une prison sans porte de sortie

Lâcher prise, c'est aller avec ce qui est, ce n’est pas 'renoncer' à quelque chose, ce qui est source de tensions. C'est aussi accepter les autres, les choses, les événements auxquels je ne peux rien changer, accepter que l’on ne peut tout maîtriser, de s’illusionner que l’on peut tout choisir.

C'est faire le deuil d'une illusion: celle qui voudrait que l'être humain puisse tout contrôler.

C'est accepter que les choses soient ce qu'elles sont, que nous soyons tels que nous sommes, avec nos désirs, nos faiblesses, nos erreurs, nos peurs, notre passé.

 

Le lâcher prise consiste à accepter ce qui se présente, non pas au sens d’un cautionnement de l’évènement mais au sens de l’accueil d’une réalité, parce que le refus de la réalité entraîne une résistance et un conflit intérieur.

Mais on » ne confondra pas l'acceptation avec la tolérance (qui suppose un reste de refus ou de distance), ni avec la résignation, la soumission ou le fatalisme, notions qui sous-entendent une impuissance ou une incapacité à changer le cours des choses »

Ainsi le sculpteur doit-il d'abord accepter le marbre, comme l'homme d'action doit accepter le monde, pour le transformer. Ainsi les parents acceptent tout de leurs enfants (ce qui signifie qu'ils les aiment comme ils sont, sans rien renier ni rejeter), mais ne renoncent pas pour autant à les élever ni même, parfois, à les punir.

 

Faut-il, dans un café philo, un lieu de discussion, se contenter d’accepter sans agir, de laisser faire les choses, c'est-à-dire se contenter de propos constitués d’un « tissu de lieux communs politiquement corrects », de propos par lesquels chacun reste vissé dans son univers ? Tolérer, c’est laisser chacun dans sa vision du monde et rester dans la sienne.

Or qu’est-ce que la philosophie, sinon cette capacité d’étonnement, de questionnement, révolutionnaire, par rapport au réel ? La philosophie est écoute, ouverture, acceptation des choses, mais elle est aussi acceptation du déséquilibre, de la remise en cause de ses propres certitudes, de l’inconfort.

 

Parce que l’une des choses les plus difficiles à accepter est le changement. Nous savons que chaque chose change mais nous voulons que les choses soient solides, stables, sécurisantes et qu'elles ne changent pas, alors qu'en réalité elles ne sont pas contrôlables. Les choses changent parce que les causes et les conditions changent. Nous n'aimons pas lorsque notre corps change, nous luttons pour ne pas vieillir. Nous souhaitons que le présent dure et personne ne veut mourir. Cependant nous sommes impermanents, et chaque instant est impermanent. Nous devons accepter l'impermanence qui fait partie de notre vie. Nous souffrons parce que nous nous accrochons et que nous voulons contrôler les choses, alors qu’il vaut mieux lâcher la prise absolue que nous voudrions avoir sur elles.

 

Le bouddha a dit que le moyen de ne plus souffrir est de lâcher prise, de cesser de nous accrocher aux conditionnements, aux cultures, aux acquis, aux certitudes, qui déforment la vision des choses, du monde, de la vie, du réel.

Nous devons renoncer à nos idées, à nos concepts, à ce que les choses se déroulent selon nos souhaits, à être parfaits, à nos expériences, nos certitudes et nos convictions. C'est un processus, violent, qui demande un effort sur soi, un travail de remise en cause quitte à s’écarter de la norme sociale imposée, même par un petit groupe, quitte à déplaire, quitte à refuser le terrorisme intellectuel de ceux qui refusent de se remettre en cause et choisissent ce qui pour eux est acceptable ou non.

 

C’est un effort constant, un travail, l’effort de s'arrêter, regarder, écouter, accepter: accepter que les choses soient ce qu'elles sont, que nous soyons tels que nous sommes, avec nos désirs, nos faiblesses, nos erreurs, nos peurs, notre passé, mais surtout effort d’agir. Accepter, c'est envisager la vie comme une conquête de soi.

Lâcher prise est aussi un danger s’il s’encadre d’une norme ou de méthodes, de recettes permettant d’atteindre au bien-être grâce à l’image imposée d’un monde pouvant être parfait pour chacun,( ce qu’il n’est pas): tout ce qui est décrit par des coach de vie auto proclamés ou des psychologies sommaires, de tous ceux qui savent « ce qui est bon pour nous ».

 

Roland Barthes se référant à Deleuze, dans son livre sur Nietzsche, a mis en lumière l’opposition entre la méthode et la culture.

Toute méthode est une décision préméditée pour nous éviter de nous perdre (comme un fil dans le labyrinthe) . C’est une démarche vers un but, un protocole d’opérations, pour obtenir un résultat (déchiffrer, décrire), par un chemin droit. Mais c’est risquer de fétichiser le but en écartant toute autre possibilité. La méthode est au service de…certains lâcher-prise. Le sujet y abdique ce qu’il ne connait pas de lui-même, sa force, cette force conflictuelle qui traverse le réel….

La culture au contraire, n’est pas paisible, c’est une violence subie par la pensée. Il ne s’agit pas d’une violence excitée, brutale (au sens actuel), c’est une force qui engendre une différence, une force qui n’exclut pas la douceur, la civilité. C’est une dispersion qui fait tituber entre des bribes, des bornes de savoir. Elle s’oppose ainsi à l’idée de pouvoir qui contrôle le chemin de notre existence. Une danse sur un fil, hors de contrôle, le lieu ou la philosophie peut rencontrer le lâcher prise.

La philosophie n’est pas un savoir, c’est une rencontre….Considérer la philosophie comme un savoir, c’est vouloir en faire une espèce de mauvaise science, avec ses lois (mais irréfutables), ses procédures…..en fait l’observer à travers un microscope en portant une blouse et des gants pour surtout ne pas être infecté.

- N’identifier dans une philosophie que ce qui correspond à notre grille de lecture, c'est considérer sans importance l'expérience de ce réel écrit qui n’y correspond pas : mauvaise foi piteuse et sélective d'hypothèses confortables, contrôlées, sans le courage d'affronter les pensées différentes.

Il ne s'agit donc que d'immobilisme de la pensée, du dire, comme si chacun ne pouvait pas produire autre chose que soi, un soi englué dans la sauce surgelée, que d'autres ont figée dans un congélateur cosmique et transcendant. En ne parvenant même pas à le réchauffer. Ce paradis perdu, pourquoi y revenir ? Quelle pomme pourra nous en chasser ? Pourquoi s'accrocher à la banalité angoissante de tout contrôle.

C’est le contrôle de la pensée, qu’il faut lâcher !

N.Nanar

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